Après Lucrèce Andreae, Agnès Patron et Marie Larrivé, c’est au tour de Marine Laclotte, César du meilleur court d’animation 2022 pour Folie douce, folie dure de signer l’affiche du 4ème Festival Format Court (13-16 avril 2023, Studio des Ursulines) !!
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On connaît tous Berlin pour sa vie de nuit, ses raves et ses fameuses boîtes. Cette année, la sélection de trois films à la Berlinale (dont deux premiers longs) nous transmet l’énergie contagieuse de ces espaces où le temps s’arrête : La Bête dans la Jungle, de Patrick Chiha (France), Drifter, de Hannes Hirsch (Allemagne), et After, d’Anthony Lapia (France).
Drifter est le premier long-métrage du jeune réalisateur allemand Hannes Hirsch, relatant l’arrivée de Moritz dans la capitale. Ce dernier se fait rapidement quitter par son petit ami, se retrouvant alors livré à lui-même – en quelque sorte. On assiste à une sorte d’exploration de la part du jeune homme dans la ville, entre soirées, drogues et sexe. Cette évolution au plus proche du personnage permet d’apprécier le parcours initiatique d’un jeune gay à Berlin. On s’arrête sur le portrait décomplexé de Moritz, mis en valeur par le jeu simple et dépouillé de Lorenz Hochhut.
Dans la foule ou dans la chambre, les corps sont montrés de manière crue, et arrivent en même temps à être sublimés par la caméra d’Elisabeh Börnicke. Aussi, l’approche du monde queer est traitée avec justesse et subjectivité, peut-être parce que l’équipe du film est composée de nombreuses personnes issues de la communauté LGBTQ+. Drifter est donc un film personnel à petit budget, très réussi puisque sachant raconter une histoire – ce qui n’est pas le cas de beaucoup de longs sélectionnés cette année à la Berlinale.
La Bête dans la Jungle de Patric Chiha est décevant sur ce point, l’idée étant intéressante mais jamais bien traitée. Tout le long du film, John (Tom Mercier) et May (Anaïs Demoustier) attendent un événement incroyable qui viendrait chambouler leur vie, sans jamais sortir d’une boîte de nuit à Paris. Leur attente dure des années, et on apprécie le changement de soirées et de musiques écoutées au fil des décennies (des seventies au années 2000 environ). L’attente se fait cependant ressentir chez le spectateur : ça traîne, et la boîte, on finit par avoir envie d’y sortir (de la salle, aussi). La lenteur et les discours peu naturels finissent par être redondants et gâcher la promesse d’un film qui aurait pu bien marcher. Au contraire, les deux premiers longs, After et Drifter, offrent un dynamisme tout particulier en même temps qu’une réalité de la vie de la nuit dans deux villes.
On quitte Berlin pour arriver en plein dans une boîte à Paris. After, c’est la rencontre impromptue entre Félicie, avocate, et Saïd, conducteur de VTC. Les deux protagonistes partagent leur vision de la nuit – qu’ils passent ensemble, un after prolongé avec des clopes et du vin rouge. On côtoie deux regards sur la vie : la désillusion et le combat. Au petit matin, Saïd part, sans qu’on sache s’il y aura un « après ». Comme dans Drifter, le naturel de ce film fait du bien, et on est vite pris dans la torpeur et la frénésie d’une nuit dans Paris – drogues sur canapé et discussions dans le fumoir, sans même savoir où cela va aller. Il y a comme du VernonSubutex de Virginie Despentes là-dedans, des drôles de personnages et des soirées avec le nez dans la coke. Pourtant, rien n’est trop poussé, et la musique accompagne particulièrement bien ce premier long.
Contrairement à Drifter, After se concentre moins sur les corps que sur ces visages secoués et tremblants de sueur. La danse est rythmée, presque mécanique, sur fond de techno ou de psy-transe. Le spectateur plonge dans le bouillonnement de la foule, puis dans le calme bizarre du canapé à trois heures du matin, ce qui n’est pas pour nous déplaire.
Entre rencontres, drogues et visions, la Berlinale nous aura offert un beau panorama de la vie de la nuit avec des personnages qui nous imprègnent le temps d’une soirée (et d’un film).
La Berlinale vient de s’achever. Dans les prochains jours, nous reviendrons sur certains courts et premiers longs ayant marqué notre équipe. En attendant, voici les films de la compétition primés par le Jury court (Cătălin Cristuțiu, Sky Hopinka and Isabelle Stever).
Bon à savoir : nous consacrons un focus à la Berlinale à l’occasion de notre prochain Festival Format Court (13-16 avril prochain, Studio des Ursulines). Plusieurs courts-métrages sélectionnés et/ou primés au festival seront projetés à cette occasion. Restez connectés !
Ours d’or du meilleur court-métrage et candidat aux European Film Awards : Les chenilles de Michelle Keserwany et Noel Keserwany – France
Ours d’agent : Marungka tjalatjunu (Dipped in Black) de Matthew Thorne, Derik Lynch (Australie)
Mention spéciale : It’s a Date de Nadia Parfan (Ukraine)
Ce vendredi 24 février 2023, 3 courts-métrages de fiction, d’animation et documentaire ont été primés lors de la 48ème cérémonie des César, organisée à l’Olympia.
Bonne info : ces 3 films seront à (re)voir, en présence de leurs équipes, lors de notre 4ème Festival Format Court qui se déroulera du 13 au 16 avril prochain au Studio des Ursulines (Paris, 5). La Vie Sexuelle de Mamie de Urška Djukić et Emilie Pigeard et Maria Schneider, 1983 d’Élisabeth Subrin font partie de notre compétition. Partir un jour d’Amélie Bonnin, sera programmé lors de notre focus consacré à Bastien Bouillon, tout juste récompensé du César du meilleur espoir masculin dans La Nuit du 12 de Dominik Moll.
As Bestas, long-métrage en langue française et espagnole, récompensé du César du meilleur film étranger 2023, est disponible en DVD. Sorti en 2022, le film a récolté 9 Goyas dont celui du meilleur film et de la meilleure réalisation à Rodrigo Sorogoyen. Denis Ménochet s’est également vu décerner un Goya dans la catégorie du meilleur acteur. Cette consécration critique pour le film s’inscrit dans la lignée des nombreux prix que le réalisateur a reçu pour ses précédents projets avec notamment un autre prix de meilleur réalisateur pour son film El reino. C’est avec un thriller psychologique particulièrement bien mené que Rodrigo Sorogoyen marque le public et la presse, et signe sa première collaboration avec les acteurs Marina Foïs et Denis Ménochet.
As Bestas raconte l’histoire d’Olga et Antoine, un couple de français, qui s’est récemment installé dans un village de Galicie, une région marquée par le dépeuplement et la pauvreté. Nous sommes plongés dans une atmosphère angoissante dès les premières minutes du film. On voit la lutte, filmée au ralenti, de trois hommes essayant de mettre à terre un cheval sur un air de violoncelle lancinant. La scène indique le sujet principal du film, de même que la musique donne le ton ; la lutte acharnée est au cœur de cette histoire. Bien que le couple tente de s’intégrer, Olga et Antoine restent considérés comme des étrangers en dépit de leur apprentissage de la langue locale. Leur caractère étranger est ce qui les condamne quand ils refusent de ratifier un accord pour la construction d’éoliennes dans la région, un projet qui devrait engendrer une grosse somme d’argent et qui est perçu comme la chance d’un nouveau départ par la population.
Le film est un parfait thriller qui maintient une tension permanente dans une économie sans défauts. Loin des films où le silence ne dit rien, ici, il sert constamment l’action et construit une tension palpable. C’est justement parce qu’on ne voit pas d’actions très violentes; d’effusions de sang ou de grandes explosions qui rendraient le danger tangible, que celui-ci en est renforcé. On est plongé dans l’attente d’un « boom » qui ne vient pas. Et dans le silence retentissant de la montagne, le danger semble partout du fait qu’on ne saurait dire où il se trouve exactement. Le secret de ce film est l’hésitation permanente entre l’anormal et le normal. On pense notamment à une plaisanterie que fait l’un des voisins à Antoine, qu’il fait courir pour monter dans une voiture. Celui-ci juge la blague malsaine tandis que son voisin soutient qu’il ne s’agit que d’une taquinerie innocente. Alors comment expliquer le malaise que l’on ressent ? Probablement par cette hésitation; quand tout semble normal sauf un petit détail qui nous crispe, sans savoir pourquoi, et qui nous glace le sang.
Étonnement, la tension du film est renforcée par le calme et la paix de l’environnement dans lequel évoluent les personnages. La nature, vaste et nue, aurait pu être inquiétante mais elle est au contraire profondément paisible. Nul doute, ce sont les hommes qui sont à redouter dans cette histoire. La détresse d’Olga, la femme d’Antoine, grandit à mesure que les tensions montent. Elle est la seule à prendre du recul et à faire remarquer l’absurde de cette situation de tension alors qu’ils sont venus chercher la paix dans les montagnes : « Mais on est pas venus ici pour faire la guerre ». Le calme apparent est cependant toujours perturbé par la musique, tantôt violon strident, tantôt claquettes de flamenco, qui ressemblent à des tambours de guerre, ou encore aux battements de cœurs qui s’accélèrent en sentant l’approche du danger.
Au-delà de la tension, As bestas adopte les codes des westerns avec des discussions graves faites en clair-obscur, parfois totalement plongées dans le noir ; mais aussi ceux des films de mafias et de gangsters à qui le réalisateur empreinte les fameuses discussions autour d’une table ronde pendant un jeu de carte ou de domino. On ne peut s’empêcher de voir dans le rire déplacé d’Antoine lors de l’une de ces discussions une référence au célébrissime « Je suis drôle moi ? » de Joe Pesci dans Les Incorruptibles de Scorsese, symbole de la nature versatile des gens habitués à tuer. Mais contrairement à ces films qui sont caractérisés par un monde masculin de la nuit et des trafics, As Bestas est divisé en deux temps où dominent alternativement les points de vue d’Antoine et d’Olga. Les deux personnages interviennent l’un après l’autre dans l’histoire et nous permettent de voir les différentes façons de se confronter au danger permanent. As Bestas tient sa promesse de suspens tout en nous proposant une mise en scène très élégante. Une réussite absolue.
Nommé aux César dans la catégorie « meilleur court-métrage documentaire », le film Ecoutez le battement de nos images réalisé par Audrey et Maxime Jean-Baptiste retrace grâce à un montage alliant images d’archives et différentes sources sonores (voix-off et musique) l’histoire de la construction de la base spatiale de Kourou en Guyane. Le film a d’ailleurs été produit par l’Observatoire de l’Espace, le laboratoire culture du CNES.
Ce documentaire au traitement singulier nous rappelle notamment les expropriations dramatiques qui ont eu lieu et nous emmène dans un voyage sensoriel à travers cette époque et ce lieu. À la veille de la cérémonie des César, nous avons rencontré dans un café du 18ème arrondissement de Paris, la sœur et le frère, Audrey et Maxime Jean-Baptiste. Ils évoquent entre autres la façon dont ce projet a vu le jour, leur processus de création et la représentation de la Guyane.
Format Court : Comment en êtes-vous arrivé au cinéma, à l’image ? Comment avez-vous eu l’envie de co-réaliser ce film ?
Maxime Jean-Baptiste : Je suis arrivé au cinéma par le biais de l’art. J’ai fait une école d’art. Après je voulais faire du cinéma depuis extrêmement longtemps parce que nos parents sont passionnés de cinéma et ils nous y ont emmené très souvent. Il y a un rapport qui s’est développé vite. J’ai fait plutôt des projets de films expérimentaux, qui pouvaient se lier parfois à la performance. Quand on a eu cette proposition de faire ce film par le biais d’un appel à projets du Centre National des Etudes Spatiales, on s’est demandé si on allait postuler à deux ou séparément. On a décidé de le faire ensemble. Dans nos travaux, on travaille sur des choses très similaires même si on les traite de manière complètement différente.
Audrey Jean-Baptiste : De mon côté, je viens des sciences sociales, j’ai fait des études d’anthropologie pendant cinq ans. Ensuite, j’ai fait une formation documentaire. Suite à ça, par un heureux hasard, à la fin de mes études, je me suis trouvée en Guyane pour un tournage. J’avais envie de faire du cinéma mais c’était trop tard pour faire une école parce que j’avais déjà fait six ans d’études, il fallait que je travaille. À la fin de mes études, je me trouve en Guyane et j’entends parler d’un énorme tournage, produit par Mandarin pour le cinéma. J’ai fait des pieds et des mains pour travailler sur ce film. J’ai accepté le poste qu’on me proposait à la régie. C’était ma découverte du plateau de cinéma. Suite à ça, comme l’expérience s’est très bien passé, il y a une partie de l’équipe qui m’a fait rencontrer d’autres techniciens. Je voulais faire de la mise en scène. De cette manière, j’ai rencontré une équipe d’assistants en mise en scène en France, dans l’Hexagone, avec qui j’ai fait de l’assistanat, qui m’a formé pendant quatre ans. Parallèlement à ça, j’ai commencé à me former à l’écriture de scénario de fiction à travers différents ateliers, notamment La ruche à Gindou (une résidence d’écriture pour des réalisateur.ices autodidactes), « La Résidence » organisée par Côté Court et Cinéma 93, et d’autres petits modules de formation. Ca m’a permis de me donner confiance en moi parce que je ne venais vraiment pas de ce milieu. Ce n’est pas évident de se lancer dans ce monde qui est quand même très opaque. Ca m’a mis le pied à l’étrier. J’ai rencontré des producteurs qui m’ont fait confiance et qui ont produit mes premiers films.
C’est vrai qu’on a fait chacun nos films de notre côté. Moi, je faisais plutôt des documentaires, des fictions narratives plus classiques et quand on a entendu parler de cet appel à projet, ça ne faisait pas sens de poser deux candidatures différentes. Après avoir portée deux films seule, l’idée de la co-réalisation m’intéressait pour partager cette intensité de fabrication de film. J’étais bien contente de voir ce que ça donnait de partager ces tâches-là.
Par rapport au sujet du film, quelle place occupe les expropriations qui ont eu lieu pour la construction de la base spatiale ? Comment avez-vous construit le sujet avec votre passé familial et avec les contraintes de l’appel à projet ?
A. J-B. : L’appel à projet est extrêmement libre. Le Centre National d’Etudes Spatiales qui gère toutes les questions du spatial en France donne chaque année des images d’archives à des réalisateurs et réalisatrices. Chaque année, il y a un thème particulier. Pour nous, le thème était la construction du centre spatial à Kourou en Guyane. Quand on a dû présenter un dossier pour candidater avec Maxime, on a tout de suite exprimé le désir de vouloir aborder la conquête spatiale française d’un point de vue guyanais. On a eu trois mois pour faire le film. On a travaillé dessus six semaines. On connaissait cette histoire d’expropriation mais on n’était pas sûr de vouloir l’aborder dans ce film puisqu’on avait peu de temps, qu’on allait peut-être pas pouvoir en parler de manière juste. Il fallait qu’on ait suffisamment de matière, qu’on puisse rencontrer des gens qui avait vécu ça. Dans le doute, on s’est dit que ce serait largement le point de vue guyanais qui serait mis au premier plan mais pour la question de l’expropriation, il fallait attendre de voir la matière qu’on aurait dans le temps imparti. On a rencontré une quinzaine de guyanais.es. On a commencé par notre père, puis des amis, des oncles, des amis d’amis, etc. On est arrivé comme ça jusqu’à deux frères et sœurs, d’une soixantaine d’année maintenant, Christian et Juliana Chocho. Ils ont vécu les expropriations quand ils était enfants. Ils sont encore extrêmement bouleversés par ça. Ils luttent aujourd’hui pour faire reconnaitre et raconter encore cette histoire, surtout Juliana Chocho. Quand on a rencontré Christian, il nous a raconté cette histoire avec tellement d’émotions, de peine et d’intensité que j’ai eu l’impression que ça avait eu lieu la veille. Quand on est sorti de chez lui avec Maxime, on a compris qu’on avait cette histoire-là à raconter, aujourd’hui et maintenant. Il n’y a que ça qui valait la peine d’être dit à ce moment-là dans le cadre de la production de ce film. À ce moment-là, on s’est complètement lancé dans cette histoire. On a construit la voix -off avec une quinzaine d’entretiens, notamment avec une archive sonore d’un ouvrier guyanais qui a construit le centre spatial de Kourou, qui a pu observer tout ça mais avec un point de vue critique. On y a mêlé notre émotion, notre rapport au spatial en Guyane. On n’a pas grandi en Guyane, on a grandi en Seine-et-Marne et on allait en Guyane régulièrement avec notre père et notre mère, pour les vacances. J’y ai voyagé seule plus tard. On a un rapport assez proche. C’est un jeu un peu fictif qui est constitué de toutes ces voix qu’on a récolté et de la nôtre.
Des mots que vous avez donné à mettre en voix par une actrice guyanaise ?
A. J-B. : Ce qui était important, c’était de ne pas choisir n’importe quelle actrice. Ce qui comptait, c’était que la personne qui allait interpréter cette voix ait un rapport intime avec cette histoire. En parlant autour de moi, j’ai rencontré Rose Martine qui est – si je ne dis pas de bêtises – la première comédienne guyanaise formée au Conservatoire national supérieur d’art dramatique et qui est kourouciene. Elle est née en Haïti mais a été élevé et a grandi là-bas. C’était important pour nous d’avoir la voix d’une personne qui avait un rapport direct, intime avec cette histoire-là, que ça puisse résonner en elle pour nourrir son interprétation.
Pouvez-vous nous expliquer le titre de votre film ?
M.J-B : C’est venu quand on a écrit l’appel à projet, de manière instinctive. Il n’y avait pas spécialement de réflexion dessus. On voyait déjà un certain langage audiovisuel dans les images auxquelles ont avait accès, qui posait certaines limites par rapport au langage de film institutionnel. Et il y avait cette idée de voir quelles sont nos images, à nous, en tant que guyanais, que l’on veut trouver pour parler de cette histoire-là, il y avait donc déjà cette idée de « nos images ». Au début, on avait l’idée d’« écouter » de manière large. Par la suite, le mixeur du film, Clément Laforce, nous a dit que ce serait plus intéressant d’écrire « écoutez ». C’est comme ça que le titre est apparu.
On vous a mis des images à disposition, ça représente combien de temps de visionnage en tout ?
M.J-B. : Il devait y avoir trois heures. Il y avait différents types de films. Il y avait des films institutionnels qui étaient plus à visée commerciale, pour faire venir les français en Guyane pour travailler : « C’est génial ici, vous avez tout. Vous avez la gym, le supermarché français… » . Il y avait des films institutionnels plus scientifiques. On ne les a pas vraiment utilisés, ils expliquaient comment sont construites les fusées. Ensuite, des films amateurs tournés par des architectes et des ingénieurs français qui filmaient en super 8 avec un regard qui ne nous plaisait pas du tout.
Pour ce qui est de la musique, comment avez-vous intégré en plus de la voix-off cette partition sonore dans le montage ?
M.J-B. : Au début, on ne voulait pas forcément de la musique. Pendant le processus de création, on regardait plein d’images, on essayait d’écrire cette voix-off et j’ai pris un temps, j’avais un trop plein. Je voulais monter quelque chose avec des images donc je suis retourné à Bruxelles et j’ai travaillé tout ça. J’ai composé une musique qui se trouve être la musique de fin avec la fusée qui décolle. J’ai montré à Audrey et on s’est dit que c’était pas mal. C’est comme ça que ça s’est construit, en commençant par la musique de fin. La musique du début, on l’a trouvée par des sources. C’est un morceau qui s’appelle Below the surface de Kyle Preston. À chaque fois, il fallait trouver, par le biais de la musique, la bonne note. Très vite, on peut tomber dans soit quelque chose de trop grave soit trop heureux. La musique originale des images est très entraînante. On l’a mise de côté. L’essentiel était de trouver une musique qui rend les images étranges. C’est comme ça qu’a été composée la musique.
A. J-B. : Il y a quand même l’idée de retranscrire la mélancolie d’une façon juste, pas trop emprunté, sans pathos. Ces images avaient été pensées dans un certain sens. Avec cette musique, on a enlevé la substance de la façon dont ces images avaient été pensées. Je pense à un plan très précis du film qui est issu d’un film qui a vraiment une visée à faire venir les gens de l’Hexagone en Guyane. C’est quand même un territoire qui souffre d’une image extrêmement négative, qu’on appelle « l’enfer vert ». Dès qu’on parle de la Guyane, c’est pour dire qu’il y a des bêtes partout, que tu ne fais pas un pas sans mettre le pieds sur une mygale ou un serpent, ce qui est complètement faux. La Guyane est enfermée dans une forme d’exotisme et de folklore assez fort, donc certaines personnes avaient fait une vidéo pour montrer à quel point la vie en Guyane est agréable, parce qu’on peut y faire du tennis, du bateau. À un moment, il y a un plan où des femmes font de la gym au milieu d’une jolie cité. Nous, quand on a regardé ces images avec la musique originale, on avait en mémoire les expropriés. On savait que pour que ça existe, il y avait des gens qui se sont fait dégager en six mois dans des maisons affreuses. Il y a des gens qui sont morts de ça. C’est un drame terrible. Voir ces vidéos positives nous a créé un trouble énorme. On avait besoin d’enlever la substance du pourquoi de ces images en y injectant une autre émotion par cette musique qui donne et incarne ce décalage. On en parle souvent en ce moment. Pacifiction de Albert Serra raconte cette étrangeté qu’entretient la France à ses territoires colonisés. Il ne nous l’explique pas de manière théorique mais nous fait ressentir l’anomalie qu’est la colonisation française, comme quelque chose qui ne va pas de soi. Ca ne va pas de soi que la France possède des territoires outra-marin, ce n’est pas « normal ». Ce sont des choses à interroger. Je trouve ça passionnant quand un film à travers la sensation, à travers l’émotion, nous donne accès à cette étrangeté sous-tendue par une grande violence. Cette musique permet vraiment de donner accès à cette sensation même si on n’explique pas théoriquement l’ensemble des enjeux politiques.
« Diane Wellington »
Est-ce qu’il y a des films qui vous ont particulièrement influencé ?
A.J-B. : Il y en a notamment un qui nous a beaucoup hanté, c’est Diane Wellington d’Arnaud Des Pallières, vraiment l’un de mes courts-métrages préférés. C’est un film qui a été fait avec des images d’archives et qui, en très peu de temps, avec très peu de choses, nous donne accès à travers le destin d’une jeune femme a une réalité de l’histoire américaine, a quelque chose de plus grand de l’Amérique des années 50-60. Il y a une puissance émotionnelle dans ce film. Dans ce cas-là, il n’y a pas de voix-off mais des cartons comme dans un film muet. C’est un film qui nous a extrêmement inspirés. Bouleversant, puissant. On l’a regardé et même on s’est dit qu’on allait plutôt faire des cartons (rires) ! Finalement, on a fait une voix-off mais c’est un film sur lequel on s’est pas mal reposé pour penser l’écriture. Il a entrainé des questions : d’où vient cette voix off ? À qui parle-t-elle ? Comment ? On ne voulait pas que ce soit juste une voix-off comme ça, qui parle de nulle part sans être ancrée dans quelque chose. C’est des questions que l’on avaient : d’où parle cette femme ? Pourquoi à ce moment-là prend-elle la parole ? Diane Welington est un film assez parfait en terme de dramaturgie et de structure de scénario. Je le trouve exceptionnel.
M.J-B. : Il y avait aussi Odyssey réalisé par Sabine Groenewegen. Il nous a influencé parce qu’il se situe au Surinam, qui est ce que l’on appelle la Guyane dite hollandaise, juste au-dessus de la Guyane française. Le film est aussi fait uniquement d’archives. Le point de vue en l’occurrence, ce sont des machines qui voient 600 ans plus tard, donc en 2600, des images d’archives d’une forme de colonisation hollandaise au Surinam. C’était intéressant d’avoir ce film aussi pour créer une étrangeté par rapport à ces images, pour raconter que ce qui est fait, le processus colonial, qui n’est pas normal, normalisé mais complètement abstrait, absurde.
Qu’est-ce que ça représente pour vous d’être sélectionné aux César ? Comme votre film a une forme quelque peu hybride, est-ce que vous assumez pleinement d’être dans cette catégorie du meilleur court-métrage documentaire ?
M.J-B. : Comme pour nous, c’était un film de commande, le film était prévu pour être montré à la Nuit Blanche en 2020 et être ensuite déposé au Musée des abattoirs à Toulouse. Il était plutôt considéré dans un contexte artistique. Nous, on voulait quand même le montrer, donc on a échangé avec l’Observatoire pour le diffuser en festival. C’est nous qui avons principalement fait ce travail de distribution. On a commencé à l’envoyer. On avait une liste d’une dizaine de festivals. On a été pris au début à Clermont-Ferrand en 2021 et deux autres festivals qui ont suivi après mais qui était principalement des festivals de documentaires : CPH:DOX à Copenhague et le festival Hot Docs à Toronto. Ce sont vraiment des festivals importants et depuis, on a eu énormément d’acceptation en festival, pour son histoire mais aussi pour le traitement un peu hybride. Ce n’est pas un documentaire au sens classique de reportage mais il y a un aspect sensoriel. Je ne sais pas si on peut dire expérimental, un rapport très sensoriel à une histoire réelle. C’est vrai qu’on a eu énormément de festivals jusqu’à Sundance, alors là on était… Et aujourd’hui, les César.
A.J-B. : Effectivement, ce n’était pas prévu… Moi, je suis très contente que l’on soit justement dans la catégorie « meilleur court métrage documentaire ». Le documentaire est quand même une forme de cinéma extrêmement riche et protéiforme qui sort d’une vision classique. On ne s’est pas fondu dans le quotidien d’une personne ou d’un groupe de personnes pour révéler quelque chose d’un quotidien. On est à un autre endroit du documentaire. C’est très juste que l’on soit dans cette catégorie. C’est un type de films. Le documentaire est protéiforme par essence. Je suis très contente que l’on puisse donner sa place à un type de documentaires un peu autre dans cette institution que sont les César. Je tressaille quand je vois des formes de documentaires audacieuses. Le court-métrage est quand même là pour ça. On a essayé quelque chose à travers ce documentaire. C’est ce qui est beau dans cette forme. Pour moi, ce qu’il y a au cœur du documentaire, c’est la mise en scène, que ce soit celle des personnages, de soi. Il y a énormément de mise en scène dans le documentaire. Il y a des mythes qui existent ou on croit que dans le documentaire, les personnages oublient la caméra. Je trouve que c’est un mythe et un écueil parce que personne ne peut oublier qu’il y a un cameraman et un ingénieur du son dans son salon, dans sa salle de bain ou au réveil, le matin. C’est impossible. La place de la caméra ou d’une équipe de tournage ou de la caméra pendant le tournage, c’est comme un invité chez soi. L’invité fait tellement partie du quotidien qu’il devient familier. Pour moi, le documentaire c’est ça. Quand un documentaire est réussi, c’est que les gens sont en confiance, qu’ils ont accepté l’équipe de tournage comme un invité chez eux. C’est là que l’on est dans la puissance même de tout ça. Les gens eux-mêmes se mettent en scène, c’est une co-mise en scène entre les personnages, le réalisateur, la réalisatrice. Un de mes réalisateurs de documentaires préférés, c’est Roberto Minervini et quand on voit ses films, on ne sait pas si c’est de la fiction ou du documentaire. C’est très troublant. La question de la mise en scène est puissante dans ses films tellement la ligne entre les deux est trouble. Moi c’est cette ligne entre le documentaire et la fiction que je trouve passionnante. Le documentaire, c’est du cinéma avant tout. Après, on joue avec les formes, on joue avec les degrés de mises en scène, que l’on souhaite révéler ou pas aux spectateurs, aux spectatrices. Tous ces jeux-là sont passionnants.
M.J-B. : Il y a un jeu super intéressant dans le documentaire mais il y a aussi parfois un certain danger quand le documentaire emprunte parfois trop à la fiction. Quand je repense au cinéma de Raymond Depardon que j’adore, c’est magnifique aussi de voir un réalisateur qui prend du temps avec quelqu’un sans qu’il y ait forcément une mise en place, une mise en scène précise empruntant tout de la fiction. Il pose sa caméra quasiment comme un photographe et il fait une photo longue durée en passant du temps avec quelqu’un. Il est sincère dans sa démarche. Il filme le réel, il le construit, le met en scène mais il y a aussi un rapport au temps que j’apprécie et qui ne doit pas toujours paraître trop maitrisé, trop contrôlé.
A.J-B. : Pour ajouter quelque chose sur notre présence aux César, je trouve ça émouvant qu’une histoire qui soit liée à la Guyane y soit représentée. Au-delà du fait que ce soit notre film et que ce soit une histoire de famille car notre père a beaucoup aidé à ce que l’on rencontre ces personnes, ça me touche de me dire que le travail que l’on a fait en famille est aux César. Ce sera cité ne serait-ce qu’une seconde pour les spectateurs et les spectatrices. La Guyane est un territoire qui est peu voire pas représenté. Il y a une série par-ci, un film par-là, qui doit y être tourné. Je dois en permanence quand on me demande d’où je viens – une question récurrente – dire où se trouve la Guyane aux gens, que la Guyane n’est pas une île, que c’est la plus grande frontière terrestre de la France avec le Brésil. C’est toujours bizarre de devoir expliquer pour un territoire français où il se trouve. Je suis donc assez émue que la Guyane soit citée à cet endroit, ça me touche. J’aurais aimé en étant plus jeune ou adolescente, ou dans mon parcours de cinéphile, voir davantage ça. Je suis contente de donner une visibilité sur ce territoire et surtout que ce ne soit pas un regard de l’extérieur. La Guyane est tout le temps représentée pour la forêt, pour le côté « dangereux », « violent ». Pourtant, toutes les histoires intimes, personnelles, les individus qui vivent là-bas, on ne parle pas d’eux. C’est toujours sensationnaliste. J’ai plus envie d’entendre des histoires de la Guyane qui soient proches des gens. Quel est ce territoire ? Qu’est-ce que les gens vivent ? J’espère qu’il y en aura plus après.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
M. J-B. : Je travaille sur un long-métrage qui se déroule aussi en Guyane. Je pars d’ailleurs dans deux semaines là-bas. C’est un projet de long-métrage pour lequel Audrey participe à l’écriture. On travaille donc de nouveau ensemble. C’est une histoire qui a trait à notre famille à travers la mort d’un cousin. Une histoire qui a marqué la Guyane parce que c’était quelques années avant les mouvements sociaux de 2017 qui ont été très marquants sur la question de la violence. Le film est un peu un portrait de ça, de notre famille, de notre cousin qui est mort trop jeune, à 18 ans. Il allait partir en France mais il s’est fait tuer juste avant. L’histoire suit notamment le point de vue de certains personnages, notamment son neveu qui vit aujourd’hui en France à Stains en région parisienne et qui revient en Guyane avec ce désir de se rattacher à ce pays. Pour moi, c’est aussi une sorte d’alter ego. Il vit entre les deux et il essaye de se rattacher à la Guyane, à ses racines. C’est un film documentaire autour de ça.
A.J-B. : La co-écriture avec Maxime nous a pas mal occupé. Je viens tout juste de finir un film produit par Yukunkun dans le cadre d’une collection en partenariat avec le Conservatoire National Supérieur d’art dramatique. J’ai eu la chance d’avoir une carte blanche et de tourner un court-métrage très vite. C’est génial de pouvoir faire un court-métrage comme un geste ou il n’y a quasiment aucune discontinuité entre l’idée de départ et le tournage. C’est vrai qu’on sait que le court-métrage met en général du temps à se financer, à se monter. Ca peut mettre deux, trois, quatre ans. Là, j’ai pu faire ce film comme ça. J’avais envie d’écrire une histoire d’amour dans un contexte un peu apocalyptique. C’est ma deuxième fiction et j’ai pris un grand plaisir à travailler avec les élèves du Conservatoire qui sont vraiment impressionnants en terme de qualité de travail et d’intelligence émotionnelle de jeu. J’ai été impressionné par ça. Ca me donne envie de continuer à réfléchir à des projets de fiction. Là, je suis en tout début d’écriture d’un long-métrage de fiction et je travaille aussi sur un long-métrage documentaire. Je me focalise du coup plutôt sur l’écriture en ce moment.
Avec Haut les cœurs, son premier court-métrage, Adrian Moyse Dullin nous dresse un portrait des histoires d’amours chez les pré-ados à l’heure du numérique. Filmé entièrement dans un bus, un espace clos et oppressant, devenant un personnage à part entière du film, Haut les cœurs raconte l’histoire de Mahdi, pressé par sa sœur et sa meilleure amie de dévoiler ses sentiments à Jada. Adrian Moyse Dullin interroge entre autres dans ce film les rapports amoureux, la masculinité et les stéréotypes de genre.
À l’occasion de sa nomination aux César dans la catégorie « meilleur court-métrage » et à quelques jours de la cérémonie, nous avons interviewé Adrian à Paris. Il nous parle de son parcours, de ses projets, de ses désirs de cinéma et de sa façon de travailler.
Format Court : Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours ? Qu’as-tu fait avant de réaliser ce film ?
Adrian Moyse Dullin : J’ai fait des études plutôt littéraires : une licence de philosophie, et en parallèle une licence Cinéma/Théâtre. Puis, j’ai fait un Master à Sciences-Po Grenoble. Je n’ai pas fait d’école d’art au sens propre. À un moment, je voulais plutôt être prof de philo, mais l’exigence d’un parcours académique me faisait un peu peur. Je ne voulais pas forcément faire de carrière artistique mais paradoxalement je sentais que j’avais une nécessité à cet endroit, mais je ne savais pas comment ça marchait.
Je viens d’une famille de classe moyenne qui n’a pas fait beaucoup d’études et qui n’a pas du tout ces codes-là. Tout était assez nouveau pour moi quand je suis arrivé à Paris. Je voulais travailler dans le milieu culturel, mais je ne savais pas à quel endroit. Il m’a fallu du temps pour comprendre les codes et où je pouvais me sentir à ma place. Il m’a fallu ensuite du temps pour que je m’autorise à écrire. Mais je pense que beaucoup d’auteurs passent par ces sentiments : avoir honte ou ne pas se sentir légitime. Il s’agit aussi de partir d’une émotion qui nous est propre, être sincère, se glisser dans les personnages puis cacher un peu tout ça derrière du romanesque…! C’est un travail minutieux de bien cacher ses émotions dans un projet.
Heureusement, il n’y a pas que les études qui nous définissent, mais peut-être que ça nous donne une grille de lecture dont il faut aussi savoir s’émanciper. Je dois dire que la philosophie, c’est très important pour moi car de ma petite expérience, quand je réfléchis aux films que je pourrais faire, je réfléchis aussi en terme de concepts philosophiques qui y sont débattus. Quand j’écris, je m’amuse parfois à imaginer le scénario comme une dissertation… Thèse, antithèse, synthèse ! Mon Dieu, ça parait tellement scolaire, dit comme ça !
Les philosophes utilisent beaucoup d’allégories pour donner corps à leurs idées. Les récits permettent de donner une image concrète à une notion morale qui est parfois abstraite. J’aime bien cette culture de la fable chez les philosophes ou les religieux. Ensuite, il y a mon histoire familiale. J’ai perdu mon père très jeune, de façon dramatique et ça me constitue. C’est le point de départ et le sujet de mon prochain film d’ailleurs.
Je peux aussi dire que ma première grande émotion au cinéma a été Titanic. Comme beaucoup de gens de ma génération. Je l’ai vu tellement de fois. J’avais 10 ans quand le film est sorti. C’était un événement. La mère de ma meilleure amie qui était ma voisine dirigeait le ciné-club du quartier et quand elle nous gardait, on traînait beaucoup au cinéma et à chaque fois que Titanic repassait, on y retournait. Ensuite, adolescent, j’ai découvert d’autres cinémas qui m’ont passionné. Les Dardenne, Kieslowski, Audiard ou encore les frères Coen par exemple.
D’où t’est venue l’idée de faire ce film avec un seul décor, un huis clos ?
A.M.D.: J’avais envie de raconter l’histoire d’un personnage qui s’émancipe du regard des autres, qui a peur d’aller au bout de son désir, qui a une angoisse et une honte très forte de lui et de son désir, de ce qu’il ressent. Un personnage qui vit un peu les choses pour lui mais qui a du mal à les exprimer. J’aimais aussi beaucoup le personnage de Kenza dans le film. Elle a un usage intrusif des réseaux, mais surtout c’est la figure du « coach » qui m’intéressait. Un personnage qui n’arrive pas à être sincère, à être juste alors qu’il pousse les autres à l’être. C’est aussi un caractère qui fait écho à la thématique. Au lieu d’être sincère, on se cache derrière des représentations ou des valeurs morales et des stéréotypes qui nous rassurent. Et puis, ça m’amusait aussi de discuter des stéréotypes de genre, de la bonne façon de faire une déclaration d’amour : les codes et les dogmes autour de la séduction. Voir à quel endroit dans une déclaration d’amour on va vers sa propre sincérité, sa propre vérité. Voir aussi comment on s’émancipe de tous ces clichés pour accéder à soi, à ce qu’on ressent, s’émanciper des représentations. Ça vaut aussi pour la création, la sexualité, la philosophie…
Souvent, quand j’écris, il y a plusieurs choses qui se télescopent. J’avais dés le début du projet, l’idée de la scène finale du film ou je pouvais jouer avec la « matière du cinéma ». Il y a dans cette scène un chassé-croisé de point de vues. Une compréhension multiple de l’histoire : celle de Mahdi et Jada sur le trottoir, celle des spectateurs du bus et des réseaux sociaux. Chacun a sa propre vérité. Une scène qui posait cette question : comment le regard des autres modèlent nos actions ? J’étais vraiment excité à l’idée de tourner cette scène et je ne savais pas si elle allait marcher visuellement.
Concernant le bus, j’aimais beaucoup l’idée du huis clos, pas simplement pour l’aspect technique mais surtout parce qu’il dit quelque chose du personnage principal. Il se sent piégé par le bus, perçu comme espace mental, paranoïaque. Un petit théâtre où tout ce qu’on fait dedans se voit. Et comme le personnage est terrifié par le regard des autres, il va devoir traverser son angoisse.
Avec Emma Benestan avec qui j’ai co-écrit le scénario, on a tout fait pour ne pas sortir de ce bus, pour rester enfermé dedans. Comme dans un thriller, le bus devient un personnage qui met la pression…
J’ai pris beaucoup le bus quand j’étais adolescent. Pour aller au collège et au lycée. Il s’y passait toujours des choses. Plein de péripéties me sont arrivées dans des bus à cet âge-là. C’était aussi un temps suspendu entre l’autorité du collège et celle de la cellule familiale.
Le bus, c’était une zone de non droit. Il n’y avait pas de régulateur. C’était la jungle, l’endroit où les pulsions primaires se manifestaient. Il devenait parfois le théâtre d’harcèlement, d’humiliations ou de révélations. Bref, c’est un espace vraiment intéressant à analyser. Après, j’écris également beaucoup à partir des décors… Par exemple, mon prochain film, je l’écris à partir d’une plage, un espace de normativité, où l’on affiche les corps.
Tu as été épaulé sur le scénario par Emma Benestan. À quel moment est-t-elle arrivée et comment t’a-t-elle aidé dans l’écriture et la co-scénarisation ?
A.M.D.: Elle m’a énormément aidé, elle a été décisive. On était au stade du dialogué, j’avais déjà une version de scénario avec une histoire qui se passait dans un bus avec des jeunes qui discutent de la meilleure manière de se faire une bonne déclaration d’amour. J’avais la trame du film. J’étais déjà embarqué avec mon producteur (Punchline Cinema) et je cherchais vraiment à rentrer encore plus en profondeur dans l’intériorité des personnages, dans les situations et dans la thématique des stéréotypes de genres.
Emma, elle, avait déjà travaillé avec des jeunes, elle avait l’expérience de ce type de film et surtout elle m’a aidé à explorer les personnages en profondeur. Elle aime beaucoup les comédies romantiques. On a les mêmes goûts pour les mêmes cinéastes qui sur le papier sont très différents. De Rohmer à Kechiche, en passant par Salvadori ou encore Douglas Sirk qu’Emma adore. On aime les personnages qui mentent, qui disent l’inverse de ce qu’ils pensent, tout un cinéma que moi j’aime et auquel on pensait en écrivant. Des mélodrames, des comédies romantiques, des drames. On a eu un vrai échange intellectuel. On a vraiment beaucoup discuté du fond du film, des thématiques, de la honte, de la virilité, de la fragilité, de la vulnérabilité, de ce qu’on a essayé de mettre dans les personnages, de les charger. J’ai tellement aimé écrire avec elle que j’ai eu envie d’écrire mon prochain film avec elle et j’ai eu de la chance qu’elle accepte.
Comment s’est passée la rencontre avec tes producteurs.rices ?
A.M.D.: C’est Victor Seguin qui a travaillé avec Lucas Tothe chez Punchline qui nous a mis en relation. J’ai fait lire mon scénario à Victor et il m’a aiguillé vers Punchline Cinema. Ils avaient déjà tourné Marlon de Jessica Palud ensemble. J’avais adoré ce film. Il m’a dit que Lucas serait vraiment le bon producteur pour ce film, que ça allait lui plaire. Je lui ai envoyé le projet et il m’a rappelé le lendemain. C’était fou. On a signé assez vite. Je pense que ce qu’il l’a touché, c’est de discuter de ces thématiques de la virilité, de l’adolescence. Ses films parlent beaucoup de ça.
Ce sont des sujets qui me passionnent : comment à partir du collège, la masculinité se construit parfois de façon toxique, comment des jeunes garçons arrêtent progressivement de se parler de leurs émotions entre eux ? Comment aussi, à cet âge-là la puberté sépare les hommes et les femmes. J’ai vu un documentaire sur Jane Campion et elle dit quelque chose de très inspirant : « la puberté sépare les hommes et les femmes. Toute leur vie, ensuite, les hommes et les femmes passent leur temps à essayer de se retrouver ». J’ai trouvé ça super beau et je pense qu’avec Lucas, on a ce même goût d’aller explorer cela. Et puis, j’imagine que pour un producteur, c’est excitant, ce challenge de tourner intégralement dans un bus et de faire du casting sauvage !
En parlant de casting justement, comment avez-vous trouvé les acteurs du film ?
A.M.D.: Marion Peyret a fait le casting. Elle a fait un travail incroyable, en plein confinement. On a commencé le casting en février 2020. Pendant un mois, on a commencé à chercher en agence. Quelques mois plus tard, nous sommes partis en casting sauvage. Ça été très long de trouver la bonne combinaison d’actrices et acteurs, mais surtout d’aller caster aux bons endroits. On était en plein confinement, donc on a du être malin, on a passé des annonces sur les réseaux mais surtout trouver des relais qui allaient nous aider à diffuser nos annonces tels les grands frères, les grandes soeurs… Le travail de Marion a été décisif. Ensuite, le casting trouvé, il a fallu former les personnes qu’on a retenues…. Et ça a été une sacrée aventure. Aucun n’avait joué, ni fait de théâtre. Nous avons passé plusieurs semaines à travailler. J’ai fait aussi intervenir Eleonore Gurrey qui fait du coaching d’acteurs. Elle leur a fait faire des exercices de théâtre, plein de jeux. Son travail a été très important aussi. On a ensuite travaillé l’intelligence émotionnelle de chacun mais aussi la cohésion du groupe. Il fallait qu’on y croit, qu’ils sont frères et soeurs et meilleures amies. On a donc travaillé les interactions entre les personnages dans d’autres situations que celles du scénario. On s’est imaginé des scènes familiales, des scènes entre copains et copines, à l’école, au sport, chez eux tout seuls. On s’est raconté plein de choses qui ne sont pas dans le film mais qui sont venus nourrir l’interprétation de leurs personnages. On a fait plein d’improvisations hors champs, très peu sur les situations du film car j’avais peur d’user le texte. Ce travail là a été très important car il a permis aux acteurs et actrices de s’imprégner de leurs personnages, de les ancrer dans un réel multidimensionnel. Puis, j’ai passé beaucoup de temps avec eux, pas forcément à travailler mais à aller faire des blagues, à aller au McDo, à traîner un peu ensemble avec eux et leurs potes. On se racontait nos histoires, on s’imprégnait de l’univers des uns et des autres. Je leur ai beaucoup parlé de l’univers de leurs personnages. J’ai aussi fait en sorte qu’ils puissent se réapproprier leurs rôles et qu’ils aient envie de les défendre.
Vous avez tourné à cheval sur un confinement, comment s’est déroulée l’ambiance sur le tournage ?
A.M.D.: On a tourné en plein deuxième confinement en novembre 2020, on avait évidemment très peur que quelqu’un tombe malade. Nous étions enfermés dans un bus pendant 10 heures et bien content de sortir à la fin de la journée ! Avec les acteurs, le gros du travail avait été fait en prépa et le tournage a été très rapide, il a duré 5 jours. On n’a pas eu le temps d’essayer beaucoup de pistes de jeux sur le tournage. On a vraiment bénéficié du travail de préparation qu’on a fait en amont avec les acteurs et le chef opérateur Augustin Barbaroux. Il est très fort en caméra à l’épaule et il sent très fort les émotions. Il a amené cette fluidité à l’image. Je voulais que la caméra donne l’impression d’être dans le groupe avec les acteurs. Puis, on a réfléchi à la meilleurs grammaire visuelle pour donner à voir l’angoisse du personnage principal. On a volontairement choisi un bus très grand et tourné en longue focale les scènes qui ne sont pas dialoguées, dans le but de cloisonner les espaces.
Qu’est-ce que ça représente pour toi d’être dans le dernier carré des César et comment vis-tu ces dernières semaines, cette dernière ligne droite avant la cérémonie ?
A.M.D.: C’est un privilège d’être nommé aux César. C’est un cadeau pour le film et ça lui donne une grande visibilité ! C’est très angoissant aussi parce que c’est une responsabilité, c’est une grosse machine et aussi une émission de TV… Mais ce n’est que du bonus ! Moi, je n’ai pas du tout grandi dans une famille ou l’on regardait les César et la première fois que j’ai regardé la cérémonie en entier, c’était l’année dernière car j’avais des amis nommés. Bien sûr, avant je regardais les discours des personnalités récompensées car je trouve toujours ça inspirant, mais là, je vais vivre ça de l’intérieur pour la première fois, j’ai hâte de voir ça. Ce que je peux dire aussi et que j’ai retenu depuis les nominations, c’est les rencontres qu’elles ont provoqué. Ça c’est exceptionnel, c’est une vraie chance ! Après, beaucoup de films formidables n’y sont pas et moi, je veux surtout pouvoir continuer à faire des films. Je prends cette nomination comme une récompense pour le travail effectué sur ce film et surtout un encouragement à en écrire d’autres.
La Seine-Saint-Denis accueillait au début du mois les 23e Journées cinématographiques, un festival qui a à cœur de mettre en lumière des artistes peu distribué.es. Révélateur de ce voyage hors des sentiers battus, le titre de cette vingt-troisième édition est « Regards satellites ». C’est bien à un regard en biais, hors des focus habituels, que ces journées nous ont invité.es.
Le choix des cinémas partenaires est lui-même emblématique de cette échappée hors les murs : toutes situées en Seine-Saint-Denis, les salles de cinéma concernées – L’Ecran, Le Studio, L’Etoile et Espace 1789 – font le choix de programmations exigeantes tout au long de l’année et sont membres de l’association Cinéma 93, qui a pour ambitions de prendre part à la diffusion du cinéma sur le département, de travailler autour de l’éducation artistique et de soutenir la jeune création grâce à l’Aide au film court.
Un festival politique
C’est cette année sous le parrainage prestigieux de Ken Loach que s’est ouvert le festival. Le choix de ce cinéaste social fait sens, dans le département le plus pauvre de France métropolitaine. A l’occasion, plusieurs films phares du réalisateur ont été projetés, comme La Part des anges (2012), Sweet sixteen (2002) ou les documentaires Les Dockers de Liverpool (1996) et Which side are you on ? (1984).
La Part des Anges, Ken Loach
Cet ancrage dans le quotidien des classes populaires apparaît aussi dans le projet de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, lancée initialement par la documentariste et désormais réalisatrice de fiction Alice Diop. En partenariat avec le Centre Pompidou et pilotée par les Ateliers Médicis, cette Cinémathèque a pour objet de faire connaitre des œuvres peu connues autour de cinq séances. Preuve de l’enjeu politique de cette proposition, l’une de ces séances a été consacrée au Collectif Mohamed, monté à la fin des années 1970 dans le Val-de-Marne afin de permettre aux jeunes des quartiers défavorisés de documenter eux-mêmes leur histoire. Ce refus de laisser d’autres parler pour soi entre en résonance avec bien des combats politiques actuels, féministes, sociaux ou décoloniaux. L’histoire de Zyed et Bouna, mondialement connue depuis les « émeutes » de 2005, fait aussi l’objet d’une séance à L’Ecran avec la projection du Transformateur de Pierre-Edouard Dumora (2021) et de Kindertotenlieder de Virgil Vernier (2021).
Cette dimension politique apparaît également dans les « cartes blanches » : le festival Chéries Chéris, spécialisé dans le cinéma queer, a projeté le libano-germano-espagnol La Guerre de Miguel, d’Eliane Raheb (2023) le 8 février à L’Ecran. Le même jour, l’archiviste audiovisuelle Annabelle Venturin a présenté un programme dit « Regards inversés », où les descendant.es de personnes colonisées et objets d’études des anthropologues européen.nes ont à leur tour, par leur film, pu proposer leur vision des pays dominants. Cet engagement décolonial s’ancre, lui aussi, dans des réflexions contemporaines. Une séance a également été programmée en hommage aux Ouïghours le 6 février, avec la projection de quatre courts-métrages : Bek, de Jing Yi ; Hair, de Pexriye Ghalip et Ina, Maria by the sea, de Tawfiq Nizamidin et Nurshad, de Ikram Nurmehmet.
Hommage au cinéma indépendant
Les « satellites » dont il est question sont aussi, bien entendu, ces films de la marge, qui jouent avec les cases, voire refusent d’y entrer. Aussi le festival a-t-il organisé des rencontres avec quatre cinéastes indépendant.es : Alain Cavalier, Françoise Romand, Marie-Claude Treilhou et Fronza Woods. Françoise Romand a présenté les courts-métrages Dérapage contrôlé (1993), Les Miettes du purgatoire (1993) et Fronza Woods les courts-métrages Killing time (1979) et Fannie’s film (1981).
La Nuit non-alignée, organisée en partenariat avec Culturopoing, a également rendu hommage à des films qui se jouent des codes, avec des cinéastes comme José Mojica Marins, Nobuhiko Ôbayashi, Lindsey C. Vickers ou Saul Williams et Anisia Uzeyman.
Outre Atlantique, nous naviguons entre Patrick Wang et la projection de son premier long-métrage In the family (2014) et un focus « Winnipeg », qui a vu notamment la projection de plusieurs courts-métrages : 1919 de Noam Gonick (1997), The Head of the world de Guy Maddin (2001), Mynarskichute mortelle de Matthew Rankin (2014) et Controversies de Matthew McKenna. Le dernier de ces films, Controversies, livre la bande-son d’une émission de radio diffusée à Winnipeg de 1971 à 1998, Action line Morning. Nous entendons alors les témoignages des auditeurs et auditrices livrer au talk-show leur désarroi devant le prix du gaz ou l’importance du racisme… Des questions toujours d’actualité, mises en valeur par une mise en scène à première vue simple, constituée d’images fixes qui semblent dire l’attente et la difficulté d’imaginer une sortie à un quotidien dur et décevant.
The Return of tragedy, Bertrand Mandico
C’est surtout grâce à l’hommage à Elina Löwensohn que le court-métrage a trouvé sa place dans ce festival. Comédienne face à la caméra de Michael Almereyda (Nadja, 1994) ou Philippe Grandrieux (Sombre, 1998), elle a beaucoup travaillé ces dernières années avec Bertrand Mandico. Aussi le focus qui lui a été consacré, en sa présence, fait-il la part belle à cette collaboration, qu’il s’agisse d’Elina Löwensohn, actrice dans The Return of tragedy (2020), qui voit deux policiers d’opérette interrompre une étrange cérémonie qui consiste à gonfler à l’hélium des viscères, ou d’Elina Löwensohn réalisatrice dans ce qu’elle appelle un « triptyque poétique », trois courts qui mettent en scène le rapport d’un.e narrateur.rice à la vue à partir d’un poème de Mandico écrit pour l’occasion. Ce poème, qui passe volontiers du coq-à-l’âne à la manière des premiers films surréalistes, se prête particulièrement bien à cette transposition cinématographique. Dans le premier volet, « J’ai grandi », est proposée une inversion des genres avec un Bertrand Mandico habillé en mariée et se mirant dans une glace. Dans le deuxième, « L’Epieur », est évoqué ce qui ressemble à un stéréotype de paradis perdu, à travers une petite fille qui s’amuse dans un espace champêtre. L’intérêt du film provient alors du hiatus entre la bande son et ces images idéalisées. Enfin, cet univers se teinte de noir et blanc dans le dernier opus, « Memory ». On retrouve dans ce triptyque les obsessions du mentor : le coq-à-l’âne, l’absurde, mais aussi l’hypersexualisation. La composition de la séance met d’ailleurs en avant cette filiation : entre Rien ne sera plus comme avant et The Return of tragedy, était projeté Boro in the box, qui raconte, depuis sa naissance, l’histoire d’un réalisateur cloitré dans une boîte de bois, obsédé à la fois par la « violence » et la « vulgarité » (les mots sont ceux de la voix off). Cette séance dédiée à Elina Löwensohn, suivi d’un échange avec elle, apparaît donc comme un détour dans un monde étrange et absurde.
Les 23e journées cinématographiques ont ainsi présenté à Saint-Denis, Aubervilliers, La Courneuve et Saint-Ouen des séances variées dont certaines font la part belle au court-métrage et à l’étrange univers que celui-ci peut créer. Ces regards « satellites », hors des productions habituelles, nous convient à des hors-pistes stimulants.
Récompensé du César du Meilleur court-métrage d’animation 2023, La vie sexuelle de Mamie revient sur la condition des femmes slovènes au XXe siècle. Mêlant histoires personnelles et dessins d’enfants, le film est réalisé par Urška Djukić et Emilie Pigeard, qui est également illustratrice du film et qui nous parle de son travail dans l’animation.
Format Court : Tu as récemment travaillé sur La vie sexuelle de Mamie avec Urška Djukic. L’un des thèmes principaux est notamment la violence en un cycle qui se répète ; l’enfant voit la violence de son père, la femme voit celle de son mari… Comment as-tu appréhendé le dessin dans un thème aussi lourd ?
Emilie Pigeard : À la base, le film est une co-réalisation avec Urška [Djukic]. Elle est venue avec une idée issue d’un livre slovène. C’était une sorte de recueil de témoignages de femmes au milieu du XXe siècle qui racontent leur sexualité, qui n’était pas très épanouie. Ce n’est pas une généralité, mais elles n’avaient pas beaucoup de pouvoir sur leur sexualité. Elles étaient souvent dominées par leur mari. L’orgasme est très récent dans la recherche scientifique, elles ne savaient même pas ce que c’était. Ce livre, sorti dans les années 70, regroupait des expériences différentes autour de la sexualité. Certaines étaient bonnes, tout n’était pas tout noir. On nous a souvent reproché de ne montrer que le négatif, quand il y avait aussi des témoignages positifs. Mais une grande partie du livre était très dure. Ma co-réalisatrice voulait montrer ce genre de témoignages ; elle en a pris quelques-uns, et ça a fini par faire une histoire commune. On est parti de ce petit personnage surnommé “Vera”, une petite fille qui voit ses parents et qui grandit au fil du film, et vit ces témoignages de femmes qui ont vécu ces expériences. Dans l’animation, ce que j’aime, c’est raconter des souvenirs. C’est un super medium pour retracer des témoignages. J’ai un peu travaillé sur les dessins d’enfants, sur ces histoires de femmes avec un style un peu plus dur, plus noir, pour me rapprocher de ces témoignages difficiles. Je voulais que ce soit des dessins d’enfants marqués par cette noirceur.
Ton style est très pétillant, dynamique et coloré. Pourtant, durant la scène de viol qui y est montrée, il y a un travail presque anti-figuratif ; tout est noir, on ne voit rien. Comment l’as-tu pensée ?
E.P. : C’est plutôt Urška qui a réalisé cette scène ; elle a enregistré les comédiens en Slovénie. Mais pour être honnête, on a énormément cherché cette scène, et on ne l’a jamais réellement trouvée. En animation, on fait des animatiques (storyboard filmés). Tout le long, on avait plus ou moins tous les éléments du film et on savait comment raconter l’histoire. On savait que la scène de viol allait y être, mais aussi qu’elle allait être différente, d’une autre forme que le dessin animé. J’ai travaillé plusieurs styles différents, on a essayé de faire une sorte de pellicule animée à la McLaren, qui a gratté sur la pellicule… On a essayé de faire des choses très abstraites, de la photoscopie, où je faisais des interventions dessus, des trucs un peu plus de l’ordre du collage. J’ai passé beaucoup de temps à chercher cette scène. Mais on a pas réussi à trouver.
Pourquoi ?
E.P. : À chaque fois, il y avait un truc qui ne matchait pas. Quand on regardait, on se disait que ce n’était pas assez fort, que ca n’allait pas, que c’était trop explicite, trop illustratif… Au bout d’un moment, elle a eu cette idée du noir total et par les voix et le sonore, ça faisait l’effet qu’on voulait, donc on l’a gardée. Mais cette version n’est pas utilisée dans la version télévisée. Pour une télé, une minute de noir n’était pas possible. La direction d’Arte n’était pas d’accord. On a dû faire une autre version, un autre montage sans noir. Les gens se rappellent plus de la version cinéma, de ce noir, que de l’autre version.
Quand tu dessines, as-tu en tête les voix et les sons ou est-ce rajouté après coup ?
E.P. : J’anime beaucoup avec des sons que j’ai en tête. Je rythme avec ce que je peux faire en amont, mais dans le film, on a toujours fait le son après, jamais en amont parce que j’anime d’une manière très organique et ce serait compliqué compliqué d’avoir un son et d’animer par dessus. J’ai besoin d’une totale expressivité, une liberté dans mon animation. C’était aussi un travail slovène, où ma co-réalisatrice est allée chercher un musicien, Tomaz Grom, qui travaillait sur des sons très organiques. Je trouve qu’il a fait un travail remarquable. Pour le sound-design, un ingé-son a fait des petits bruits. Il y a beaucoup d’animateurs qui ont peur de faire le son après, mais j’aime ce travail de laisser l’expressivité. Ca en fait quelque chose de dangerous, où tu ne sais pas si ça va matcher. Mais à 80%, on fait le son puis les images dans l’animation.
On dit que l’animation permet de se libérer des contraintes de la réalité. Tu parlais plus tôt des souvenirs ; qu’est-ce que l’animation t’apporte, quelle est sa plus grande force ?
E.P. : J’aime le médium de l’animation pour ces souvenirs, dans l’aspect documentaire. En France, elle se développe à une grande vitesse. Si aujourd’hui, les gens veulent en faire, il y a une réelle expressivité, un travail super intéressant dans l’animation. Je vois des animateurs qui font des choses incroyables, c’est un secteur en devenir pour moi. Je veux aller dans le champ des souvenirs, et je trouve ce medium tellement puissant que je veux encore plus fouiller dedans, pour voir ce qu’il peut donner.
Dans ton autre film, Bamboule, il y a beaucoup d’humour, ce qu’on retrouve aussi dans La vie sexuelle de Mamie, par exemple avec les petits soldats qui entrent dans le vagin de la femme. C’est une scène aussi absurde que tragique ; est-ce pour y mettre de la distance ?
E.P. : Oui, je pense que c’est aussi pour cela que ma co-réalisatrice et moi nous sommes aussi bien entendues. Quand elle me lisait les témoignages, on se disait que c’était très dur, et on voulait apporter un décalage pour ne pas rester que dans la violence. Aujourd’hui, on a le recul de se dire qu’un autre regard peut être porté, que ces femmes soient passées par là et que c’est horrible : le décalé permet de dire plus de choses. Avec ma co-réalisatrice, on était complètement d’accord sur ça.
Comment s’est passé le premier contact avec Urška ?
E.P. : On s’est rencontrées à un festival de films en Sicile, le Magma Film Festival, que je conseille à tout le monde. C’était le genre de festival qui prend à cœur d’encadrer ses réalisateurs ; le matin, on nous propose une activité, on nous emmène sur l’Etna, on nous fait visiter, puis de 19h à minuit on est en salle de projections avant d’aller en ville boire des coups.. J’adore vraiment ce festival et je n’ai malheureusement pas eu la chance d’y revenir avec mon film. C’est là que je l’ai rencontrée, et on voulait y retourner ensemble. On a eu un crush artistique, où je montrais Encore un gros lapin, mon film de fin d’études qui a tourné en festival et qui m’a permis de me faire connaître en tant que réalisatrice. Urška commençait déjà à faire des mixs animation/live, et elle aimait bien mon style. Elle m’a contactée 1 an et demi plus tard, et j’ai dit “Vas-y”. On a travaillé petit à petit ensemble. Les gens ne le savent pas, mais le film n’avait pas du tout cette gueule-là au début. On devait faire du 50/50, du live avec de l’animation. On a vendu ce film à tout le monde; notre idée se passait dans un Ehpad, où des vieilles femmes filmées parlaient de leurs souvenirs, des garçons, avant qu’on passe à l’animation. Mais c’est en 2020 qu’on a voulu filmer, où ce n’était pas du tout autorisé de filmer dans les Ehpad. On a du faire avec ce qu’on avait, elle a dû chercher des archives en Slovénie (qu’on voit au début). Le film n’est plus du tout en 50/50, plutôt 80% animation et 20% d’archives. Il s’est complètement transformé.
Finalement considères-tu cela comme une bonne chose ?
E.P. : Oui, j’aime beaucoup la gueule que ça a, j’aime les images. Je me dis qu’il aurait peut-être été moins fort avec de la fiction ou du live. Mais ça a beaucoup changé l’organisation du film ; la réalisation s’est plus tournée vers moi, avec l’animation.
Le film était présenté comme cela aux chaînes de télévision ?
E.P. : Oui. Durant le Covid, les chaînes faisaient comme elles le pouvaient. Elles avaient déjà pré-acheté le film, on avait l’argent. Mais on avait pas d’autre choix, c’est une réalité que nous avons dû assumée. C’est Arte qui nous a finalement choisi.
Tu fais beaucoup d’animation traditionnelle, et peu de motion design.
E.P. : Oui, j’en fais en freelance pour une boîte de production, et j’en ai fait au début. J’étais derrière un logiciel, After Effects, et je faisais bouger des images pour de la pub.. Mais dans mes films, j’essaie de tout faire à la main, je suis assez amoureuse du traditionnel, des formes de l’animation qui viennent du papier, de l’encre, du crayon de couleur… Le film est entièrement fait à la main, avec environ 15 000 dessins. C’est tout un processus qui est différent, notamment du parcours de l’animation “classique” dans les boîtes de production. Ça m’intéresse, ça me fatigue aussi au fur des années (rires) ! C’est beaucoup plus long et contraignant ; tu fais tout à la main, tu scannes, tu numérises, tu imprimes. Pour La vie sexuelle de Mamie, j’ai tout animé sur un logiciel numérique, TVPaint, ce qui me permettait d’avoir le timing, de voir si l’animation marchait.. Je montrais l’animation à Urška, et on la validait ensemble. À partir de là, j’imprimais tout, puis je donnais tout à des coloristes, Camille Sallan et Sofia El Khyari. Je leur montrais ma technique; on dessinait avec des gommes qu’on trempait dans une encre, ce qui faisait ce trait incertain. Elles reprenaient toutes mes images, et les refaisaient une à une, frame by frame. On scannait, puis on les mettait dans After Effects…
Le jeu de perspectives marque, et les transitions surprennent beaucoup ; il y a-t-il beaucoup de montage, et comment cela se passe-t-il ?
E.P. : Il y a peu de montage. Là, je travaille énormément, je concentre le plus d’énergie dans l’animatique, que je pousse énormément, contrairement à certaines boîtes de production ou films d’animation. Je les pousse jusqu’à les animer parfois, je veux toucher au maximum le montage, les transitions. Je passe parfois plus de temps sur l’animatique que sur le film lui-même (rires) ! Puis je réanime certaines séquences que je peaufine, puis vient le travail du clean [nettoyage]. C’est là où je vois si le film marche ou non, si les transitions sont bonnes, si le timing l’est aussi. C’est un travail très important pour moi.
Tu as réalisé des films et tu as été en co-réalisation. Comptes-tu davantage réaliser dans le futur ?
E.P. : Je me suis rendue compte que j’adore réaliser, et que j’adore travailler avec des gens avec de vraies idées. Pour Bamboule, j’ai rencontré Fabrice Luang-Vija, le scénariste. On se connaissait déjà, et je connaissais son chat Bambou. On délirait dessus, et on en a fait une sorte de documentaire animalier. Bambou est devenu Bamboule, Fabrice écrivait et je me suis appropriée la chose. Dans le deuxième film, c’est Urška qui est venue avec une idée d’écriture que je me suis appropriée… J’aimerais bien passer par la phase d’écriture, faire tout le processus de A à Z, que je sois seule aux manettes de mon film. J’ai déjà une idée qui se profile, où je ferais tout, toute seule.
Combien étiez-vous pour faire La vie sexuelle de Mamie ?
E.P. : Nous n’étions pas nombreux. J’aime bien animer, et j’ai ce truc de la BD où j’aime être seule dans la réalisation. J’étais la seule animatrice, avec deux coloristes. On nous a aidées pour le compositing, au niveau de l’image ; le compositing operator vient peaufiner, étalonner, rendre plus belle l’image. C’est un travail assez important qui se fait à la fin. Après, il y a eu tout un travail de son, de musique.. C’était une petite équipe.
Sais-tu déjà avec qui tu souhaiterais travailler pour ton prochain film ?
E.P. : Oui, au fur et à mesure, tu commences à te connaître. Sur Bamboule, il y avait Jean Marc Fort, un musicien avec qui j’adore faire du son ; il habite dans le Lubéron, et a une cave avec des milliards d’instruments. Je fais un peu de trompette et de guitare. J’adore la musique, et j’attends le moment de la musique avant de faire un film. Dans Bamboule, je chantais, et ça m’éclate de faire ça. Pour La vie sexuelle de Mamie, Urška a pris ce meilleur moment (rires) ! Le son est vraiment le truc le plus délirant dans l’animation. Quand j’anime, j’ai cette petite musique dans ma tête, mais quand quelqu’un les met et que tes animations prennent vie, c’est magique de voir que tu as tout mis ensemble et que ça marche. C’est le plus excitant, là où ça prend forme.
Quelle est l’émotion que tu ressens alors ?
E.P. : Je suis un enfant, une gamine de 9 ans qui voit ses animations bouger (rires) ! C’est comme si tu voyais tes personnages Playmobil prendre vie ! Je me rappelle de ces moments-là, et je me dis que c’est tellement excitant que ça me motive à faire des films (sourire). C’est ce qui est incroyable dans le cinéma d’animation, un art qui prend forme avec ce que tu ajoutes.
Margot Reumont est une réalisatrice française vivant en Belgique depuis ses études d’infographie à Saint-Luc et d’animation à la Cambre. Son film d’études Si j’étais un homme, un documentaire animé ayant tourné en festival, interrogeait des jeunes femmes sur la façon dont elles se seraient imaginées en mode masculin.
Câline, son premier court-métrage professionnel, évoque de façon douce et crue à la fois l’inceste et l’enfance. Le film est en lice pour le César du meilleur court-métrage d’animation 2023. Rencontre avec sa réalisatrice au studio bruxellois L’Enclume où elle a commencé comme stagiaire avant d’y revenir comme coordinatrice de production, avec son chien Fika.
Format Court : Qu’est-ce qui t’a donné envie d’étudier l’animation à La Cambre, puis de rester vivre en Belgique ?
Margot Reumont : Après le bac, je n’avais pas trop d’idées. À 18 ans, je voulais partir de là où je venais, de la campagne. J’étais dans une petite ville au lycée, je voulais m’éloigner de là où j’étais. Ma sœur était dans une école de cinéma à Bruxelles. C’était l’occasion de la rejoindre, je n’avais pas de projet précis. À ce moment-là, je ne savais pas que je voulais faire de la réalisation, mais juste une école d’art. Je suis rentrée à l’école Saint-Luc sans avoir fait beaucoup de recherches (rires) ! J’y ai fait mes premières années d’études en infographie parce que ça touchait un peu à tout. C’était une sorte d’année préparatoire, j’aimais beaucoup les cours théoriques. À ce moment-là, je m’intéressais un peu plus à la culture et je comprenais ce que je voulais. C’est à la fin de ce cursus que j’ai fait un stage au studio L’Enclume.
Pensais-tu que la Cambre était l’option la plus évidente pour travailler dans ce milieu ou t’es-tu intéressée aux films de l’école ?
M.R. : Lors de mon stage, je m’étais essayée à l’animation mais je me suis vite tournée vers la narration et le visuel. J’ai été prise en cours de cursus à la Cambre parce que j’avais fait quelques années de préparation à Saint-Luc. Je suis rentrée dans cette école en ayant l’impression d’avoir fait trois ans de préparation, comme si je rentrais dans un atelier.
Pendant tes études, tu as réalisé Si j’étais un homme. Ça fait une bonne dizaine d’année qu’on observe un intérêt pour le documentaire animé et ton film s’inscrit dans cette voie. Comment ce projet est-il apparu ?
M.R. : J’ai découvert après coup que c’était du documentaire animé (rires) ! J’ai dû être beaucoup influencée par les films à La Cambre. J’étais attirée à l’époque par les films à voix-off avec une rythmique. Je me souviens qu’à ce moment-là, le film Procrastination (de Johnny Kelly) m’avait marquée. La réponse entre ce qui est dit et l’image m’intéressait. Pour le fond, je me posais des questions sur moi-même, sur les normes, et je ne me rendais pas compte que c’était l’identité de genre que j’abordais. Au début, je pensais faire un film drôle, je ne m’imaginais pas qu’il serait aussi sérieux. Puis j’ai ajouté des détails, comme des moustaches sur les gens. J’ai ensuite lancé un appel à interviews, même à des gens que je ne connaissais pas.
Comment ça s’est passé ?
M.R. : J’ai fait un appel sur les réseaux. J’avais d’abord prévu une série de questions sur l’enfance des personnes interviewées, sur leur famille, je voulais savoir si elles avaient ressenti des différences d’éducation. Puis, j’ai demandé : « si tu étais un homme, aurait-ce été différent ? ». J’avais des interviews de 30 minutes, très intimes, où des filles pleuraient. Je me disais : « c’est énorme ce que je suis en train de faire ». Je ne voulais pas trop théoriser, je voulais garder cette première impression d’aborder la spontanéité de dialogue. J’ai sélectionné quelques interviews puis j’ai fait un montage.
As-tu répondu à tes propres questionnements ?
M.R. : J’ai l’impression d’y avoir répondu avec mes dessins. Comme si j’avais infusé ma personnalité dans les dessins qui illustrent les témoignages des autres.
Tu as tenté l’animation en volume avec ton film de fin d’études, Grouillons-nous. Qu’est-ce qui fait que tu as voulu revenir au dessin avec Câline, ton premier film professionnel ?
M.R. : C’est ce qui me vient naturellement, c’est ce qu’il y a de plus libre. On est pas contraint par la réalité.
Comment es-tu arrivée à ce dernier projet ?
M.R. : À la sortie des études, avec des copains, on s’est dit qu’on allait se mettre ensemble vu que l’animation est un long processus qui demande beaucoup de compétences différentes. J’ai travaillé sur de nombreux projets collectifs, notamment Câline. Bruno Tondeur a fait partie du projet, c’était mon co-auteur graphique, il a fait tous les décors et il m’a beaucoup aidée.
Vous avez des univers très différents, lui est très pop. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler ensemble ?
M.R. : Je suis un peu timide dans mon dessin. Je ne suis pas toujours très sûre de moi dans ce que je dessine, et j’avais besoin d’un regard illustrateur. Bruno faisait aussi de l’animation et j’avais besoin d’être accompagnée. J’avais besoin de m’appuyer sur quelqu’un. En faisant les décors, on s’est rendus compte que ça influençait tout le graphisme et on a fait beaucoup de ping-pong entre les dessins. Il a fait quelques croquis pour les personnages et je me les suis réappropriée pour que ça me ressemble plus, qu’il y ait une base extérieure. Vu que Câline était un projet personnel, son apport me permettait de prendre un peu de distance .
Quel regard tes coproducteurs (Lardux Films, Zorobabel, Ozú Productions) ont-ils apporté sur ce projet ?
M.R. : Ils m’ont beaucoup aidée à ne pas me perdre dans le film ; j’ai beaucoup tâtonné, j’ai changé de version, j’avais peur de ce que j’allais écrire. Ils m’ont servi de phare dans la nuit.
Avais-tu déjà écrit sur l’inceste ?
M.R. : Je n’y avais pas pensé avant la fin de mes études. Ce qui me revenait souvent, c’était le sujet de l’enfance, et de la nostalgie que j’avais envers elle, et envers les câlins. J’adorais les câlins. J’avais envie de transmettre des choses liée à l’enfance mais elles s’accompagnaient d’une pointe de tristesse, de quelque chose qui n’est plus, qui a changé. En dehors de l’inceste, ça concerne tout le monde. On grandit, on voit moins ses parents..
…Comme si les câlins passaient de l’autre côté ?
M.R. : Oui, c’est sur ce que les câlins veulent dire quand on est adultes. C’est avec ces questionnements que je suis allée en résidence d’écriture. Delphine Maury, la coach, avait ce côté maternel où on veut se confier à elle. Dès le premier entretien, je lui ai parlé de ça, puis de ma vie, je me suis confiée… Elle m’a dit qu’il fallait que je raconte ça. Je lui ai raconté plein d’expériences de vie qui ne sont pas dans le film. Je tournais autour du sujet. C’est devenu une très longue histoire, avec plein de personnages différents, aux histoires très différentes, c’était très long (rires) ! Je voulais décentrer le sujet, et puis je l’ai finalement mis de côté.
Il y a eu plusieurs événements, mais #MeToo fut très important. J’avais l’impression de raconter une histoire très individuelle, alors que le mouvement touchait plus de gens. Je cherchais un cadre de scénario qui me permettait de mettre en forme le sujet et c’est à ce moment-là que j’ai dû faire le tri, pour en faire le début d’une histoire. Je voulais faire une colonne vertébrale, une sorte de squelette de cette maison, de ce personnage qui y revient, qui trie ses affaires, et en sortir différents objets qui lui rappellent ses souvenirs.
Pourtant, le principe des cartons, c’est souvent qu’on garde des choses qu’on veut jeter, mais qu’on ne rouvrira plus.
M.R. : Mon père est né en Afrique. Il a dû partir rapidement d’où il était, et a tout laissé derrière lui. Il ne garde pas tout, mais il nous a dit de ne pas nous sentir obligés de tout jeter lorsqu’on a fait nos cartons, qu’on les rangerait et qu’on mettrait nos noms sur les boîtes. Il nous a dit qu’il avait regretté d’avoir perdu certaines choses. Ça lui tenait à cœur qu’on ne jette pas nos affaires.
Quel est ton intérêt pour la forme du court métrage ?
M.R. : J’ai l’impression qu’on a moins la pression commerciale avec un court-métrage qu’avec un long. On peut plus expérimenter. Mais c’est dur d’exprimer quelque chose en une quinzaine de minutes. L’animation prend beaucoup de temps, on est toujours surpris par ça (rires) !
Prévois-tu de faire un autre court ? Quels ont été les retours que tu as eus avec Câline ?
M.R. : Pour Si j’étais un homme, les gens étaient contents. Il y avait eu des retours directs. Pour Câline, c’était plus compliqué, il y a une sorte de pudeur. Les gens sont mal à l’aise. Je reçois souvent des messages par Instagram ou Facebook de personnes qui sont très touchées, des messages très positifs, mais c’est souvent après un moment, pas en direct. Ça m’a surprise.
Cependant, les deux films ne disent pas la même chose. Câline est frontal, n’est pas dans l’ellipse.
M.R. : Oui, mais le dessin met une distance.
Plus que si tu avais fait appel à des acteurs ?
M.R. : Oui, mais ça m’intéresse quand même. Je trouve qu’il y a une limite dans l’animation par rapport à certaines émotions de jeu. On est parfois obligé d’exagérer, par les voix… Dans Câline, toutes les scènes de la chambre entre le père et la fille, j’avais pensé à les faire tourner par des acteurs, mais le tournage m’a fait peur (rires) ! Mais j’ai adoré tourner des voix. Etre face à des êtres humains m’a rassurée. Je voulais avoir des acteurs qui ne soient pas des doubleurs, pour avoir un jeu plus naturel. J’avais déjà beaucoup écrit, il y avait peu de places pour l’improvisation, sauf pour le début et la fin du film.
Est-ce tu as le sentiment que la nomination aux César t’apporte de la visibilité, de la reconnaissance ?
M.R. : Oui. Tous les films nommés sont projetés dans les villes de France. Ça apporte beaucoup de visibilité.
Après Câline, que comptes-tu faire ?
M.R. : Un autre court-métrage, Et ben moi mon père, où des enfants dans une cour de récré se vanteraient de leur père. Un peu comme pour Si j’étais un homme, je referai des images qui ne correspondraient pas du tout au discours : les pères seraient des losers attachants qui réparent des machines à laver qui ne marchent pas à la fin… Je m’inspirerai de mon père. J’aimerais bien découper les points de vue, avoir des portraits très différents. J’aime bien finalement les histoires de famille (rires) !
La 73ème édition de la Berlinale vient d’ouvrir ses portes, accueillant une grande diversité de courts, dans le fond comme dans la forme. Dans la catégorie Berlinale Shorts des courts en compétition, il y a du bizarre, du macabre, du surprenant, et aussi un peu d’ennui parfois… Et puis, il y a des films forts de proposition, loin des codes des supports traditionnels, et une pluralité de regards sur des sujets sociaux importants. C’est d’eux dont nous parlerons aujourd’hui.
The Waiting est le dernier court réalisé et écrit par le réalisateur allemand Volker Schlecht. À la fois documentaire et animation, le film à forme hybride présente une histoire fascinante sur fond blanc. Sur fond de voix-off, une biologiste décrit ses études au sujet des grenouilles en Amérique centrale. Elle fait un compte-rendu scientifique de son expérience, entre « la casita » sur la montagne, l’université de Miami et Panama. Champignons, maladies infectieuses détaillées et absence de traitements dans le monde sauvage… The Waiting prend l’apparence d’un thriller documenté sur la disparition des grenouilles.
Ce qui est raconté est certes intéressant, mais n’est pas aussi important que ce qui est regardé. Sur fond blanc, les formes apparaissent lentement, dédoublées voire démultipliées, happant et hypnotisant le spectateur. Images abstraites ou grenouilles se transformant en sumos, les esquisses se développent et grandissent sur l’écran à l’image des maladies infectieuses. Comme dans une transe, on se laisse emporter par ces formes mouvantes et autonomes et la voix claire de la biologiste. On ressort avec le souvenir des espèces disparues, imprimé sur l’épiderme, et surtout la question : qu’est-ce-qu’on vient de voir, ou plutôt, qu’est ce qu’on attend ?
Ours, de son côté, est le projet de fin d’études de la talentueuse Morgane Frund. Il s’agit d’un court-métrage rempli d’interrogations, pour le spectateur comme pour la réalisatrice. Va-t-on nous parler de ce qui nous appartient, des nôtres, ou de ces grandes créatures poilues ? À l’écran, des vieux films capturent des empreintes sur la terre ou des ours en baignade, entre le Canada et la Russie. Avec un rayon de nostalgie, la réalisatrice présente Urs Armein, un cinéaste amateur lui ayant livré ses cassettes personnelles pour son projet d’études. Elle montre alors son processus de réflexion, visionnant les films, et se demandant ce qu’elle veut raconter avec.
Les vieilles images défilent, et on passe des traces d’ours aux pieds féminins, talons aiguilles ou tongs, zooms sur des poitrines de jeunes femmes. Ces portraits volés, Morgan Frund ne sait d’abord pas quoi en faire. Elle s’interroge alors sur la représentation de la femme, interroge l’homme qui les a capturées, puis oubliées dans ses cassettes de voyageur. Le documentaire animalier devient un dialogue sur le regard, ce male gaze si appuyé et totalement insouciant de l’être.
Les vidéos, qui combinent voyeurisme et passion de la nature, sont traitées avec simplicité et même brio. Prenant la forme d’archives, elles ne rajoutent pas de la lourdeur au court, ce qui aurait pu arriver avec un tel sujet. Le spectateur se surprend même à aimer voir à travers les yeux d’Urs, tout en conscientisant le problème de ce regard. Le côté moralisateur du film aurait pu être dérangeant si l’échange de points de vues entre Morgane et Urs n’était pas constant. Il ne s’agit ni de prendre des pincettes pour poser des questions et y répondre, ni de se disputer pour savoir qui aura raison. On suit naturellement le fil de la discussion, faite d’affirmations mais surtout de questions.
L’ébauche de réflexion partagée donne une grande force au court, notamment avec une harmonie de la parole comme dans l’image : l’équilibre entre les cassettes du passé et le film du présent, le visage du cinéaste et celui de la réalisatrice, les silhouettes des ours et celles des femmes.
Après les Oscars, c’est aux César d’annoncer ses nominations. Ce mercredi 25 janvier, l’Académie des Arts et Techniques du cinéma a dévoilé la liste des films et artistes nommés pour la 48ème cérémonie des César qui aura lieu le 24 février prochain dans la salle de l’Olympia à Paris. Voici les courts en lice pour le César du meilleur court-métrage de fiction, documentaire et d’animation.
Films en lice pour le César du meilleur court-métrage de fiction
Synopsis : Tous les ans, dans le nord du Canada, les ours polaires migrent vers la baie d’Hudson afin d’y chasser le phoque. D’octobre à novembre, en attendant que la banquise se forme, ils prennent leurs quartiers aux abords de la ville de Churchill, huit cents habitants. Longtemps chassés, désormais stars de safaris, les ours sont devenus une attraction touristique et donc une rente considérable pour Churchill. La petite ville illustre alors singulièrement les liens complexes unissant notre monde moderne au monde sauvage.
Genre : Documentaire
Durée : 37′
Année : 2021
Pays : France
Réalisation : Annabelle Amoros
Scénario : Annabelle Amoros
Image : Annabelle Amoros, Negin Khazaee
Son : Annabelle Amoros, Jules Wysocki, Léonore Mercier
Glaçante, presque déserte, Churchill est une petite ville du nord du Canada aux abords de la baie d’Hudson. C’est ici que les ours polaires migrent chaque année en attendant que la banquise se forme.
Le film Churchill, Polar Bear Town de Annabelle Amoros, en lice pour le César du meilleur court documentaire 2023, débute par une interview, gros plan, cadre fixe. L’histoire est celle d’une attaque d’ours polaire. La survivante témoigne face caméra. Simplement, en laissant vivre le plan, la scène, le spectateur entre dans l’imaginaire de Churchill. Les ours sont présents, mais on ne les voit pas. Une équipe de tournage se déplace à Churchill et récolte plusieurs entretiens sur des histoires liées à ces attaques. Ce tournage suit le film en fil rouge. L’intrigue se construit sur cette fascination pour l’animal sauvage. Cette attraction dépasse les simples habitants de Churchill, l’ours polaire attire les touristes et les caméras.
Avec habilité, la réalisatrice laisse vivre le hors-champ, c’est à dire l’absence de l’ours. Les cadres sont larges et laissent percevoir la grandeur des espaces naturels de cette ville face à l’installation de l’homme. De ces lieux née une poésie solitaire et impassible. Dans le froid, se meuvent les quelques êtres vivants de Churchill, ceux qui ne sont pas ours. La réalisatrice filme cette ville telle une tentative de cohabitation. Il y a une langueur dans l’attachement de ces plans. Une lenteur qui nous immerge dans la ville jusqu’à apercevoir un centre de détention dédié aux ours. Ainsi, le premier et le dernier ours à apparaître à l’écran sont piégés et emprisonnés. Quant aux autres, filmés en liberté, ils sont admirés par des touristes aventureux ou alors mis en fuite par les patrouilleurs de la ville. La réalisatrice suit ces patrouilleurs. Depuis leur voiture, la caméra quadrille la ville. Leurs discussions : banales. L’intrigue : où est l’ours ? Dans la glace environnante, la caméra suit la traque de ces bêtes. Depuis la voiture ou l’hélicoptère omniprésent qui survole la ville, Churchill est en surveillance permanente. Puis, la nuit s’installe, celle du 31 octobre ? Où les ours viennent majoritairement en ville. À nouveau, la patrouille s’immisce dans le récit. Des paroles guident le cadre dans la nuit noire. Où sommes-nous ? Où sont-ils ? Une fois de plus, Annabelle Amoros joue sur le hors-champ et sur ce que l’on ne peut voir. L’humain est perdu, nous spectateurs aussi. Churchill, Polar Bear Town, est la fascination errante d’une ville à la périphérie du monde sauvage. La réalisatrice filme calmement la vie tout comme son absence. Cette langueur initiale se retrouve dans les scènes suivantes. La neige est hypnotique, tout comme l’atmosphère mise en place.
Finalement, le film questionne la place de l’Homme face à la nature. L’humain s’introduit sur des espaces naturels qui lui sont hostiles, et tente de conquérir chaque parcelle de terrain qui lui est possible. Qu’en est-il de la faune et de la flore ? Comment peuvent-elles cohabiter avec nous ? L’ours ne représente que cet espace naturel diminué au fur et à mesure que l’homme s’installe sur Terre. Cet ours représente le vivant que l’homme tente de capturer, d’enfermer et de restreindre. Quand tel n’est pas le cas, ce n’est autre que pour le fétichiser et créer la convoitise. Un habitant se déguise même en ours polaire telle une mascotte locale.
La vie à Churchill est paisible à en croire la scène finale de loto, mais l’instrumentalisation de cette chasse à l’ours est bien présente. Le film nous entraîne dans cette intrigue de la traque, une errance à travers ces espaces de solitude, des déambulations nocturnes, en quête d’histoires, d’animal, de vie …
Vous avez été très nombreux à nous envoyer vos films que notre comité de sélection a pris soin de visionner ces derniers mois. Bravo à toutes et tous pour ces pépites ! Nous avons finalement porté notre choix sur 20 films, tous différents et singuliers, reflétant un esprit de diversité cher à Format Court avec des courts-métrages animés, en prises de vues réelles, documentaires, expérimentaux, produits ou plus indépendants, français comme étrangers.
Sans plus attendre, voici la liste des films qui seront projetés, en présence des équipes, du jeudi 13 au dimanche 16 avril 2023 au cinéma Le Studio des Ursulines (Paris 5e), à l’occasion de notre 4ème édition parrainée par l’acteur et réalisateur Bastien Bouillon. Ces mêmes films seront soumis aux regards de nos différents jurys (professionnel, presse et jeune) qui seront prochainement dévoilés.
Films en compétition
Masques de Olivier Smolders, Belgique, Le Scarabée ASBL
Ne pleure pas Halima de Sarah Bouzi, France
Sèt Lam de Vincent Fontano, France, Dobro Films
Scale de Joseph Pierce, France/Royaume-Uni, Melocoton Films
Lino de Aurélien Vernhes-Lermusiaux, France, Noodles Production
Sami la fugue de Vincent Tricon, France, Barney Production
Granny’s Sexual Life de Urška Djukić et Émilie Pigeard, Slovénie, France, Studio Virc, Olivier Catherin, Ikki Films
Maria Schneider, 1983 de Elisabeth Subrin, France, 5A7 Films
Binge Loving de Thomas Deknop, Belgique, Denzzo
Brandon Roi de Romain Jaccoud, Suisse
Écorchée de Joachim Hérissé, France, Komadoli Studio
Les grandes vacances de Valentine Cadic, France, Les filmeuses
Tête de brique de Alexis Manenti, France, Artisans du Film
Rapide de Paul Rigoux, France, Le GREC
Snow in September de Lkhagvadulam Purev-Ochir, France, Mongolie, Aurora Films, Guru Media
Aaaah ! de Osman Cerfon, France, Miyu Productions
Trois grains de gros sels de Ingrid Chikhaoui, France, Les Films Norfolk
Après Damien Bonnard, Philippe Rebbot, Maïmouna Doucouré et Swann Arlaud, nous avons le plaisir de vous révéler l’identité du parrain de la quatrième édition du Festival Format Court (13-16 avril 2023) : l’acteur et réalisateur Bastien Bouillon.
Un programme de plusieurs de ses courts sera diffusé en ouverture du festival le jeudi 13 avril prochain au Studio des Ursulines (Paris 5),en sa présence ainsi que celle de réalisateurs et comédiens ayant travaillé à ses côtés.
Bastien Bouillon est un acteur français qui commence sa carrière en 2009 en tournant dans différentes séries (RIS, Centrale Nuit, Boulevard du Palais). Il tourne par la suite avec Valérie Donzelli dans La Guerre est déclarée, et entamera une collaboration durable avec la réalisatrice qu’il retrouvera dans Main dans la main en 2012 puis dans Marguerite et Julien, en sélection officielle du Festival de Cannes 2015. En 2014, il tourne dans Le Beau Monde de Julie Lopes-Curval qui lui vaut une nomination au Lumière de la révélation masculine. En 2020, il participe au premier film de Zoé Wittock, Jumbo, sélectionné à Sundance et à la Berlinale. Comédien fidèle, il travaille également plusieurs fois avec Dominik Moll, dans Seules les bêtes en 2019, puis pour le rôle principal de La Nuit du 12, présenté au Festival de Cannes 2022 en section « Cannes Première », rôle pour lequel il a obtenu le César du meilleur espoir masculin, deux ans après avoir été nommé pour Debout sur la montagne de Sébastien Betbéder.
Le mot du parrain
« Le court-métrage est le format qui m’a donné mes premières partitions les plus riches.
Monter financièrement un film, court comme long, est la plupart du temps, si l’on rentre dans les rouages des commissions, le parcours du combattant. De son côté, le court-métrage a de louable de laisser beaucoup plus libre les metteurs et metteuses en scène, les réalisateur(trice)s sur le choix de leur casting.
En tant que jeune réalisateur, je sais à quel point il est important de travailler avec des comédien(ne)s pour lesquels nous avons du désir.
Il me semble donc essentiel de défendre cette forme libre, plurielle, ces essais, ces tentatives parfois de cinéma, comme le fait Format Court, à travers son magazine et son festival. »
Le réalisateur espagnol Albert Serra fait l’actualité avec son film Pacifiction qui nous emmène en Polynésie française dans lequel un haut-fonctionnaire, joué par Benoît Magimel, fait face à des rumeurs de reprise d’essais atomiques. Magnifique, le film est nommé aux César 2023, a été récompensé aux Prix Gaudi et aux Prix du Syndicat de la critique dans deux catégories (Prix du Meilleur film français et Prix singulier).
Par ailleurs, Albert Serra est juré du My French film festival, qui vise à promouvoir le cinéma français en mettant à disposition, grâce à une plateforme, des courts et longs-métrages français contemporains.
Format Court : Pourquoi avoir accepté d’être juré du My French Film Festival ?
Albert Serra : Je voulais être juré de ce festival en raison du respect que j’ai pour la France et le cinéma français. C’est hors de proportion avec ce qui se passe dans les autres pays du monde. Je vois la passion avec laquelle ce festival défend le cinéma français. Cette passion, c’est quelque chose qui me touche.
Avez-vous pu voir les films qui concourent au festival ? Qu’en avez-vous pensé ?
A.S : J’en avais vu quelques uns, mais très peu. Peut-être que, pour mon goût, c’est un peu superficiel. Je suis très obsédé par le côté artistique d’un film et là, ce sont des films qui sont faits pour le public, même, pour certains, pour le grand public et c’est quelque chose qui m’attire un peu moins. Ce sont les films d’une industrie raisonnable, qui ne prend pas beaucoup de risques.
C’est un festival qui cherche à mettre en valeur de jeunes réalisateurs et réalisatrices ; est-ce que vous portez un regard particulier sur la jeune génération de cinéastes ?
A.S : Moi, je pense que les gens aujourd’hui ont très peur de l’échec, plus qu’avant. Il faut qu’un premier film soit immédiatement un succès. Nous, on était plutôt dans le côté underground, on voulait être les plus radicaux, les plus inventifs et les plus choquants. Ça, ce sont des valeurs qui sont aujourd’hui un peu contradictoires avec le succès. Si tu proposes quelque chose qui est un peu inconnu, il n’est pas garanti que tout le monde va le comprendre et l’aimer.
Quel est votre rapport au court et au long-métrage ?
A.S : Mon rapport au cinéma, c’est le long-métrage. Je ne pense pas que les qualités que tu peux développer dans un court-métrage te permettront de développer un bon long-métrage. Ce sont des formats complètement différents et je ne vois pas vraiment le rapport. D’abord, dans un court-métrage, le côté narratif est nul ou devrait l’être, parce qu’en 15 minutes, on n’a pas le temps de développer quelque chose de façon sérieuse. Alors ça peut être des choses visuelles, mais je ne vois pas la compatibilité entre les deux formats.
J’ai commencé avec le numérique, vous savez, quand il y avait des toutes petites caméras. Avec le numérique, faire un court-métrage ou un long-métrage, ça coûte le même prix, si on le fait avec des amis ou des techniciens qui sont un peu généreux. Le coût principal, à l’époque, c’était le développement, la pellicule qui était très chère… Mais tout a changé avec la caméra numérique. Du coup, faire un court-métrage ou un long-métrage, c’est une question d’ambition.
Vous parlez de l’importance de la narration dans le long-métrage, mais, quand on regarde Pacifiction, on a le sentiment que ce n’est pas la seule chose qui vous intéresse…
A.S : Evidemment, je pense que le cinéma contemporain, et surtout le cinéma qui doit être vu sur grand écran, est la rencontre de sensations multiples, qui viennent du son, de l’image, du côté graphique, de l’atmosphère, du côté dramatique, narratif etc. C’est cela qui justifie l’expérience de le voir sur grand écran. C’est un exercice qui peut être un peu plus exigeant que ce que l’on peut trouver sur les plateformes.
Pacifiction a aujourd’hui beaucoup de succès. Qu’est-ce qui, d’après vous, a évolué entre vos débuts de réalisateur et maintenant ?
A.S : Je pense que c’est une évolution cohérente, c’est-à-dire que j’ai amélioré et raffiné des éléments qui, à l’origine étaient déjà là. Au début, c’était des gestes radicaux. Aujourd’hui, en gardant cet esprit, on arrive à le rendre plus sophistiqué, à l’intégrer dans des structures narratives. C’est plutôt une évolution formelle.
Quelle est votre actualité ?
A.S : Je tourne un documentaire. Le sujet est un peu polémique, c’est sur la corrida, sur le torero. Ce film, je le fais avec des toreros qui sont vraiment sérieux. C’est un moment difficile pour la corrida dont les valeurs sont différentes des valeurs contemporaines. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de lancer une polémique, mais le côté spirituel du torero. Il y a quelque chose qui touche notre sensibilité. C’est un documentaire avec des réalités qui sont un peu violentes.
Avez-vous déjà une date de sortie ?
A.S : Je ne sais pas, parce que comme pour beaucoup de documentaires, la méthodologie change beaucoup. On est subordonné à la disponibilité des toreros.
Avez-vous aussi des projets de film de fiction ?
A.S : Je commence à penser à un autre projet. J’avais décidé, pour me lancer un défi à moi-même, de faire quelque chose en anglais, mais avec un petit budget, pas pour faire un film plus grand. Ce sera le même concept que ce que je faisais avant, mais en anglais. En revanche, je n’en connais pas encore le sujet : je dois encore chercher…
Grand Prix de la compétition internationale du Festival de Clermont, Mo Harawe nous emmène en Somalie dans son dernier court-métrage de 28 minutes, Will My Parents Come To See Me ?. On suit une policière qui, dans sa voiture, enfile son uniforme avant d’accompagner un prisonnier, Farah, qui s’apprête à être exécuté. Si le court-métrage adopte d’abord la posture du condamné à mort en plaçant la caméra derrière les barreaux ou encore en décomposant par un montage méticuleux sa visite médicale, on suivra subtilement le sort de la policière à sa charge, que le système va lentement affecter.
Néanmoins, toute expression de désespoir ou d’indignation nous est refusée. En effet, le calme voire la froideur de Farah et de ses accompagnants lors de sa funeste journée précédant sa mise à mort est interprétée par le jeu intense des deux acteurs principaux, Xaliimo Cali Xasan et Shucayb Abdirahman Cabdi – tous deux non professionnels – dont l’attitude sobre et taciturne face à la gravité de la situation se révèle extrêmement déstabilisante. Certes, les mouvements de caméra sont rares et ainsi précieux ; ce n’est que lors du repas et de la scène de fin que l’on remarquera deux importants travellings, des mouvements qui semblent donner vie au destin du condamné à mort. A la manière d’Omar El Zohairy dans Plumes (2022), la caméra est souvent “laissée là”, observant d’un œil distant les personnages évoluer dans l’espace. La direction artistique, très sombre, opère un magnifique usage de la lumière naturelle qui parcellise le corps des individus.
“Demain est le jour où ton âme sera libérée” lui dit l’imam lors d’un plan-séquence à la cantine filmé de profil. Mais Farah n’écoute plus car Farah n’est déjà plus là. Ses réactions, dont l’indifférence apparente pourrait choquer, paraissent opaques au monde extérieur. Cette opacité est d’ailleurs exprimée par les différentes perspectives sonores qui s’amenuisent au fur et à mesure, jusqu’à n’être à la fin, qu’un cri étouffé. Le prisonnier stoïque s’effondrera-t-il ? Car Mo Harawe, jusqu’au bout, nous refuse tout sentimentalisme ; il nous prive des supplications, des larmes et des hurlements de Farah sur le point d’être exécuté.
Le sentiment de malaise croissant vient de notre impuissance, notre passivité, notre ignorance voire notre acceptation de la situation, qu’un dernier regard caméra de la policière, seule dans la nuit noire, achèvera. Il se demandait si ses parents allaient venir le voir une dernière fois, mais c’est tout seul qu’il mourra, un sac sur la tête sur cette plaine désertique emplie de désolation. Dans le cadre, il était pourtant toujours accompagné, mais c’est dans la trajectoire fatale de Farah organisée mécaniquement par le système judiciaire que l’aliénation et l’absurdité du système révèlent leur ampleur tragique.
On ne pourra s’empêcher de penser à Farah comme le Meursault de L’Etranger de Camus, non pas dans son attitude face à la mort mais dans le vide existentiel que son histoire, qui est celle de tant d’autres condamnés à mort, crée. Dénonçant l’absurdité du système, le réalisateur Mo Harawe (qui a fui la Somalie en 2009 pour rejoindre l’Autriche) file un conte philosophique oscillant entre un engagement politique assumé et un nihilisme désabusé. Le Grand Prix en compétition internationale du festival de Clermont Ferrand est amplement mérité pour un cinéaste à suivre de près.
À l’occasion de la 35e édition du festival Premiers Plans qui s’est tenu en janvier 2023 à Angers, l’équipe de Format Court a identifié 3 courts de coeur.
Euridice, Euridice de Lora Mure-Ravaud (2022) – Suisse [Courts-métrages européens]
Ondina, épanouie et indépendante, partage sa vie avec Alexia, une actrice avec qui se tisse une histoire d’amour passionnelle et unique. Mais un jour, Alexia s’envole pour sa Grèce natale et ne revient pas. Reprenant une interprétation libre du mythe d’Eurydice, qu’Orphée vient voir aux Enfers et qu’il perd pour toujours en se retournant, Lora Mure-Ravaud tisse la fin d’une histoire d’amour aussi charnelle que tragique, rafraîchissante par le choix d’une histoire d’amour lesbienne dans l’Italie rurale. Si certains moments se distinguent véritablement dans le rythme par leur côté rock et intense aux tons chromatiques flamboyants, le motif de l’eau, insaisissable et changeant, suggère néanmoins qu’un élément échappe à Ondina. Cet élément, c’est sa bien-aimée Alexia qui malgré sa passion, s’éloigne inexorablement et définitivement, dans une fuite latente sans retour. Pourtant, son souvenir hante Ondina et l’habite, aussi érotique que désespéré. Dans la mise en scène de suspensions oniriques fantomatiques, Lore Mure-Ravaud explore le thème de l’appartenance de soi à l’être aimé, quitte à se perdre dans cette quête. Un très beau film, délicat et mélancolique, Mention spéciale du Jury.
En Géorgie, un petit garçon de dix ans voit son quotidien bouleversé lorsque son père est obligé d’héberger un criminel en fuite. La réalisatrice, Salomé Kintsurashvili, est diplômée de la Moscow School of New Cinema et impressionne par sa maîtrise de la profondeur de champ et de la composition des cadres, séparant souvent les personnages dans l’impossibilité de communiquer, mais également par la direction de l’acteur jouant le petit garçon (Sandro Baidarashvili). Taciturne, colérique, au visage rêveur et triste, il est pris entre une fascination pour le criminel et la difficulté d’exprimer son malaise suite à la décision de son père de l’héberger, difficulté d’expression si propre aux enfants qui ne trouvent pas les bons mots. Le point de vue de cette irruption soudaine dans le quotidien banal d’une famille de restaurateurs est celui de ceux qui subissent le système mafieux, et d’un enfant qui souffre d’être réduit au silence. On aura rarement vu une scène de danse aussi bien filmée, où le mouvement chaotique de la caméra semble faire écho à l’agitation mentale confuse du garçon, ainsi qu’un retournement de fin magistralement mis en scène. Le film, qui a reçu le Grand Prix du Jury des Films d’écoles à Angers, présage un avenir prometteur à sa réalisatrice, dont on attend avec impatience les prochaines créations.
Le monde en soi de Sandrine Stoïanov et Jean-Charles Finck – (2020) – France [Carte blanche à la NEF animation]
Le monde en soi de Sandrine Stoïanov et Jean-Charles Finck, présenté dans la section « Carte blanche », est un film d’animation qui raconte l’histoire d’une jeune femme peintre à la santé mentale fragile. Elle rêve de se faire exposer dans une galerie et se démène pour convaincre le gérant de l’intérêt de son travail. Mais alors qu’elle parvient enfin à se faire exposer, elle n’assiste pas à son propre vernissage car, épuisée mentalement, elle doit se rendre dans une maison de repos. Là-bas elle voit passer les saisons depuis sa fenêtre et observe une statue de Camille Claudel qui lui fait face dans le jardin. Le film adopte deux esthétiques très marquées; un dessin sans couleurs, dominé par le blanc, qui caractérise la froideur de la maison de repos où l’artiste est assommée par les médicaments et délaisse le dessin, et les couleurs vives de sa vie quotidienne, rythmée par l’art, les trajets en métro et ses courses dans une ville saturée d’images aliénantes. Si l’ensemble est très agréable à regarder, on relève particulièrement quelques ingéniosités comme la danse nue de la peintre qui balance ses cheveux et s’en sert comme d’un pinceau pour mettre de la couleur dans sa chambre aseptisée. Il y a dans Le monde en soi, l’expression vive d’un grand amour pour l’art, auquel s’ajoute un questionnement sur la conjugaison du féminin et du travail artistique. C’est en somme, un joli film d’animation qui réchauffe le cœur et nous donne envie d’attraper un pinceau et une toile pour combattre la page blanche.