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Le Petit Nicolas, Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? de Amandine Fredon et Benjamin Massoubre

15 millions d’exemplaires vendus dans le monde, 222 histoires traduites dans plus de 40 langues et 300.000 exemplaires vendus par an en France ; tels sont les chiffres mirobolants de la série du Petit Nicolas. Pourtant, parmi les cinq adaptations cinématographiques de l’œuvre de René Goscinny et Jean-Jacques Sempé, celle écrite par Anne Goscinny, Michel Fessler et Benjamin Massoubre est sûrement la plus fidèle, la plus sincère et la plus réussie. Le Petit Nicolas, Qu’est ce qu’on attend pour être heureux ? est un long-métrage d’animation réalisé par Amandine Fredon et Benjamin Massoubre, présenté en séance spéciale du Festival de Cannes 2022. À l’occasion de sa sortie physique et en VOD, Format Court organise un jeu-concours pour vous faire gagner cinq exemplaires du DVD, dont l’édition Blu-Ray contient un livret exclusif de 20 pages du film qui a reçu le prestigieux Cristal du long-métrage au Festival du Film d’Animation d’Annecy 2022.

L’histoire porte sur la genèse du Petit Nicolas et le destin de ses auteurs, René Goscinny et Jean-Jacques Sempé auxquels Alain Chabat et Laurent Lafitte prêtent la voix, ainsi que sur les histoires du personnage fictif de Nicolas (interprété par Simon Faliu). Le début du film peut être considéré comme une page blanche, qui se teint d’encre au fur et à mesure que Goscinny et Sempé donnent vie à un petit garçon rieur et malicieux nommé Nicolas. De leurs ateliers respectifs à Montmartre et Saint-Germain-des-Prés, se tisse tout un univers qui deviendra un monument de la culture française, où le Petit Nicolas, entre deux bêtises, se glisse pour interpeller les auteurs sur leur rencontre, leur enfance et leurs secrets.

La réalisation du film relève également d’un travail documentaire. Comme ils l’expliquent dans l’excellent livret de l’édition Blu-Ray, les réalisateurs se sont en effet inspirés d’interviews des auteurs et ont observé leurs façons de se mouvoir grâce à des vidéos d’archives, pour faire correspondre les voix-off et les dessins le plus justement possible. Le film rend bien sûr hommage à Goscinny, mort subitement en 1977 et Sempé, mort en août 2022 (qui avait validé tous les dessins du film, 2 mois avant sa sortie). Mais il ne se contente pas de simples citations ; c’est une véritable ode à la création et à l’évasion par l’imagination.

Le Petit Nicolas est un hymne intelligent au pouvoir des histoires et à leur place fondamentale dans notre construction. C’est par ailleurs souvent dans l’observation du monde qui les entoure que les auteurs écrivent et dessinent l’univers ; c’est peut-être de là que vient le propos à portée quasi universelle du Petit Nicolas ? Certes, l’œuvre reste encore très imprégnée de son époque de la France des années 50, où ni les enfants ni les femmes ne sortent vraiment des rôles que la société leur assigne. Cependant, bien que certaines aventures de Nicolas soient rocambolesques, on ne peut s’empêcher de se souvenir des rires de ses camarades comme étant nos rires dans la cour de récréation. Ses parents sont les nôtres, ses préoccupations d’enfant face au sexe opposé ou sa frustration de toujours devoir obéir aux adultes, sont celles qu’on a toutes et tous connues. Dans le livret de l’édition Blu-Ray, Anne Goscinny parle de l’actualité de l’univers du Petit Nicolas et dit que “dans une classe, qu’on soit en 1960 ou en 2022, il y a toujours un chouchou, un premier, un cancre, un gros qui grignote, un bagarreur…” Il en ressort quelque chose de presque jouissif de voir les coups de pinceaux, donner la vie à un personnage parti de rien.

Dans ce livret, on peut découvrir des entretiens avec Amandine Fredon et Benjamin Massoubre qui expliquent le processus de création du film. L’étape du montage y est décrite comme essentielle à l’animation, tout comme la volonté de créer l’adaptation la plus sincère d’une oeuvre qui a traversé les générations. Benjamin Massoubre développe sur les deux directions artistiques mises en place : celle basée sur les illustrations du Petit Nicolas et l’autre basée sur les illustrations de Sempé dans d’autres livres et dans le New Yorker, pour lequel il a travaillé. Les entretiens du très beau livret sont entrecoupés d’images colorées du film et parcourent les ressentis et inspirations de ceux qui ont fait naître ce projet : Anne Goscinny (au scénario et dialogues), Alain Chabat, Laurent Lafitte, Simon Faliu (voix de Goscinny, Sempé et Nicolas), et Ludovic Bource (à la composition). Ce dernier parle des histoires du Petit Nicolas comme “un refuge face à la solitude”. Il dit d’ailleurs que l’on peut “y détecter une forme de malice musicale”. En effet, le rythme entraînant est soutenu par un choix de musiques, par lesquelles se révèle une grande poésie. Une note suffit à replonger les auteurs dans leurs souvenirs, et à imaginer une myriade d’aventures à Nicolas, sa famille et ses copains. Le film réussit le pari de s’imprégner de l’œuvre source, mondialement connue et reconnue, tout en proposant, séquences par séquences, une nouvelle approche en nous plongeant notamment dans le psyché de Nicolas à l’imagination débordante. Le surveillant M.Bouillon se transforme en un monstre de bouillon de légumes lorsque ce dernier empêche les enfants de faire des bêtises, l’avion miniature offert par la grand-mère de Nicolas devient simplement un véhicule lui faisant parcourir le monde…

Il y est également intéressant de remarquer le processus de mise en abyme : le spectateur regarde une fiction animée, où les auteurs y étudient eux-mêmes une autre fiction dessinée, où Nicolas dialogue avec ces derniers et en apprend plus sur leur histoire. Car derrière la fine légèreté de Nicolas et ses camaraderies se cache la lourde histoire personnelle de Sempé et Goscinny, entre l’exil, l’horreur du nazisme, la violence familiale, le deuil et la terrible solitude qui s’en est suivie. Simone de Beauvoir dans Que peut la littérature écrivait que la vraie littérature était celle où “l’auteur impose sa présence, […] son monde”. En développant avec délicatesse le monde de Sempé et Goscinny, le travail des réalisateurs de transmettre au cinéma leurs voix personnelles et singulières au grand public tisse cette poésie littéraire, qui réside alors dans les multiples sens qu’on pourrait donner à l’œuvre du Petit Nicolas. S’agit-il de fuir pour s’échapper du monde présent, ou bien pour justement mieux supporter les épreuves de la vie ? En tous cas, ce film lumineux nous dit que s’il n’est jamais trop tard pour être heureux, il ne l’est jamais non plus pour rêver.

Mona Affholder

Le Sixième enfant de Léopold Legrand

Avec Le Sixième enfant, sorti en DVD ce 7 février, Léopold Legrand signe un thriller intimiste, qui marque son passage du format court au long. Le film est nommé au César du Meilleur Premier Film et au César de la Meilleure Actrice dans un Second Rôle pour Judith Chemla.

Le réalisateur a à son actif deux courts-métrages sélectionnés et récompensés dans plusieurs festivals. Il y avait déjà affirmé un attrait pour le cinéma social : Angelika, son documentaire réalisé en 2016, dans le cadre de ses études à l’INSAS à Bruxelles, dresse le portrait d’une petite fille polonaise placée dans un foyer d’enfants. D’une grande discrétion, autant dans la façon de filmer que par respect pour son histoire personnelle, le film touche pour la première fois les thématiques de filiation et d’adoption qui lui sont chères.

Deux ans plus tard, avec Mort aux Codes, le réalisateur joue la carte de la tension et de l’action, racontant la tournée d’une brigade du SAMU qui peine à accéder en soirée à un immeuble pour sauver un homme ayant perdu connaissance, se trouvant derrière de nombreuses portes à codes. Ce court-métrage pose un triste constat sur notre époque : les systèmes de sécurité des immeubles privés se font de plus en plus complexes, mais ce n’est pas pour autant que leurs habitants sont hors de danger. Filmé en temps réel, Mort aux Codes, témoigne d’un minutieux travail de mise en scène au profil d’un rythme transposant un état d’urgence.

Après ces débuts remarqués, Léopold Legrand se destine vers de nouveaux horizons : Le Sixième enfant, son premier long-métrage est sorti en salles le 28 septembre dernier chez Pyramide, et a déjà été distingué au Festival d’Angoulême par le Prix du public, le Prix d’interprétation féminine pour Judith Chemla et Sara Giraudeau, le Prix de la meilleure musique et, enfin, le Prix du meilleur scénario. La version DVD du film vient de paraître chez Pyramide Vidéo.

Co-écrite avec Catherine Paillé et librement inspirée du roman d’Alain Jaspard « Pleurer les rivières », l’histoire débute par la rencontre de deux hommes que tout oppose : Franck (Damien Bonnard), ferrailleur, époux et père de cinq enfants, appartient à la communauté des gens du voyage, et Julien (Benjamin Lavernhe), avocat des beaux quartiers, décide de le défendre lorsque Franck se trouve impliqué dans une affaire de règlement de comptes. Une fois le jugement favorable rendu, Franck, qui, lourdement endetté, n’a pas pu payer les services de Julien, l’invite chez lui pour le remercier avec sa femme, Anna (Sara Giraudeau), également avocate, et leur présente sa famille. A la différence de classe, s’ajoute le long combat pour l’adoption de Julien et Anna, qu’ils n’ont pas remporté, les laissant sans enfants à leur grand désarroi. De son côté, la femme de Franck, Meriem (Judith Chemla), est enceinte pour la sixième fois, alors que le couple peine à joindre les deux bouts. Cependant, leurs convictions religieuses ne leur laissent pas de choix alternatif. C’est pour cette raison, et pour s’acquitter de sa dette envers Julien, que Franck lui propose alors de lui confier le futur nouveau-né.

Il est évident que dans de mauvaises mains, le récit construit sur une différence sociale pourrait aussitôt perdre sa justesse et se laisser submerger par des clichés très dangereux. Fort heureusement, le réalisateur réussit à définir ses personnages comme des êtres profondément humains, qui ne portent aucun jugement les uns sur les autres. De cette rencontre hasardeuse et presque improbable de deux couples, de nature bienveillante, qui vivent chacun leur drame intime, naît une histoire tiraillée entre les valeurs morales et le mensonge, la loi et la maternité à tout prix. Les protagonistes pensent avoir trouvé un arrangement, bien que scandaleux, déraisonnable, et illégal, mais qui serait avant tout pour le bien de l’enfant. Seront-ils pour autant prêts à franchir les limites de la morale ? Comment vont-ils s’en sortir pour garder secrets les circonstances de leur pacte, et de la naissance du bébé ? Comment la mère, Meriem, fera-t-elle face à l’abandon de sa progéniture ?

Outre ces questionnements complexes qui rendent l’intrigue captivante, un autre grand tour de force scénaristique est un lien particulier qui s’établit entre les personnages féminins : la mère biologique accorde à la mère de substitution une confiance extraordinaire. Si les femmes semblent décidées, les hommes le sont beaucoup moins. Rapprochées par cette épreuve, Anna et Meriem se soutiennent et s’écoutent, et toute la subtilité d’interprétation du duo formé par Judith Chemla et Sara Giraudeau, se révèle à travers les échanges de regards discrets et de micro expressions. Efficacement mise en avant, cette relation émouvante nous pousse à nous interroger, sur l’existence de la fibre maternelle et le rapport qu’on peut entretenir avec celle-ci.

Restant fidèle à sa devise « oser avec pudeur », le réalisateur parvient à rendre les portraits de ses personnages suffisamment complexes, (pris au piège autant par les circonstances que par leurs bévues, en dépit de qualités très nobles), pour ne pas laisser croire à une fatalité qui les empêcherait d’être parents. Impossible pour le spectateur de rester indifférent face à la richesse d’émotions livrée par ce casting étoilé. En une parfaite harmonie, les comédiens rajoutent chacun une tonalité propre à leur personnage : la tendresse communicative de Meriem, sa peine, ses sentiments de culpabilité, le désarroi de Franck, mais aussi la ferveur dangereuse d’Anna, qui se découvre petit à petit, à la surprise de Julien, qui est loin d’être prêt à se lancer dans l’extrême.

Avec Le Sixième enfant, porté par des merveilleux comédiens et une intrigue palpitante, Léopold Legrand continue de tracer le sillon entamé dans ses courts-métrages en portant un regard sans jugement ni complaisance, mais empathique, sur ses personnages dont les désirs se heurtent aux réalités du monde.

Polina Khachaturova

DVD, édition Pyramide Vidéo : film et bonus. Entretien avec l’équipe du film par Cin’écrans, court, court-métrage de Léopold Legrand, Mort aux codes (2018), discours de remise de prix de Léopold Legrand, Judith Chemla et Sara Giraudeau au Festival du Film Francophone d’Angoulème 2022

Alain Guiraudie :  « Le cinéma, c’est l’idéal qui se prend le réel dans la gueule »

Parce qu’il était membre du jury de la compétition nationale au festival du court-métrage de Clermont-Ferrand, nous avons pu rencontrer le cinéaste Alain Guiraudie, l’un des créateurs les plus importants du cinéma français actuel. Parce qu’on se situait en dehors de tout enjeu promotionnel – pas d’actualité de livre ou de film -, nous avons esquivé la compétition pour laquelle il était invité afin de revenir de façon transversale sur son cinéma. Son court-métrage Tout droit jusqu’au matin (1994), le plus bavard de ses films, était lui aussi projeté en séance spéciale pendant le festival.

© Sauve qui peut le court métrage, Anthonin Robineau

Format Court : Profitons d’être à Clermont pour parler des multiples formats de votre travail. Vous êtes un artiste très libre formellement, un contrebandier, et pourtant vous n’êtes jamais revenu depuis votre premier long à des formes plus courtes.

Alain Guiraudie : Moi, les courts… Le premier court ça m’a plu, le deuxième pareil, et au troisième, je tirais un peu la langue. J’avais déjà des projets de longs. J’ai fait longtemps du court par défaut parce que je n’avais pas les moyens et que je n’étais pas reconnu.  Même le moyen-métrage, ça a été un peu par défaut… C’était une façon d’étirer le propos, de faire des films plus longs, tout en restant dans une économie de courts. Avec Ce vieux rêve qui bouge (2001), je me suis mis à gagner ma vie avec le cinéma. Mais pendant des années, ça restait compliqué de produire des films, donc j’en faisais un tous les quatre ans. Il fallait que j’en vive, que ça me nourrisse. Le court-métrage ne nourrit pas son homme, donc j’ai bien voulu en faire un peu au début, mais le long, ça a plus d’ampleur. Je pourrais y revenir, mais avec une idée qui s’y prête. Tout comme en tant que romancier, je ne m’interdis pas d’écrire une nouvelle.  J’aime bien écrire rapidement, tourner et monter, mais chaque court m’a quand même pris deux ans de ma vie pour être peu vu. Ça pourrait me procurer une autre liberté mais je préfère aller vers d’autres choses maintenant que j’en ai les moyens.

Pourtant, on obtient des clés de compréhension de votre cinéma dans des films plus courts. Toute une liberté, une pensée du territoire ou de la sexualité, on la lit avec Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, qui sont sortis la même année, en 2001, avec deux radicalités esthétiques différentes.

A.G. : Oui c’est un peu mes deux veines, d’un côté la fantaisie barrée en prise avec le réel, et de l’autre, ma veine très naturaliste qui travaille les utopies. Ce vieux rêve qui bouge et Du soleil pour les gueux, je les ai réalisés alors que j’avais déjà écrit mes deux premiers longs. Pas de repos pour les braves (2003), j’ai l’impression de l’avoir tourné avec dix ans de retard. Et Voici venu le temps était déjà écrit quand j’ai fait La Force des choses (1997), qui en est une version raccourcie.

Et vous voyez un prolongement avec l’activité littéraire, qui a une autre ampleur ? « Rabalaïre » est très long, il faut se le manger [sorti en 2021, « Rabalaïre » est un récit ininterrompu sous forme d’un flux de conscience le long de plus de 1000 pages].

A.G. : Ouais, c’est un sacré morceau. Il y a une continuité dans le sens où j’ai toujours écrit des romans, qu’ils aient été terminés ou non, publiés ou non. Ici commence la nuit [son premier roman, publié en 2014], je l’ai écrit en réponse à une frustration du cinéma. On contrôle moins les choses dans le cinéma, il y a l’idéal qui se prend le réel dans la gueule. On fait avec les comédiens qu’on trouve, les décors sont tels qu’on les trouve, surtout si on ne veut pas travailler comme Fellini, en studio. C’est la chance et la beauté du cinéma, mais ça a souvent été une frustration pour moi. « Ici commence la nuit », je vais au bout d’un truc [commencé dans Le Roi de l’évasion (2009)], dans lequel j’ai toujours regretté de ne pas avoir trouvé une comédienne plus jeune que Hafsia Herzi et un comédien plus vieux que Jean Toscan [Le Roi de l’évasion fait le récit d’une histoire d’amour entre un homosexuel quarantenaire et gérontophile, interprété par Ludovic Berthillot, et une adolescente interprétée par Hafsia Herzi].

Parce qu’il y a des enjeux de productions, moraux, qui interviennent ?

A.G. : Oui. J’ai vu des jeunes filles intéressantes, de seize ans, mais elles ne voulaient pas jouer dans un film pareil. Et pour le casting de vieux, on s’arrête à quatre-vingt ans mais ils en paraissent soixante-dix… Et puis, on ne peut pas tourner physiquement avec eux, ils ne se foutent pas à poils. C’est pour ça que je passe au roman. « Ici commence la nuit », c’est le premier que je publie parce que j’ai trouvé une forme littéraire. J’avais trouvé « ma » forme littéraire. « Rabalaïre » c’est pareil : j’embrasse et re-parcours tous les thèmes qui me sont chers. Je pense qu’on fait toujours un peu le même film, sous des formes différentes, et qu’on écrit toujours le même roman. Tout ça, ça s’interpénétre et se mélange.

Il y a justement une différence entre vos films et vos livres qui est dans l’ampleur ou la restriction géographique. « Rabalaïre » a une ampleur géographique immense, des allers-retours permanents sur des centaines de kilomètres, alors que son pendant filmique Viens je t’emmène se concentre exclusivement sur Clermont-Ferrand.

A.G. : Oui. Dans Viens je t’emmène, la bonne idée c’est de ne se concentrer que sur Clermont-Ferrand, et même sur un immeuble. On ne travaille pas de la même façon. Dans un film, on essaie de resserrer les choses. Même moi qui ne suis pas le plus efficace des cinéastes… Sans l’être pendant l’écriture, on le devient forcément au tournage : on n’a pas les moyens de tourner ce qui avait été prévu. J’ai zappé plein de trucs sur le film, sans parler de tout ce qui part à la poubelle au montage : l’écriture s’y resserre encore, on se rend compte qu’il y a plein de choses qui n’ont rien à foutre là… On ne travaille pas dans la complaisance au cinéma, ni dans la flânerie. Bon, après, il y a des mecs comme Albert Serra ou Lav Diaz qui essaient de travailler là-dedans. Mais quand même un film de plus de 1h30 ça me fait chier… Il y a un moment où je me fous dans une situation de spectateur. J’aime un long roman, mais pour un film, il y a une durée idéale. Même deux heures…

Il y a une question de disposition d’esprit, peut-être ? Ma durée idéale, c’est 1h15 ou plus de 3 heures…

A.G. : Oui, dans un film de quatre heures, on rentre dans quelque chose de très différent. Mais ça ne m’intéresse pas de tourner plus long, et ça m’emmerderait au montage. On fait des projections du film in extenso toutes les semaines, alors regarder mon propre film, s’il faisait plus de quatre heures toutes les semaines, je ne le supporterais pas. Je préfère rester dans des formes plus courtes, puis on ne me donnerait sûrement pas les moyens de faire plus long. Et la durée, la flânerie… C’est pour ça que je m’épanouis dans la littérature. J’ai vachement appris avec le cinéma à m’adapter à des contingences extérieures et économiques, d’où une certaine frustration.

Vous disiez ne pas être un cinéaste efficace, mais vous avez une autre vertu qui est la simplicité. Tout a l’air simple, enfantin. Si la technique et l’exubérance sont des critères dans le cinéma majoritaire, vous décidez de faire l’inverse. 

A.G. : Je ne suis pas là pour le spectacle, c’est sûr. Et puis, je serais battu : les Américains sont mille fois plus forts que moi, et même pas mal de Français. J’ai été tenté à une époque… Voici venu le temps (2005), ça a été une tentative de film de capes et d’épées, budgété trois millions d’euros et qu’on tourne avec 700.000… A l’arrivée ça fait un truc super cheap, un peu merdique. Ça m’a vraiment calmé. Il faudrait arriver à jouer ce jeu du mainstream, à calibrer des films pour le grand public pour qu’on m’en donne les moyens. Le divertissement ou le spectacle m’intéresse. Je vais voir Spiderman, La Guerre des étoiles, Batman… ça m’attire mais je ne saurais jamais le faire donc je reste sur des trucs dans lesquels je suis dans mon élément.

Vous restez un cinéaste minoritaire (budget, entrées en salles…) tout en jouant avec les codes d’un cinéma majoritaire : le thriller de L’Inconnu du lac (2013), la comédie de boulevard de Viens je t’emmène (2022)…

A.G. : J’ai l’impression de faire des films populaires. Pour moi, Le roi de l’évasion et Viens je t’emmène, c’étaient des comédies populaires. À la sortie, je m’aperçois que non. Ce qui pourrait me faire passer la rampe en termes d’entrées ? Peut-être un premier rôle plus connu, un jeu du casting… Noémie Lvovsky [la tête d’affiche de Viens je t’emmène] ça ne suffit pas. Mon film qui fait le plus d’entrées, L’Inconnu du lac, est le plus simple : il y a des mecs à poil et une enquête.

Et hyper lisible.

A.G. : Oui. La lisibilité, j’y suis hyper attaché depuis mon premier court-métrage, je la recherche. Viens je t’emmène, ça me semblait être un film mainstream mais ça se vautre, peu de gens l’ont vu. Je devrais changer mon mode d’écriture, mon mode de production. Personne ne me le propose… Une fois, j’ai discuté avec un gros distributeur, mais le mec n’a rien compris. C’est un autre monde, mais peut-être qu’il faudrait, parce que j’ai toujours en tête des projets assez ambitieux.

Le public est-il frileux à cause de la part de subversion qu’il reste dans votre cinéma ? Le sexe frontal, et les sujets abordés (le terrorisme de Viens je t’emmène, l’homoparentalité et l’euthanasie de Rester Vertical) qui peuvent rester des tabous.

A.G. :  Rester Vertical, c’est très différent. Il est plus difficile, vachement plus sombre… Viens je t’emmène, c’est facile d’accès. Mais fondamentalement, je me demande ce qu’il adviendrait d’un film comme ça s’il y avait un matraquage publicitaire, des pubs dans le métro, un accès aux grands médias par les comédiens, qui auraient accès au journal de France 2 le dimanche soir. Parce que ces gros médias, ceux efficaces, on ne les obtient qu’avec des stars. Le public manque de curiosité mais de toute façon, ceux qui vont au cinoche une fois par mois ont d’autres choses à voir… C’est des problèmes de promotion. Je constate que Viens je t’emmène a quand même eu de bons retours, sans parler de la presse. Les retours sur le forum d’Allociné, qui est assez malsain, n’étaient pas dégueulasses. Sauf qu’à la fin, c’est dur de sortir du lot et d’atteindre le gros public. Si j’avais vraiment ce fantasme, je m’y prendrais autrement. Noémie Lvovsky, pour nous c’est une star, mais dis son nom dans la rue et pas grand monde la connaît. Peut-être qu’avec Virginie Efira et Niels Schneider…

Vous avez un désir de jouer avec des acteurs plus identifiés ?

A.G. : Oui, mais je ne veux pas faire du casting juste pour attirer plus de monde. Des têtes connues peuvent m’inspirer, je ne refuse pas les stars d’emblée, mais je ne suis pas certain d’avoir des projets pour ça. Quand on est parti sur des bases auteuristes, c’est vachement dur de s’en extirper, ou alors il faut commencer très jeune. Je ne sais même pas si Virginie Efira chez moi, ça intéresserait du monde. Magimel chez Serra [pour Pacifiction, 2022], toute la presse en parle, mais c’est 60 000 entrées. Magimel a fait beaucoup plus d’entrées dans sa carrière, au final, personne n’est allé voir le film. C’était quand même une expérience intéressante.

Vous utilisez souvent le désir comme moteur de résolution dans l’écriture, et le sexe comme hypothèse de fiction. Vous re-créez des fantasmes et re-sexualisez tout.

A.G. : Je n’arrive pas à tout régler avec le désir, même si j’aimerais. Je pense par contre que ça reste un moteur de nos vies, du monde. Sans le désir on est un peu foutu. C’est important et politique d’érotiser le monde, des choses qui ne le sont pas. Clermont-Ferrand n’est pas une ville hyper sexy… Ca m’intéresse d’érotiser d’autres corps, et ça s’inscrit dans les débats actuels. Quand je fais Viens je t’emmène, je réagis à Yann Moix qui dit que la femme de moins de cinquante ans n’est pas désirable. Que la vieillesse ne serait pas désirable. Remettre en question les canons en vigueur de la beauté, de l’érotisme, ça m’intéresse. L’Inconnu du lac aussi est fait en réaction, je cherche à camper une autre vision de l’homosexualité. Pareil dans Ce vieux rêve qui bouge (2001), j’ai voulu aller dans les usines, aller contre l’idée que les homosexuels c’est tous des mecs bien foutus qui vivent dans les centres des grandes villes… Ca ne veut pas dire que je refuse les jeunes mecs bien foutus pour autant. Je me suis vite aperçu qu’il y avait quelque chose d’essentiel dans ce déplacement, aussi une résistance face à quelque chose qui se perdait dans la société. Mais je cherche aussi à combattre le puritanisme en vigueur. Maintenant, j’essaie encore de dépasser cette question, pour mon prochain film, je cherche à faire de l’érotisme sans sexe.

Comme dans « Rabalaïre » avec la relation entre le personnage principal et le curé.

A.G. : Oui, ça m’intéresse énormément. J’ai souvent pris le désir et l’érotisme comme terrain de jeu, voire de bataille, parce que beaucoup de choses se cristallisent sur ce terrain. Et ça donne des films plus tendus. On a toujours un peu de mal à voir le sexe, les scènes d’amour au cinéma… Même moi. C’était un vrai enjeu avec L’Inconnu du lac, les discussions et le sexe. On ne l’expédie pas en trois plans : quand on fait l’amour, on fait l’amour, ça dure comme dans la vie.

Et en plan large, fixe…

A.G. : Oui, on garde une durée et surtout un enchaînement. Pas des jump cut où on passe d’une position à une autre… On fait beaucoup et n’importe quoi là-dessus. C’est un enjeu politique et esthétique sur lequel j’ai appuyé un long moment.

Il y a une hypothèse radicale dans vos premiers films, qui apparaît dans Ce vieux rêve qui bouge et Du soleil pour les gueux. Le corps d’un homme d’au moins une soixantaine d’années qui annonce en avoir à peine cinquante ans… Il y a une fragilité énorme dans cette annonce, et une puissance de désir, un poids du corps social.

A.G. : Les ouvriers font toujours au moins dix ans de plus, ouais. C’est marrant parce que même la scripte, quand on tournait la séquence, elle m’a dit : « Non mais tu gardes ça ? ». Quand on est sur le tournage, on se dit que ça ne passe pas du tout qu’il a cinquante et un an. D’une part c’est assez conforme à la réalité, et d’ailleurs sur tous mes rôles, je vais chercher des comédiens qui ont dix ans de plus. Pour 50, je vais chercher à 60 parce que les comédiens font toujours plus jeune. C’est marrant parce que pendant un moment, j’avais ce truc sur les âges, ce que je renoue un peu dans « Rabalaïre », avec un personnage qui a une centaine d’années.

Et ça permet de déplacer les problématiques liées au sexe. La différence d’âge dans Le Roi de l’évasion, ou dans Rester Vertical qui explose le couple hétérosexuel entre Damien Bonnard et India Hair.

A.G. : Ouais, il explose bien ce couple. Depuis L’Inconnu du lac et surtout avec Rester Vertical, j’ai eu l’impression d’être en phase avec les problèmes de l’époque. Dans Rester Vertical, on baignait vachement dans des questions d’homoparentalité, de monoparentalité, d’euthanasie… Beaucoup de débats apparaissaient sur la scène publique, et j’ai aussi fait le film avec ça.

Il y a souvent avec votre cinéma un faux a priori naturaliste. C’est pourtant une fiction totale, tout est absolument fantasque. Vous êtes à contre-courant de ces films qui prétendent être du côté du réel tout en étant hyper artificiels…

A.G. : Ça m’intéresse vachement de rendre l’improbable possible. Je me demande comment ça m’a attrapé cette histoire… A la base, j’étais plutôt amoureux du néo-réalisme italien. Il y a eu une bascule quand j’ai découvert Rohmer et Bresson : il y a quand même des mecs qui ont l’air de faire des films réalistes mais qui ne le sont pas du tout. On touche au quotidien, à la vérité des hommes, avec une façon de parler qu’on n’entend jamais. Je suis en bataille contre la façon de jouer en vigueur, le cinéma mainstream est complètement à côté de la plaque. Les Américains y arrivent encore plutôt bien, mais en France, je trouve ça pas possible de jouer comme ça… Il y a de l’impudeur, les gens étalent leur sentiment trop facilement. Il faut proposer autre chose. Ca vient peut-être d’Almodovar : avec lui on est complètement ailleurs, et pourtant c’est Madrid. Je me rappelle de Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984), bâti comme un vaudeville mais on saisit bien la vie réelle du prolétariat madrilène. Le côté intemporel m’intéresse. Dans Viens je t’emmène, une pute comme Isadora, blanche et qui tapine dans le centre de Clermont, ça n’existe pas. Même à la gare, ça n’existe pas… Ca ne tapine vraiment que sur internet ou à l’extérieur des villes. Et dans la relation avec son mari, c’est pareil. C’est un couple des années 70, pas d’aujourd’hui. Ca m’intéresse d’être entre la France ancienne et la France nouvelle, ça participe à l’intemporalité de mes films. Je veux aller chercher une vérité du temps d’aujourd’hui et de mon temps à moi… ça m’intéresse d’inventer ou de réinventer le réel. Faire face à la fuite du réel.

Ce que permettent vos dialogues. Écriture très ciselée, et refus de la performance des acteurs…

A.G. : Oui. Je confonds beaucoup l’acteur et le personnage qu’il incarne. J’aime bien cette idée. Il y a soit une vaine mainstream, où l’acteur joue comme il croit que serait son personnage, avec des traits et une psychologique marquée. Dans le cinéma mainstream que j’aime, on voit d’abord l’acteur : Depardieu, Jugnot, même Marlon Brando. Et il y a un cinéma naturaliste dans lequel l’acteur essaie d’être le personnage, d’une façon très nuancée et subtile. J’aime que les deux s’interpénètrent. Je veux que ces deux façons se rencontrent. Je veux utiliser la façon d’être de l’acteur, son corps tel qu’il est.

Saisir le réel, ça serait ressaisir l’acteur au-delà de son personnage ?

A.G. : L’idéal, c’est d’avoir un mélange des deux… Que l’acteur ne rentre pas dans le moule du personnage, n’essaie de pas se fondre, mais qu’avec sa façon d’être, il s’inspire de ce qu’il a vu chez le personnage. J’aime cette idée que le personnage et le comédien font chacun la moitié du chemin, qui vont l’un vers l’autre et qui se rencontrent.

Et vous avez des modèles contemporains dans la direction d’acteurs ? Je trouve que Paul Thomas Anderson ou Abdellatif Kechiche arrivent à saisir cet entre-deux…

A.G. : Daniel Day-Lewis dans There will be blood, je déteste. Licorice Pizza, c’est pas trop mal… Mais ça me fait chier, dans que ça raconte. J’ai plus été inspiré par des gens comme Renoir, Bresson, Pialat. Le gros apport de Pialat, c’est la direction d’acteurs. Il a inventé une façon de jouer très naturaliste, libre. Chez les contemporains, Kechiche, ça m’intéresse. Dans Mektoub… mais lui, ça se joue vraiment au montage.

Et puis c’est l’inverse de vous, formellement. La scène de sexe dans Mektoub est hyper cutée.

A.G. : Je me sens assez loin de ce qu’il fait mais c’est quelqu’un qui m’inspire dans la direction d’acteurs. Je pense beaucoup aussi à Almodovar, Nanni Moretti… Chez les contemporains, en France, ça serait Arnaud Desplechin. Ses films font chier mais la direction d’acteurs est vachement bonne.

« Viens je t’emmène »

Il y a aussi la question du parler et du son. Vous êtes assez hétérodoxe, ça ne vous dérange pas d’être inintelligible. Le vent qui passe au-dessus de la voix est plus intéressant qu’un mixage nickel…

A.G. : J’ai eu un gros changement avec L’Inconnu du lac, où on a fait un film seulement avec le son choppé dans la nature. Avant ça, j’avais du mal à l’aborder, ou alors ponctuellement avec des partis pris très forts. Comme ce plan dans Ce vieux rêve qui bouge avec les voix au premier plan, et les personnages qui marchent au loin… Il y a une question de dénaturalisation et aussi d’efficacité dramatique. Et je n’avais pas les moyens économiques de les suivre.

Mon cinéma place le dialogue au centre. Le gros truc du son, ça a toujours été d’enlever, et je procède déjà en enlevant à tous les niveaux… alors pour le son, c’est encore pire. Je me suis retrouvé face à des processus de fabrication du son qui étaient très établis dans le cinéma : un monteur son qui rentre en piste après l’image, qui prend plein de sons, les empile pour qu’au montage, je lui dise de tout enlever. C’est très pénible pour moi, et j’imagine pour lui aussi. J’ai fini par travailler autrement le son : on a besoin de presque rien, seulement de trouver le bon son. Et le bon son, c’est le cinéma direct. Tout ce que la monteuse son a enregistré pour Viens je t’emmène, ça ne marchait pas. Elle a essayé de reconstituer une conversation dans une cage d’escaliers mais ça ne m’allait pas. Alors au final, j’ai fait un truc tout con, j’ai pris mon téléphone dans ma cage d’escalier à Albi, je l’ai enregistré et je l’ai monté. Qu’est-ce qu’on se fait chier sur le son, à le reconstituer. Pour Viens je t’emmène, on a tourné trop d’intérieurs en studio, il n’y a pas les bruits de la ville… Je suis plus à l’aise avec les tournages à la campagne, avec quelque chose de plus venteux, les feuilles dans les arbres… Le prochain va se tourner dans un village, je rentre à la campagne.

Propos recueillis par Pierre Guidez

Osman Cerfon : « Je n’ai jamais eu autant de mal à faire des films que quand je ne savais pas pourquoi je les faisais ! »

Révélé avec Chroniques de la Poisse, Comme des lapins et Je sors acheter des cigarettes, Osman Cerfon vient de présenter son nouveau court d’animation Aaaah ! en sélection nationale à Clermont-Ferrand. D’ici peu, le film ira se balader du côté de la Berlinale, dans la section Génération. En attendant, on a rendez-vous avec son réalisateur, tenté par l’illustration, mais lui ayant finalement préféré l’animation.

Format Court : Tu as étudié à La Poudrière et Tête-à-tête, que tu as réalisé pour la fin de tes études en 2007, est ton premier film. Il est bien difficile à trouver…

Osman Cerfon : Oui, il est passé à Angers (en 2008) et a bien vécu, mais c’est un film qui était un peu problématique pour moi. Àl’époque, il n’y avait pas beaucoup d’étudiants de La Poudrière qui avaient fait des films en tant que professionnels, à savoir en sortant de l’école et produits par un producteur. Je me disais : “ Si ça se trouve c’est mon dernier film, il faut que je mette tout ce que j’ai et en même temps, il va falloir que j’aille chercher du travail avec… ”. C’était des questions assez parasites. Un film de fin d’études, c’est aussi une anomalie dans notre carrière, c’est le seul moment où l’on va te dire : “Fais ce que tu as envie de faire mais il faut qu’à la fin de l’année, tu aies un film”. Alors que la plupart du temps, tu as une idée, une envie de faire un film, tu sais pourquoi tu veux le faire et ensuite, tu essayes de trouver des sous. C’est une démarche qui est un peu à l’inverse de cette deadline qui ne bouge pas où il faut faire un film. Tout le monde passe par là mais moi ça m’a quand même bloqué. J’ai revu Tête-à-tête il y a un ou deux ans et j’ai tout de même eu un peu de tendresse par rapport au film. C’était mon premier “vrai” film, préacheté par Canal+, ça me faisait une pression en plus.

Est-ce que tu as travaillé avec un graphisme à l’esprit qui a pu t’influencer et faire émerger l’idée du film ?

O.C : D’un point de vue extérieur, les gens me disent que j’ai un univers étrange avec un humour particulier. Pour moi, ce sont des choses naturelles et pas spécialement calculées. J’ai beaucoup de mal à l’identifier. Un film, c’est plutôt quelque chose qui n’est pas calibré. Par exemple, les films estoniens nous paraissent hyper bizarres et c’est souvent ce qui nous séduit, alors que pour un estonien, ils sont normaux. Mes films ont tous un univers différent mais il y a des gens qui reconnaissent mes créations, ça me surprend toujours car ce sont des films qui se suivent mais qui ne se ressemblent pas.

Il y a plusieurs années entre chaque projet que tu réalises mais les deux derniers sont quand même plus rapprochés.

O.C : Oui ça peut être plus court à faire mais je peux, en même temps, être occupé à travailler sur d’autres choses. Pour l’instant je n’ai pas de projets avec lesquels enchaîner, je digère la sortie de Aaaah ! De toute façon, je ne suis pas un réalisateur faisant trois dossiers par an, j’en fais plutôt un tous les trois ans mais dans ces cas-là, l’idée est d’aller au bout et de le financer.

Aaaah ! est un projet présentant une certaine simplicité, notamment avec le fait de ne pas enregistrer des dialogues, comme ça avait pu être le cas par exemple dans Je sors acheter des cigarettes. Est-ce que tu es parti du son pour construire le film autour ?

O.C : Pour le parcours de création, la simplicité est un peu le maître mot. J’avais ce regard sur Je sors acheter des cigarettes qui avait assez bien marché et que j’ai considéré comme un accomplissement de l’univers que je voulais mettre en place en termes de complexité d’écriture, avec plusieurs niveaux de lecture, un jeu d’énigme, semblable à un puzzle. C’était aussi un film personnel et très réfléchi sur chaque plan. Je me suis demandé comment je pouvais tourner la page sans que moi-même, ou quelqu’un d’autre, ne puisse comparer ces deux films, parce que là, je pouvais tomber dans le piège de vouloir surenchérir.

Il y avait dans mes envies l’idée de faire quelque chose d’assez simple, spontané, ce qui n’est pas évident en animation, car les délais pour chaque étape sont souvent longs. Il y avait aussi l’envie d’avoir un contact physique avec mes images, ce côté “sans pression” pour pouvoir le faire de façon la plus libérée possible tout en prenant du recul et en me renouvelant, quitte à revenir à ce que j’ai déjà pu faire. Pour le sujet de Aaaah !, il faut savoir que j’ai deux enfants et à chaque fois qu’étant petits, je les récupérais de l’école, il y avait ce moment de libération où ils hurlaient pour un rien en relâchant leurs nerfs après s’être retenus toute la journée. Alors que les instituteurs nous disaient qu’ils étaient super gentils !

C’était aussi un exercice de style où je voyais cela un peu comme un module où, en fonction du budget qu’on allait avoir, j’allais pouvoir faire le film plus ou moins long. En écrivant le scénario, je pensais qu’il ferait sept minutes et, comme c’est un film qui s’est écrit à l’animatique, je me suis rendu compte que je voulais que les plans soient hyper courts. Le film fait finalement 4 minutes.

Il y a effectivement un rythme qui marche bien avec cette succession de vignettes où ça va très très vite, mais en même temps, le rythme devient aussi angoissant et frénétique.

O.C : Oui et c’est dû au fait que j’ai animé le film avec vingt-cinq images par seconde; c’est ce qui fait cette vibration quasiment explosive. Si on avait été à douze images par seconde, ça aurait été beaucoup plus lent et plus doux. Vingt-cinq images, ça a permis de donner de la nervosité à l’animation même si ça nous a ensuite pris quatre mois pour peindre toutes les images au lieu de deux (rires) ! Ce ne sont pas des choix de production anodins.

Dans la démarche, on retrouve cette liberté que tu avais pour Tête-à-tête. Est-ce qu’à l’époque c’était déjà un film que tu faisais sur papier, en contact avec tes images ?

O.C : Non, justement, Aaaah ! est mon seul film fait de cette façon. J’avais fait mon film de fin d’études à La Poudrière en cartes à gratter sur celluloïd, c’est la dernière fois que j’ai fait de l’animation en étant en contact direct. Ça m’a manqué cette approche car on réalise que toutes les images que l’on produit sont sur disque dur et que la fatigue n’est pas la même. J’avais avec moi deux animateurs que j’ai gardés pour toute la partie peinture et on a pu discuter comme des petites vieilles faisant du tricot avec nos pinceaux sur nos tables lumineuses, ça m’a fait énormément de bien et à eux aussi.

Comment as-tu fonctionné pour le son ?

O.C : J’ai demandé au preneur de son de venir avec moi dans l’école où il y a mes gamins et j’ai échangé avec le directeur qui avait une classe de CM2. On a passé la journée dans l’école, j’avais déjà l’animatique et des voix maquettes.

Vous n’avez pas donné de consignes aux enfants ?

O.C : Ah si, si ! J’ai inventé toutes les scènes en fait. Il y a des enfants que j’ai réellement fait courir, j’ai d’ailleurs pris toute une classe pour ça. Pour certaines scènes, on les a mis en situation, pour d’autres, j’ai juste pris des sons.

Je travaille avec une association qui fait de la pédagogie à l’image. Je suis donc venu une journée avant pour me présenter et faire une petite explication sur la manière dont se fait un film. Au début, j’ai hésité à prendre des voix dirigées pour leurs donner un côté davantage désincarné et plus basique. Ça marche un peu avec le film mais finalement, le fait d’avoir des vraies voix d’enfants donne tout de suite une fragilité et un aspect plus touchant aux personnages. Les voix maquettes avec mes enfants ont pu me faire réaliser la différence entre les deux. Je pense avoir fait le bon choix avec cette fragilité. C’est un film où j’ai pris la décision de faire des choix et de voir après avec ce qu’on avait.

C’était quoi le début, l’envie pour toi ? Comment es-tu venu au film d’animation ? Quand j’ai vu Aaaah ! j’ai pensé qu’il pouvait fonctionner en BD.

O.C : Au début, je pensais faire de l’illustration. J’ai choisi La Poudrière parce que je cherchais une école qui fait faire des exercices de narration. Je voulais raconter des histoires en faisant des images. Je me suis dit que c’était plus facile de revenir à l’illustration en ayant étudié l’animation que l’inverse, puis je me suis pris au jeu. Je me suis rendu compte de la complexité, des enjeux qu’il y a à raconter dans un film, de la difficulté mais surtout de la magie qui peut s’opérer dans cette dimension du temps que tu imposes au spectateur. Ça a ses inconvénients et ses avantages mais j’aime jouer avec ça.

L’animation m’intéressait depuis longtemps mais quand j’ai compris que c’était du travail à la chaîne, j’étais jeune et je voulais tout faire. J’avais de l’ego et je pensais pouvoir faire mes trucs de A à Z. C’est pour ça que je pensais faire de l’illustration. Puis, j’ai été un peu déçu de comprendre que l’illustration n’est pas aussi transversale que je pensais. Quand tu fais l’illustration d’une couverture de livre, tu ne rencontres pas forcément l’auteur. Puis, j’ai fait une année sabbatique pour préparer les concours et je me suis rendu compte que travailler seul, c’était dur. Le fait de pouvoir travailler avec des gens, sur chaque film, c’est super, j’apprends des choses encore. Ce serait un peu moins le cas si je bossais en illustration, même si tu peux te renouveler, approfondir ton style graphique. Essayer de retranscrire des rendus un peu illustrés en animation, c’est un peu plus long, mais c’est vers ça que je tends. La technique définit un peu plus un film qu’un livre.

Sur Aaaah !, tu tentes une nouvelle palette graphique, un style épuré. Tes films sont sur Internet, ce qui donne aux gens la possibilité de les voir et les revoir et donc de capter des choses différentes en fonction des visionnages. C’était quoi l’intérêt pour toi de mettre tes films en ligne ?

O. C : Pour qu’ils soient vus une fois qu’ils ont tourné. Je ne vais pas les mettre tout de suite, si jamais il y a une chaîne qui veut les pré-acheter, il ne faut pas décourager les gens. Il faut privilégier la salle au départ. Mais passé deux ans, il faut qu’ils soient vus. Et je n’ai aucun problème qu’on les voit en petit sur un téléphone. L’expérience en salles reste plus intéressante mais c’est autre chose. Les couleurs d’un iphone mettent en valeur les couleurs du film, ça ne me dérange pas.

Comment se passe ton travail en parallèle ? L’animation, c’est difficile d’en vivre.

O.C : C’est déjà plus facile qu’en BD. On a le statut d’intermittent. Je fais aussi des ateliers, de l’éducation à l’image. Je n’en fais pas énormément. Ça demande un investissement, c’est comme faire un mini-film en une semaine. Tu as une pression, il faut avoir un truc qui marche ! Si j’en faisais un par mois, je n’aurais plus la patience et puis, ce serait une routine. Là, ça m’aère un peu la pratique. J’enseigne pas mal à La Poudrière. J’interviens sur la mise en scène des projets, les films de fin d’étude et sur une résidence d’écriture de séries, je fais le lien entre l’écriture et le passage à l’image.

C’est quoi les éléments qu’il faut travailler, qui ont besoin d’être renforcés, quand on est étudiant en animation ?

O.C : À vrai dire, j’ai trouvé les films de cette promo très bons, bluffants. Je ne sais pas comment les étudiants vont évoluer, ils vont devenir techniciens, ils vont avoir du mal à accoucher d’un projet sans avoir le coup de bâton de l’école, sans cette stimulation. J’ai été vraiment impressionné. Ils avaient tous des raisons assez fortes de faire leurs films. C’est la raison pour laquelle tu fais des films qui est importante, j’ai mis du temps à le comprendre. Je n’ai jamais eu autant de mal à faire des films que quand je ne savais pas pourquoi je les faisais. Ca met tellement de temps à se monter un film, à se faire, que tu as intérêt à savoir pourquoi tu le fais. Comme ça tu as encore plus de chance de le faire !

On a eu l’occasion de mentionner l’idée du long-métrage. Comment te situes-tu par rapport à cela ?

OC : Oui, ça m’intrigue. Je me suis longtemps dit : “Pas le long pour le long”. En animation, tu peux plus vivre du court. Pour moi, ça reste le format roi parce que le plus indépendant. Personne n’attend de se faire du fric avec ton film donc tu peux faire ce que tu veux. C’est aussi là qu’il y a les formes de recherche et d’innovation les plus intéressantes, notamment par rapport aux contraintes économiques que tu n’as pas.

Plus ça va, plus je me rends compte que ça na va pas venir naturellement : un jour, une idée pour un long à venir. Si je veux le faire, il faut vraiment y réfléchir. Je me dis que peut-être on peut l’imaginer comme une fin en soi, mais doucement. Je me dis aussi que si je veux en faire un, ça va mettre cinq ans à se monter, deux ou trois ans à se fabriquer. J’ai plus de quarante ans… Si je veux en faire avant la retraite – bon je ne sais pas si je compte dessus…! Mais j’aimerais bien en faire un dans ma carrière. De toute façon, vu le temps que ça prendra, je ferai sûrement quelques courts entre-temps.

Propos recueillis par Katia Bayer

Retranscription : Agathe Arnaud

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Article associé : la critique du film

Chronique d’une liaison passagère de Emmanuel Mouret

Chronique d’une liaison passagère, ou comment frôler l’amour sans jamais le déclarer ? Voici la dernière comédie romantique d’Emmanuel Mouret, qui réunit une femme indépendante et un homme marié dans une relation pas comme les autres. Le film est maintenant disponible en DVD, dans une édition contenant également le court-métrage Un zombie dans mon lit (2019) ainsi que la conversation Filmer la parole avec Emmanuel Mouret et Laurent Desmet, directeur de la photographie, animée par Philippe Rouyer.

La liaison commence au début du mois de mars, et comme toute affaire extra-conjugale, se veut discrète et sans complications. Surprise : tout se passe comme prévu. Charlotte ne veut pas que Simon quitte sa femme pour lui. Et quand Simon, à plusieurs reprises, laisse sentir qu’il trouve ça bizarre, que tout aille aussi bien, et quand le doute s’installe chez le spectateur – tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Dans le rôle de Charlotte, Sandrine Kiberlain est exubérante. Elle rayonne, ne parle que peu de ses enfants ou de son ex-mari : elle parle de désir, et de ce qu’elle veut vraiment. « Du sexe et pas d’histoires ». Elle est presque la caricature de la femme libérée, comparant l’épilation à une dégénérescence de l’humanité. Ce côté décomplexé apporte énormément de richesse au film et est complété par un regard cru sur les relations entre hommes et femmes, elle déclarera d’ailleurs à son partenaire : « tu me désires par le seul fait que je ne t’appartiens pas ».

De l’autre côté, Vincent Macaigne, nommé au César du meilleur acteur pour le film, joue à la perfection le rôle d’un petit homme désarçonné. Simon parle de ses enfants en employant le terme de banalités, il en a honte et il a honte d’avoir honte. On comprend rapidement que c’est un homme lâche qui ne veut pas décevoir sa femme, mais surtout qui n’a pas confiance en lui et se prend pour un personnage romantique ne connaissant que l’abandon. Le duo se complète parfaitement, avec l’audace et le corps libéré de l’une et la fragilité et la pudeur mesquine de l’autre.

Simon est content du détachement de Charlotte, mais il en est aussi gêné, ému qu’elle ne s’attache pas, ému qu’elle couche avec un gars comme lui. Les deux ont l’air indifférents, puis se lancent des phrases que se diraient de « vrais amoureux » ou s’échangent des bêtises. Le génie du dialogue du film relève du contraste entre deux personnalités très différentes qui finissent par se compléter. Les conversations, aux effets de retour de balles de ping pong, trahissent la complicité et l’amitié profonde des deux protagonistes, pourtant censés n’être dans une relation qui n’impliquerait que du sexe.

Le dialogue vif est au centre de l’œuvre d’Emmanuel Mouret, c’est d’ailleurs ce que le réalisateur explique dans l’entretien Filmer la parole, mené avec Laurent Desmet, directeur de la photographie et Philippe Rouyer, qu’on peut trouver dans le coffret DVD du film : il faut un « entrain » dans le dialogue. Dans l’écriture des scénarios, l’importance de la parole et de l’échange prime, « comme dans une pièce de théâtre » confie le réalisateur. Car la parole, c’est l’action. Les deux amis discutent alors de la réelle difficulté de filmer la parole, sans ennuyer le spectateur avec toujours les mêmes visages sur le même plan, notamment dans Chronique d’une liaison passagère avec très peu de protagonistes.

Il faut dire que c’est réussi, car on ne s’ennuie pas : au détour d’un musée, dans un parc, au badminton, le cheminement de ce « faux couple » se développe dans une grande simplicité. Le film montre à quel point les définitions des relations et des sentiments sont difficiles, et que les nommer l’est encore davantage, sans rentrer dans un scénario ultra dramatique. En fait, le film s’éloigne de tous les codes d’un film sur la liaison : pas de drame aux allures un peu niaises, juste du rire et beaucoup de légèreté. L’insouciance traitée dans Chronique d’une liaison passagère se retrouve très clairement dans le court Un zombie dans mon lit (2019), où une jeune femme rencontre un mort vivant putride lors de son jogging et décide de l’inviter chez elle, ne remarquant apparemment pas son visage tombant en lambeaux et ses grognements animaux. Surprise qu’un homme l’écoute, elle parle, va chercher des coupes et du champagne… en échappant au zombie qui n’arrive pas à la suivre. Encore une fois, il n’y a rien à dire sur le jeu – Frédérique Bel incarne superbement cette femme candide – et le comique de la situation est traité à merveille.

L’absurdité du court s’oppose au sentiment de réalité du long : dans Chronique d’une liaison passagère, tout n’est pas parfait, ou plutôt, tout ne se passe pas comme prévu. On assiste simplement à une relation qui se passe bien et aux surprises qu’elle rencontre dans la vie. Lorsque plus tard, le duo décide d’explorer l’idée du plan à trois, on le suit sans hésiter. Se retrouvant à trois, et passant devant Le Sommeil de Courbet au Petit Palais, ils nous incitent à penser que peut-être le réalisateur nous fait un clin d’œil sur ce que nous réserve la suite de l’histoire.

Chronique d’une liaison passagère est un film qui fait du bien pour son authenticité. La Javanaise de Juliette Gréco nous berce tout au long du film, « Nous nous aimions le temps d’une chanson » le résumant parfaitement : un peu de douceur, une mélodie jamais entêtante, et beaucoup de plaisir !

Amel Argoud

Aftersun de Charlotte Wells

La sortie nationale ce mercredi de Aftersun – dont la visibilité en salles est longtemps restée incertaine en tant que film estampillé MUBI jusqu’à ce que Condor se positionne officiellement dessus – nous permet de revenir vers la plus belle révélation de la Semaine de la Critique 2022. La britannique Charlotte Wells s’était construite une réputation au Royaume-Uni grâce à ses réalisations étudiantes, Yesterday (2016), Laps (2017), et Blue Christmas (2017), tout en restant confidentielle en France. Tous trois visibles en ligne (https://charlotte-wells.com/), ces films tiennent en germe la singularité thématique et la visée de mise en scène de son autrice, et un visionnage rétroactif permet de souligner la prise en puissance de la cinéaste lors de son passage brillant au long métrage.

Le fétichisme appliqué et granuleux de Aftersun aurait pu être le meilleur argument contre sa réussite. Sa reconstitution vestimentaire à la limite du malhonnête – tout le monde n’était pas si boursouflé de style à la fin des années 1990 -, ses choix musicaux clicheteux culminant dans une inévitable scène de karaoké, et la pellicule toute dévouée à sublimer les effets du soleil sur la peau rousse et sexy de Paul Mescal sont autant d’éléments suspects. Quoi faire d’un film qui dispose ses effets avec une telle évidente délicatesse, et qui se dérobe au conflit ? Il se découvre avec un a priori et un réflexe critique : irrité d’avance par son charme et ses couleurs, agacé par principe de cet irrésistible couple père-fille. Erreur de jugement tant Aftersun est une splendeur.

Cette préliminaire scénique est un cheval de Troie émotionnel : il faut en passer par l’émerveillement de sa nostalgie solaire pour s’en prendre plus fort les coups. C’est en disposant du trouble dans les scènes (longueurs de plan louches et faux contre-champs) ou entre les scènes (sens prononcé de l’ellipse et structure narrative dissonante) que le projet du film se révèle. ça, et son usage systématique des différents dispositifs de captation d’images propres aux vacanciers de la fin du siècle dernier. Les caméras DV, appareils Kodad jetables ou Polaroid sont les outils d’une compréhension de la disjonction entre le réel des images et des souvenirs. La disposition physique des outils de captation du réel et du souvenir permet une matérialité qui faisait cruellement défaut aux travaux de Charlotte Wells dans ses travaux courts. Àtitre d’exemple, Yesterday faisait signifier l’absence du père sur un mode exclusivement allégorique, substituant toute incarnation par des totems disposés un bout à l’autre du film – remplaçant le personnage par ses objets (une guitare désaccordée, des habits ou des meubles) sans que la mise en scène jamais ne parvienne à matérialiser le deuil, et avec une fragilité bien moins émancipatrice que celle de Aftersun.

Or, ce sont bien les incarnations qui font la grâce de Aftersun. Le travail mené avec ses acteur·ices est à saluer pour sa permissivité, laissant à voir des corps agissant en liberté. Frankie Corio (Sophie) comme Paul Mescal (Calum, son père) avancent dans le film avec une latitude trop rarement offerte, surtout dans un cinéma anglo-saxon dominé par un horizon de performance. Ils sont amplis des marottes scéniques du film tout en étant amplifiés par elles, se prêtant volontiers au jeu du dispositif d’écrans multiples (ils se filment, se photographient, se regardent) tout en en étant les captifs imprévus (cette scène dans le premier quart qui fait comprendre combien Aftersun est précieux: un dialogue en plan-séquence dans le reflet noir d’une télé cathodique, triple signifiant de l’intimité révolue, de la matérialisation du souvenir, et de l’implicite dépressif du film). Si Wells cite volontiers Somewhere, le personnage de Sophie est une mutation sociologiquement incarnée de son pendant chez Coppola, portant avec elle tout un habitus de classe moyenne. C’est de façon analogue qu’elle s’accapare des anachronismes du corps : elle exagère les curiosités de la jeunesse du père (un trentenaire avec un corps qui en crie dix de moins, ce qui est relevé dans la diégèse par des adolescents qui voient en Calum le grand frère de Sophie), et la précocité d’une enfant construite en réaction à la juvénilité de ses parents.

Le film est empreint de la curiosité d’une peinture de moeurs – alors que tout le décor du film (un camp de vacances pour britanniques en Turquie) exhibait son artificialité, on se surprend que la fille balance à son père : “Arrête de me promettre de me payer des trucs alors que t’as pas de thunes”. On aurait dû le comprendre, dans ce village de vacances sans exubérance à sa piscine près, trop jeune et bruyante pour une clientèle fortunée, mais bien trop impersonnelle pour coïncider avec un goût bourgeois. C’est une zone d’entre-deux, encore le Royaume-Uni mais dans une Turquie qui n’apparaît jamais vraiment : chez un marchand de tapis qui offre l’occasion à ses personnages de baragouiner trois mots en trucs, ou par le prisme d’un drapeau planté timidement derrière le bar à Caïpirinha. La peau mate du personnel de l’hôtel ne fait, elle, pas illusion, tant elle tranche avec celles des britanniques en vacances, rôtis par le soleil ou peinturlurés de crème à UV. Ces codes d’un cinéma de vacances ordinairement bourgeois sont travaillés en conscience, et Aftersun s’émancipe de l’élégance naturelle du film d’été par la brutalité d’une mélancolie jamais feinte. Cette structure pré-existait dans le court Blue Christmas, qui partait d’une fable de Noël pour révéler la cruauté passive d’un prêteur sur gages, et la douleur de sa vie avec sa femme psychotique, ambiance Cassavetes.

Aftersun est le premier (!) long-métrage d’une metteuse en scène qui risque de compter. En refusant l’ordre narratif, Charlotte Wells parvient à dégager un film d’été troublant, puissant dans sa saisie des interstices du souvenir, et qui questionne l’héritage de la mélancolie comme celui des souvenirs heureux: ma détresse est-elle visible dans les images que je collecte ?

Pierre Guidez

Guillaume Gouix : « L’essentiel, c’est de rester curieux et créatif”

Arrivé à l’écran à l’âge de 16 ans, déjà bien établi en tant qu’acteur dans des séries comme Les Revenants, Une affaire française, ou l’adaptation de Les particules élémentaires de Michel Houellebecq; et dans les films d’Emmanuel Mouret, Rebecca Zlotowski ou encore Teddy Lussi-Modeste, Guillaume Gouix avait déjà dévoilé trois courts-métrages prometteurs : Alexis Ivanovitch vous êtes mon héros (2011), Mademoiselle (2014) et Mon royaume (2019).

Nous l’avons rencontré à l’occasion de la sortie de son premier long-métrage Amore Mio ce mercredi 1er février, distribué par Urban Distribution. Cette fiction réunit à l’écran Alysson Paradis et Elodie Bouchez, jouant deux soeurs parties en road trip suite au décès du compagnon de l’une d’entre elles. Retour sur sa carrière, sur les challenges du passage au long-métrage et son goût pour les films de personnages. 

Format Court : Comment est née l’idée du film Amore Mio ?

Guillaume Gouix : J’ai toujours aimé les personnages un peu flamboyants, qui vont au-delà des codes et des conventions, qui disent “merde” là où normalement, dans la vie on n’ose pas le dire. J’avais justement l’impression que le deuil, pour l’avoir vécu comme tout le monde, est un moment un peu particulier où les gens attendent quelque chose de la personne endeuillée, comme s’il devait y avoir une bonne manière d’être triste. Du coup, j’ai eu envie d’écrire un personnage qui prenait le contre-pied. Je voulais faire un film sur le souffle de vie, et pas du tout un film morbide. Et puis, je suis passionnée par les rapports entre frères et sœurs, et tout ce que cela implique.

C’est vrai que c’est quelque chose que l’on retrouve assez souvent dans vos films…

G.G. : Dans Amore Mio, j’avais envie de parler de deux sœurs, Lola (Alysson Paradis) et Margaux (Elodie Bouchez), qui se sont perdues de vue et qui se rencontrent de nouveau à l’âge adulte suite à un événement tragique. Leur relation est restée très enfantine, elles ne se sont pas vues grandir et évoluer, elles ne connaissent pas leurs vies d’adulte et c’est cette relation que j’avais de questionner. Cette relation fraternelle, je la questionnais déjà dans Mademoiselle et dans Mon Royaume. Je trouve que c’est passionnant en termes de rapport humain parce que dans les familles, on se donne des places très tôt et on a beaucoup de mal à sortir des schémas pré-établis. On a du mal à changer notre perception des gens, alors que ces derniers évoluent, il faut apprendre à se connaître de nouveau, ce n’est pas une relation figée.

Tu aimes les personnages un peu meurtris, qui passent d’une sorte d’excitation positive à une certaine déception intense, pourquoi ?

G.G. : Je ne sais pas, peut-être parce que j’aime la littérature russe (rires) ! Je suis latin, j’ai grandi dans le sud, alors ça vient peut-être de là. Quand je joue, quand j’écris, ou même quand je suis spectateur, je préfère quand c’est un peu plus complexe que de simples émotions binaires. Les gens qui rient quand ils sont tristes, qui pleurent de joie, ça m’émeut. J’ai un penchant pour les personnages un peu rock’n’roll et irrévérencieux.

Dans Amore Mio, tu pars sur un film road trip pour finalement remettre un cadre de vie plus traditionnel en deuxième partie, pourquoi ?

G.G. : J’avais envie de faire naître la frustration. Tant que le personnage endeuillé de Lola (Alysson Paradis) fuit, tant qu’elle roule, tant qu’elle ne sait pas où elle va, elle ne se confronte pas au deuil, à ce que va être sa vie et celle de son fils. J’aimais bien l’idée d’une fracture pour qu’elle soit confrontée à la violence de son quotidien, que quelqu’un lui impose de manière un peu brutale et inattendue un retour à la réalité.

Tu as tourné avec Emmanuel Mouret, comment était-ce de travailler sous sa direction ?

G.G. : J’étais très étonné qu’il m’appelle parce qu’a priori, j’étais dans tout, sauf dans ses films. Je suis un peu plus terrien que les gens qu’il aime d’habitude. Mais j’ai adoré cette rencontre, c’est un cinéaste qui a une musique précieuse. Il emmène les acteurs. Quand on est acteur, on aime les réalisateurs qui ont une forte personnalité, Emmanuel a une patte que personne ne peut nier. C’est vraiment un metteur en scène que j’ai adoré, j’espère qu’on se retrouvera.

Est-ce que ta carrière d’acteur t’a aidé à diriger tes acteurs.rices? Si oui, de quelle manière ?

G.G. : Je ne pourrai pas dire de quelle manière cela m’a aidé, mais c’est certain que cela a joué. La direction d’acteur, c’est quelque chose de très particulier. D’un côté, il faut aller où on veut, à une interprétation très précise, et de l’autre, il faut aussi créer une aire de jeu pour les acteur.rices. Dans Amore Mio, tous ont respecté scrupuleusement le texte, en revanche, je voulais que dans les sentiments, ils se sentent très libres d’essayer, de créer… Je crois que ça se voit dans le film, il y a une sorte de liberté, de complicité, que moi j’adore regarder. J’ai eu ces expériences en tant qu’acteur où je n’avais pas peur du ridicule, j’avais la liberté de tout tenter et c’est vraiment ce que j’ai essayé de recréer pendant le tournage. Pour Amore Mio, on a eu la chance d’être une petite équipe, c’était quelque chose de très simple. Il fallait que le film soit vivant, solaire et lumineux, et on a eu aussi la chance que Alysson Paradis et Elodie Bouchez se sentent bien et se rencontrent pendant le film. Leur talent et leur complicité, j’ai l’impression que ça transpire à l’image.

Quand as-tu eu l’envie de commencer à réaliser tes propres films ? Comment ça s’est fait ?

G.G. : Dès le Conservatoire de Marseille et l’École Régionale d’Acteurs de Cannes, je prenais le camescope, je filmais mes potes, j’essayais de faire des choses. Je ne dissociais pas vraiment les deux métiers. Quand on est acteur, on a aussi du temps libre, et dans ces moments-là, il faut rester créatif. Ça s’est fait un peu comme ça, ça n’a pas été un changement de cap soudain, j’ai toujours mêlé les deux. Mes premiers courts-métrages, Alexis Ivanovitch vous êtes mon héros et Mademoiselle, sont nés de l’envie d’écrire pour mes proches. Ça s’est fait très naturellement.

Qu’est-ce que le passage par le court t’a appris ?

G.G. : J’ai pris les courts-métrages comme des films à part entière, comme des films de 15 minutes qui me suffisaient pour raconter ce que je voulais raconter. Ça m’a appris à être sur un plateau, à m’intéresser à ce que chacun faisait : photographe, chef op, ingé son… Être réalisateur, c’est comme être chef d’orchestre de plein de personnes talentueuses.

Alexis Ivanovitch vous êtes mon héros date d’il y a plus de 10 ans. Comment s’est passé le tournage de ce film ?

G.G. : C’était très naturel. Je crois que les gens étaient assez contents d’être là. Ça frôle un peu l’artisanat pour moi, et je ressens la même chose quand je joue. Je ne me mets pas de pression particulière. J’ai essayé de rester un maximum dans le plaisir de faire des choses que j’aime. C’était très instinctif. Je prenais beaucoup de plaisir avec les acteurs, avec les personnes en charge de l’image et du montage. J’ai beaucoup appris sur ce film, mais je crois qu’on apprend de film en film. J’ai l’impression que c’est un métier où l’on apprend en permanence. Quand on arrête d’apprendre, il faut arrêter. De la même manière, il faut mieux arrêter quand on est totalement sûr de ce qu’on fait. Je crois que les doutes font la qualité. Ça permet de rester curieux, c’est essentiel.

Comment as-tu choisi les personnes qui ont travaillé avec toi sur ce premier long-métrage ?

G.G. : Ça se passe souvent à l’écriture. Je choisis souvent des gens que j’admire, avec qui j’ai vraiment envie de travailler. Il n’y a pas eu de casting à part pour l’enfant. Amore Mio, je l’ai écrit pour Alysson Paradis. J’aime sa personnalité un peu rock’n’roll, son énergie un peu animale de mauvais garçon. Je ne voyais personne d’autre pour le rôle de Lola.

Et Elodie Bouchez, on se connaissait un petit peu mais c’est surtout une actrice iconique pour les gens de ma génération. J’aimais l’idée de lui donner du sarcasme et de l’autorité, elle qui est souvent dans la douceur et la rondeur. Mais tout s’est fait encore une fois de manière très intuitive et très simple.

Tu as mis un peu de temps à passer au long-métrage, est-ce un choix personnel ?

G.G. : À l’époque de Mon Royaume, j’avais déjà écrit un premier long que je n’avais pas réussi à financer. Pour Amore Mio, j’ai pris un peu plus de temps car je continuais de jouer en parallèle. J’étais sans doute moins assidu que les gens qui se consacrent à la réalisation.

Quelle est le grand défi du passage au long pour toi ?

G.G. : Amore Mio a des conditions très réduites donc je n’ai pas eu l’impression de passer à quelque chose de vraiment plus gros. Ça ressemblait un peu à mes courts-métrages. On était 25 dans l’équipe, c’était très artisanal. Après, le gros challenge, c’est le temps entre le scénario, la production, la post-production… Le temps où l’on vit avec le film dans la tête. C’est très long et très chronophage. Un court métrage, ça dure 2 mois, le long, ça dure 2 ans. Ce qui m’a le plus marqué c’est la patience et l’endurance qu’il faut avoir.

Quel souvenir retiens-tu de ton rôle dans Jimmy Rivière de Teddy Lussi-Modeste ?

G.G. : Je trouve Teddy Lussi-Modeste passionnant, Jimmy Rivière à la fois lyrique et à la fois cru. Il montre un monde qu’on ne connaissait pas. Et puis à titre plus personnel, c’était la première fois qu’on me laissait porter un aussi gros rôle. On m’avait vu quelquefois à la télé, mais ce film a vraiment marqué le début de quelque chose de nouveau, je me suis senti accepté dans une famille cinématographique. On m’a nommé aux César, ça ne peut être qu’un souvenir chaleureux.

Cela fait un moment que tu es dans le milieu. Trouves-tu qu’il a changé ?

G.G. : Aujourd’hui, il y a diverses façons de faire et de consommer des films. Le cinéma, c’est finalement une façon parmi d’autres. Moi, j’adore être en salles, je trouve qu’il y a quelque chose de sacré, un temps suspendu. Je vois aussi qu’il se passe plein de choses sur les plateformes, dans les séries… Ca a changé quelques paramètres, mais je pense qu’il y a une énergie pour que cela se passe bien et que de nouvelles formes naissent. Je suis un éternel optimiste.

Quels conseils donnerais-tu à des comédiens, pas forcément jeunes, qui souhaiteraient se lancer ?

G.G. : D’être patient et de savoir faire des choix, mais je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire. C’est un luxe de pouvoir choisir. Je pense vraiment qu’une carrière d’acteur se construit avec les projets qu’on accepte de faire. Le conseil que je donnerais c’est d’essayer au maximum de choisir des projets dans lesquels on croit, et des réalisateur.rices avec qui on a vraiment envie de travailler.

Et après, mon vrai conseil aujourd’hui, c’est de prendre un caméscope, un iphone, ses potes et de faire des choses. Il y a plein d’endroits où l’on peut expérimenter. L’essentiel c’est de faire, de créer tout le temps, de rester curieux et créatif, et de ne pas attendre le téléphone ou un casting parce que c’est trop douloureux. Il faut se créer des armes, une famille… Moi, c’est ce qui m’a aidé, de faire des courts-métrages, de créer un monde et des liens.

Propos recueillis par Anne-Sophie Bertrand

Article associé : la critique du film 

L’Ascenseur de Dong Jiang

Premier court du jeune réalisateur chinois Dong Jiang, L’Ascenseur, en compétition nationale à Clermont-Ferrand, met en scène la réunion syndicale des copropriétaires d’un immeuble au sujet de l’installation d’un ascenseur. Dans un huis-clos sans artifice, Dong Jiang dénonce de manière implacable l’indifférence et l’individualisme qui se dissimulent trop souvent derrière la politesse et les bonnes intentions de chacun. D’emblée évocateur de ce qui va suivre, le plan d’ouverture met en évidence les deux protagonistes : un père poussant son fils dans un fauteuil roulant, celui-ci étant paralysé des deux jambes.

Suivis de près par une foule empressée, ils sont vite dépassés pour finir à la queue du cortège, illustrant de facto que dans ce bas-monde, les priorités sont ici bousculées, bafouées, ignorées. À l’initiative de ces bons derniers, la réunion syndicale porte sur le projet d’installation d’un ascenseur motivé par la situation du fils, au 6ème étage, qui va bientôt se retrouver à vivre seul, le père étant atteint d’un cancer incurable.

Par le biais de lents travellings latéraux comme en écho au sujet qui les rassemble, on découvre progressivement les membres de l’assemblée : jeunes couples, personnes âgées, colocataires, célibataires… Dong Jiang pose là un généreux panel de l’humanité que l’on retrouve aujourd’hui dans n’importe quel immeuble et ce faisant, l’expérience devient pour nous universelle.

Chacun vient alors à s’exprimer gratuitement lors des premiers instants du débat, laissant de côté le sujet principal, et nous laisse spectateur du père et son fils, eux-même spectateurs médusés de ces éternelles chicanes entre voisins et voisines.

Alors que le sujet prend peu à peu sa place dans la discussion, il est jouissif de voir, à la façon dont Dong Jiang déplie ses dialogues, les uns et les autres tirer chacun à leur tour leur épingle du jeu. Tandis que certains se dédouanent poliment, d’autres se saisissent de n’importe quelle justification bienvenue en invoquant des règles administratives fortuites et totalement ineptes.

Une utilisation très récurrente de plans larges maintient quelque part une distance entre ces archétypes et nous. Sans forcément s’identifier, l’immédiateté de leur réaction et le bref laps de temps passé avec eux participent au fait qu’on reçoit leurs objections avec une plus grande violence. Hormis l’empathie que l’on développe rapidement pour les deux parents, apparaissent alors dans les attitudes de chacun un égoïsme patent et un manque d’écoute. Prenant presque des allures de tribunal, tel des jurés, nous assistons en réalité au portrait flagrant d’un individualisme triomphant. Verdict peu glorieux pour cette première partie : défection du groupe et fin de non-recevoir pour le père et son fils.

Étonnamment, Dong Jiang se sert du titrage de son film à mi-parcours pour induire une ellipse et l’on retrouve le fils quelques mois plus tard, seul. Face à la désertion et au reniement de l’ensemble, le père n’a pas capitulé et a su trouver une alternative pour ce dernier en l’installant au premier étage. Mais aujourd’hui, les circonstances ont évolué et le Gouvernement a mobilisé des fonds pour l’installation de l’ascenseur. Une seconde réunion offre une nouvelle occasion pour Dong Jiang de montrer à quel point l’argent corrompt les moeurs et que, pour certains, l’injustice n’obtient pas toujours réparation.

Au fil de cette intrigue, on peut déceler en filigrane d’autres intentions sous-jacentes : ici, les personnages (hormis le père et son fils) n’ont pas de noms, chacun des voisins se distingue par son numéro d’appartement et se retrouve ainsi réduit à sa simple fonction dans un corps collectif. En dissolvant ainsi les identités dans la masse, on ne peut s’empêcher de discerner le regard que le réalisateur porte sur la politique de son propre pays. À l’instar de la séance de vote à main levée que l’on retrouve dans la seconde partie qui prend ici une note particulièrement cinglante. Ce sont autant de clins d’oeil vifs et amers envers une dictature qui prive encore aujourd’hui ses « citoyens » de droits fondamentaux qui transparaissent dans ce premier court aux moyens apparement modestes et au résultat pourtant prometteur. Dans cette sélection nationale du festival, L’Ascenseur vient comme une parabole politique subtilement acerbe avec notre nombrilisme et augure la rencontre d’un jeune réalisateur qui reprend à son compte des inspirations chères au cinéma d’un certain Jia Zhangke.

Augustin Passard

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A comme L’Ascenceur

Fiche technique

Synopsis : Un père, en phase terminale, vit avec son fils handicapé des jambes, au cinquième étage d’un immeuble. Afin de permettre à son fils de descendre seul après sa mort, le père organise une réunion des copropriétaires afin de les persuader d’installer un ascenseur.

Genre : Fiction

Durée : 16’

Pays : Chine, France

Année : 2022

Réalisation : Jiang Dong

Scénario : François Serre, Zhou Wang, Jing Su, HaoYu Wu, Sheng Wang

Production : Prenez du relief

Image : QingYu Zhang

Son : Liang Ding

Montage : Dong Jiang, QingYu Zhang, Yi Dong

Interprétation : RenYu Tong, Hai Jiao Wang, Bo Yang, Zhou Li, …

Musique : Tao Jia

Article associé : la critique du film


Samir Guesmi : « L’acteur ou l’actrice relaye l’histoire. C’est lui ou elle qui nous la raconte »

À l’occasion du festival Premiers Plans qui s’est achevé à Angers le week-end dernier, nous avons rencontré Samir Guesmi, acteur à la filmographie impressionnante, comptant des apparitions dans plus de 135 films. Samir Guesmi est également passé à la réalisation avec un court métrage (C’est dimanche !) et un premier long-métrage, Ibrahim, récompensé du Grand Prix à Angers en 2022. Cette année, c’est en tant que président du jury des courts-métrages que Samir Guesmi a été convié au festival. Il nous a fait part de ses considérations en tant que juré et de ses goûts personnels pour répondre à la question suivante : qu’est-ce qui fait un bon projet de cinéma ?

Format Court : Tout d’abord, en tant qu’acteur, qu’est ce qui vous fait dire « oui » à un projet ?

Samir Guesmi : Cela varie beaucoup. C’est avant tout la rencontre avec le réalisateur ou la réalisatrice qui est déterminante. Ensuite, il y a la teneur du rôle, le projet, les partenaires, la nécessité par moment aussi.. Le besoin de travailler est une réalité du métier, il ne faut pas l’oublier. Je tiens aussi compte de la diversité des rôles, j’essaye de ne pas m’ennuyer dans ce que je fais.

Avez-vous un genre de prédilection ?

S.G : Non. Au contraire, j’essaye d’alterner les registres, peut-être assez inconsciemment d’ailleurs. Si je sens que j’ai déjà fait quelque chose de similaire à ce qu’on me propose, je ne le ferai pas. Mais il y a des exceptions. Par exemple, ces derniers temps, j’ai joué plusieurs rôles de pères qui auraient pu se ressembler mais qui finalement ont des variations qui les distinguent complètement.

En tant que juré, qu’est-ce qui vous fait dire qu’un court métrage est bon ou non ?

S.G : Je pense que tout le monde est capable de juger s’il aime ou s’il n’aime pas un projet. Moi, je me demande si un projet me touche ou non, s’il m’émeut, s’il provoque des choses en moi, même si elles sont négatives. Evidemment ce sont des réactions très subjectives, cela n’est pas une science exacte, alors, bien sûr, dans un jury, il peut y avoir des dissonances. Pour un même film, trois jurés penseront peut-être des choses différentes.

Y a-t-il des détails auxquelles vous prêtez particulièrement attention quand vous jugez un film ?

S.G : Oui, le jeu des acteurs forcément. L’acteur ou l’actrice relaye l’histoire, c’est lui ou elle qui nous la raconte. Je pense qu’un mauvais jeu peut faire obstacle et empêcher d’apprécier un projet. C’est en cela que l’acteur a une grande responsabilité dans un film. Il aura beau être très bien éclairé dans de sublimes paysages, si son jeu ne convainc pas, ça ne pardonne pas.

« C’est dimanche ! »

Votre expérience d’acteur vous influence-t-elle dans votre direction d’acteur, selon vous ?

S.G : Je pense souvent à cette phrase : « Un acteur connait bien les acteurs ». Je crois que je suis peut-être plus alerte au bien-être de l’acteur, je veux le mettre à l’aise et qu’il se sente dans un bon environnement. Mais il est évident qu’il y a des réalisateurs qui n’ont jamais joué et qui font une très bonne direction d’acteurs aussi. Il suffit d’être attentif tout simplement. Evidemment, tout cela n’est pas vraiment une science exacte. Dans certaines scènes, il faut laisser les acteurs parler avec leurs mots et aller à leur rythme, et pour d’autres scènes, il faut au contraire un certain cadre pour mieux accompagner leur jeu.

Le court-métrage est-il une fin en soi selon vous ?

S.G : Cela dépend du parcours de chacun. Il n’y a pas de règles. Certains vont aborder le long-métrage sans passer par le court-métrage et d’autres restent à la forme courte car elle leur convient très bien. Mais il est vrai que souvent, c’est en présentant un court métrage que l’on montre ce que l’on sait faire et que l’on donne envie aux producteur de nous faire confiance.

Quels sont les avantages et les inconvénients du format du court-métrage ?

S:G : L’un des avantages est qu’il n’y a pas de contraintes de budget. Premièrement, cela laisse plus libre le/la réalisateur.rice, puisqu’il n’y a pas d’impératifs économiques. Deuxièmement, cela rend le format accessible à tous, parce qu’on peut faire un court-métrage de bric et de broc. L’inconvénient est évidement le temps réduit, il faut raconter notre histoire de manière contrainte.

« Ibrahim »

Pourquoi avoir accepté d’être président du jury court à Angers ?

S.G : Tout d’abord, parce que la proposition m’a flatté (rires) ! Ensuite, parce que j’aime la ville d’Angers, que l’idée de venir voir des films me plaisait et que j’ai eu le sentiment que c’était la moindre des choses aussi, après avoir reçu un prix ici l’année dernière. Je n’ai pas tant accepté d’être président que juste accepté d’aller voir des courts-métrages en fait.

Quels sont les désaccords possibles entre les jurés ? Y a-t-il des points d’accroches parfois dans les délibérations ?

S.G : Les délibérations ne se passent pas toujours parfaitement, c’est certain. Quand on défend un film, on défend ses choix, ses goûts, son intime, donc évidemment il y a une part de soi qu’on a envie de défendre, mais d’une certaine manière on arrive toujours au compromis pour s’arrêter sur un choix. Par exemple, nous avons débattu 2h30 pour nos délibérations en passant en revue une grande partie des films. Ce sont des discussions passionnantes pour moi. On parle de cinéma, de ce qu’on aime, et comme on est tous investis et concernés, l’expérience nous rapproche en définitive.

Quelle est la rencontre qui vous intéresse le plus dans ce genre d’événements ?

S.G : Ce sont les étudiants que je préfère rencontrer. Ils m’intéressent pour la curiosité qu’ils ont, pour leur regard neuf, ils ont un vrai désir de cinéma, une envie que je ressens. Et puis, ils cassent la routine, on rencontre toujours un peu les même gens dans ce milieu. Les étudiants représentent la relève, c’est toujours intéressant d’aller à leur rencontre.

Est-ce que cela vous intéresserait-il de reproduire cette expérience en tant que juré ?

S.G : Cela reste une bonne expérience que je referai avec plaisir dans l’avenir. J’étais au CIFF (Festival international du film du Caire) en novembre, c’était super. Mais je ne vais pas faire ça tous les jours évidement, il faut bien travailler (rires) !

Propos recueillis par Anouk Ait Ouadda et Mona Affholder

Amore Mio de Guillaume Gouix 

Amore Mio, le premier long métrage de Guillaume Gouix sort en salles ce mercredi 1er février 2023, produit par Agat Films – Ex Nihilo, distribué par Urban Distribution. Déjà repéré en tant qu’acteur dans la série Les Revenants et dans les films La French, Minuit à Paris, et plus récemment dans Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait d’Emmanuel Mouret, Guillaume Gouix avait déjà réalisé trois courts-métrages prometteurs : Alexis Ivanovitch vous êtes mon héros (2011), Mademoiselle (2014) et Mon royaume (2019). Cette nouvelle fiction s’ouvre comme un road-movie féminin, nostalgique mais plein d’espoir, déroutant et sensible, qui a déjà conquis le public lors de ses présentations aux festivals Cinémania (Canada), au FIFF de Namur (Belgique), et au Festival des Arcs en 2022.

On évoque souvent la mort, la tragédie, le moment de fin, la douleur de celui qui part. On s’attarde moins sur celui qui reste et doit continuer de vivre, avec ses souvenirs, sa peine, ses espoirs… Et c’est ce que dépeint Guillaume Gouix dans le film Amore Mio. Le combat de celui qui reste pour reconstruire sa vie, avoir la force d’accepter et d’entamer la prochaine étape. Cette histoire, c’est celle de Lola (Alysson Paradis), une jeune maman qui perd subitement l’homme qu’elle aime dans un accident, et qui doit faire face à son propre chagrin et à celui de son petit garçon âgé de 8 ans (interprété par Viggo Ferreira-Redier). Bien agir, trouver les bons mots, redonner du sens… Il n’y en a peut-être pas. Lola nous désoriente par son comportement parfois saugrenu et égoïste; et elle nous emporte dans le voyage rocambolesque de son deuil. Elle veut voir le soleil, retrouver l’excitation de la vie… Mais ce voyage s’avère bien plus complexe qu’imaginé.Elle embarque avec elle sa sœur, Margaux (Élodie Bouchez) qui joue la conductrice de ce road trip. Les deux ne se connaissent plus vraiment. Les années ont passé et les différences ont creusé un fossé dans leur relation. Pourtant Margaux est là, au volant, prête à suivre sa cadette dans ce voyage. Les reproches sont constants entre les deux sœurs. Les cris et les insultes n’ont d’autre but que de reconstruire une relation entamée et de dévoiler au fur et à mesure la fusion entre les deux protagonistes. Comme dans Mademoiselle et Mon Royaume, l’axe sororal, à la fois cru et tendre, est central dans la construction de l’histoire et des personnages, redonnant l’élan de vie et venant par les dialogues contrecarrer la morosité du deuil.

Ces jeux d’opposition marquent toute l’histoire d’Amore Mio et construisent un enchaînement inattendu : de la voiture à l’appartement, de la grande échappée au retour au réel, de femme à mère, de l’image à la réalité. Ce film est authentique et ne cherche pas à créer d’action extraordinaire. La caméra reste centrée sur les personnages, proche d’eux dans tous leurs gestes, resserrée comme pour capter les moindres détails. L’évolution de ces derniers est ce qui est véritablement intéressant, car tous s’éloignent progressivement des codes sociétaux et de la bienséance. Comme dans la majorité des films de Guillaume Gouix, il est davantage question de l’introspection plutôt que d’action à proprement parler. Les personnages se cristallisent sur la caméra, leurs faiblesses se laissent entrevoir au fur et à mesure des scènes. Leurs fragilités font naître toute l’intrigue et la poésie du récit.

Cette manière de mettre à nu les personnages, nous avions déjà eu l’occasion de la découvrir dans le court-métrage Alexis Ivanovitch, vous êtes mon héros – dont le personnage principal était interprété par Swann Arlaud – récompensé d’une Mention spéciale à la Semaine de la Critique à Cannes en 2011. Tout allait bien dans la vie d’Alexis, jusqu’au jour où son amour propre est remis en question par une bagarre de bar. L’estime de cet homme drôle, un brin subversif et provocateur, s’effondre, laissant place aux doutes et à la vulnérabilité. Ce n’est pas tant le drame – qui intervient souvent au début – qui intéresse Guillaume Gouix que la manière dont les personnages ont de remonter à la surface, écorchés, souvent seuls face à la caméra et face à eux-mêmes. Ses films n’ont pas la prétention d’apporter une réponse, mais de laisser libre court aux émotions que l’on a plutôt tendance à enfouir.

Avec ce long-métrage, Guillaume Gouix nous invite à l’évasion, pas celle de partir loin, mais celle d’assumer des émotions dont on se prive. Si l’on résiste difficilement à l’envie de juger les personnages à certains moments – un peu caricaturaux, on ne peut s’empêcher de se questionner sur nos propres réactions et nos envies profondes. Un film touchant dans le fond, avec des imperfections et des maladresses dans la forme qui font aussi partie de la douceur de ce premier long.

Anne-Sophie Bertrand

Article associé : l’interview du réalisateur

Aaaah ! de Osman Cerfon

Osman Cerfon, repéré avec ses précédents courts Je sors acheter des cigarettes, Chroniques de la poisse et Comme des lapins, refait parler de lui ! Son nouveau court s’appelle Aaaah ! (et oui) et croque en 4 minutes des cris divers et variés commençant par la première lettre de l’alphabet. Le film, une dinguerie absolue dans la lignée farfelue de son travail entamé en 2007 avec Tête-à-tête (son film d’école de La Poudrière), est en compétition nationale à Clermont et sera présentée d’ici quelques jours dans la section Génération de la Berlinale.

Le réalisateur-animateur propose au fil de ses films trop rares un humour sans borne, intelligent, décalé. Observateur, il croque les situations les plus incongrues et les restitue dans ses courts animés, dans des cadres différents (un appartement, une fête foraine ou dans la forêt). Ici, il s’intéresse à l’école.

Cela faisait quelques années qu’Osman Cerfon avait disparu des radars. Le revoici donc pour notre plus grande joie avec ce Aaaah ! De quoi ça parle ? De mômes, dont les voix ont été enregistrées dans une école de Valence, qui ouvrent grand la bouche à l’infirmerie, se tapent dessus, font du toboggan, hurlent à la récré, râlent, rigolent, bâillent, apprennent à lire, sautent dans la boue, s’enfoncent des crayons dans les narines (sacré moment), regardent des vidéos adultes, réclament à manger, courent, chantent, …

Des mômes partout à l’écran, seuls ou ensemble, spontanés, qui hurlent dès leur plus jeune âge, qui réagissent en l’ouvrant grand et fort, en ne disant surtout pas un mot. Les adultes, eux, se résument à des coups de sifflets, absents de ce terrain de jeu et d’apprentissage qu’est l’école. Cerfon parle dans son synopsis d’enfants, « êtres primaires et innocents », qui, on doit bien l’admettre, sont aléatoirement intenables, joyeux, râleurs, méchants.

Le film débute par un bourdonnement. Rapidement, les silhouettes envahissent l’écran, courant dans tous les sens et hurlant à vive voix. Le titre du film, lui, est écrit au mur et se clôt par un point d’exclamation. On est à 30 secondes du film et on a déjà compris que quelque chose de drôle était en train de se passer.

Les situations sont infinies pour y aller de son grand A et le rythme du film fonctionne bien avec la succession de vignettes humoristiques. On rigole, on revoit le film, on a envie de le montrer aux copains. Avec ce court, le réalisateur ne mise pas sur les dialogues (chose qu’il avait tentée avec Je sors acheter des cigarettes) en nous donnant à nous, spectateurs, la possibilité de nous interroger face à l’absurdité de la vie et d’un quotidien bizarrement constitué. Il s’intéresse aussi aux couleurs puisque ses personnages sont vif, en vert, rose, rouge, jaune, bleu.. La palette retenue est plus osée que dans ses courts précédents et c’est une bonne chose. Rien à redire sur le film si ce n’est qu’on salue le retour en courts du cinéaste (son dernier film date quand même de 2018) et qu’on est forcément curieux de voir la suite.

Katia Bayer

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Article associé : l’interview du réalisateur

A comme Aaaah!

Fiche technique

Synopsis : Aaaah! c’est des cris de douleur, la surprise, l’effroi, la joie, des chants, des râles, des rires, la colère… Aaaah! c’est l’expression avec laquelle les enfants, ces êtres primaires et innocents, font l’expérience de la vie en collectivité, bien encadrés par les coups de sifflets des adultes.

Réalisation : Osman Cerfon

Genre : Animation

Durée : 4’41 »

Pays : France

Année : 2023

Scénario original : Osman Cerfon

Montage : Catherine Aladenise

Production : Miyu Production

Articles associés : la critique du film, l’interview du réalisateur

Johanna Caraire : « L’amitié transcende les humains »

À l’occasion de la 37ème édition du Festival de Brest, Johanna Caraire, réalisatrice de Sardine, lauréat du Prix de la jeunesse, est revenue sur son parcours, ses débuts en réalisation et sur la conception de son premier court métrage. Le film raconte l’histoire de Eve, jeune trentenaire qui se rend sur l’ile-caillou de Lanzarote alors que s’y déroule un festival local : l’Enterrement de la Sardine. Eve essaye désespérément de devenir mère, mais sa paisible retraite, supposée lui donner l’occasion de méditer au sujet de sa situation, se transforme en vacances entre amies quand ses copines débarquent pour la rejoindre. Sardine est également diffusé ces jours-ci à Clermont-Ferrand, en compétition nationale.

Format Court : Comment es-tu passée à la réalisation ?

Johanna Caraire : Initialement, je travaille comme directrice artistique au FIFIB (Festival International du film Indépendant de Bordeaux) que Pauline Reiffers et moi-même avons fondé en 2012. Avant de me lancer dans ce domaine, j’avais l’habitude de réaliser des courts métrages en autoproduction avec des amies, mais nous le faisions avant tout pour nous. De plus, j’ai une formation en arts plastiques donc j’avais déjà un certain rapport à l’image, mais l’envie de raconter des histoires est venue très récemment. Je pense que ce désir est venu avec l’âge et les choses que j’ai vécues, il y a eu un moment de ma vie où j’ai eu une envie assez viscérale de raconter des histoires.

Comment est né le projet de Sardine ?

J.C : Au départ, je voulais tourner un documentaire sur mes amies. Mais quand j’ai commencé à filmer et à monter les images, je me suis rendu compte que je ne pourrai pas aller aussi loin que je le voulais avec elles. Je captais des moments où elles se montraient vulnérables, elle me confiaient des choses intimes sur leur rapport au corps, à la sexualité et j’ai eu peur qu’elles n’aient peut-être pas tout à fait conscience de ce que représentait la diffusion du film. J’ai donc préféré le fictionnaliser. La distance de la fiction m’a permis d’aller où je voulais.

Combien de temps à mis le projet pour prendre forme ?

J.C : De l’écriture à la présentation en salle, le projet a mis quatre ans à voir le jour. J’ai co-écrit le scénario avec Delphine Gleize. Ensuite, j’ai essayé pendant un moment de faire deux choses à la fois, mais ça a échoué parce je me suis retrouvée en définitif à faire les choses à moitié. Je faisais le montage du film un jour par semaine et je travaillais sur mes projets avec le FIFIB le reste du temps. Le problème est que je pensais en permanence au film, ça m’obsédait, et je n’arrivais pas à bien faire mon travail. D’un autre coté je n’avais pas non plus le temps de me consacrer pleinement au film, ce qui a ralenti le processus.

Est-ce que tu as travaillé avec un.e monteur.euse ?

J.C : Oui j’ai travaillé avec Dinah Ekchajzer, une monteuse formidable qui a amené les images d’archives qu’on voit au début et à la fin du film. C’est elle qui a eu l’idée de la légende qui n’était pas dans le scénario au départ. Initialement, je voulais filmer la fête du Lanzarote comme un documentaire, mais le Covid a contrecarré nos plans ! On a donc recréé le Festival de la Sardine mais malheureusement, on a été très limité dans la figuration à cause du couvre-feu. C’est pour ça qu’on a eu recours aux images d’archives pour que les spectateurs aient un aperçu de la fête en conditions réelles avec la foule qui la caractérise habituellement.

Quel est ton ressenti de cette première expérience en tant que réalisatrice ?

J.C : J’avoue m’être pris une petite claque (rires) ! Premièrement, je ne suis pas quelqu’un qui aime la technique. J’avais heureusement un super chef opérateur parce que je perds patience assez vite (rires) ! Il y a beaucoup de choses qui vont très lentement sur un plateau, et puis, il y a surtout beaucoup de gens ! Tout le monde vient te demander ton avis, tu te sens acculée de toutes parts ! Je me rends compte que je n’aime pas tant le principe du réalisateur tout puissant qui a le droit de vie et de mort sur tous. J’aime mieux m’entourer de gens compétents en qui je peux avoir confiance et qui travaillent de leur côté et me laissent surtout me concentrer sur la mise en scène.

Le projet était-il très écrit ou as-tu laissé de la place pour l’improvisation ?

J.C : Il y a certaines choses qui étaient très cadrées. Par exemple, j’avais déjà réfléchi aux lieux et aux costumes qui étaient très importants pour moi. Concernant le jeu des actrices, elle devaient s’en tenir au texte mais on discutait beaucoup ensemble et elles faisaient des propositions. Je laissais souvent la caméra tourner aussi, les filles continuaient de parler en improvisant et on voyait où ça menait. Là ou j’ai eu beaucoup de chance, c’est que les actrices se connaissaient et étaient amies dans la vraie vie, ce qui m’a permis de retrouver la complicité que je voulais capter au départ avec mes propres amies.

L’amitié entre femmes est-il un sujet qui t’intéresse particulièrement ?

J.C: Oui, beaucoup. Je trouve qu’en somme, il y a une sous-représentation de l’amitié féminine à l’âge adulte. C’est assez présent à l’adolescence mais ensuite, sauf quelques exceptions, le cinéma français est assez pauvre dans ce domaine-là. C’est toujours un peu cliché, et plus l’âge avance moins on en voit. L’amitié est un sujet très fort, pour moi, c’est la chose qui transcende tous les humains. On ne peut pas tellement échapper à la famille. Dans les rapports amoureux, on choisit mais on subit aussi, tandis que l’amitié est vraiment un endroit qui peut réparer les souffrances de ces autres rapports qui sont, d’une certaine manière, un peu des injonctions à être ensemble.

Pourquoi as-tu abordé la question des règles et de l’accouchement, et en avoir fait le sujet principal de Sardine ?

J.C: Les règles m’ont toujours beaucoup impressionnée, et cependant c’est un sujet encore assez tabou dans la société. Pourtant, les femmes en parlent normalement dans leur vie. Un jour, une de mes connaissances masculines m’a fait part de son choc après avoir vu du sang dans les toilettes, et je me suis demandé pourquoi ce genre de visions n’était pas plus représentées, comment ça pouvait encore surprendre. Ce qui m’interroge surtout, c’est que ça soit ce sang-là qui choque, alors qu’on baigne dans les représentations sanglantes ; dans les tableaux, dans tous les films… Personne n’est choqué de quelqu’un qui saigne du nez, mais le sang des règles est comme passé sous silence.

Pourquoi avoir employé la métaphore du volcan pour représenter les règles ?

J.C: Parce que je trouve ça d’une grande violence, en fait, d’avoir un vagin entre les jambes. La maternité et la fertilité sont toujours symbolisées par des fleurs et une nature verdoyante, mais pour moi, ce qu’elles représentent n’est pas forcément quelque chose de doux. C’est pour ça que j’ai eu envie d’aller sur cette île aride où rien ne pousse. Je voulais représenter la peur d’être stérile et en même temps la peur d’être enceinte. Parce qu’en fin de compte, aucun des deux ne va parfaitement de soi. Cela peut sembler paradoxal, mais je ne trouve pas du tout naturel le fait d’enfanter. Les femmes ont en elles une machine qui est aussi incroyable qu’elle est flippante. C’est pour ça que j’ai représenté la fertilité sous le signe de la violence. Selon moi, ces phénomènes sont plus de l’ordre du jaillissement que du miracle de mère nature.

Propos recueillis par Anouk Ait Ouadda

Ovan Gruvan de Lova Karlsson et Théo Audoire

Des maisons de poupées grandeur nature glissent, comme posées sur d’imposants rails, dans un décor d’une neige presque trop propre pour être prise au sérieux. On comprend que nous sommes en Suède – grâce à la langue si on a l’oreille, et sinon grâce à une carte placardée dans une chambre d’enfants pour nous ôter de tous doutes -, et dans une ville minière grâce à une splendide succession de plans panoramiques sur celle-ci. Le tout est enrobé, dans ses pointes, d’une voix féminine qui chantonne la poésie d’une ville de vapeur. En dehors de quelques repères glanés dans ses cadres, Ovan Gruvan circule, d’un point de vue spectateur, en terres inconnues. C’est bien là la qualité fondamentale de ce petit film: s’en remettre entièrement à la curiosité et à l’attention de son spectateur, et à se défausser du directement narratif. Non pas parce que “ce que ça raconte” est accessoire (au contraire !), mais parce que le film se révèle tout entier dans ses formes.

Le point de départ est la ville de Kiruna, siège de l’une des plus grandes mines de fer du monde, située au nord-ouest de la Suède, et témoin de la catastrophe climatique en cours. Conséquence absurde de l’exploitation des sols, la ville et ses habitants, économiquement sous dépendance de la prospérité de la minière, sont contraints à être déplacés sous cause d’effondrement, de la façon la plus littérale qui soit: en plus de refonder les frontières de la ville à quelques kilomètres à l’ouest, plusieurs bâtisses sont elles aussi littéralement déplacées par convois exceptionnels. De là la trouvaille de ces maisons qui se déplacent seules, fantomatiques, comme dans un décor de Miyazaki. Ce que viennent corroborer d’autres aspects du film, tous pris dans cette tension entre éléments empreints de poésie et effroi légitime face à la destruction d’un monde. Sans perdre, jamais, de l’aspect inéluctablement comique des situations – et sans rentrer, non plus, dans une tendance d’un cinéma de création écolo-dystopique qui en oublierait son réel.

Ovan Gruvan matérialise une idée abstraite (le déplacement) en inscrivant systématiquement le déplacement dans ses images. Par cette ouverture, brillante, sur les lampadaires déracinés, dont l’écho se trouve dans les variations de lumières, celles naturelles qui signifient les déplacements du jour, et celles artificielles qui clignotent au rebord des fenêtres la nuit. Et surtout grâce à ses mouvements sonores, avec cette chanson qui ouvre et ferme le film, sa ligne de synthétiseur métalliques, les pas trop artificiels sur la neige et surtout le son burlesque avec laquelle une maison se déplace. Si cette expansion d’artifices peut parfois desservir un film d’une densité créative trop étouffante et austère pour ses douze minutes de temps en nous refusant un vrai accès au sensible, on ne peut s’empêcher de voir Ovan Gruvan autrement que comme un recueil de belles idées merveilleusement exécutées.

Ovan Gruvan est le premier film du duo d’auteurices Lova Karlsson et Théo Audoire, sélectionné en compétition nationale à Clermont-Ferrand. Le court-métrage est produit par le GREC, tremplin précieux pour la production de premiers films et pour accompagner la singularité de la création contemporaine.

Pierre Guidez

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O comme Ovan Gruvan

Fiche technique

Synopsis : Lova Karlsson, Théo Audoire

Genre : Fiction, expérimental

Durée : 13′

Pays : Suède, France

Année : 2022

Réalisation : Théo Audoire et Lova Karlsson

Scénario : Théo Audoire, Lova Karlsson

Image : Théo Audoire, Lova Karlsson

Son : Ange Hubert, Théo Audoire, Lova Karlsson

Montage : Théo Audoire, Lova Karlsson, Léa Chatauret

Musique : Vassily Mitrecey, Lova Karlsson

Production : Le GREC

Article associé : la critique du film

Jean-Gabriel Périot : « Mon salaire, ma récompense, c’est d’avoir fait des films et que des gens les voient »

Réalisateur de courts et longs métrages, travaillant le documentaire, la fiction ou encore le cinéma expérimental, Jean-Gabriel Périot interroge l’Histoire et la politique à travers ses différents films. Juré de la sélection court-métrage du FIPADOC 2023, il revient dans cet entretien sur sa relation au documentaire, l’unicité du court métrage ainsi que ses différents enjeux de production en France aujourd’hui.

Format Court : Pourquoi choisir le format du court-métrage, encore aujourd’hui, après avoir fait des longs-métrages ?

Jean-Gabriel Périot : La chose principale que j’aime dans le court-métrage, qu’on ne peut pas trouver dans le long, est que le court est un terrain de jeu et d’expérimentation pour moi, la possibilité d’essayer des choses. On peut se concentrer uniquement sur ce qu’on a envie d’essayer, en termes techniques, en terme de regard, de ce qu’on a envie de dire. On peut être plus impulsif, plus rapide, on a le droit de ne pas réussir. C’est vraiment le côté expérimental, non pas comme genre mais comme façon de travailler. Pouvoir essayer les choses et d’avoir le droit de se rater, ça c’est quelque chose d’important pour moi.

Pour le documentaire, ça se prête à l’exercice ?

J.G.P : C’est d’autant plus facile que pour la fiction. Un court-métrage de fiction nécessite par exemple plus de moyens humains, techniques, de préparation qu’un documentaire. Si je travaille d’un coup avec des archives ou si je fais un film avec une caméra, c’est plus facile à mettre en place, à improviser, à faire au dernier moment, sur l’instant, avoir envie de faire quelque chose, de le faire tout de suite. Le documentaire le permet plus que la fiction ou l’animation parce que le temps de travail n’est pas le même.
En général, quand je commence un film, ça vient d’un énervement. Il y a quelque chose qui m’énerve par exemple dans la politique telle qu’elle se fait, alors je vais faire un film. Cela ne sera pas forcément sur le sujet qui m’énerve mais je mettrai mon énergie dans quelque chose d’un peu radical politiquement, ou à l’inverse je peux avoir des troubles sur des questions de violence que je ne vais pas comprendre, des choses qui se répètent dans l’histoire. Faire un film devient un moyen, peut-être pas de comprendre ce qui crée cet énervement ou ce trouble, mais de préciser son interrogation. C’est un moyen pour moi de réfléchir. Je fais des films parce que je ne comprends pas tout à fait le sujet porté par le film.

Dans votre dernier court (L’effort des hommes, 2022), vous vous réappropriez certains récits comme Moby Dick, est-ce comme ça que vous percevez le documentaire, comme une réappropriation de certains récits ?

J.G.P : Je travaille beaucoup l’archive donc je me réapproprie souvent les œuvres des autres de manière générale. Ce film est justement un bon exemple de ce que je veux dire : j’adore Moby Dick parce qu’il n’est pas clair, on peut le relire plusieurs fois, on ne comprend jamais qui est la baleine, qui est Acab. Melville lui-même donne tellement de possibilités de lecture, il n’arrête pas de dire ça et son contraire, et encore son contraire…. dans sa manière de poser une histoire sans en donner la clé de lecture, c’est ce qui me séduit beaucoup. Là, je décide de faire un court, c’est la possibilité de travailler cet endroit de flou et ce que moi je lis de l’histoire en plus d’ajouter ma propre lecture politique du livre et d’essayer de transcrire en mélangeant des bouts de fiction, d’archive, cette incertitude qu’il y a dans le livre à l’origine.

Comment appréhendez-vous l’archive ?

J.G.P : Il y a deux cas : un qui m’arrive rarement est celui où je vois une image ou des archives que j’ai besoin de travailler, parce qu’il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. Mais la plupart du temps, j’ai un sujet de réflexion et je commence à lire des livres, à regarder des films et à un moment, ça fait une espèce de connexion entre les questions que je me pose et une image, un groupe d’images. A partir de là, j’ai la possibilité de faire un film et en général, le film parle de ces images qui ont été des déclencheurs du travail. Ça dépend vraiment des films, il y a soit le cas où c’est un peu une matière. L’archive arrive parce que j’ai un sujet, dans Eût-elles été criminelle… (2006), c’est les femmes tondues, dans The devil (2012), les luttes des Black Panthers aux Etats-Unis.

J’utilise donc les films existant comme matière et de cette masse j’essaie de raconter quelque chose. Il y a d’autres films, comme le dernier (L’effort des hommes), où là d’une certaine manière, c’est plus écrit et où je cherche des images qui ne vont pas ensemble. Dans ce dernier film, ce sont des images d’époque et de registre différents, sur des sujets différents. C’est un processus un peu plus complexe de recherches, toute cette partie un peu universitaire de chercher des films précisément plutôt que de prendre des films au hasard et de les travailler.

Quelle place a le court-métrage en France aujourd’hui ?

J.G.P : Ce qui est paradoxal c’est qu’on aurait l’impression de l’extérieur que les courts-métrages sont plus diffusés. Il y a une difficulté qui est toute bête, à part quand le film est en ligne ou si on est pas par hasard dans la ville où il y a un festival qui le passe, on ne peut pas le voir. En réalité, c’est une fausse vision, on a la chance en France que les courts-métrages soient énormément diffusés et dans des cadres très différents. Il existe beaucoup de festivals, uniquement de courts-métrages ou alors avec des sections courts-métrages. Il y a encore des diffusions en salles, il y a la télévision, quatre chaînes nationales passent du court, il y a les plateformes en lignes, dédiées ou généralistes ; et il y a les systèmes d’éducation à l’image. Certains de mes films ont été énormément vus par des collégiens et lycéens parce que ce sont des films d’histoire qui sont des bons supports pour les professeurs. On n’a pas cette impression mais la réalité fait qu’il y a beaucoup de films montrés.

Et au niveau de la production ?

J.G.P : De manière générale sur le court-métrage, dans la production, le problème, c’est le temps. Un court-métrage, même de fiction, c’est une œuvre courte, souvent portée par une énergie, une envie de faire un film assez vite, plus léger qu’un long-métrage ; alors que dans la réalité, la plupart des films mettent un temps infini à se produire et souvent pour arriver à des budgets très serrés. Il faut un an, voire deux, pour avoir trois jours de tournage. C’est disproportionné. Concernant les films documentaires ou expérimentaux, ce qui est contradictoire, c’est le besoin de passer par l’écriture. Avec les moyens techniques qu’on a aujourd’hui, c’est plus rationnel de prendre sa caméra et d’aller filmer que d’écrire des dossiers pour avoir de l’argent pour filmer. Souvent, on se retrouve dans des situations où on doit filmer au moment où l’événement arrive, on ne peut pas attendre pour faire le film. Je vois, moi, dans mon énergie, je commence un film parce que je me réveille un matin et je suis énervé et il faut que je fasse le film à ce moment-là. La production, c’est trop long. De mon point de vue de réalisateur, mais je ne suis pas l’institution ou les producteurs ! Comme je fais du long-métrage, je vois la différence entre les deux et je remarque que c’est quasiment le même temps de production pour un court et un long. Dépenser toute cette énergie pour un micro budget, au final, moi, j’ai déjà fait quatre films entre temps. Et je ne suis pas le seul ! Il y a beaucoup de films qui se font sans financement, parce que c’est trop long.

Àpropos de l’accord signé par les organisations professionnelles d’auteurs et les syndicats de producteurs pour une rémunération minimale pour l’écriture documentaire, est-ce que ça va permettre de réduire ce temps ?

J.G.P : Non, c’est même le contraire. Si on prend tout le cinéma documentaire, militant, politique, qui se fait dans l’urgence, la question de l’argent n’est pas centrale dans le travail. On fait des films avec des amis, on les paye ce qu’on peut, les gens participent à ces films parce qu’ils ont envie de les faire, pas comme un travail. Évidemment quand un film est financé, les gens doivent être payés, c’est une évidence. Mais ça veut dire quoi, payer les auteurs ? C’est très abstrait. Même le temps de travail sur un film, comment le quantifier ? Il y a beaucoup de films qui ne se feront pas parce qu’ils se font seulement sur l’énergie des réalisateurs et des gens qui peuvent les aider. Et je pense que beaucoup de réalisateurs préfèreront faire leur film sans être payés que de ne pas les faire. Moi le premier ! J’aimerais bien être payé mais je ne veux pas que ça devienne la question centrale de mon désir de faire des films.

Comment rémunère-t-on malgré tout les auteurs ? On est dans un milieu où beaucoup de gens sont rémunérés, l’institution, les diffuseurs, tout le monde est payé et souvent, sauf nous. Il y a peut-être des choses à rééquilibrer mais je ne suis pas sûre que passer par le salariat soit la solution administrative la plus judicieuse. Il y a plein de producteurs qui ne s’engagent pas dans des films parce qu’ils savent très bien qu’ils n’ont pas les moyens de payer avec ce qu’ils peuvent obtenir de financement. Un court-métrage documentaire, bien financé, c’est 10, 20, 30 000 euros, si l’auteur travaille 10 ans dessus. Il n’est pas payé au SMIC et il ne reste rien pour le film. Il faut se poser la question, il n’y a pas de réponse miracle parce qu’il y aura toujours un endroit compliqué. Mais je trouve courageux que les gens s’interrogent et proposent des solutions. Il faut se poser avant tout la question du cinéma, du besoin de faire des films, de chercher. Pour moi, le plus important, c’est de faire les films quelles que soient les conditions. La plupart de mes films, je les ai faits sans être payés et heureusement sinon je ne les aurais jamais fait. Mon salaire à moi, ma récompense, c’est de les avoir faits et que des gens les voient. Ca c’est fondamental, le reste c’est administratif.

Vous dites que vous faites des films pour comprendre, parce que vous avez des questions. Est-ce cette approche que vous avez eu, en tant que juré, en visionnant les films de la sélection court métrage du FIPADOC ?

J.G.P : Je suis différent comme spectateur que comme réalisateur. Mes goûts sont plus ouverts déjà ! Heureusement, j’aime le cinéma moins radical que celui que je fabrique. L’important, c’est justement de réussir à dépasser ses propres goûts. Moi ce qui me plaît, c’est quand un film essaye quelque chose, un peu casse-gueule, et qu’il y arrive. Pour ça, le court-métrage est parfait. Ce qu’on voit, nous, dans la compétition de court métrage, c’est une diversité de formes et de sujets, par rapport à la compétition des longs. On a un champ énorme de genres et de sous-genres de films.

Votre travail est politique. Pour vous, le cinéma est-il le meilleur moyen d’exprimer votre engagement ou souhaiteriez-vous le faire par d’autres biais?

J.G.P : De mon expérience personnelle, c’est un moyen de fuir la lutte directe. Je suis un peu incapable. Je me suis inscrit dans un parti politique, au bout de deux sessions, je suis parti. J’ai un peu peur de me dire voilà ce sujet parmi tous les sujets importants. Ce que font certains qui commencent à militer, qui passent tout leur temps à aider d’autres personnes, avec tout le courage qu’il faut parce que ça bouleverse sa vie. Tous ces gens que je trouve très courageux. Je n’ai pas ce courage-là, dès le début il y a eu un endroit de mauvaise conscience où je ne me sentais pas au niveau où je voudrais être, politiquement comme citoyen, comme individu. Faire des films est l’endroit que j’ai trouvé où je pouvais malgré tout agir pour fabriquer ces films que j’estime nécessaires. En même temps, c’est un endroit où je me cache. Si je suis honnête avec moi-même, j’aurais préféré réussir à être militant plutôt que cinéaste.

Propos recueillis par Garance Alegria. Retranscription : Agathe Arnaud

Léonore Mercier : « Le son raconte énormément de choses »

Plasticienne, réalisatrice et compositrice, Léonore Mercier a réalisé Sauvage qui vient de remporter le Prix du court métrage au FIPADOC 2023. Le film nous immisce au coeur de la vie de chevaux sauvages en Espagne et notamment d’une pratique surprenante : “le rasage des bêtes” lors de laquelle ces chevaux sont rassemblés dans une arène afin de leur couper les crins. L’homme impose sa force sur l’animal devant une foule qui acclame un spectacle des plus troublants. Léonore Mercier propose avec ce documentaire une immersion sensorielle où questionner la place du vivant dans notre société devient une nécessité.

Format Court : Comment as-tu découvert cette pratique du “rasage des bêtes” ?

Léonore Mercier : Je travaille beaucoup autour des animaux, je fais des prises de son du règne animal. Je m’intéressais aux chevaux sauvages et en faisant une simple recherche sur internet, je suis tombée sur cette pratique. Je me suis renseignée, j’ai trouvé ça vraiment étrange qu’on pratique encore ça aujourd’hui. J’y suis allée pour voir ce qui se passait.

C’était un choix de faire le film seule ?

L. M : Je suis partie avec deux amis. C’est un projet que j’ai pris à bras le corps, je n’ai pas attendu d’avoir une équipe professionnelle. J’étais avec une amie compositrice et ce n’est pas la première fois que je fais des images donc j’étais rassurée. Il y a une forme de liberté d’être libre, tout seul avec son matériel, à faire les images dont on a envie. On n’est pas empêché par le temps, on décide tout soi-même.

J’ai beaucoup composé pour d’autres courts-métrages, je fais beaucoup de compositions sonores et de musiques, et j’avais un besoin imminent de faire mon propre film, de faire mes propres sons sur mes images. J’avais besoin de faire les choses dans l’élan.

Comment as-tu appréhendé le documentaire ?

L. M : C’est l’art de l’observation. Par ma pratique de la prise de son, de l’écoute attentive de ce qui se passe autour de soi : c’est peut-être ça mon approche du documentaire. En passant d’abord par les sons, en allant sur les lieux, en rentrant dans la peau d’un cheval, un animal qui ne peut pas parler comme nous et donc être à l’écoute des vibrations, en étant dans un rapport tactile, émotionnel et vibratoire. C’est à la fois documentaire et à la fois quelque chose qui se vit où j’essaie de mettre le public dans une expérience corporelle.

La caméra reste spectatrice. Par moment, ça peut être dérangeant. Elle reste comme à l’écart, est-ce que tu voulais prendre part à ce qu’il se passait, confronter les gens ?

L. M : Le film se base sur l’expérience de l’animal. Le cheval ne va pas aller questionner les gens, il vit ce qu’il se passe dans le moment présent. Je ne me sens pas éloignée du sujet, je le traite de l’intérieur. En questionnant les gens, chacun dit sa propre réalité et là, j’essaie de passer par celle de l’animal. C’est un parti pris de travailler comme ça, dans la peau de celui qui vit ce traumatisme. Par contre, ce n’est pas gardé dans le film, mais j’ai parlé avec beaucoup de gens, pour comprendre d’où vient cette pratique, où elle va, comment elle pourrait évoluer.

La mise en scène crée une dualité entre l’homme, l’animal, un rapport de force.

L. M : C’est un rite initiatique qui se pratique depuis 400 ans ! Ceux qui pratiquent cette tradition en Galice disent bien que c’est initiatique, c’est pour mesurer à égalité, selon eux, la force de l’animal et de l’homme, dans une osmose. Il y a un discours de conquérant. Le cheval est un animal de proie, donc il n’attaquera pas l’homme, il va plutôt fuir. Il y a une dissonance entre ce que peut dire l’homme et ce qu’il se passe vraiment, le spectacle. Il y a le public, les applaudissements, les holas. C’est complètement absurde pour moi d’être comme dans un jeu où les animaux sont des objets. Mais les pratiquants de cette tradition sont dans le respect de l’animal et ils aiment profondément les chevaux. Il y a une ambivalence dans le rapport avec le vivant parce que toute l’année ces chevaux vivent de manière sauvage et c’est juste durant une semaine que les hommes vont aller les chercher et les mettre dans une arène pour se mesurer à eux. Le reste de l’année, ils sont tranquilles à brouter de l’herbe. L’argent qui est récupéré pendant ce festival, les billets vendus, la nourriture, etc, sert ensuite à s’occuper des chevaux le reste de l’année. La question que je pose, ce n’est pas forcément la relation spéciale de ces hommes avec ces chevaux, c’est notre relation en général avec le monde vivant, sauvage, qu’on laisse peu respirer. Plutôt que d’humilier l’animal, il faudrait le célébrer. Les pratiquants, ils sont dans cette ambivalence entre célébration et humiliation. Je pense que les rituels peuvent évoluer, s’ils ont cet amour du vivant, du vrai.

Comment as-tu abordé le travail du son ?

L. M : Je suis partie avec deux personnes, une compositrice, Amélie Nilles, à qui j’ai prêté mon matériel sonore, un enregistreur professionnel avec différents micros : mono, stéréo et un micro en 360. Avec tous ces sons recueillis, j’ai, en post-production, travaillé cette matière que j’ai transformé, ralenti, pour avoir une sensation de perception plus infime. Notamment quand nous sommes à l’intérieur de l’arène, tout se ralentit et devient flou comme une perte d’équilibre dû au stress. Pour moi, c’est très important de prendre beaucoup de sons au moment du tournage, c’est une richesse importante à avoir. Il faut se permettre beaucoup de choses, j’étais très libre autant au son qu’à l’image parce qu’on a énormément enregistré des deux.

Le film s’appelle Sauvage

L. M : C’est l’ambivalence du mot, sur la sauvagerie humaine et animale. On cherche toujours plus de nature. La sauvagerie humaine est complètement différente, je joue sur l’ambivalence du mot, son côté positif et négatif.

Qu’as-tu retiré de ton expérience ?

L. M : Le mot ambivalent est important. Je n’ai pas envie d’enfermer cette pratique mais ça nous concerne tous, notre rapport au vivant. C’est urgent… Si on continue à se croire supérieur au monde vivant, plus il va disparaître et plus on va disparaître. Et ça passe par le respect. Ce qui était le plus émouvant pour moi, c’était de voir les juments arriver dans l’arène et la séparation avec les poulains. C’était très douloureux de voir ces juments effrayées, qui ne comprennent pas pourquoi on leur retire leurs enfants. Et ça, c’est pendant trois jours. À la fin, ils repartent, relâchés, vivants. Les pratiquants leur font une piqure aussi, du vermifuge, une puce pour les suivre. Ça reflète notre ambivalence permanente dans le monde dans lequel on vit. Il faut faire attention, ne jamais fermer les yeux et continuer à soutenir les associations qui font quelque chose pour préserver la planète. Avec ce qui se passe politiquement, on se demande où on va, comment c’est possible de continuer comme ça ? On ne peut pas être très fier de la France sur nos pratiques, sur l’agriculture, les pesticides, le raclage des fonds marins.

Comment perçois-tu ton travail dans les autres domaines dans lesquels tu exerces?

L.M : C’est d’être immergé dans le son qui est très intéressant, c’est notre rapport au monde. La stéréo n’est pas naturelle, c’est intéressant de mixer de manière spatiale. En France on crée des catégories et moi ce que j’aime c’est que les choses s’entremêlent, comme la symbiose du vivant. On fait tous partie du même monde. Les idées c’est pareil, elles ne sont pas faites seulement d’images, elles se mélangent au son, au tactile, à un texte, à plein de choses. Le fait d’avoir une pensée infiniment morcelée qu’on peut rassembler et créer des liens. Mon travail est dans le lien, faire des ponts entre les choses, faire de la fiction, du documentaire, du son spatialisé ou en stéréo, dans la nature ou en créer avec des instruments de musique. Je fais tout le temps la même chose, je crée et m’immerge. Tout ça me permet d’imaginer des formes et de les monter sur mon ordinateur. Quand on monte du son et de l’image, on est presque dans de l’abstraction, on crée du rythme, une forme de musicalité. Tout est relié dans ce que je fais. Je vais essayer de créer des ponts et de ne plus faire comme si tout est enfermé, c’est ça ma richesse en tout cas.

Mais ce n’est pas évident parce que quand on travaille le cinéma de manière expérimentale, comme avec Sauvage qui n’a pas de paroles mais plus des sensations, la manière de le monter, de faire un son composé, musical, c’est une interprétation. Je trouve dommage parfois d’être trop bavard. Le son raconte énormément de choses, ce n’est pas juste de l’ambiance, c’est la perception des choses et la vraie observation.

Quand je l’ai vu diffusé, la salle était grande, l’écran, le son fort, je me suis sentie très oppressée. Ça m’a remémoré l’ambiance que j’avais vécue au tournage. Quand j’étais en train de filmer, je me demandais : “mais qu’est-ce que je fais vivre à mes amis” et là, je pourrais avoir le même sentiment dans la salle : “mais qu’est-ce que je fais vivre à ces gens ?”. Les films ont cette force quand même de pouvoir nous émouvoir. il faut continuer à s’émouvoir pour se rendre compte des choses, c’est en étant empathique qu’on peut avancer aussi.

Propos recueillis par Garance Alegria. Retranscription : Agathe Arnaud

Clermont-Ferrand 2023

Le Festival de Clermont-Ferrand vient de débuter. Sa 45ème édition se déploiera jusqu’au 4 février 2023. L’affiche espiègle de cette nouvelle édition est signée par l’illustratrice et réalisatrice portugaise Regina Pessoa, jurée l’an dernier.

Format Court vous proposera dans les prochains jours des critiques, interviews et reportages en lien avec la sélection 2023. N’hésitez pas à retrouver également nos articles déjà parus, en lien avec les films retenus en compétition cette année à Clermont.

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La critique de 48 Hours de Azadeh Moussavi (Iran, I5)

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Labo

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L’interview de João Gonzalez, réalisateur de Ice Merchants (Portugal, Royaume-Uni, France, I3)

48 hours de Azadeh Moussavi

Programmé en compétition internationale à Clermont-Ferrand, 48 Hours de la réalisatrice iranienne Azadeh Moussavi traite du difficile retour d’un père emprisonné à Téhéran chez lui, dans sa famille, pendant 2 jours. Seul, il se retrouve face à sa femme et sa petite fille et tente de retrouver les gestes du quotidien et de reprendre sa place dans son foyer.

Azadeh Moussavi avait déjà été sélectionnée à Clermont avec son précédent court The Visit, il y a 2 ans. Dans ce film, une femme et sa petite fille rendaient visite en prison à leur mari et père, prisonnier politique, après un long moment de séparation. 48 Hours, lui, adopte le chemin inverse, celui d’un père (Nader), prisonnier politique également, qui revient chez lui, pour quelques heures. Quelle attitude adopter face à son entourage quand concrètement, on a été absent ? Comment renouer avec l’intimité ? Comment se comporter comme père lorsque son propre enfant ne nous reconnaît pas ? Comment se toucher, cajoler, rassurer, aimer quand une fenêtre du parloir séparait jusqu’ici les êtres d’une même famille ?

Dans ses courts, Azadeh Moussavi parle de ce qu’elle connaît : son propre souvenir, enfant, de l’arrestation de son père, journaliste, par la police iranienne, la débrouille de sa mère face à l’adversité, la vie avec l’absence, la peur, l’incertitude.

Dans 48 Hours, on retrouve ce qui fait la singularité du cinéma iranien : la pudeur, l’intime, les regards, les silences. Par petites touches, Azadeh Moussavi filme le malaise des uns et des autres, la solitude de la personne toujours prisonnière d’elle-même malgré quelques heures de soi-disant liberté, l’espoir vain de prolonger le temps passé en famille. On essaye de ne pas dormir pour « profiter » un peu plus, on est suspendu aux coups de fil d’un avocat qui ne peut rien faire face à une machine judiciaire implacable.

Si la réalisatrice écrit et filme en connaissance de cause, là où le film prend encore plus de sens, c’est qu’il s’intéresse à l’épouse de Nader et à leur enfant, une adorable gamine de 4 ans, qu’elle a élevée seule et qui ne reconnaît pas son père. Comment se mettre au niveau d’un enfant, de ses repères, de ses dessins animés, de ses réactions à chaud quand on ne connaît plus que la peur, les coups, l’obscurité, la séparation ? Le temps guérit les blessures, paraît-il. Azadeh Moussavi, à travers ces moments tellement intimes, nous offre une belle leçon de vie, magnifiquement close par le sommeil de la petite fille n’entendant pas ce qui se dit hors champ et qui se réveillera le lendemain, face à une nouvelle journée et à un père reparti en prison. Un père qu’elle ne retrouvera que quelques années plus tard.

Face à ce film, on pense à la lettre de Tahereh Saeedi, l’épouse de Jafar Panahi, à son mari emprisonné, Jafar Panahi, postée sur Instagram il y a quelques jours : « Sommes-nous heureux ? Nous sommes anéantis…» qui parle de la solitude de l’entourage des personnes détenues en Iran et de l’incertitude quant à l’espoir de leur libération.

Katia Bayer

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