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Lasse Linder : « La clé dans le documentaire, c’est de passer du temps avec des gens intéressants »

Son nouveau court, Air Horse One, s’intéressant à Legacy, le meilleur cheval d’obstacle au monde, parcourant la planète pour participer aux plus grands tournois sportifs, entouré mais seul et exploité par les êtres humains, fait partie des 10 titres de la compétition suisse du Festival de Locarno. Son réalisateur, Lasse Linder, avait participé à notre Festival Format Court en 2021 à l’occasion d’un focus consacré au même Festival de Locarno. Il y avait présenté son précédent court, All Cats Are Grey in The Dark (Tous les chats sont gris la nuit), son film d’école réalisé en 2019 dans le cadre de sa formation à Luzern. Un film mettant en scène un drôle d’amoureux de chats qui avait raflé le Prix du meilleur court aux European Film Awards en 2020 et qui comptabilise à ce stade plus de 100.000 vues grâce à sa mise en ligne sur la plateforme Op-Docs du New York Times. Depuis, Lasse Linder a repris ses études (à Zurich cette fois), continue à faire des courts, lorgne du côté du long et continue à s’intéresser au documentaire, à la solitude, à l’absurde tout autant qu’aux humains et aux animaux.

©Roshan Adhihetty

Format Court : Tes films sont des documentaires qui comportent une bonne dose d’humour. Qu’est-ce te donne envie de travailler avec de vraies personnes ?

Lasse Linder : Pourquoi je fais du documentaire ? Parce que j’aime ça. Je n’ai jamais fait de fiction, parce que ça me paraît étrange de penser à quelque chose, puis de trouver des acteurs pour recréer ou visualiser ce que j’ai imaginé. Je préfère passer du temps avec des gens, en petite équipe, et trouver comment raconter leur histoire d’une façon qui soit amusante, douce, pour nous tous. La fiction ne correspond pas à mes intuitions. Mais il y a toujours des éléments fictionnalisés dans la réalité.

Beaucoup de gens pensent que je suis un artiste et que je fais du cinéma. Je ne ressens pas du tout ça. Pour moi, la clé dans le documentaire, c’est vraiment d’avoir le privilège de passer du temps avec des gens que je trouve intéressants. Je peux prendre le temps, traîner avec eux et je crois que c’est pour ça qu’ils me font confiance, parce que je suis juste là avec eux. Parfois c’est triste pour eux après le tournage, parce que c’est fini. Je pense qu’en documentaire, le gros problème qui se pose, c’est comment accompagner les gens qu’on a filmés après le tournage.

Est-ce que de ton côté, tu es encore en contact avec les personnes que tu filmes ?

L.L. : Oui.

Tu as repris des études. Actuellement, tu suis un Master à Zurich. Pourquoi est-ce important pour toi, alors que tu as déjà fait plusieurs courts métrages, d’apprendre encore à filmer la réalité ?

L.L. : Je crois que c’est surtout lié au fait que je ne disposais pas de structure auparavant. J’avais du mal à gagner ma vie entre deux films. L’attente peut être très solitaire. Je voulais changer mon quotidien. J’ai décidé de reprendre mes études et ça a été une excellente décision. Pendant un an, je me suis à nouveau retrouvé en classe. Maintenant, je suis un master de cinéma, donc je suis à nouveau plus seul. Mais cette année m’a vraiment aidé à me reconnecter aux bases du cinéma et à aborder un projet de moyen-métrage. C’était amusant, rapide, collaboratif, expérimental.

Est-ce que tu veux dire que quand tu bénéficies d’un cadre scolaire, c’est plus facile de faire un film, mais que quand tu dois fonctionner en solo, c’est trop difficile ?

L.L. : Non. C’est juste une approche différente. Certains films sont plus rapides, d’autres plus sérieux. Certains sont à court terme, d’autres à long terme. Pour moi, c’est bien d’avoir un équilibre entre les deux. C’est ce que j’aime, être sur plusieurs projets en même temps. J’aime être au milieu de ça. Parce que si je ne dépendais que d’un seul, ça me détruirait.

Tu travailles en Suisse germanophone. Quelle est la situation pour les documentaristes qui essaient de faire des films ? Arrivent-ils à trouver facilement des financements pour leurs projets ?

L.L. : Je crois qu’on est dans une situation vraiment privilégiée en Suisse pour obtenir des financements. En général, les gens qui sont installés depuis plus longtemps que moi disent que c’est de plus en plus dur d’obtenir des financements, parce qu’il y a un peu moins d’argent et beaucoup plus de cinéastes qui postulent aux mêmes endroits. Mais on peut postuler à plusieurs endroits, par exemple à la Commission du cinéma de Zurich et au fonds du canton de Bâle. Si tu en obtiens un de ces financements, tu es sur la bonne voie pour que la télévision suisse s’embarque aussi dans ton projet. Si tu arrives à les avoir, tu peux viser les fonds régionaux. Je viens de la ville de Saint-Gall qui dispose aussi d’un fonds cinéma. Il y a moins de concurrence car il n’y a pas beaucoup de gens de cette région qui font des films. Ce fonds m’a toujours soutenu. Le documentaire arrive quand même, comme tu vois, à être soutenu en Suisse allemande.

En revoyant All Cats Are Grey in The Dark, j’avais complètement oublié que Christian, le personnage que tu filmes, était presque tout le temps sans pantalon ! Le film date un peu mais comment as-tu réussi, à l’époque, alors que tu étais bien plus jeune que lui, à être accepté par lui et à pouvoir le filmer dans son intimité réelle ?

L.L. : Je crois qu’il a cherché toute sa vie à se mettre en scène. C’était le grand défi. Il était partant pour qu’on fasse un film sur lui. Le problème, c’est qu’il jouait, il partait dans tous les sens. Il nous disait : « filmons ce moment », « allons là-bas », « montrons cette partie de ma vie ». On avait instauré un jeu : si il voulait avoir une scène, même si nous n’en avions pas besoin ou que nous ne l’aimions pas, on la faisait. Et de notre côté, on tournait aussi ce qu’on voulait. Chaque jour, il parlait pendant plusieurs heures et faisait tout un tas de choses, ce qui nous permettait ensuite d’avoir un moment plus calme. C’est là qu’on filmait vraiment pour notre film. On savait déjà quel était notre objectif et il était très précis. Au bout d’environ six jours de tournage, il a vraiment commencé à ralentir et à comprendre notre intention. Il savait depuis le début qu’on s’intéressait à sa solitude mais aussi à son bonheur.

Ce film a été ton film d’école, ton film de diplôme. Pourquoi avoir eu envie de le filmer, lui, et de raconter son histoire en particulier ?

L.L. : Toute l’année, j’essayais de trouver mon sujet. Un jour, je l’ai vu dans un bar où je travaillais, assis avec ses chats. C’était comme une peinture : un vieil homme, dans son monde, avec ses chats, Marmelade et Katyusha et autour de lui, des gens en pleine conversation. C’était frappant à voir. Comme je connaissais les gens du bar, ils m’ont dit qu’il venait souvent. Je l’ai appelé le lendemain. Dès notre première rencontre, il m’a parlé de son rêve d’agrandir sa famille de chats, ou d’adopter un troisième animal. À ce moment-là, ça a été facile de me dire qu’on pouvait faire un film où il cherche à créer sa petite famille parfaite en amenant ses chats en voir un autre dans un but très spécial (un accouplement) à l’étranger. C’était une narration simple et amusante, que tout le monde pouvait comprendre, et ça nous permettait de nous concentrer sur son personnage, qui est aussi un peu triste, obsessionnel, solitaire. Et dès le premier jour de tournage, il était complètement nu.

À l’époque, tu filmais des chats. Pour ton nouveau court, Air Horse One, tu t’intéresses à nouveau à des animaux à savoir un cheval et un petit chien, avec un intérêt toujours marqué pour l’humour et la solitude. Pourquoi continues-tu à t’impliquer dans ce genre de projet ?

L.L. : A vrai dire, je travaille actuellement sur mon long, c’est un film que je dois absolument faire, mais qui prend du temps. C’est très personnel, très émotionnel comme projet. Le court métrage était plutôt un défi difficile, surtout envers moi-même. Je voulais voir si c’était possible de le faire. L’idée est venue lors d’une randonnée avec ma copine, qui a grandi avec des chevaux. Elle m’a montré une vidéo de chevaux qu’on embarque dans des avions pour des courses hippiques. On s’est dit que les prochains Jeux Olympiques auraient lieu à Paris et que les chevaux se trouveraient devant Versailles. Montrer la « crème de la crème », des chevaux sur le tarmac et dans la nature représentaient les trois séquences du film.

Ce qui t’intéressait, c’était de montrer que les animaux étaient utilisés par les humains, qu’ils étaient des outils ?

L.L. : Oui. Ce qui m’intéresse, c’est ce que ça dit des humains et de la société, la façon dont on traite ou utilise les animaux dans cette industrie. Clairement, on traite les chevaux comme des voitures de sport. Ca n’apparaît pas dans le film, mais on en parle souvent de cette manière en se demande lequel, sur quel parcours, donne la meilleure performance. Et du côté des difficultés, ça a été très compliqué d’avoir accès aux chevaux. Ça a pris deux ans. Chaque séquence de tournage a été un cauchemar logistique : JO, aéroports, cargo… On se demandait toujours si on allait y arriver. Toute l’équipe était dans le même état, on détestait presque le projet ! Par exemple, on savait depuis deux ans que filmer le cheval Legacy dans l’avion était essentiel. On demandait aux organisateurs de courses de nous prévenir de ses prochains voyages en avion. On nous avertissait une semaine avant : « Ah, au fait, elle vole la semaine prochaine ». En six jours, il fallait organiser un tournage intercontinental. Ça commence à Toronto, ça finit à Liège. Qui filme où ? A-t-on les autorisations ? Et tout ça pour, parfois, filmer juste 45 secondes…. C’était absurde.

Ton précédent court a rejoint la plateforme Op-Docs du New York Times il y a quelques années. Est-ce vraiment pertinent de conserver ton film en ligne, surtout quand il a déjà été sélectionné dans de nombreux festivals depuis sa première à Locarno ?

L.L. : Je trouve ça cool, avec le New York Times. L’accord avec eux, c’est que le film reste là pour toujours. A ce moment-là, je trouvais cette idée d’éternité assez sympa. C’est comme un lien YouTube éternel. C’est un peu la philosophie journalistique. La diffusion en salle reste le mieux pour un court mais là, au moins, tout le monde peut y accéder facilement. Je peux juste envoyer un lien. Plus besoin de mot de passe, plus besoin de se demander où et comment le voir. Du coup, beaucoup de gens l’ont vu. Je crois que c’est le but ultime d’ Op-Doc : disposer de belles vidéos et les mettre en ligne.

Propos recueillis par Katia Bayer

B comme Boa

Fiche technique

Synopsis : Au contact des culturistes du Boa Gym, un jeune moine renoue avec la puissance de son enveloppe charnelle et entreprend une transformation radicale.

Genre : Fiction

Durée : 25’

Pays : France, Canada

Année : 2025

Réalisation : Alexandre Dostie

Scénario : Alexandre Dostie

Image : Vincent Biron

Son : Harold Hennequin

Musique : Ilyaa Ghafouri

Montage : Jules Saulnier

Production : Coop Vidéo de Montréal et Punchline Cinéma

Interprétation : Dimitri Doré, Jean-Louis Loca, Pascal Zipfel, François Sagat

Article associé : la critique du film

Boa de Alexandre Dostie

Benjamin d’un petit monastère perché dans les montagnes, le jeune Léonidas (Dimitri Doré) passe ses jours dans la marginalité et l’humilité de sa condition. Lorsqu’il croise le chemin d’une salle de musculation, le choc des mondes fait naître chez lui de nouvelles sensations qui grandissent, évoluent en tentations… Présenté pour la première fois en compétition internationale au Festival de Locarno, Boa met en scène la transformation de son héros par l’évolution de son corps, un corps au départ fluet, soumis aux restrictions monacales qui se mue tout doucement en terrain d’expérimentation et de jeu ce qui n’est pas pour plaire au père supérieur.

Habitué à sa vie modeste et rude, le jeune homme pose son regard sur les hommes de la salle de sport et ses désirs viennent se confronter à lui. Désirs de ressemblance ou probables désirs homosexuels, quelque chose touche soudain la virilité de Léonidas, qui prend conscience de son propre physique. Tenté par l’exploration de la chair, il commence à défier ses interdits. Entre prière et entraînements sportifs secrets, il cherche son chemin entre deux univers difficilement conciliables ce qui se fait ressentir par l’installation de deux ambiances différentes très travaillées. Nul besoin de s’alourdir d’explications, le film ne contient que très peu de répliques et aucun dialogue.

Après une introduction de messe dans le plus grand dépouillement, et une contre-plongée révélant son aspect hiérarchique, la micro-société monastique déroule son quotidien et le laisse comprendre via des images généreuses en petits détails qui révèlent la vie à la dure des occupants. La table silencieuse, les poules qui picorent dans la cour, les cheveux grossièrement coupés, les ongles longs sur les mains lavées à l’aide un pot d’eau… Dans de discrets inserts ou placés l’air de rien dans le décor, ces éléments donnent le ton, épaississent l’univers et font vivre les personnages dans quelque chose de tangible. Tangible mais également très immobile, en effet seuls les plans faisant intervenir le visage en proie au doute de Léonidas sont accompagnés de légers zooms, seuls ses moments d’action ont droit à des mouvements de caméras. Dans ce décor dont les plans révèlent la fixité, les actes de rébellion du jeune moine sont les seuls à vaguement tenter de « faire bouger » les choses comme le héros qui essaie de déplacer les lourds débris d’un éboulement.

Le monde moderne, révélé en second temps, place le monastère dans une position encore plus parallèle et marginale qu’il ne l’était déjà. Le film entame une superposition d’univers hétérogènes qui se reflète dans le regard troublé de Léonidas toisé dans la rue ou d’incongrus travellings d’une séquence de courses à la supérette sur fond de sermon religieux.

Cette division transparaît également dans la photographie extrêmement affinée. Boa est beau. Les plans du monastère composés par rapport à la lumière diégétique qui les éclairent paraissent si naturels que l’on en vient à se demander si des artifices cinématographiques ont été utilisés. Que ce soit les rayons du soleil au travers des ouvertures et des vitraux, ceux de la lune traversant les fenêtres des chambres ou les bougies disposées de part et d’autre de la bâtisse, l’éclairage parcimonieux magnifie le décor et donne aux plans majoritairement fixes une esthétique de tableaux. Une beauté dans la nature brute des choses, encore une fois figée dans le temps et dans un cadre à l’image de la vie entre ces murs. À l’opposé, les néons de la salle de sport diffusent une aura violette artificielle mais fascinante qui, accompagnée d’une musique plus moderne, fait virer le film taciturne dans une esthétique de clip. Plus dynamiques, plus colorées ces scènes font un véritable effet de contraste avec le modeste monastère.

À l’aide de fondus-enchaînés et de musique qui s’installe doucement, les deux mondes se croisent, s’invitent l’un dans l’autre comme lorsque le héros se mêle à la foule ou que l’un des sportifs semble apparaître près de son lit. Les passages d’une ambiance à l’autre donnent parfois l’impression que Léonidas traverse le temps. Cette oscillation à la limite de la rêverie rappelle les codes du fantastique que l’on retrouve dans des nouvelles comme « La nuit face au ciel » de Julio Cortazar (1963) ou encore « La Morte amoureuse » de Théophile Gauthier (1836) où un prêtre s’emmêle entre la réalité et ses songes. Il en est de même ici, le film ne révèle pas ce qui relève du réel ou du fantasmé. Entre réalité, rêve, apparition, vision, hallucination, la porte est ouverte aux interprétations. Faut-il prendre tout ce que l’on voit au premier degré ou donner à certaines scènes un caractère plus symbolique ?

Les symboles, le film ne s’en prive pas. La présence d’un boa éponyme dans la vitrine de salle de sport est l’occasion de créer une référence à la Genèse, une forme moderne du péché originel où le serpent rejoue le rôle biblique de son espèce : faire entrer en tentation. Comparé par jeux de montage aux muscles en tension, il incite au culte du corps au détriment de l’esprit. L’animal déclencheur de pulsions est également un symbole phallique assez puissant, incarnation des aspirations viriles ou penchants homosexuels probables du héros confronté à deux univers entièrement masculins où les corps sont sans cesse visibles. Que ce soit ceux âgés et affaiblis des moines ensevelis sous des couches de vêtements ou ceux musculeux bardés de lumière des jeunes culturistes, Léonidas à qui l’on intime d’élever son esprit est entouré de corps. L’introduction est d’ailleurs le rituel de l’eucharistie, partage symbolique du « corps du Christ ». « Besogner son corps » comme le reproche le chef spirituel au héros serait péché d’orgueil, se croit-il plus qu’un homme ? Léonidas étymologiquement « le fils du lion » a parfois des attitudes assez christiques : il soulève une poutre comme une croix, apparaît les mains trouées, se rebelle. Le soleil l’enveloppe lorsqu’un morceau de toit s’effondre, comme si une présence l’incitait à sortir du monastère, serait-il un anti-Jésus, un nouveau prophète qui doit trouver son salut dans le monde civil ?

Le basculement de Léonidas vers des attitudes blasphématrices est également l’occasion de glisser quelques touches horrifiques dans le film. Celles-ci jouent la carte de la subtilité en arrivant peu à peu et de manière diffuse. L’ambiance dans le grand bâtiment s’alourdit. Le héros est assailli de visions brèves de moine ensanglanté, ses exercices à la lumière flamboyante des torches du monastère prennent des airs de transe satanique et enfin son visage même devient fantomatique. L’ambiance étant toujours sur le fil entre réel et rêverie, on peut se demander si notre héros est pris dans un chemin de libération, soumis à une diabolique possession ou encore victime d’un délire mental des plus absolus. Les dernières images renforcent le doute. Aurait-il tout imaginé ? C’est là tout le charme du film, il remplit ses silences d’épais mystères et ceux-ci résonnent dans la performance quasi muette de Dimitri Doré acteur en pleine ascension qui fait monter chez son personnage taiseux quelque chose de plus en plus sombre et inquiétant.

Thanatos n’étant jamais loin d’Éros, l’attirance interdite du héros pour les hommes ou pour l’impie culture de son corps aura des conséquences aussi macabres que libératrices. Comme les romans gothiques, Boa maintient l’ambiguïté jusqu’à la fin, refusant de livrer une explication ou un message. Faut-il respecter ou se détourner de Dieu, Léonidas est-il un modèle ou un avertissement ? Le serpent tentateur existe-il réellement ? Nous n’aurons pas de réponse et elles ne sont pas nécessaires, ici l’ambiance est bien plus intéressante que l’intrigue. La forme courte fait une nouvelle fois ses preuves dans ce cruel moment d’apprentissage qui n’a pas besoin d’être un roman.

Rachel Laurand

Consulter la fiche technique du film

Gabriel Abrantes. L’art, le choc électrique, le déplacement intérieur

Figure singulière du cinéma contemporain portugais, Gabriel Abrantes navigue entre l’art plastique, le court-métrage expérimental et les longs-métrages surprenants. En mai dernier, il présentait en compétition à Cannes son nouveau court, Arguments in Favor of Love (Disputes en faveur de l’amour), un film d’animation émouvant dans lequel un couple de fantômes se disputait autour d’un piano sur le couple, la famille et le deuil. Ce film sera programmé en septembre au TIFF de Toronto. Le réalisateur, auteur d’une flopée de courts et de plusieurs longs (Pan Pleure Pas, Diamantino, Amelia’s Children), revient sur son parcours, sa fidélité au format court, son attachement à l’absurde et au politique, et l’importance de l’art comme espace de liberté.

Format Court : Tu as réalisé de nombreux courts-métrages, bien plus que la majorité des cinéastes de ta génération. Ta filmographie en compte une bonne vingtaine. D’où vient ce besoin de continuer à en faire autant ?

Gabriel Abrantes : C’est assez instinctif. Après Diamantino, j’ai enchaîné avec Os Humores Artificiais, A Brief History of Princess X, Les Extraordinaires Mésaventures de la jeune fille de pierre, puis celui-ci, et même un projet d’installation d’une minute. Je viens de finir un autre court à Saint-Claude. C’est un format plus léger, plus rapide, qui me convient bien. Un peu comme certains écrivains que j’aime, Kafka ou Lydia Davis, dont les contes me touchent parfois plus que les romans.

Comment écris-tu ces films ? L’écriture dépend-elle d’un financement, d’une commande, ou suis-tu ton inspiration ?

G.A. : C’est un mélange. Parfois, une idée naît et je la développe, parfois c’est une commande qui m’oriente. Pour ce film-ci, Disputes en faveur de l’amour, le Musée Calouste-Gulbenkian de Lisbonne m’a donné carte blanche, avec pour seul thème : les révolutions. J’ai alors pensé à la polarisation actuelle, à l’extrême droite, à la fracture féminisme/transidentité, aux conflits exacerbés par les réseaux sociaux… Les algorithmes recherchent le conflit parce que ça produit plus de clics, plus de likes, plus d’engagement. J’ai tenté d’écrire des dialogues inspirés de ces oppositions, sans succès, en faisant des recherches sur X, Instagram, Google. Finalement, j’ai utilisé des disputes entendues dans ma vie, que j’ai exagérées ou transformées. C’est ainsi que le projet a trouvé sa forme. J’ai essayé de mettre de la vie dans mon scénario, ça a donné quelque chose de plus profond que prévu. Il y avait toujours de la politique, des conflits qu’on voit dans la vie publique et dans la vie digitale. Mais il y avait aussi une sincérité, une intensité qui n’existait pas dans mes stéréotypes politiques. J’ai écrit une vingtaine de discussions basées sur la vie réelle, personnelle, mais aussi sur des échanges que j’ai entendus. Sur ces vingt extraits ou micro-extraits de la vie, j’ai fait une espèce de montage pour raconter une histoire.

«  »Arguments in Favor of Love »

Le film est très personnel, très travaillé par la question de la déconstruction, du décalage. C’est un mot qui revient dans ton travail, non ?

G.A. : Oui. Ce qui me touche dans l’art, c’est ce choc électrique, ce déplacement intérieur. J’essaie de recréer ce sentiment chez le spectateur. Quelque chose d’inattendu, de dérangeant, mais aussi d’accueillant. C’est ce que j’ai appris à aimer très tôt, que ce soit au cinéma, en peinture ou en littérature. Il y a des oeuvres qui m’ont choqué, qui étaient transgressives, politiques, émotionnelles et qui ont changé mon regard de créateur et d’amateur d’art.

Certains de tes films ont été diffusés dans les musées. Comment vis-tu cette réception muséale ? Savoir que les gens passent parfois à côté des installations, tu le vis comme une frustration ?

G.A. : La moyenne de temps devant chaque peinture, chaque œuvre, c’est 50 secondes. Après, ça dépend du film. Si c’est narratif et long, 90% des personnes ne vont pas voir le film du début au fin. Oui, c’est dommage. Mais parfois, le dispositif immersif, l’installation, prend le relais. J’ai fait des expositions avec des forêts artificielles, des murs couverts de papiers métalliques… C’était une expérience plus sensorielle d’une certaine manière.

L’immersif t’intéresse-t-il ou non ?

G.A. : J’ai fait un truc en VR que j’ai adoré. Quand je mets des lunettes VR, c’est très intense !

Tu travailles aussi avec l’animation. Comment abordes-tu cette forme ?

G.A. : Depuis mes débuts, j’adore les effets spéciaux. Le split screen, la duplication de personnages. Ca me fascine. Je m’intéresse à tout : la 3D, la VR, l’animation, le dessin. J’adore les frères Fleischer, Betty Boop, Disney, Pixar, … Je suis un énorme fan de Ratatouille ! Mes goûts sont plus du côté du fantastique que du naturalisme ou du réalisme et l’animation se prête beaucoup à ça. J’aime le bricolage, le spectaculaire. À mes débuts, je faisais les effets spéciaux de me films. Maintenant je travaille depuis 10 ans avec un studio à Lisbonne, Irma Lucia. Ils ont fait Diamantino avec moi et ce film-ci aussi. On a tourné avec des comédiens puis fait de la rotoscopie. C’est un travail minutieux, image par image. Le film a mis un an à se faire.

« Diamantino »

Il y a toujours un mélange chez toi : absurde, mélancolie, comique. C’est conscient ?

G.A. : C’est instinctif. J’aime l’absurde, le drame, l’humour, la peur… Amelia’s Children est un film de terreur, mais j’y ai glissé des choses comiques. C’est là où le film a trouvé son originalité. J’avais peur que si je mettrais trop de comédie, que ça ne ferait pas un bon film de terreur. J’ai du mal à être sincère sans un peu d’ironie.

Tes sociétés de production portent les noms de certains de tes films. Pourquoi ?

G.A. : Oui, elle ont plusieurs noms : Artificial Humors, Mutual Respect… La dernière, je l’ai montée avec ma femme. C’est un moyen de rester indépendant, de créer à notre rythme.

Quel rôle ont joué les festivals dans ton parcours, autant sur le plan artistique qu’humain ?

G.A. : Ils ont tout changé. Le parcours en festival aide à construire une carrière et à financer des films. Cela fait 20 ans que je fréquente les festivals. Petit à petit, les choses ont évolué. Cette année, c’était la première fois que je me retrouvais en compétition officielle des courts-métrages à Cannes. Grâce aux festivals, on crée des liens professionnels, mais aussi affectifs. Tu revois les mêmes personnes, tu partages tes opinions du cinéma et tu as la chance de travailler avec certaines personnes après quelques années de rencontre. C’est la partie que j’aime le plus. Le cinéma est un métier difficile et fragile, alors ces espaces de partage comptent beaucoup.

« Les Extraordinaires Mésaventures de la jeune fille de pierre »

Tu as beaucoup tourné avec des comédiens français : Alexis Manenti, Vimala Pons, Virgil Vernier, Laetitia Dosch. Comment ça se fait ?

G.A. : Oui, j’ai des affinités culturelles et intellectuelles fortes avec la France. J’ai collaboré avec Les Films du Bélier, j’ai tourné avec des acteurs français… Diamantino et Amelia’s Children ont très bien marché en France. C’est un pays où je me sens intellectuellement chez moi. J’ai noué une relation intellectuelle et artistique forte avec la tradition culturelle française, que ce soit du côté de l’écriture, de l’histoire de l’art, de l’art contemporain ou du cinéma. Beaucoup d’artistes, de cinéastes et de penseurs français m’ont vraiment influencé et formé.

Et au Portugal ? Est-ce que les choses évoluent pour les cinéastes ?

G.A. : Un peu. Cette année, on a eu 8 films portugais à Cannes. On a désormais un crédit d’impôt, ça change la donne. Cela permet à 2-3 films de plus de se faire par an. Ça a vraiment changé le panorama national d’une façon très positive. Notre film de terreur, on ne l’a fait qu’en production locale, avec ma femme et notre petite boîte de production. Mais le soutien public à la culture reste très en deçà de la France. Le pays n’a jamais valorisé sa culture à sa juste valeur. Il y a une sorte de honte nationale vis-à-vis de l’art, sauf pour le football et Ronaldo… d’où mon envie de le critiquer, affectueusement, dans Diamantino.

Les Portugais t’identifient-ils ou pas ?

G.A. : Ça dépend qui. Mais le nombre de spectateurs en salle baisse gravement.

Qu’est-ce qui te pousse à continuer à créer, à produire des films ?

G.A. : Aujourd’hui, les choses sont très précaires. Notre monde comporte beaucoup de compétition, d’agressivité, de haine, de fragilité. Si on continue à f aire des films, c’est seulement pour l’amour pour l’art, pour le cinéma. Si on continue, c’est pour ça. L’art est un acte d’amour.

Propos recueillis par Katia Bayer

Locarno 2025

Ce 6 août, débute le festival de Locarno, une rencontre estivale européenne incontournable pour les festivaliers du monde entier. En cette 78ème édition, le festival présentera 11 sections dont 3 compétitions et remettra 20 prix. Le Concorso Internazionale réunit le meilleur du cinéma d’auteur contemporain international lors d’avants-premières internationales et mondiales. On y retrouvera de nombreuses coproductions françaises tel que le film italo-suisse-français La bambine (Les moustiques) de Valentina Bertani et Nicole Bertani, suivant une petite fille de huit ans qui quitte la Suisse pour l’Italie.

Le jury de cette compétition présidé cette année par le réalisateur et scénariste cambodgien Rithy Panh, aura la lourde tâche de remettre 5 prix dont le fameux Léopard d’or (Pardo d’Oro). Toujours parmi les compétitions, le Concorso Cineasti del Presente récompense les premiers et seconds films. De nouveau, de nombreux films français et coproductions françaises, tel Affection affection d’Alexia Walther et Maxime Matray qui raconte la disparition d’une adolescente sur la Côte d’Azur et l’enquête pour la retrouver, concourent pour les 5 prix de cette catégorie dont le Pardo d’Oro Concorso Cineasti del Presente. Pour finir, nous pourrons retrouver les courts et moyens métrages dans la compétition Pardi di Domani.

Répartis en 3 catégories, les courts et moyens métrages seront présentés dans le Consorso Internazionale (pour les cinéastes émergent.e.s), le Consorso Nationale (pour les films suisses) et le Consorso Corti de Autore (pour les cinéastes déjà établi.es.). Nous pourront notamment retrouver le travail de Lkhagvadulam Purev-Ochir avec son nouveau court métrage franco-mongol Une fenêtre plein Sud. Format Court aura le plaisir de suivre cette nouvelle édition en vous présentant un focus sur les différents courts métrages, moyens métrages et premiers films de cette 78ème édition. Rendez-vous à partir du 6 août avec Format Court pour démarrer les festivités de cette rencontre cinéphile.

Garance Alegria

Retrouvez dans ce focus :

L’interview de Altay Ulan Yang, réalisateur de Hyena, Prix du meilleur court international (États-Unis, Chine)

Pardi di Domani, retour sur les films primés de la compétition internationale de Locarno

L’interview de Felipe Casanova, réalisateur de O Rio de Janeiro Continua Lindo, Prix du meilleur court-métrage suisse et candidat aux European Film Awards (Belgique, Suisse)

L’interview de Lasse Linder, réalisateur de Air Horse One (compétition suisse, Suisse, Belgique)

La critique de Boa de Alexandre Dostie (compétition internationale, France, Canada)

Rosana Urbes : « Je pars souvent d’un mouvement intérieur que j’essaie de traduire en animation »

Il y a 10 ans, nous faisions la connaissance d’une animatrice brésilienne engagée, solaire et indépendante : Rosana Urbes. Elle avait réalisé Guida, un premier court magnifique sur la représentation du corps féminin et vieillissant qui avait obtenu au Festival d’Annecy une Mention spéciale du jury Fipresci et le Prix « Jean-Luc Xiberras » de la première œuvre. Rosana Urbes est revenue entre temps deux fois à Annecy, une fois, en 2018, lorsque le Brésil était le pays invité et cette année pour y présenter son nouveau et deuxième court, Sappho. Le film a reçu sa toute première récompense, le Prix Alexeïeff-Parker, à Annecy et vient d’être projeté au Forum des images, à Paris. À l’occasion de cet entretien, la réalisatrice revient sur son parcours, les défis de l’animation au Brésil, son rapport aux femmes artistes, l’évolution de son travail et son lien à Sappho, une poétesse effacée de la mémoire collective, qu’elle a réhabilité le temps d’un film personnel, féminin et sensible.

Format Court : À l’époque de notre premier échange, en 2015, tu disais que l’industrie de l’animation brésilienne était en plein essor. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Rosana Urbes : Les choses ont un peu décliné. Le changement de gouvernement a fortement réduit le soutien à la production cinématographique et d’animation. Les gros investissements vont surtout vers l’industrie – séries, jeux vidéo… Les aides aux courts-métrages sont devenues très rares.

Pourquoi n’y a-t-il pas de réelle culture du film d’animation au Brésil ?

R.U. : L’animation y est encore jeune, elle date d’à peine deux décennies. Elle est perçue comme un outil pour développer des séries ou des concepts, pas encore comme un art autonome comme en Europe. Il y a eu quelques films réalisés héroïquement, mais c’est récent. Les festivals locaux d’animation commencent à se structurer.

Le Festival Anima Mundi de Rio de Janeiro et São Paulo a pourtant disparu de la carte des festivals mondiaux.

R.U. : Oui, c’était le deuxième plus grand festival d’animation au monde. Il a formé une génération entière, mais le manque de soutiens, surtout après le gouvernement Bolsonaro, l’a fait disparaître. Tout le monde ne perçoit pas la valeur culturelle de l’animation.

Tu as eu une expérience importante chez Disney avant de te lancer dans tes propres films. Comment cela a-t-il influencé ton parcours ?

R.U. : Disney a été ma grande école. J’y ai appris toutes les étapes de production. J’ai travaillé sur Mulan, Tarzan, Lilo & Stitch… Mais à un moment, j’ai voulu raconter mes propres histoires alors j’ai quitté Disney pour devenir autrice. Un moment très important dans ma carrière a été quand j’ai commencé à développer mon propre style artistique. Avant, je faisais beaucoup de travaux commerciaux, donc j’ai appris plein de styles différents, mais pas le mien. Et au début, mes références étaient surtout des artistes hommes, que j’admire. Mais quand j’ai commencé à découvrir le travail d’artistes femmes, j’ai senti une connexion plus profonde, presque inconsciente. C’était plus que de l’admiration : je me sentais en lien. Je pense à Joanna Quinn, ou à l’illustratrice autrichienne Lisbeth Zwerger. Leur travail m’a donné confiance.

Pourquoi ?

R.U. : Parce que leur approche me semblait accessible, proche de moi. Je n’ai jamais eu envie de dessiner Batman ou des super héros, comme mes amis garçons. La façon qu’avaient les femmes de traiter certains sujets me parlait. Ça m’a permis de me dire : « Moi aussi, je peux tenter quelque chose ».

J’ai aussi lu un livre, The Great Cosmic Mother, de Monica Sjöö, qui parle du patriarcat et de la société. Ça m’a beaucoup éclairée. J’ai réalisé que mon insécurité ne venait pas seulement de moi, mais d’un contexte plus large. En tant qu’artiste, on est déjà souvent dans le doute, mais quand on est une femme artiste, c’est encore plus fort. J’ai vu ça chez beaucoup de mes collègues. Je me remettais constamment en question. Mais avec Sappho, j’ai eu l’impression de contribuer à une sorte d’archéologie de l’imaginaire féminin. C’était une façon de reconstituer, petit à petit, une histoire fragmentée des femmes artistes dans le monde. Sappho, pour moi, c’est une artiste-ancêtre. En parlant d’elle, je voulais ajouter une pièce à ce puzzle, pour donner envie à d’autres d’aller chercher d’autres femmes oubliées. On en connaît quelques-unes, mais souvent, elles ont pu publier ou exposer en signant avec un nom d’homme. C’est une constante.

Qui sait qui on découvrira encore ? La place des femmes dans la société évolue très vite. Si on pense que le droit de vote est récent, et qu’aujourd’hui on prend peu à peu notre place, c’est un mouvement exponentiel. Et je crois que c’est bénéfique pour toute la société. Un monde déséquilibré ne peut pas fonctionner pleinement. Le féminisme, pour moi, c’est d’abord une question d’équilibre, d’égalité. Et ça touche aussi à la création et à l’imaginaire. Je parle d’un principe féminin qui existe en chacun de nous, pas seulement chez les femmes. C’est le principe qui crée, qui prend soin, qui maintient la vie. Et quand je dis « vie », je parle aussi de la vie intérieure, de l’imaginaire, de la création artistique. Pas seulement des enfants.

Que représente Annecy pour toi ?

R.U. : C’est un moment déterminant. Être sélectionnée ici avec Guida a eu un impact énorme sur ma carrière d’autrice indépendante. J’ai voyagé 3 ans sans arrêt grâce à ce film. Annecy m’a offert une visibilité que je n’aurais jamais eue au Brésil. C’est grâce à ça que j’ai obtenu un financement pour Sapho.

Justement, pourquoi avoir mis autant de temps entre les deux projets ?

R.U. : C’était un long processus. L’argent a été utilisé la première année. J’ai travaillé comme freelance pour financer le film moi-même. Ce n’était pas possible de le produire en continu. Je devais m’arrêter, faire d’autres projets, puis revenir sur Sapho.

Qu’est-ce qui t’a poussée à faire un film sur Sapho ?

R.U. : Je travaillais sur un livre. En découvrant Sapho, j’ai été fascinée. C’était une poétesse que je ne connaissais pas. J’ai réalisé qu’il y avait de la matière pour un film. Mais j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour obtenir un financement, malgré le succès de Guida. Puis, il y a eu la pandémie. La production a été ralentie, mais on a tenu bon. C’était un long voyage, mais j’en suis fière.

Le film réunit des fleurs, des poèmes, des peintures, des croquis, des images sur ordinateurs. Tu avais besoin de chercher dans plusieurs directions ?

R.U. : Oui, le court-métrage permet d’expérimenter. Je voulais aller plus loin, ne pas me répéter. Même si ça prend plus de temps, c’est enrichissant. C’est un défi personnel. Pour moi, c’est comme chanter en solo, alors que travailler sur des séries, c’est comme chanter dans un chœur.

Avais-tu besoin de te challenger toi-même ? Ton film fait 12 minutes, il aurait pu en faire moins, juste pour que tu le finisses plus tôt. D’où vient ta motivation ?

R.U. : Quand j’ai commencé Sapho, et en particulier après le début de la pandémie, j’ai compris que je ne pourrais pas avoir une équipe avec moi pour répartir le travail. J’ai travaillé seule pendant deux ans. J’ai senti que j’en avais enfin l’opportunité de faire un film d’animation expérimental. J’avais une table multiplane construite, et cette technique offre une infinité de possibilités — on peut y poser toutes sortes de matériaux, les étaler sur les couches de verre et créer des esthétiques, des univers… De plus, sur le plan conceptuel, Sapho s’y prêtait. Je partais de fragments. Ma difficulté, c’est que je ne créais pas quelque chose de purement inventé. Je devais traiter un héritage historique, et cela m’a paru essentiel de faire savoir que Sapho avait réellement existé, qu’il y avait eu une femme poète il y a 600 ans, ce qui est quand même très rare.

Certes, on a retrouvé des papyrus d’autres femmes poètes, mais Sapho a laissé un savoir très riche, comparable à celui d’Homère. Son visage figurait même sur des pièces de monnaie ! Elle était très célèbre dans l’Antiquité. Et pourtant, l’Histoire s’est arrangée pour l’effacer. C’est d’une violence inouïe. Une violence que j’ai vue se refléter dans les vies de beaucoup d’artistes femmes que j’ai admirées, et dont le travail n’a pas été reconnu ou préservé. En racontant Sapho, je racontais aussi l’histoire de toutes ces femmes artistes oubliées.

On parle de fragments, mais aussi de toutes les relectures faites à travers les siècles. On a romancé sa vie, sa sexualité… Sapho est devenue une figure multiple. J’ai donc travaillé avec plusieurs techniques d’animation pour traduire cette diversité d’interprétations. Je disposais de ces fragments de poèmes d’une beauté littéraire incroyable, mais autour d’eux, il y avait tout ce qu’on ne saura jamais. Cette perte, cette absence, je voulais aussi la faire ressentir visuellement. On sait que ses œuvres ont été brûlées à la bibliothèque d’Alexandrie. On a aussi découvert que certaines traductions modernes trahissaient son style poétique. Il y a eu tant de formes d’effacement, et en même temps, ses textes sont pleins de délicatesse, de douceur, d’amour. Cette contradiction, je devais la porter dans le film.

C’est intéressant, cette idée d’effacement. Peux-tu m’en dire plus ?

R.U. : Dans certaines parties du film, j’ai utilisé du charbon, car je n’arrivais pas à construire une image complète de Sapho. Chaque fois que je la dessinais entièrement, ça sonnait faux. C’est comme si l’effacement historique m’empêchait de la représenter pleinement. Alors j’ai imaginé une scène où elle se dessine elle-même. C’est elle qui anime, qui peint son propre corps C’est une sorte de dialogue schizophrénique entre moi et elle. Et ce qui est fou, c’est que j’ai animé d’abord, puis intégré les fragments de poèmes. Et parfois, ça collait parfaitement, presque magiquement.

Ce travail, c’est aussi de l’archéologie de la mémoire féminine. À un moment, ma thérapeute (que j’ai d’ailleurs créditée au générique) m’a dit : « Tu t’acharnes à vouloir clôturer quelque chose qui n’a pas de fin ». Et c’est là que j’ai compris : Sapho est un film fait de fragments, et c’est cohérent avec son sujet. Je voulais à la fois transmettre la douceur de ses mots et la violence de son effacement. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf explique que les premières femmes autrices connues n’apparaissent qu’au XIXe siècle. Sapho, elle, vivait 600 ans avant Jésus-Christ ! Elle est une exception précieuse dans 5000 ans d’histoire littéraire. Là, je me suis rendu compte que Sapho, ce n’était pas juste une poétesse. C’était une pièce manquante dans l’histoire de l’art féminin. Mon film, c’est une tentative de contribution à cette mémoire.

Représenter une figure pareille, l’imaginer sans jamais avoir pu la rencontrer, c’est une sacrée responsabilité, non ?

R.U. : C’est une très belle question. Avec Guida, on était en terrain connu : c’est une création. Le dessin est plus affirmé, plus libre. J’ai pu complètement inventer l’apparence de mon personnage. Mais pour Sapho, oui, il n’y a pas de photographie, évidemment. Certes, il y a eu beaucoup de représentations artistiques d’elle à travers l’histoire : sur des pièces de monnaie, des vases antiques, des peintures, puis plus tard des sculptures. Beaucoup de peintres l’ont peinte dont Gustave Klimt. Chacun avait sa propre version évidemment car personne ne l’a vue.

J’ai rempli 10 carnets de croquis sur elle, ils apparaissent au générique du film, j’ai lu tous les livres disponibles sur elle. Pour l’animation, ça a été un défi, ce n’était pas confortable de l’animer, de lui donner de l’intention. Quand j’ai commencé à choisir le charbon, les objets fragiles comme les feuilles et les fleurs à animer, j’ai senti que les matériaux pourraient m’aider pour parler d’une chose importante : sa disposition de l’imagination du monde. Je ne voulais pas être voyeuriste. C’était une artiste complète : elle jouait de la lyre, composait, composait des poèmes. L’intention, c’était de parler de sa disparition totale de l’histoire.

Dans ton film, il n’y a pas une narration classique avec un début, un milieu, une fin. C’est plus impressionniste, presque comme un poème visuel. Est-ce que c’était une volonté dès le départ ?

R.U. : Oui, complètement. Je ne voulais pas raconter une histoire au sens traditionnel. Je voulais évoquer des sensations, des souvenirs, des états intérieurs. C’est pour ça qu’il n’y a pas vraiment de linéarité. C’est une sorte de flux, comme une mémoire qui revient par fragments. J’ai beaucoup écrit pendant le processus. Pas pour faire un scénario, mais pour capter des impressions, des phrases, des idées. Et ensuite, j’ai cherché à traduire ça en images et en sons.

Dans ton film, il y a une attention au geste, au souffle. Est-ce que c’est quelque chose que tu pratiques consciemment ?

R.U. : Oui, complètement. L’observation du mouvement, c’est une pratique de base en animation. On apprend à regarder : comment une personne se lève, comment elle respire, comment un bras tombe. Et ça m’a beaucoup formée. J’ai aussi étudié la danse, donc j’ai toujours eu cette conscience du corps, du mouvement, de l’élan intérieur. Je pense que ça influence beaucoup mon travail : je pars souvent d’un mouvement intérieur que j’essaie de traduire en animation. Pas juste en bougeant des formes, mais en transmettant un sentiment à travers le mouvement.

C’est très perceptible dans le film : parfois, on sent qu’un geste contient toute une émotion, toute une mémoire.

R.U. : Oui, parce que le dessin animé permet ça. C’est un médium magique : on peut condenser une sensation dans un mouvement simple. Et quand on travaille en animation traditionnelle, image par image, on passe tellement de temps sur chaque seconde que forcément, on y met quelque chose de nous. C’est comme si chaque image portait une charge affective. Ce n’est pas que technique. C’est très incarné.

Et comment s’est passée la construction du film, justement ? Tu avais un storyboard, ou c’était plus intuitif ?

R.U. : C’était très intuitif. J’ai fait un peu de storyboard, mais surtout pour me repérer. Ce n’était pas un plan rigide. J’ai surtout laissé le film se construire au fur et à mesure, en animant, en testant des choses, en suivant mon instinct. C’était un travail très organique. Et parfois, certaines scènes naissaient d’un son, d’une musique, ou d’une sensation corporelle. Il y a eu beaucoup d’aller-retours entre le dessin, le son, le rythme.

Le film est très intime. Il touche à quelque chose de très personnel, mais sans jamais tomber dans le pathos ou l’explicite. Comment tu as travaillé cette frontière-là ?

R.U. : C’était un équilibre très délicat. Je voulais que ce soit intime, oui, mais pas impudique. Il fallait que je sois sincère, mais en laissant aussi de la place au spectateur. Que chacun puisse projeter ses propres émotions, ses propres souvenirs. Donc j’ai beaucoup travaillé par l’évocation, par le flou, par le silence parfois. Je ne voulais pas tout montrer ni tout expliquer. C’est pour ça que le son a été si important.

Justement, le travail sonore est très riche. Il y a des bruits de respiration, des craquements,… Comment tu as construit cette matière-là ?

R.U. : C’est un travail que j’ai fait en parallèle de l’image. Parfois même avant. J’ai enregistré plein de sons moi-même : ma respiration, des bruits d’ambiance, des objets. Je voulais que le son soit presque tactile, qu’il rentre dans le corps. Et puis il y a eu tout un travail de traitement, de montage, de superposition. Le son participe au rythme, à la narration intérieure. Il fait exister des choses qu’on ne voit pas à l’écran.

Guida a été montré dans de nombreux festivals.  As-tu reçu des retours qui t’ont particulièrement touchée ?

R.U. : Oui, beaucoup. Ce qui m’a le plus touchée, c’est quand des gens sont venus me dire qu’ils s’étaient sentis compris, que le film avait mis des mots — ou des images — sur quelque chose qu’ils n’avaient jamais réussi à exprimer. Et c’était des personnes très différentes. Certain·es avaient vécu des choses similaires, d’autres pas du tout, mais il y avait une forme d’écho émotionnel. C’est là que je me suis dit que j’avais réussi à créer un espace sensible, un espace de partage.

Tu as envie de continuer dans cette veine-là pour tes prochains projets ?

R.U. : Oui, je pense que c’est ce que je cherche : créer des films qui soient à la fois très personnels et très ouverts. Je travaille déjà sur un nouveau projet, toujours dans une forme hybride, entre documentaire, fiction et poésie.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : notre reportage sur nos coups de cœur d’Annecy

Les courts au Champs-Élysées Film Festival

Le rideau est tombé sur l’édition 2025 du Festival du cinéma des Champs-Élysées, qui s’est tenue cette année dans une ambiance à la fois festive et engagée. Du glamour des avant-premières aux débats houleux autour du cinéma indépendant, l’événement a une fois de plus transformé la plus célèbre avenue de Paris en un lieu de choix pour le 7ᵉ art. Entre découvertes prometteuses, hommages appuyés aux figures du cinéma mondial et prise de parole des jeunes talents, cette édition a su conjuguer tradition et renouveau. Retour sur les révélations portées par les choix du jury et du public, cette année encore de très belles découvertes cinématographiques.

Au bain des dames de Margaux Fournier (Prix du Jury Découverte, Meilleur Moyen Métrage ex æquo)

Dans Au bain des dames, Margaux Fournier signe un premier court métrage solaire et plein d’entrain, dont la forme souple et fluide captive dès les premières minutes. Adoptant une approche hybride, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, la réalisatrice nous emmène sur une plage marseillaise, en compagnie de quatre septuagénaires, le temps d’un après-midi. Habituées des lieux – qu’elles fréquentent pour certaines depuis plus de quarante ans – ces quatre femmes, pétillantes et pleines de verve, sont ici chez elles, dans leur royaume informel et solaire.

Le corps des femmes, et plus précisément celui des femmes âgées, est placé au centre du récit. Un tag griffonné sur un mur – « Soutif obligatoire les vieilles » – illustre l’âgisme ordinaire et la violence sociale imposée au corps féminin vieillissant. En réponse à cette injonction normative, les quatre amies tombent la chemise, et le soutien-gorge avec. Ce geste, aussi simple que radical, incarne une forme de résistance joyeuse : une réappropriation de leurs corps, trop souvent relégués à l’invisibilité ou au mépris.

La caméra de Margaux Fournier filme ces corps avec une tendresse rare, loin des clichés de la « beauté fanée ». Peaux bronzées, rides, tâches de vieillesse : chaque marque du temps devient ici un motif de récit. Leurs corps racontent Marseille, le soleil, les étés passés, mais aussi la liberté conquise avec les années. La sensualité du regard porté par la réalisatrice transforme ces femmes en véritables sirènes méditerranéennes, éprises de leur autonomie et de leur puissance retrouvée.

Le court métrage explore aussi les paradoxes de la vieillesse avec une grande finesse. Les discussions oscillent entre la nostalgie d’une jeunesse révolue – avec les avantages sociaux et symboliques qu’elle confère aux jeunes femmes – et le soulagement d’être désormais libérées des injonctions de performance et de dévotion au genre masculin. D’ailleurs, les hommes sont quasiment absents : relégués au rang de souvenirs, ou tenus au bout du fil, ils ne sont présents que comme figures secondaires, à la marge d’une sororité affirmée.

Mais cette absence n’exclut pas le désir. Ces femmes continuent de draguer, de séduire, avec légèreté et humour. Elles refusent de se voir dépossédées de leur sexualité, et rappellent ainsi que le désir féminin ne s’éteint pas avec l’âge – une idée encore trop souvent taboue à l’écran.

Ce qui marque surtout, c’est l’humour de ces femmes, leur vitalité communicative et leur appétit de vivre. Elles incarnent un esprit méditerranéen souvent accaparé par les figures masculines : gouaille, chaleur, culot, liberté de ton. Ici, ce sont elles qui parlent, qui rient, qui séduisent, qui occupent l’espace.

La mer, d’abord simple toile de fond, devient peu à peu un personnage à part entière. La caméra, parfois granuleuse, embrasse les matières – sable, sel, peau – pour mieux nous immerger dans cette ambiance de plage. Le bruit constant des vagues rythme le film comme une respiration, créant un environnement sensoriel fort qui ancre le récit dans une forme de réalité charnelle et palpable.
Avec Au bain des dames, Margaux Fournier propose bien plus qu’un portrait attendri de femmes âgées : elle signe un manifeste poétique et politique pour un âge libre, joyeux et indiscipliné. Un hommage à la mer, aux corps, à la parole féminine – et à la vie, tout simplement.

Ne réveillez pas l’enfant qui dort, de Kevin Aubert (Prix du Jury Découverte, Meilleur Moyen Métrage ex æquo et Prix du public, moyen métrage)

Avec Ne réveillez pas l’enfant qui dort, Kevin Aubert, scénariste et réalisateur camerounais, signe un premier long-métrage aussi troublant que maîtrisé. Le film, à mi-chemin entre le drame psychologique et le thriller onirique, explore la question de la résistance face au mariage forcé et les mécanismes du corps pour se protéger d’un destin trop violent. L’intrigue suit une jeune fille que l’on dit promise au mariage mais qui semble refuser son destin et préfère aller au cinéma et voir la vie avec des yeux d’enfants. Un jour, son entourage ne parvient plus à la réveiller. Dormir pour ne pas subir une vie imposée.

Kevin Aubert, dont le parcours passe par le court-métrage et le théâtre, impose ici un style personnel : mise en scène sobre, tension feutrée, et un travail sonore remarquable. Sa caméra se déplace avec lenteur et sensibilité pour servir un propos intime sur le déni, le silence familial, et la nécessité d’écouter la parole des enfants.

Sans effet spectaculaire, mais avec une rigueur impressionnante, Kevin Aubert livre un film poignant sur le poids du non-dit, où chaque silence, ou sommeil, est un cri retenu. Une belle promesse pour la suite de sa carrière.

Grands Garçons de Chriss Itoua (Prix du Jury Découverte, Meilleur Court Métrage Français)

Avec Grands Garçons, Chriss Itoua poursuit une œuvre documentaire intime et politique, centrée sur les identités queer et racisées. À travers des témoignages et une mise en scène sensible, le film interroge la construction de la masculinité dans un contexte post-migratoire. Sans pathos, mais avec une grande justesse, Chriss Itoua donne à voir des parcours souvent invisibilisés, portés par une parole libre et incarnée.

Formé à Paris I et passé par plusieurs résidences (Côté Court, Ateliers Médicis), le réalisateur s’est fait remarquer avec Masc. (2018) et Muanapoto (2022), deux films où l’intime est politique. Grands Garçons s’inscrit dans cette continuité, confirmant une voix singulière dans le paysage du documentaire français. Un court-métrage poignant, à la fois doux et percutant.

Trapped de Sam et David Cutler-Kreutz (Prix du Jury Découverte, Meilleur Court Métrage Américain)

Dans Trapped, Sam et David Cutler‑Kreutz signent un thriller haletant de 15 minutes, dans lequel Joaquin, concierge de lycée et père célibataire, va subir une série de « prank » (blagues) plus inquiétants que drôles. Le récit, sous tension constante, explore les tensions de classe et la conscience morale dans un cadre élitiste.
Récompensé au SXSW par un Special Jury Award et primé Meilleur court métrage US au Palm Springs ShortFest 2024, Trapped, confirme la montée en puissance du duo de frères, déjà salué pour A  Lien, nommé aux Oscar en 2025.

Ce court métrage se distingue non seulement par son rythme tendu et sa mise en scène soignée — appuyée par une image et un son immersifs — mais aussi par la justesse de son propos. La confrontation entre un travail mal rémunéré et les privilèges scolaires devient le terrain d’un duel moral : jusqu’où tenter de rétablir l’ordre sans se perdre soi-même ?

En 15 minutes, Trapped, parvient à conjuguer suspense, critique sociale et émotion intime : une performance remarquable de la part de Sam et David Cutler‑Kreutz, confirmant leur talent pour raconter l’urgence des tensions humaines dans un format court.

Malina d’Ana  Blagojević (Prix du public, meilleur court métrage français)

Dans un petit village serbe, Zora et Dragomir commencent ce qui devait être le plus beau jour de leur vie : leur mariage. Mais le matin même, Zora fait une fausse couche. Pour ne pas briser l’ambiance de la fête, elle garde ce terrible secret… un choix qui transforme la célébration en comédie noire teintée de malaise.

Ana Blagojević mélange subtilement une esthétique documentaire à une fiction, avec un “vrai faux mariage” comme décor. Elle porte un regard féministe aigu : Zora cache sa douleur pour préserver une image collective de bonheur. L’humour noir naît de l’absurdité de la situation, renforcée par un sentiment de malaise latent. Cette ambivalence confère au film une émotion troublante et durable.

Malina marque une double casquette : Ana est à la fois la réalisatrice et l’interprète de Zora . Formée au Conservatoire et active sur scène et à l’écran (notamment dans Avant l’effondrement, Le Ravissement), elle mêle théâtre, comédie et cinéma en gardant toujours un engagement social et féministe. Un très beau premier pas.

Metal de Samuel McIntosh (Prix public, meilleur court américain)

Un homme masqué, enfermé au sous-sol et nourri uniquement de dessins animés, parvient un soir à s’évader. Commence alors une errance étrange et presque surréelle, à la recherche d’un lieu — réel ou mental — où il pourrait enfin exister autrement que comme un corps enchaîné.

Avec Metal, le réalisateur californien Samuel McIntosh signe un film visuellement fort, à la lisière de la fable dystopique et du cauchemar introspectif. Fidèle à sa démarche — bousculer les genres sans jamais s’y enfermer — il tisse une narration quasi muette, tendue et poétique, où l’absurde côtoie l’angoisse avec précision.

Fondateur de Void Productions (2017), McIntosh défend un cinéma de genre libre et underground. Déjà remarqué avec Interstate, il continue d’imposer un style singulier, à la fois brut et élégant, porté par une vraie maîtrise du cadre et une mise en scène audacieuse. Metal le confirme : Samuel McIntosh est une voix à suivre dans le paysage du cinéma indépendant contemporain.

Anouk Ait Ouadda

F comme Une Fugue

Fiche technique

Synopsis : De Frère, Sœur se souvient qu’il avait les yeux noirs, des cheveux semblables aux siens, des épaules fines comme les ailes d’un oiseau et qu’il connaissait par cœur le chemin de la rivière. De Frère, Sœur n’a rien oublié.

Genre : Animation

Durée : 15′

Pays : France

Année : 2025

Réalisation : Agnès Patron

Scénario : Agnès Patron, Johanna Krawczyk

Image : Nadine Buss

Musique, son : Pierre Oberkampf

Montage : Agnès Patron

Production : Sacrebleu Productions

Article associé : la critique du film

Une fugue d’Agnès Patron

Après L’Heure de l’ours, César du meilleur court-métrage d’animation 2021, la réalisatrice Agnès Patron revient avec un nouveau court-métrage d’animation à la gouache, Une fugue, sélectionné en mai à la Semaine de la Critique, consacré au deuil entre frères et sœurs.

Une maison rouge aux volets bleus, au milieu d’une clairière battue par le vent. Quatre volets, deux en haut, deux en bas, qui donnent à l’édifice l’allure d’un dessin d’enfant, mais aussi d’un étrange visage : les fenêtres et les volets du haut sont ouverts, comme les yeux de l’enfant que nous allons suivre.

C’est une jeune fille brune, au premier étage de la maison, qui n’arrive pas à dormir. Elle regarde la pluie tomber avant de se remémorer sa complicité passée avec son frère mort, leurs souffles qui se mêlaient, leurs promenades clandestines dans la forêt toute proche, les soirs d’intempéries.

La qualité première d’Une fugue est de parvenir à transporter sans pathos son public dans ce souvenir douloureux. Pour ce faire, le scénario, co-écrit par Agnès Patron avec Johanna Krawczyk (qui avait déjà participé à l’écriture du scénario de L’Heure de l’ours), fait le choix de passer du temps présent à celui du souvenir sans solution de continuité : il suffit que la jeune femme s’allonge pour que sa robe disparaisse et laisse apparaitre un corps d’enfant. L’entrée dans le passé se confond alors avec une incursion dans un monde magique et merveilleux, où tout est possible. Ainsi, les yeux mystérieux de la maison solitaire se font synecdoques de la forêt tout entière, où les arbres semblent humains et, comme il convient, un rien menaçants. Une fugue se présente dès lors à une nouvelle Alice au pays des merveilles, à ceci près que son personnage principal est brun et que les lieux se sont départis des couleurs chatoyantes du film de Disney pour des teintes plus sombres, à l’image de ce deuil qui ne passe pas.

Car les couleurs sont au cœur du travail d’Agnès Patron : le ciel présente des nuances de mauve surprenantes, que l’on trouve également dans les végétaux. Les espaces les plus obscurs jouent de la fluorescence pour créer un endroit surprenant, où le fantastique est davantage suggéré que représenté. En outre, les reflets et les ombres des personnages dans une mare font perdre toute conscience du ciel et de la terre : de l’original et de sa copie, quel est le premier ? Ce monde parallèle, où apparaissent des points lumineux aux faux airs d’étoiles, est à ce point surprenant que l’on s’attend à en voir surgir une nouvelle Dame du Lac.

L’on retrouve ainsi dans Une fugue des éléments qui, déjà, structuraient L’Heure de l’ours. Outre cette conscience aiguë des couleurs, l’on retrouve un film sans paroles qui n’est pas un film dépourvu de son : le compositeur Pierre Oberkampf accompagne les pérégrinations de la jeune fille par le son d’un vent de plus en plus fort et inquiétant. Agnès Patron montre à nouveau dans Une fugue son aptitude à faire surgir d’un propos en apparence trivial et fort banal un univers magique et singulier.

Julia Wahl

Consulter la fiche technique du film

Retrouvez prochainement l’interview d’Agnès Patron et de Pierre Oberkampf 

2ème After Short spécial Cannes, lundi 30 juin, à 19h à l’ESRA !

En collaboration avec l’ESRA, le magazine Format Court vous invite le lundi 30 juin prochain à 19h à son deuxième After Short consacré aux longs-métrages présentés au dernier Festival de Cannes, organisé à l’ESRA Campus Beaugrenelle (Amphithéâtre Jean Renoir, 37 Quai de Grenelle, 75015 Paris).

Après une première rencontre, le lundi 23 juin, autour des courts sélectionnés au dernier Festival de Cannes. en présence de 19 invités, nous vous convions à notre nouvelle rencontre, lundi prochain, avec une formule inédite.

Ils sont comédiens, réalisateurs, scénaristes, chefs opérateurs, directeurs de casting, producteurs, directeurs de l’animation, … : Ils ont participé de près à la création de longs-métrages qui ont été sélectionnés et diffusés à Cannes, au mois de mai. Pour certains, il s’agit d’un premier rôle, d’un premier film, pour d’autres, il s’agit de nouvelles collaborations, de tous nouveaux défis, dans la continuité de leur travail… Leurs parcours, leurs anecdotes de tournage, leurs partages d’expériences nous intéressent. Nous vous invitons à venir les écouter et les rencontrer le temps d’une soirée.

Pour info/pour rappel, cette soirée est accessible aux étudiants de l’ESRA comme au grand public. Pour réserver votre place, cliquez ici ! Info importante : la salle est climatisée !!

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours de nos invités, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail et poursuivre ces discussions autour d’un verre ?

Un After Short, comment ça se passe ?

En amont : les photos et bios des intervenants sont mis à la disposition des personnes ayant réservé leur place. Le jour J, le public a ainsi la possibilité de participer activement à la discussion qui s’engage avec les équipes de films.

Lors de l’évènement : les équipes se succèdent sur scène pour une intervention et un échange avec le public d’une dizaine de minutes chacune. Deux animateurs sont là pour introduire leur travail et vous donner la parole.

Info, rappel : il n’y a pas de projection de films au cours de la soirée.

Après la rencontre : un cocktail est organisé à l’ESRA. C’est entre autres l’occasion de poursuivre les discussions de façon plus informelle avec les équipes présentes.

Téléchargez la présentation (PDF) de nos invités (bios, photos). Attention : le nombre de places est limité. Si vous souhaitez assister à cet événement, reportez-vous aux infos pratiques mentionnées ci-dessous.

Nos invités :

Aurélien Vernhes-Lermusiaux, réalisateur de La Couleuvre noire (ACID)

Dimitri Lucas, co-scénariste de Partir un jour de Amélie Bonnin (film d’ouverture, hors-compétition, sélection officielle)

Manon Clavel, comédienne, Kika de Alexe Poukine (Semaine de la Critique)

Estelle Robin-You, co-productrice (Grande Ourse Films) de Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski (Quinzaine des Cinéastes)

Amine Bouhafa, compositeur de La petite dernière de Hafsia Herzi (compétition officielle), Aïsha Can’t Fly Away de Morad Mostafa (Un Certain Regard) et Once Upon a Time In Gaza de Tarzan Nasser et Arab Nasser (Un Certain Regard)

Alexandra Mélot, productrice (Triptyque Films) de Imago de Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la Critique)

Henri Magalon, producteur (Maybe Movies) et Eddine Noël, co-scénariste et directeur artistique de Amélie et la Métaphysique des tubes de Mailys Vallade et Liane-Cho Han (séance spéciale)

Raphaël Vandenbussche, chef opérateur de Les Filles désir de Prïncia Car (Quinzaine des Cinéastes)

Youna de Peretti, directrice de casting de Nino de Pauline Loquès (Semaine de la Critique), Kika de Alexe Poukine (Semaine de la Critique), Love me tender de Anna Cazenave Cambet (Un Certain Regard), Classe Moyenne de Anthony Cordier (Quinzaine des Cinéastes)

Arnaud Guez et Yasmina Chavanne, chef opérateur et cheffe décoratrice de La danse des renards de Valéry Carnoy (Quinzaine des Cinéastes)

En pratique

Lundi 30 juin, 19h. Amphithéâtre Jean Renoir. ESRA Campus Beaugrenelle, 37, Quai de Grenelle, 75015 Paris.

Tarif étudiants ESRA : gratuit (réservations : communication@esra.edu).
Tarif grand public : 5€, uniquement en ligne, dans la limite des places disponibles)

La Pampa d’Antoine Chevrollier

À l’aube du succès public et critique de films comme Vingt dieux, couronné du César du meilleur premier film, ou plus récemment du merveilleux Partir un jour d’Amélie Bonnin, nous voyons émerger de plus en plus d’histoires ancrées dans des territoires encore très peu représentés dans notre paysage audiovisuel français. À rebours de certains films que l’on pourrait qualifier d’« entrisme parisien », on commence à percevoir les premières ondulations d’une nouvelle vague de cinéastes cherchant à raconter un imaginaire encore trop peu exploré, et La Pampa d’Antoine Chevrollier en est un parfait exemple. Distribué par Blaq Out et disponible depuis le 11 juin dernier, avec La Pampa, Chevrollier délaisse ici le format sériel — après sa déchirante série Oussekine — pour s’attaquer, avec son tout premier long métrage, à une amitié fraternelle et bouleversante, découverte à la Semaine de la Critique il y a déjà de cela un an. À l’occasion de sa sortie, Format Court vous propose de remporter 3 exemplaires de ce DVD.

C’est au milieu de cette pampa du Maine-et-Loire, enfouie dans la forêt, que se trouve un petit lopin de terre : un circuit de motocross usé par les passages, les courses et qui reste pour nos personnages, Willy (Sayyid El Alami) et Jojo (Amaury Foucher) leur seul échappatoire. Une solution, quoique illusoire, puisqu’au fond, ils ne font que tourner en rond, sans réellement pouvoir s’extirper de cet endroit dont ils se sont tous les deux promis de quitter pour aller vivre en ville. Malheureusement tout cela sera mis de côté quand le secret de Jojo sera révélé a tout le village et que leur amitié sera mise à rude épreuve.

Avec sa première incursion dans le long métrage, Antoine Chevrollier a décidé d’aller aux antipodes de Oussekine, jusqu’à ancrer son histoire dans un décorum de province, loin du Paris des années 80. Tout cela pour nous raconter, en préambule, un ennui adolescent, dans une ruralité où cette folie fiévreuse de la jeunesse ne semble pas vraiment avoir sa place, contrainte par une génération en adéquation avec un statu quo, et où le silence des villages est rapidement comblé par des bruits de moteurs. Ces engins sonnent alors comme une forme de libération, appuyée par une mise en scène immersive qui parvient à faire alterner scènes d’action pure et instants que l’on pourrait qualifier de pure grâce, impliquant notamment le personnage de Willy et insufflant une fraîcheur qui nous enchante en tant que spectateurs. Le film suivant une bande de potes traitée avant tout comme une figure contestataire face à une communauté de plus en plus violente et intolérante.

Une bande de potes pas moins attachante dans leur côté punk — et cela dès la scène d’introduction, qui nous présente nos personnages principaux en train de se jouer des habitants de leur petit village, dans une énergie de purs sales gosses. En effet, le film étant avant tout une réflexion sur ces personnages et leur ancrage dans ce décorum rural, Antoine Chevrollier profite au maximum de la durée de son médium, plus resserrée que celle du format sériel, pour nous faire nous accrocher, en tant que spectateurs, aux plus près de ces personnages et de ces obstacles qu’ils vont devoir affronter. Cela se ressent à travers le duo incarné par Amaury Foucher et Sayyid El Alami, qui portent en eux une énergie ravageuse et salvatrice, tous deux constamment au centre de l’écran. Sans parler d’Artus, qui incarne ici Teddy, le coach de motocross de Jojo, et qui se retrouve au cœur de plusieurs scandales venant ébranler le village. Loin du registre comique qu’il a récemment exploré dans Un p’tit truc en plus, il livre ici l’un de ses rôles les plus organiques et physiques de toute sa carrière, assumant pleinement son côté un peu enrobé pour dresser le portrait d’un personnage torturé, partagé entre amour et destruction envers son poulain. Ainsi à bien des égards, il nous évoque le personnage de Jérémie Renier dans Slalom de Charlène Favier — un autre film qui, lui aussi, nous avait marqués pour ses scènes de ski immersives, et qui nous plongeait dans un décor éloigné du paysage parisien auquel nous sommes tant habitués.

De par son twist de milieu de film concernant le personnage de Jojo, La Pampa se dévoile peu à peu comme une véritable réflexion autour du motif du coming out, mais plus largement sur celui des minorités et de leur place dans une société rurale française qui se tourne de plus en plus vers la droite. Le récit, dans sa construction en deux parties, se révèle comme un objet hybride à la fois par ses personnages (ce n’est pas pour rien que nos deux personnages principaux fassent partie de minorités visible et invisible), son intrigue et ses mélanges — faisant de cette province un espace profondément multiculturel. Notamment grâce à la présence au casting du merveilleux Sayyid El Alami, que les amateurs de courts métrages ont pu découvrir dans le sublime film Idiot Fish de Hakim Mao, on peut voir que La Pampa résonne avec un autre film sorti récemment : Nos enfants après eux des frères Boukherma. Cependant là où les Boukherma utilisent le roman de Nicolas Mathieu pour questionner notre rapport, en tant que citoyens, au roman national français fantasmé par certains au lendemain de la finale de la Coupe du monde 1998, Antoine Chevrollier choisit, lui, de nous montrer ce qui a été balayé sous le tapis, de parler de communautés qui souffrent et auxquelles on ne rend pas suffisamment hommage. En un sens, les deux films dialoguent autour de la notion de tabou. Le film évoque — avec de grandes précautions — Le Chagrin et la Pitié, à travers la manière dont il aborde le tabou dans une microsociété, dans un lieu où tout le monde se connaît. Cela se manifeste dans une scène merveilleusement chorégraphiée, qui se déroule sur le parking d’une grande enseigne entre le personnage de Teddy (Arthus) et Jojo (Amaury Foucher) au lendemain de la révélation, nous laissant pantois face à ce personnage abandonné par tous, dans un désespoir qui nous crève le cœur.

Ainsi de par sa forme hybride, les thématiques qu’il aborde — du coming out forcé à la question des minorités — et la fraîcheur qu’il insuffle, La Pampa réinvente une certaine idée de la ruralité française. En ancrant ces enjeux dans un décor de campagne rarement représenté avec autant de justesse, le film dégage une énergie nouvelle, une véritable bouffée d’air frais, à la fois sensible et percutante. Il nous laisse, à la fin, avec une émotion déchirante et ravive l’espoir en un cinéma français audacieux, porté par des comédien·ne·s que l’on souhaite absolument revoir très vite à l’écran.

Dylan Librati

Mon inséparable de Anne-Sophie Bailly

Présenté dans la section Orizzonti de la Mostra de Venise 2024, le premier long-métrage d’Anne-Sophie Bailly met en scène une relation fusionnelle entre une mère et son fils en situation de handicap. Laure Calamy, toujours époustouflante, incarne Mona, une femme qui a élevé toute seule son enfant Joël, interprété par Charles Peccia-Galletto (nommé pour le César des Révélations masculines 2025). Aujourd’hui trentenaire, Joël travaille dans un ESAT (Etablissement ou services d’aide pour le travail) et il est amoureux de sa collègue Océane, elle aussi “en retard”. Le jour où Mona, qui ignore tout de leur liaison, apprend que Océane est enceinte, la relation entre mère et fils vacille… Le DVD du film, édité par Blaq Out, est sorti le 11 juin 2025. Nous vous en offrons 3 exemplaires.

Contrairement à ce que l’on aurait pu s’attendre, Mon Inséparable n’est pas un film sur le handicap, mais plutôt sur le rapport viscéral entre une mère et son enfant. Comme les deux perroquets en cage dans l’appartement qu’ils partagent, Mona et Joël vivent en symbiose, sans pouvoir se passer l’un de l’autre. Si la liberté de Mona est limitée par la nécessité d’être attentive aux actions et aux états d’âme de Joël, ce dernier a du mal à sortir de son aile protectrice pour suivre son propre chemin. Quand elle découvre que son fils a une relation amoureuse et que sa petite amie est enceinte, Mona se sent trahie. Elle lui reproche d’avoir agi égoïstement sans penser aux conséquences, alors que depuis sa naissance, la vie de sa mère a été entièrement dédiée à lui. Le film explore avec subtilité cette double dépendance et, à partir du moment de bascule, il nous montre une double émancipation : celle de Joël, qui commence à prétendre son indépendance, mais aussi celle de Mona, qui redécouvre l’importance de penser à elle-même et suivre ses envies. La rencontre avec un homme devient pour elle l’occasion de reprendre possession de son propre corps et retrouver un peu d’insouciance.

Restant au plus près de son actrice, Anne-Sophie Bailly parvient à retranscrire le ressenti de la protagoniste dans des séquences à la fois crues et empreintes de douceur. Les contrastes qu’elle met en scène – entre des moments plus mélodramatiques et des scènes documentaires, entre les point de vue des femmes et celui des hommes, ou encore entre la limpidité des sentiments et la rigidité d’esprit des institutions – permettent à la cinéaste de se débarrasser de l’étiquette de “film à sujet”, et de signer un premier long-métrage lucide et sensible. D’autant plus qu’elle offre à Charles Peccia-Galletto un rôle complexe, qui ne se limite pas à représenter la condition de “personne en situation de handicap”. Le duo qu’il forme avec Laure Calamy est crédible et authentique car les deux acteurs se montrent capables de tout dire à travers les non-dits, en communiquant par le biais de leurs regards. Évitant les explications superflues et sans jamais tomber dans le misérabilisme, Mon inséparable dépeint avec justesse la complexité des relations humaines et livre enfin un message touchant sur le cycle de la vie et l’importance, le moment venu, de laisser partir ceux qu’on aime.

Parmi les bonus du DVD de Blaq Out, on retrouve une interview avec la réalisatrice Anne-Sophie Bailly, ainsi que ses courts-métrages En Travail (2019) et La Ventrière (2021).

Court-métrage de fin d’études à la Femis, La Ventrière se déroule à l’époque du Moyen-Âge en pleine campagne dans le Jura, pas loin des terres où la cinéaste a grandi. Elsa, sage-femme herboriste (Pauline Lorillard), et sa jeune apprentie Nicole (Romane Parc) sont appelées à se réunir avec les autres femmes du village dans une église où elles seront aussitôt enfermées. Un homme arrivé de loin les interroge, afin de démasquer celle qu’il accuse d’être une sorcière…

Tourné en 16 millimètres, La Ventrière frappe pour la maîtrise de sa mise en scène toute en clairs-obscurs, qui rappelle les peintures de Georges de La Tour, et pour l’atmosphère asphyxiante qui imprègne chaque scène. Porté par le jeu silencieux et extrêmement poignant des deux actrices principales, le film raconte les accusations injustes dont beaucoup de femmes de l’époque ont été victimes, tout en ouvrant une réflexion, toujours actuelle, sur l’absurdité du système patriarcal et l’hypocrisie du pouvoir. On y retrouve l’attention particulière que la réalisatrice porte aux gestes de soins, aux thèmes de la maternité et de la transmission, déjà abordés dans son court-métrage documentaire En travail, qui suit le quotidien des sages-femmes et obstétriciennes de l’hôpital André Grégoire de Montreuil. C’est justement la transmission de ce savoir-faire qui, dans La Ventrière, devient un moyen d’émancipation, à travers une très belle séquence finale se terminant avec une course furtive (et nécessaire) vers la liberté.

Margherita Gera

Les Bottes de la nuit de Pierre-Luc Granjon

Avec Les Bottes de la nuit, gagnant du Cristal du court-métrage, du Prix du Public et du Prix André Martin au festival d’Annecy, Pierre-Luc Granjon livre un trésor d’animation, à la fois délicat et envoûtant, où le trait du dessin devient le prolongement d’un monde enfantin baigné de mystère. Le film nous entraîne dans une aventure nocturne où la beauté plastique se conjugue à une grande finesse émotionnelle, sans jamais perdre de vue le regard de l’enfant.

Alors que ses parents reçoivent des amis, un petit garçon sort de chez lui en pleine nuit et part en balade dans les sous-bois, avec ses belles bottes aux pieds. Il rencontre alors une bête étrange et solitaire qui va l’entraîner au cœur de la forêt à la rencontre des créatures nocturnes qui y vivent. Pour raconter ce conte nocturne, Granjon crée un univers visuel où chaque texture – la rugosité des écorces, la brume flottante, le cuir souple des fameuses bottes – participe à une sensation d’immersion profonde dans un monde mi-réel, mi-fabuleux.

L’univers de Les Bottes de la nuit oscille ainsi entre l’insouciance de l’enfance et l’étrangeté d’un conte folklorique. On y retrouve cette capacité qu’a Granjon de faire cohabiter douceur et inquiétude, de distiller l’inconnu dans des paysages familiers, comme si la nuit venait doucement décoller le réel. Ce monde n’est pas inquiétant en soi, mais il devient mystérieux dès lors qu’on le regarde avec les yeux d’un enfant encore imprégné de récits et de légendes.

C’est précisément là que le film touche juste : dans cette manière qu’il a de montrer comment la nature devient un espace d’exploration, une scène pour l’imaginaire, mais aussi un terrain d’apprentissage et de réappropriation. L’enfant qui chausse les bottes de la nuit part à la rencontre d’un lieu – la forêt – qui lui était inconnu ou effrayant, et finit par le faire sien, non en le dominant, mais en l’arpentant, en l’écoutant, en le comprenant. Granjon évoque avec sensibilité cette façon qu’a l’enfance de se construire en allant vers ce qui lui fait peur.

La peur, justement, est au cœur du récit. Elle prend d’abord la forme d’une vieille légende : celle du loup-garou, figure classique de la menace nocturne. Mais plutôt que de céder à la terreur ou à la fuite, le héros choisit l’aventure et, à travers elle, grandit. Le film raconte alors avec tendresse et lucidité ce passage de la croyance à l’émancipation, de l’imaginaire peuplé de monstres à une forme de lucidité apaisée. Ce n’est pas que les monstres disparaissent : c’est qu’ils changent de visage, deviennent moins redoutables à mesure que l’enfant gagne en courage et en autonomie.

Les Bottes de la nuit parvient à conjuguer la richesse d’un conte initiatique et la puissance de l’émotion enfantine. C’est un film à hauteur d’enfant, mais qui parle aussi à l’adulte resté sensible aux bruits de la nuit et aux échos de ses peurs anciennes.

Anouk Ait Ouadda

Article associé : l’interview du réalisateur

H comme Hypersensible

Fiche technique

Synopsis : Hypersensible est le parcours accidenté et surréaliste d’une jeune femme qui cherche à se reconstruire, à contre-courant d’une société prompte à refouler ses émotions.

Genre : Animation

Durée : 7′

Pays : Canada

Année : 2025

Réalisation : Martine Frossard 

Scénario : Martine Frossard 

Animation : Agathe Bray-Bourret 

Son : Daniel Scott 

Musique : Daniel Scott 

Montage : Oana Suteu Khintirian 

Production : Office national du film du Canada

Société de production : Office national du film du Canada

Article associé : la critique du film

Pierre-Luc Granjon : « Je suis toujours en réaction au film précédent »

Son film, Les Bottes de la nuit, réalisé grâce à l’écran d’épingles, a remporté le Cristal du court-métrage, le Prix du Public et le Prix André Martin au Festival d’Annecy. Pierre-Luc Granjon, qu’on a découvert il y a quelques années avec Le Loup blanc, raconte sa découverte de l’animation en volume, la réalité du métier, l’envie d’être heureux et le besoin de se renouveler.

Format Court : Qu’est-ce qui est à l’origine de ton parcours ?

Pierre-Luc Granjon : Je ne pensais pas faire de l’animation, ça ne me venait même pas à l’esprit. Le cinéma, ça me semblait complètement inaccessible. Je voulais faire un métier artistique, au début de la bande dessinée, puis de la peinture… Finalement, je suis entré à l’École d’arts appliqués de Lyon — qui n’existe plus aujourd’hui, elle a été fusionnée avec les Beaux-Arts.

Je m’étais inscrit en architecture d’intérieur, mais ça ne m’a pas plu. L’autre option, c’était le dessin textile : je n’aimais pas trop ça non plus, mais au moins on dessinait, on peignait. Ce qui m’a retenu, c’était surtout la promo, très chouette, et quelques profs qui nous poussaient à trouver ce qui nous plaisait. C’était une école très formatrice, malgré tout.

Comment es-tu arrivé à l’animation ?

P-L.G. : Après l’école, il y avait encore l’armée. Je voulais être objecteur de conscience, et un copain m’a parlé du studio Folimage à Valence, qui acceptait les objecteurs. J’y suis allé et ça a été un coup de foudre. J’ai vu les studios, les décors en volume… J’ai trouvé ça super. Au final, j’ai été réformé, mais j’ai pu intégrer le studio comme modeleur sur la série Hôpital Hilltop de Pascal Lenôtre. Très vite, j’ai voulu faire mes propres films. J’ai observé tout le monde animer, fabriquer des décors pendant un an, puis j’ai écrit Petite Escapade, mon premier court-métrage, que j’ai tourné un an plus tard, dès que j’ai trouvé les financements.

Dans Petite Escapade, tu utilisais déjà la stop motion. Comment t’es-tu approprié cette technique ?

P-L.G. : C’est la première technique que j’ai découverte en arrivant à Folimage. Je ne venais pas d’une école d’animation, donc j’ai tout appris sur place. La stop motion s’est imposée naturellement. J’avais aussi été marqué par deux films : La Bouche cousue de Jean-Luc Gréco et Catherine Buffat et L’Homme au bras ballant de Laurent Gorgiard. Je me suis dit : “Waouh, on peut faire ça en volume ?”

Tes films explorent des techniques variées : écran d’épingle, papier découpé, volume. Est-ce que tu veux tester le plus de choses possibles ou est-ce que la technique est au service de l’histoire ?

P-L.G. : Ça dépend. Pour Les Bottes de la nuit, je savais que je voulais travailler à l’écran d’épingle, car le film se passe de nuit et je voulais jouer avec les contrastes. Là, la technique a guidé l’écriture. Pour les autres, ça a souvent été l’envie d’expérimenter. Toutes les techniques m’intéressent, même la 3D, que je n’ai jamais faite — mais pourquoi pas ? Je serais prêt à tenter quelque chose. C’est vrai que j’aime bien me fixer un petit défi supplémentaire à chaque fois. Ca rend les choses plus excitantes.

Le fait d’être en festival permet aussi de découvrir les films des autres.

P-L.G. : Exactement. Il y a des films en 3D qui m’épatent. Le travail de David O’Reilly, par exemple, je trouve ça super. Palmipedarium, aussi, de Jérémy Clapin, j’avais adoré.

Ça m’intrigue un peu, la vie d’un animateur au quotidien. Les animateurs parlent beaucoup d’une forme de solitude, du temps écoulé sur leurs films. En projection, les films s’enchaînent, on ne se rend pas toujours compte du travail et des efforts fournis. Comment vis-tu ça ?

P-L.G. : C’est vrai qu’on est à fond quand on fait un film. Une fois un film terminé, je passe à autre chose. Je suis dans l’idée du prochain. Je suis toujours en réaction au film précédent. Par exemple, mon premier film était en noir et blanc, j’en ai fait un après en couleur. Ça a été long parce qu’il fallait trouver de l’argent. Après, j’ai écrit L’Enfant sans bouche, un projet simple, en papier découpé, que je pouvais produire avec très peu de moyens, avec des amis et la maison d’édition Corridor.

Sur ton compte Instagram, tu publies des illustrations. Pourquoi continues-tu à dessiner et à y partager ton travail ?

P-L.G. : Je poste peu, peut-être une cinquantaine de publications. Mais c’est un moyen de garder une visibilité, car mon site n’est pas à jour. Certains festivals m’ont contacté via Instagram. J’aime bien aussi partager des dessins et découvrir ce que font les autres.

Est-ce que tu fais aussi d’autres choses à côté de l’animation ?

P-L.G. : Oui, je fais aussi de la sculpture. J’ai réalisé des petites figures en terre enfumée, une soixantaine, et je crée chaque année le trophée du Festival Ciné Junior. La sculpture et la gravure me plaisent beaucoup. Mais c’est l’animation qui me fait vivre.

Justement, comment parviens-tu à vivre de ton métier, entre deux projets ?

P-L.G. : J’ai plusieurs casquettes. Je suis animateur sur des projets comme Séraphine, le long-métrage de Sarah Van Den Boom. Je suis content d’aller animer sur les projets des autres. On découvre toute une autre manière de travailler, tout un autre univers. C’est chouette. Je suis aussi scénariste, je touche des droits d’auteur. Dès que j’ai du temps, j’écris mes propres projets. Parfois, je perds le statut d’intermittent, mais ça ne dure pas longtemps. Je m’en sors.

Tu as coréalisé Léo, la fabuleuse histoire de Léonard de Vinci, avec de grands noms au casting vocal (André Dussolier, Marion Cotillard, Juliette Armanet, …). Comment s’est passée cette expérience ?

P-L.G. : Le projet est porté depuis longtemps par Jim Capobianco que j’appelle le réalisateur principal. Il portait ce projet depuis 10 ans quand je suis arrivé dessus, en tant que spécialiste de la stop motion. Je n’ai pas dirigé les voix anglaises, mais j’ai suivi les enregistrements français à distance. Il fallait se caler sur les voix anglaises aussi, donc les intentions étaient déjà là, déjà données. Travailler avec des professionnels comme Marion Cotillard, André Dussolier ou Juliette Armanet, c’est facile. Ils sont très à l’écoute.

Les Bottes de la nuit a été réalisé à l’écran d’épingle, une technique très rare. Qu’as-tu appris ?

P-L.G. : C’est une technique fascinante. Elle m’a permis de travailler en clair-obscur, sans trait, juste en modelant la lumière. Ce rendu-là, je n’ai jamais réussi à l’obtenir en dessin traditionnel. Ce que j’ai appris, c’est d’oublier le dessin, le trait. Il faut chauffer l’écran pour que les épingles coulissent bien. C’est un outil complexe, mais quand il fonctionne, c’est magique.

Qui sont tes inspirations dans le milieu ?

P-L.G. : Il y en a beaucoup. J’ai cité David O’Reilly, Laurent Gorgiard, Jérémy Clapin… Et puis Iouri Norstein : j’admire la richesse, la profondeur de ses images. Pour mon prochain film, j’aimerais expérimenter sur du plâtre, pour jouer avec les flous et les nets. J’ai envie de graver, gratter, peindre. J’aime bien quand on ne devine pas forcément comment ça a été fait, quand on brouille les pistes.

Un film qui m’a marqué récemment, c’est Dog Ear, un film hongrois de Péter Vácz en 2D, très bien écrit. Graphiquement, ce n’est pas du tout ce que je fais mais les thèmes abordés sont très touchants. C’est vraiment un très beau film. J’aime aussi découvrir des œuvres très éloignées de mon univers et admirer la technique ou le récit. Le festival d’Annecy est parfait pour ça.

« Les Bottes de la nuit »

Quel est ton lien avec Annecy ?

P-L.G. : J’y viens souvent, même sans film en sélection. J’y suis venu pour la première fois vers 1995, pour une journée. Je crois que c’est là où j’ai découvert L’homme au bras ballant justement. Je n’imaginais pas encore faire de l’animation, j’étais aux Arts Appliqués à cette époque-là, à Lyon. J’ai quand même découvert pas mal de choses à ce moment-là. Et puis après, je suis revenu régulièrement. Petite Escapade y a été projeté. C’était énorme pour moi d’avoir mon premier film sélectionné. Le festival n’est pas aussi gros qu’aujourd’hui. Maintenant, c’est quand même énorme.

Est-ce que tu as un souvenir de la projection ?

P-L.G. : J’ai un vague souvenir. Ce dont je me souviens, c’est le moment où j’ai eu l’argent pour faire le film du Centre de la première œuvre, une structure qui n’existe plus. D’un seul coup, je me suis dit qu’il allait falloir faire le film. J’étais à la fois ravi et très apeuré. C’était mon premier film, c’était quelque chose d’assez vertigineux, la sélection à Annecy en plus, c’était incroyable !

À quel moment t’es-tu senti réalisateur ?

P-L.G. : Dès mon entrée à Folimage, je voulais faire mon propre film. J’ai passé un an à apprendre, puis j’ai commencé à écrire, à dessiner. Ca me tenait à coeur de raconter des histoires. Le mot “réalisateur” est arrivé après, sans que je m’en rende compte. La magie du mouvement, l’animation, c’est assez incroyable. Donner vie à ce qui ne bouge pas, imaginer les écarts, les pauses, les mouvements : j’apprends tout le temps encore en animant, je ne m’en serais pas douté à mes débuts. J’adore, je suis trop content de mon métier. On est dans le cinéma, on est chanceux.

Tes films sont traversés par la douceur, la poésie, l’enfance qu’on n’a pas vraiment quitté. D’où vient cet intérêt ?

P-L.G. : Pour Les Bottes de la nuit, il y avait vraiment de ça. Je l’ai écrit en réaction à tout ce qu’on vit depuis un certain nombre d’années. Je ne veux pas participer à l’angoisse générale, je résiste, il faut continuer à être heureux même si le monde est dur. Ça ne veut pas dire qu’on nie le monde mais en étant heureux, on apporte du bonheur autour de nous. Pour Les Bottes de la nuit, j’avais envie d’un film léger et tendre. J’ai fait des films plus durs comme Le Loup blanc, ça correspondait peut-être à un époque et j’en referai peut-être des plus durs. Mais pour celui-ci, je voulais de la tendresse.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : la critique du film

Hypersensible de Martine Frossard

Dans Hypersensible de Martine Frossard, vu à Cannes, le corps devient paysage, les sensations prennent le pouvoir, et l’hyperperception s’ancre comme le cœur d’une expérience cinématographique à la frontière du conte et de la science-fiction. Porté par une mise en scène organique et fluide, ce court métrage propose une réflexion profonde sur la fragilité des corps, la douleur invisible et la beauté cachée dans l’excès de sensibilité.

Un corps qui sent trop

Le film explore l’expérience d’une jeune fille souffrant d’hypersensibilité sensorielle, une condition encore mal comprise, souvent marginalisée. Ici, le moindre bruit, la moindre lumière, un simple contact deviennent ondes de choc. Le film traduit cette perception décuplée à l’image : les textures se dilatent, les mouvements sont presque liquides, la caméra épouse le souffle, le frisson, la tension intérieure. Ce rapport hypersensible au monde est à la fois une source de souffrance (quand le réel agresse) et une grâce (quand il caresse). Car dans cette hypercapacité à sentir, il y a aussi la possibilité d’un plaisir démultiplié :les zigzagues de la route, une voiture qui fonce, le vent sur la peau deviennent alors des expériences quasi cosmiques.

Une métamorphose mythologique

La trajectoire du personnage, après un accident, bascule dans une forme de science-fiction sensorielle. Son corps change, se dilate, s’ouvre, se transforme jusqu’à littéralement s’enraciner dans la terre. Une évocation directe à Daphné, la nymphe de la mythologie grecque métamorphosée en arbre pour échapper à Apollon. Ici, cette transformation n’est pas une fuite, mais une renaissance. L’arbre devient symbole de guérison, de réconciliation avec un corps autre, plus fort, plus vaste, plus lent aussi. C’est une manière de dire que le mal-être peut muter en force, que l’hypersensibilité peut devenir une connexion au vivant, un état d’écoute radicale du monde.

Transmission silencieuse

La dernière scène, d’une simplicité bouleversante, renforce cette lecture symbolique. Une petite fille, assise à l’arrière d’une voiture, regarde l’arbre qu’est devenue la femme aux côtés de sa mère. Aucun mot n’est prononcé, mais tout est là : le cycle de la transmission, le lien féminin, la compréhension silencieuse de celles qui ressentent trop. Ce geste de regard, minuscule, devient un pont entre générations, une promesse de reconnaissance, peut-être même de réparation.

Hypersensible est un film qui se vit avec le corps autant qu’avec l’esprit. Son esthétique fluide, presque liquide, son refus du récit classique, sa poésie organique en font un objet sensoriel rare, qui donne forme à ce que tant de personnes vivent sans pouvoir l’exprimer. À la fois mythe contemporain, conte de transformation, et lettre ouverte à celles et ceux qui sentent trop, ce court métrage offre une réponse douce et puissante à un monde souvent trop bruyant.

Anouk Ait Ouadda

Consulter la fiche technique du film

Coups de cœur du Festival d’Annecy 2025

Parmi les œuvres qui nous ont particulièrement marqué·es cette année au Festival d’Annecy 2025, une thématique s’est imposée avec force : celle de la transmission — et plus spécifiquement de la transmission féminine. Portées par des récits intimes, politiques ou symboliques, ces créations explorent les liens qui unissent les générations, les savoirs et les mémoires, à travers des voix de femmes, souvent marginalisées ou invisibilisées. Ce qui frappe aussi, c’est la diversité des formes empruntées : entre l’héritage des mythes antiques et les codes de la culture internet, les réalisatrices et réalisateurs réinventent les récits de filiation avec audace, mêlant traditions, ruptures, et réappropriations. Tour de piste.

La fille qui explose de Caroline Poggi et Jonathan Vinel : un court métrage singulier au croisement du jeu vidéo et de la poésie corporelle.

Avec La fille qui explose, sélectionné au Festival Format Court, Caroline Poggi et Jonathan Vinel livrent une œuvre sensorielle et hybride, où la forme visuelle emprunte aux codes du jeu vidéo à la troisième personne. Caméra fixe à l’arrière, personnage principal qui avance dans des décors désaffectés, bruitages immersifs… tout dans la mise en scène évoque une expérience de gameplay introspectif. Ce choix formel n’est pas qu’un gimmick esthétique : il reflète l’état de dissociation du personnage, comme si elle traversait sa douleur à distance, presque mécaniquement. Cela donne au film une forme à part, à la fois déshumanisée et profondément intime.

Le cœur du récit semble tourner autour d’une rupture, mais sans jamais la nommer clairement. Est-ce une rupture amoureuse ? Une séparation amicale ? Un effondrement intérieur plus large ? La question reste ouverte. Ce décentrement du propos est justement ce qui rend le film puissant : il ne raconte pas une histoire linéaire, il fait ressentir un état, une absence, un trop-plein. La métaphore de l’explosion devient un fil rouge visuel et émotionnel : celle d’un corps et d’un cœur sur le point de céder, lentement, silencieusement.

Le body horror, souvent réutilisé dans le court métrage contemporain, trouve ici une vraie justification : la douleur mentale est incarnée dans le corps, dans ses secousses, ses gonflements, ses étrangetés. Ce n’est pas gratuit : c’est le corps comme extension de l’âme, le corps qui dit ce que le visage ne montre pas.

Justement, ce visage sans expression, presque figé, est contrebalancé par une voix off bouleversante, subtilement interprétée par l’actrice française Grace Seri. Elle ouvre une brèche dans l’opacité du personnage : c’est par la voix qu’on entre dans ses pensées, ses émotions, ses souvenirs. Elle donne au film sa chaleur humaine, sa texture émotionnelle, et une forme de tendresse inattendue.

La fille qui explose est un film qui laisse une trace durable : il ne cherche pas à expliquer, mais à faire ressentir. Une œuvre à part, singulière, qui réussit à parler de la douleur avec une rare justesse — entre abstraction, corporalité et fragments d’intimité. Le film détourne aussi un cliché tenace : celui d’Internet vu comme facteur d’isolement. Ici, c’est le réel, la « vie normale », qui isole, avec ses normes silencieuses et ses absences affectives jusque dans les ébats sexuels. Internet devient, au contraire, un espace refuge, un lieu de reconnexion où, dans les forums, les vidéos, les communautés invisibles, on trouve des gens comme soi. Une forme de tendresse numérique. Un monde où la souffrance devient un langage commun, partagé. Alors quel meilleur endroit où trouver refuge quand on est au bord de l’explosion ?

Quai Sisowath – Ne sommes-nous pas les monstres de nos mythologies ?

Dans Quai Sisowath, Stéphanie Lansaque et François Leroy livrent un court métrage aussi captivant que dérangeant, qui mêle habilement réalisme social, conte folklorique et esthétique pop rétro. En situant son récit au Cambodge, dans un monde en apparence joyeux mais gangrené de l’intérieur, le film aborde des problématiques profondes touchant de nombreux pays d’Asie du Sud-Est : obsession de la blancheur, précarité économique, empoisonnement écologique et identités dissoutes dans la logique du capitalisme globalisé.

Une légende qui contamine le réel

Le film s’ancre dans une figure issue du folklore cambodgien : les Aph, créatures aquatiques séduisantes mais mortelles. Elles deviennent ici une métaphore vivante de la beauté toxique. La protagoniste, jeune femme silencieuse, est incitée à s’appliquer des produits éclaircissants contenant du mercure, comme des millions d’autres personnes dans la région. Ce geste, loin d’être anodin, est le point d’entrée dans une société où la blancheur est synonyme de réussite, où l’on s’empoisonne volontairement pour correspondre à un idéal de beauté occidentalisé.

Le film traite cette contamination de manière littérale — la peau s’abîme, le corps se déforme — mais aussi au sens figuré : c’est l’imaginaire collectif tout entier qui est contaminé, par une idéologie de consommation, de performance et de visibilité.

Un monde saturé, pollué, hyperconnecté

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’esthétique visuelle du film. Couleurs vives, lumière dorée, bande-son enjouée… tout évoque un monde festif, presque ludique. Mais sous cette surface brillante, Quai Sisowath dépeint un univers violent, pollué, où la misère et les arnaques sont banalisées. Cette dissonance visuelle et sonore accentue l’absurdité d’une société qui se noie dans les déchets qu’elle produit, tout en continuant de chanter. Le contraste est saisissant : plus l’image est belle, plus le fond est brutal.

L’identité, avalée par le travail

Par petites touches, le film montre comment le capitalisme ne se contente pas d’exploiter les corps : il les redéfinit entièrement. L’un des personnages, livreur pour une plateforme de livraison, ne quitte jamais sa veste de travail, même en dehors de ses heures. Le logo de l’entreprise devient son visage, sa seconde peau. Ce détail, presque anecdotique, dit tout de l’effacement des identités individuelles au profit de rôles économiques, dans un monde où exister signifie produire.

Quai Sisowath est un court métrage d’une grande richesse, aussi poétique que politique. Envoûtant, paradoxal, profondément contemporain, il offre une plongée dans un monde où la beauté tue, la lumière aveugle et l’apparence étouffe. Un film qui contamine, lui aussi — mais pour mieux réveiller.

La jeune fille qui pleurait des perles — La beauté d’un mensonge nécessaire

Avec La fille qui pleurait des perles, les réalisateurs Chris Lavis et Maciek Szczerbowski unissent leurs sensibilités pour livrer un conte social poignant et stylisé. Déjà remarqués pour leur film précédent, Madame Tutli-Putli, ils poursuivent ici leur exploration de la jeunesse, du manque et de la nécessité de se réinventer par la fiction.

Une fable réaliste et bouleversante

Visuellement, le film s’ancre dans une reconstitution d’époque minutieuse, évoquant l’Angleterre victorienne ou les marges sombres d’un Paris oublié. La photographie grise, les décors de ruelles sales, les costumes usés : tout évoque une esthétique dickensienne, où la misère est omniprésente mais porte en elle une forme de poésie tragique. Comme chez Charles Dickens, les enfants sont au centre — fragiles, perdus, mais capables d’inventer des mondes pour survivre à l’indifférence du réel.

La technique employée — un tournage en pellicule ou soigneusement retravaillé pour en imiter la texture granuleuse — donne au film un aspect organique et brut, qui renforce l’immersion. Ce réalisme visuel ne cherche pas à flatter : il expose. Il fait ressentir la boue, le froid, la faim. Et pourtant, c’est dans cet environnement que surgit l’étincelle de la création.

Vérité ou récit, quel est le plus grand trésor ?

Au cœur du récit : une jeune fille qui pleure des perles. Ce détail, à la fois absurde et magique, fait basculer le film dans un espace symbolique. Est-ce vrai ? Est-ce un mensonge ? Peu importe. L’histoire devient un refuge, une arme, une marchandise, un mythe personnel. Ce que dit le film avec beaucoup de délicatesse, c’est que la fiction est parfois plus vitale que la vérité. Dans un monde où la pauvreté vole tout — jusqu’au droit de rêver —, inventer une histoire, c’est reprendre le pouvoir sur sa vie.

Le regard des réalisateurs est plein de pudeur et de respect : jamais misérabiliste, jamais cynique. La magie n’est pas là pour enjoliver, mais pour redonner une épaisseur à l’existence, une raison de continuer. Les larmes deviennent des perles, non pas parce qu’elles valent de l’argent, mais parce qu’elles disent quelque chose d’invisible : le prix de la douleur et la beauté de la résistance intérieure.

La fille qui pleurait des perles est un court métrage subtil, profondément humain, où la détresse n’empêche ni l’imaginaire, ni l’émotion. Il affirme avec force une idée essentielle : quand la réalité est insoutenable, c’est peut-être l’histoire qu’on choisit de raconter qui finit par définir qui l’on est.

Poil aux jambes — Conte intime et ludique d’une révolte douce

Avec Poil aux jambes, Andrea Dorfman signe un court métrage à la fois intime, politique et joyeusement régressif. Déjà connue pour son travail mêlant animation artisanale, formes hybrides et récits personnels, elle poursuit ici une démarche profondément sensible : celle de donner forme à l’intime pour parler à toutes.

Un collage de souvenirs et de révoltes

La technique visuelle, volontairement naïve, fait la signature du film. Découpages, collages, textures papier, dessins colorés, petits objets en carton animés comme dans un spectacle de marionnettes : Poil aux jambes évoque immédiatement les scrapbook ou les journaux intimes de l’adolescence. Une esthétique assumée, douce, ludique, qui joue sur les formes de l’enfance pour mieux parler de ce moment charnière qu’est le début de la puberté, de l’écart entre le corps réel et les normes sociales.

Cette forme régressive n’est pas qu’un choix graphique : elle reflète la confusion, la tendresse et les violences diffuses qui traversent l’adolescence. Le film, en refusant le réalisme frontal, donne une légèreté poétique à un sujet encore tabou : les poils féminins et l’injonction à l’épilation.

Une voix qui transmet

La voix off tient un rôle central. Celle d’une femme plus âgée, posée, bienveillante, presque maternelle. Elle ne raconte pas l’histoire d’une autre, mais la sienne : son expérience, ses souvenirs, ses petites hontes. C’est un geste de transmission — d’une génération à l’autre, d’une intimité à d’autres intimités en formation. On comprend vite que ce film est fait pour les jeunes filles, pour les adolescents, pour toutes celles et ceux qui n’ont jamais entendu une voix leur dire : “Tu peux être comme tu es. Tu n’as pas à t’excuser.”
Il y a là quelque chose de profondément politique, mais sans être dans le militantisme frontale. Le film parle de résistance, oui, mais de résistance quotidienne, de choix personnels, de droit à exister dans son corps sans être corrigé.

Poil aux jambes est un petit film d’une grande justesse. Avec une forme simple, artisanale et créative, il réussit à toucher à ce qu’il y a de plus délicat : la construction de soi face au regard des autres. Il parle d’un sujet concret — les poils — mais le fait avec une intelligence symbolique rare, en tissant un lien direct entre mémoire, transmission, et réappropriation du corps.

Sappho — Quand les feuilles parlent : poésie, mémoire et voix de femmes

Réalisé par Rosana Urbes, cinéaste brésilienne déjà remarquée pour son court Guida, Sappho s’impose comme un objet cinématographique à part. À la frontière du documentaire poétique, du film d’animation et du conte mythologique, ce court métrage creuse un sillon déjà entamé dans l’œuvre de la réalisatrice : celui des héritages féminins, de la mémoire comme matière vivante.

Une ode à la littérature incarnée

Le film s’articule autour de la figure légendaire de Sappho, poétesse de l’île de Lesbos, dont ne subsistent que des fragments, des éclats de vers, des traces à peine lisibles. Rosana Urbes s’approprie cette figure avec délicatesse et audace, en mêlant voix off brésilienne, dessins mouvants, jeux d’ombres et de lumière, et textes projetés à l’image. L’effet est troublant : les mots flottent, respirent, s’animent. Ils ne sont plus seulement lus, ils sont vus, entendus, ressentis.

La poésie, au cœur du projet, est partout : dans la forme (dessin délicat, textures organiques, ombres comme des encres vivantes), dans le fond (le choix de Sappho, pionnière d’une voix littéraire féminine), et dans le rythme même du film, proche de celui d’un poème récité à voix basse. La littérature devient un corps, une voix, un paysage.

Une tradition de femmes qui racontent

La voix off — féminine, douce, grave — joue un rôle central. Elle ne récite pas, elle confie. Cette voix pourrait être celle d’une mère, d’une sœur, d’une aïeule. Elle s’inscrit dans la tradition orale, celle des contes transmis entre femmes, des légendes racontées au coin du feu ou chuchotées dans la nuit. À travers elle, Sappho ne revient pas seulement comme personnage historique, mais comme figure matricielle : celle qui a dit, osé, écrit, aimé. Celle qui a créé un espace de parole pour les femmes, à travers les siècles.

Une esthétique plurielle et sensorielle

La forme du film est à la fois modeste et foisonnante. On pense aux carnets dessinés, aux ombres chinoises, aux feuilles d’arbres froissées, aux pages de livres usées par le temps. Les feuilles, justement, sont une métaphore centrale : à la fois éléments naturels et support du texte. Elles disent le lien ancestral entre nature et langage, entre la terre et les mots. La poésie de Sapho, qui chantait les fleurs, les saisons, les amours humaines dans leur fragilité, trouve ici un écrin sensible, presque tactile.

Ce style, profondément féminin au sens pluriel du terme, ne cherche pas l’uniformité : il est dense, foisonnant, vibrant, à l’image de l’histoire qu’il raconte. Il célèbre la diversité des formes de récit, des manières d’exister, des voix qui s’entrelacent.

Sappho est un court métrage profondément sensoriel et littéraire. Il interroge ce que veulent dire écrire, se souvenir, transmettre, et célèbre la puissance des mots autant que celle des femmes qui les portent.

Anouk Ait Ouadda

Nouveau rendez-vous : Format Court / Formats Longs

Ce sont des cinéastes qui comptent. À Format Court, nous les avons découverts à travers leurs courts et leurs longs-métrages. Nous souhaitons jouer pleinement notre rôle de passeurs, comme nous le faisons déjà via notre magazine, notre festival et nos After Short. Dès le mois de juillet, Format Court inaugurera un nouveau rendez-vous au Musée du Jeu de Paume à Paris : « Format Court / Formats Longs ».

Régulièrement, un ou une cinéaste viendra présenter un film (premier ou deuxième long-métrage), marquant ses débuts, en compagnie d’un festival qui l’a révélé et/ou d’un distributeur ayant accompagné sa sortie.

Pour lancer ce cycle, nous accueillons le samedi 5 juillet 2025 à 17h Maxime Jean-Baptiste, réalisateur français installé à Bruxelles, auteur de quatre courts-métrages, dont Écoutez le battement de nos images, nommé aux César du meilleur court-métrage documentaire en 2023. Il viendra présenter en avant-première son premier long-métrage, Kouté Vwa (sortie le 16 juillet prochain), révélé au Festival de Locarno l’été dernier, puis sélectionné en compétition Diagonales au Festival d’Angers en début d’année. Pour l’occasion, il sera accompagné de sa sœur, Audrey Jean-Baptiste, qui a co-écrit le scénario et de Arthur Lauters, le chef opérateur du film. Tous trois échangeront avec le public à l’issue de la projection.

Projection organisée en collaboration avec Les Cinémas Indépendants Parisiens, le Jeu de Paume, Les Alchimistes Films et le Festival Premiers Plans d’Angers.

En pratique

Projection-rencontre : Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste, en sa présence, samedi 5 juillet 2025, 17h au Musée du Jeu de Paume, 1 Pl. de la Concorde, 75008 Paris.

– Tarifs et réservations à retrouver en ligne. Sont acceptées les cartes UGC et Pathé (au guichet seulement) et CIP (à distance et au guichet)

– Événement Facebook

Réka Bucsi : « Je considère mes films comme des compositions visuelles en mouvement »

Réalisatrice et artiste visuelle hongroise, Réka Bucsi fait partie du Jury des films d’écoles et des courts-métrages Off-Limits du Festival d’Annecy. Il y a 10 ans, on découvrait et on adorait son film, Symphony no. 42 qui a eu la bonne idée de rejoindre la Toile comme certains autres de ses courts-métrages. Annecy programme d’ailleurs les films de Réka Bucsi dans un focus qui lui est consacré. Rencontre autour des festivals, de la communauté de créateurs hongrois confrontés à la crise politique, de l’expérimental et de la place des femmes dans le milieu de l’animation.

Format Court : Tu travailles actuellement sur ton premier long-métrage, The Great Silence. Comment ce projet a-t-il commencé et où en es-tu aujourd’hui  ?

Réka Bucsi : J’ai commencé il y a quelques années. Il s’agit d’une co-réalisation avec Bernardo Britto. Nous avons finalisé le scénario et nous en sommes fiers. Nous en sommes encore au début, à la recherche de partenaires de production. C’est un film expérimental qui traite de l’apocalypse, destiné à un public adulte, avec un ton assez européen — donc pas nécessairement un projet « facile à vendre » dans les circuits classiques. Mais nous espérons trouver des partenaires, qui correspondent au projet, en Europe comme aux États-Unis. On a reçu un soutien de l’Institut du cinéma hongrois pour le premier traitement du scénario, mais ce n’est pas allé plus loin. Je ne suis pas à l’aise avec leurs positions politiques actuelles, et ils ne correspondent pas au projet. Je préfère m’orienter vers des producteurs européens, notamment français, comme ceux de France, Passion Pictures, avec qui j’ai déjà travaillé. J’étais récemment à Los Angeles, c’est marrant parce que c’est plus facile de rencontrer des gens ici, à Annecy, que là-bas. Je pense que c’est parce que les gens viennent ici pour le même but et qu’ils se concentrent sur les mêmes choses.

Tu as mentionné ton pays, la Hongrie. Il y a un grand intérêt pour le pays dans ce festival : l’affiche de cette année, les programmes spéciaux, la présence d’animateurs hongrois dans les jurys, … Quelle est la situation du cinéma indépendant en Hongrie aujourd’hui  ?

R.B. : La situation est compliquée. Il y a beaucoup de jeunes talents en animation mais aussi en fiction. Malheureusement, la situation politique bloque les financements. Il n’existe quasiment aucune alternative au financement de l’Institut du cinéma. En France, vous avez des fonds régionaux. Nous n’avons pas ça. En Hongrie, si l’Institut refuse, le projet est quasiment mort. C’est pour cela que beaucoup de réalisateurs partent, comme Flóra Anna Buda qui a gagné le Palme d’Or (pour 27).

De ton côté, tu n’est pas partie, tu es restée attachée à Budapest.

R.B. : Oui, je pars, mais je reviens souvent. J’aime cette ville, la communauté artistique y est forte et soudée. Mais c’est frustrant de voir tant de talents ignorés, non soutenus. Il n’y a pas de place pour ces jeunes artistes et réalisateurs, c’est très triste. J’espère que les choses changeront après les prochaines élections.

Ton court-métrage de fin d’études, Symphony no. 42, a eu un succès énorme. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur cette période  ?

R.B. : C’était inattendu. Ce film a tout changé. Il a été sélectionné dans de nombreux festivals. Mais cela a aussi généré une pression énorme. L’Institut du cinéma hongrois me demandait de faire un film au succès équivalent, vu que tout le monde s’attendait à ça, ce qui est loin d’être le meilleur dialogue avec une jeune réalisatrice.

En plus du cinéma, tu explores d’autres formes : sculpture, dessin, GIFs… Comment ces pratiques s’articulent-elles  ?

R.B. : Je viens du dessin, j’ai même fait des romans graphiques avant de me tourner vers l’animation. Quand j’étais petite, je regardais beaucoup de films et de dessins animés. Je me suis rendue compte que je pouvais combiner l’art de dessiner et de raconter une histoire. Quand j’ai été accueillie à l’université, j’ai commencé à comprendre ce que je voulais faire avec l’animation parce qu’on peut faire un million de choses. J’ai toujours été intéressée par l’image en mouvement et les autres choses que je fais sur le côté, comme la peinture, me permettent de continuer à créer. J’aime faire des choses. Passer d’un médium à l’autre, c’est enrichissant et rafraîchissant. C’est très difficile de rester concentrée sur un film, surtout quand les choses ne se déroulent pas comme vous l’espérez et que vous attendez des réponses. L’animation est un processus très long. Créer des objets ou des GIFs m’apporte un équilibre mental, une forme de plaisir immédiat. Cela me permet de rester créative sans m’épuiser sur un seul format.

Pourquoi choisir le cinéma, avec tous ses défis, comme ton médium principal  ?

R.B. : Parce que le cinéma permet de combiner le dessin, la narration, le rythme, l’émotion. Je considère mes films comme des compositions visuelles en mouvement. Et même si l’expérimentation reste au cœur de mon travail, le langage cinématographique me permet de toucher un public plus large.

Tes films sont disponibles en ligne. Pourquoi ce choix  ?

R.B. : Une fois la carrière festival terminée, je trouve ça bien que mes films soient accessibles. Mon film Solar Walk, par exemple, a été acheté par le Criterion Channel, ce qui lui a donné une belle visibilité. Des gens qui n’ont jamais entendu parler d’un autre genre d’animation que les films Disney l’ont vu. J’ai envie que mon travail soit en ligne, je ne veux pas le garder pour moi toute seule. Cela permet aussi aux films de continuer à vivre leurs vie. J’accepte l’idée de mettre mes œuvres en ligne après quelques années, parfois contre un peu d’argent, pour qu’elles vivent.

Tu fais partie de la nouvelle génération d’animatrices et de réalisatrices. Selon toi, quelle est la place des femmes dans le milieu de l’animation aujourd’hui  ?

R.B. : Il y a beaucoup de discussions, mais les avancées sont lentes. Les femmes sont nombreuses dans les écoles, mais peu atteignent les postes de création. Les décideurs restent majoritairement des hommes. On doit créer une une industrie plus diverse avec plus de femmes dans les positions clé. Tant que cela ne change pas, il faudra maintenir des quotas. Cela reste une industrie dominée par les hommes. Cela dit, je vois une nouvelle génération de réalisatrices émerger, ce qui me rend optimiste.

Quel rôle les festivals ont-ils joué dans ton parcours  ?

R.B. : Un rôle décisif. La sélection de Symphony no. 42 à Berlin, à Sundance, le fait qu’il ait été shortlisté aux Oscars a lancé ma carrière. Les festivals sont les lieux où les films courts vivent… ou meurent. J’y ai rencontré mes collaborateurs, des amis, des partenaires. C’est là que tout a commencé.

Propos recueillis par Katia Bayer

Émilie Tronche : « J’aime bien savoir que le monde que j’ai créé est tout près de moi »

Au Festival d’Annecy, Émilie Tronche présente une petite exposition autour de Samuel, le personnage central de sa mini-série d’animation phénomène créée pour Arte et produite par les Valseurs. Passée par l’École des métiers du cinéma d’animation d’Angoulême, la jeune femme à la fois réalisatrice, scénariste et animatrice prête sa voix et sa gestuelle aux personnages de sa série drôle et touchante qui convoque les premiers émois, des pas de danse et la forme d’un journal intime. Pour Format Court, Émilie Tronche revient sur son approche du dessin, les histoires de ses débuts, son goût pour le trait et sa découverte du milieu professionnel.

© Chloé Vollmer-Lo

Format Court : En sortant de l’école, tu n’es pas passée par la case classique du court même si les épisodes de Samuel peuvent être considérés comme des courts à part entière…

Émilie Tronche : La série, ça n’a jamais été une idée dans ma tête. Même à l’école, on n’en parlait pas trop en fait. Et oui, les épisodes de Samuel, je les considérais comme des très courts. Ce sont des films qui durent 2 à 3 minutes. Je considère en même temps Samuel comme un premier film. Quand j’ai imaginé la série, chaque épisode était à chaque fois un film. Il fallait qu’il y ait un rythme dans chaque épisode et qu’il y ait un rythme global dans l’entièreté, comme pour un film.

À Annecy, on croise plein d’étudiants d’écoles d’animation du monde entier. Tu as étudié à l’Atelier de Sèvres puis à l’école d’Angoulême. Qu’est-ce qui t’a incité à choisir ces deux formations ?

E.T. : Je dessinais, mais pas très bien. Ça m’apparaissait très dur de rentrer dans une école. En tapant « école d’animation » sur Google, je suis tombée sur un classement. J’ai regardé des courts-métrages, c’est ça qui m’a donné envie de faire de l’animation. Je voyais que je n’avais clairement pas le niveau de dessin en me basant sur ces films. J’ai fait un an de prépa à l’Atelier de Sèvres pour me former, me familiariser avec l’animation. C’était très bien, on m’a appris à dessiner, c’est ce qu’il fallait.

Qu’est-ce qui a changé dans ta manière de dessiner ?

E.T. : L’anatomie, la perspective, l’observation. Je ne faisais que des dessins de tête, d’imagination et je ne m’étais jamais vraiment frottée au dessin d’observation. En arrivant à l’école, je ne savais pas qu’il y avait des écoles d’animation, je ne savais pas que c’était un métier. Je débarquais vraiment !

Comment se fait-il que tu ne t’es pas tournée vers le dessin, l’illustration ou la peinture par exemple ?

E.T. : En découvrant la multitude d’écoles et les films produits, je me suis dit que ce serait plus sécurisant d’aller dans l’animation que d’autres directions. Mais en fait, ce que j’aime le plus, davantage que le dessin, c’est écrire, raconter une histoire. J’écris depuis toute petite.

« Samuel »

Tu écris dans quoi ? Des carnets ?

E.T. : Non, j’ai démarré en écrivant sur l’ordinateur portable de mon papy, une nouveauté dans les années 2000. J’adorais taper, j’ai commencé à écrire des histoires, posté des chapitres sur le Net. À ce moment, il y avait vraiment plein de fanfictions, ça réunissait une communauté importante sur Skyrock, il y avait vraiment un public pour ça ! J’avais des milliers de lecteurs à ce moment-là alors que j’étais au collège. C’était comme pour Samuel au départ. Je postais, j’avais des retours immédiats. C’était super, ça me donnait envie de raconter une suite aux histoires et je tenais en haleine mes lecteurs. Le blog m’a appris ça : avoir conscience qu’il y a un public qui va suivre tes aventures.

Ça s’appelait comment ?

E.T. : Ah, je ne dis pas ! Je me cachais, je ne donnais pas mon nom et mon prénom. Depuis, Skyrock a supprimé tous les blogs, j’étais ado, j’écrivais sur une star, sur une histoire d’amour, il y avait des trucs un peu honteux ! Ce sentiment d’écrire vraiment ce dont j’avais envie me procurait de l’émotion. Avec Samuel, j’ai retrouvé cette idée d’aller vraiment du côté du plaisir coupable. Quand tu es à l’école, qu’il y a les autres étudiants, que tu défends le cinéma d’auteur, tu n’oses pas trop écrire sur des trucs de jeune, des histoires d’amour car tu sens le regard des autres. Du coup, tu peux être amenée à te censurer.

À un moment, Samuel est devenu un projet costaud. Comment as-tu intégré le principe d’un producteur dans ta vie ?

E.T. : Ça s’est fait en deux temps avec Damien Megherbi des Valseurs. D’abord, j’ai posé le premier épisode de Samuel sur les réseaux. Je ne sais pas comment, mais l’épisode s’est propagé et des producteurs sont tombés dessus. Damien m’a envoyé un message, il était le premier. Il m’a dit : « C’est super, si tu as un projet de court-métrage, envoie-le nous ». Pour moi, Samuel, c’était juste mon projet plaisir. Je ne me disais pas que ça allait être quelque chose de professionnel. J’ai écrit un court-métrage où je suis retombée dans cette idé du regard extérieur. C’était au pastel, plus sérieux. Je me disais que c’était ça qui allait l’intéresser. Je lui ai envoyé le projet, il a mis 5 mois à me répondre, malgré des relances. J’ai continué avec Samuel. Je continuais de faire des épisodes. On s’est dit qu’on allait essayer de faire quelque chose de ce côté. Il ne savait pas où on allait le caser. Tout de suite, il m’a laissé la liberté de faire ce que je voulais. Je ne sentais pas qu’il allait modifier mon projet. C’est ça que j’aimais bien dans son approche. C’était la première série des Valseurs. C’était un peu compliqué mais chouette qu’on avance en même temps. On découvrait tout ça ensemble, y compris Arte. Ils n’avaient jamais fait de série d’animation de ce genre. Tout était nouveau pour tout le monde. On acceptait plus mon procédé d’écriture. On m’a laissé toute la liberté possible pour écrire. Quand ça grossit, quand on sent qu’il y a plus de financement, quand on reçoit plus de retours, ça fait toujours un peu peur. On a l’impression que ça nous échappe, que ça va trop vite.

À quel moment as-tu commencé à sentir que ça allait trop vite ?

E.T. : Je crois que que c’était au Cartoon Forum à Toulouse. Là, tout le monde était très pro. C’est un événement qui est très professionnel. Samuel était au milieu de séries en 3D, ne ressemblait à rien d’autre. Au tout début, quand on était à l’école, on se disait que la série, ce n’était pas trop pour nous. La série, c’était les autres, c’est les Américains. C’était un monde que je ne connaissais pas du tout : il faut réfléchir aux cibles, aux diffuseurs. … C’est vrai que le court-métrage, c’est tellement différent.

Les courts que tu as fait à l’école, Tour de main et Promenade sentimentale, fonctionnent autour du mouvement, de la voix. Mais ce que j’ai trouvé chouette, c’était ton utilisation de la couleur, du pastel.

E.T. : Oui, j’aimais bien ça, j’aime toujours le pastel. J’adore ce truc d’aplat, de texture. J’ai l’impression que c’est facile.

Ça constante beaucoup avec Samuel où il y a juste le trait et le blanc tout autour…

E.T. : Avec Samuel, je savais qu’il y aurait des dessins moches, mais je voulais les garder. Je voulais sentir le trait qui vibre au fur et à mesure et que ça raconte quelque chose. On est emporté dans l’histoire avec le trait. Je voulais vraiment faire abstraction du regard de l’autre. Tout le temps. C’était un peu égoïste au départ, c’était pour me faire plaisir, pour faire plaisir à mes proches aussi.

Comment as-tu conçu la prépa de Samuel ?

E.T. : C’était très instinctif. J’ai plein d’onglets de traitement de texte ouverts, sur l’ordinateur. De temps en temps, j’écrivais pour me mettre plus en mode journal. En tapant très vite sur l’ordinateur, je laissais fuser plein de choses, même des choses auxquelles je ne réfléchissais pas en amont. Je laissais un peu parler le subconscient. En tapant vite, il y a un peu tout qui arrive et après, j’écrème, je trie.

C’est un peu comme l’écriture automatique.

E.T. : Oui, Je pense qu’avec Samuel, ce système était utile pour faire sortir des mots incongrus. Je me dis que l’enfant est un peu comme ça. Il ne réfléchit pas, surtout en écrivant son journal. On ne se dit pas que quelqu’un va le lire.

Je verrais bien des workshop avec des enfants en train de taper leur propre Samuel.

E.T. : Oui, ce serait marrant !

Tu connaissais Annecy avant de venir cette année ? Tu étais déjà venue en tant qu’étudiante ? C’était quoi ton ressenti à ce moment-là ?

E.T. : Là, je vois les étudiants et les étudiantes et je me retrouve à me dire : « Waouh, tu es au milieu des professionnels ! ». À l’époque, je me disais : « Si ça se trouve là, dans le café, il y a un réalisateur super connu ! ». Je n’appartenais pas encore à ce monde. Avant, on essayait de rentrer aux soirées, on se faisait refuser l’accès. C’était un peu ingrat parfois, mais en même temps, c’était nouveau. On sentait qu’il se passait quelque chose, il y avait tellement de films et tellement de monde à la fois !

Quand on ne connaît pas la personne, on fait des petites recherches sur Wikipédia. Sur ta fiche, il est mentionné que tu as été une étudiante dans The French Dispatch de Wes Anderson. Comment t’es-tu retrouvée sur ce projet ?

E.T. : J’ai fait pas mal de choses avec ce film, à mon niveau ! J’ai fait les peintures qu’on voit dans le film et qui sont hyper abstraites. Ils cherchaient une doublure corps pour Léa Seydoux. Ils voulaient quelqu’un de souple, ma prof de yoga a donné mon nom. Il y a eu un casting et j’ai été prise. Après, on m’a reprise pour faire de la figuration. Mais le plus intéressant, c’était que j’ai fait une doublure lumière pour Léa Seydoux et Tilda Swinton. J’arrivais avant elles sur le plateau et puis c’était à leur tour. Je les voyais jouer, j’étais impressionnée, je me disais : « C’est fou d’être une actrice » !

Ça pourrait t’intéresser, la direction d’acteurs ? Je ne sais pas si tu as déjà envisagé Samuel en fiction, mais en te déchargeant du corps et des voix, tu pourrais laisser les autres camper tes personnages….

E.T. : En même temps, ça me fait un peu peur. La direction acteurs, ça pourrait m’intéresser, mais s’il y a un truc rassurant dans l’animation, c’est qu’il y a tout justement. Avec Samuel, j’avais un peu tout à disposition : ma voix, mon corps. J’aimais bien sentir le fait que j’avais le contrôle facile sur les choses. Après, on apprend justement à déléguer. C’était très bien aussi de travailler avec les équipes, les animateurs. Mais j’aime bien savoir que le monde que j’ai créé est tout près de moi. Et dans la fiction, il y a énormément d’interlocuteurs et de métiers que ça me semble encore inconnu et très mystérieux. La fiction n’est pas forcément une envie majeure. J’aime trop l’animation.

Propos recueillis par Katia Bayer