First Summer condense la métamorphose de son personnage principal au sein d’une métaphore poétique et onirique, celle du papillon. Ce motif, au diapason avec la sensualité et l’émancipation d’une femme mûre, transforme le crépuscule de sa vie en un moment d’envol, grâce à d’élégantes ailes irisées. C’est ce très beau film de Heo Gayoung de la Korean Academy Of Film Arts qui remporte le Premier prix de la Cinef, ainsi que le Prix Lights On Women’s Worth de L’Oréal. La jeune création est habile et consciente, lyrique et lumineuse, pleine de promesses pour les films à venir.
Alors que sa petite-fille se marie, Yeongsun n’entend pas se présenter à la cérémonie afin d’assister aux funérailles de son ami. Après des années de résignation auprès d’un mari qui ne lui inspire rien, qu’elle porte sur son dos depuis qu’il décline, elle décide enfin de saisir à bras-le-corps son propre désir.
Ce trajet de nouvelle volonté du personnage s’affirme dès le premier plan, parasité par la ritournelle à demi agaçante d’une sonnerie d’attente de téléphone portable. Yeongsun se présente comme une dame à la fenêtre, à l’instar des héroïnes résignées des mélodrames de Douglas Sirk, qui attendent, ou qui contemplent par la transparence de la vitre le monde duquel elles sont rejetées, du dehors qui avance sans elles. C’est la position inaugurale de la protagoniste, brisée dans sa prostration pour relancer l’appel émis. À ce moment-là, la musique devient autre chose qu’une attente : c’est une mue qui passe par la danse. L’incarnation allégorique à travers l’insecte, la chorégraphie comme reprise en main du corps, ce sont les motifs que choisit Heo Gayoung pour accompagner l’envie et la conscience féministe de Yeongsun.
De l’élégante silhouette de cette femme se distingue une broche en strass en forme de l’insecte. Comme une représentation de la beauté, de l’éphémère aussi et de l’émancipation, c’est cette broche qui contient la force affective de la volonté de Yeongsun autant qu’elle augure les rencontres qui vont insuffler un nouvel élan dans sa vie. Lorsqu’elle la prend dans ses mains, assise dans une sorte de boîte de nuit déserte aux néons chamarrés, le papillon forme un agencement qui lie les extrémités du corps. D’abord, un plan montre les sandales aux ongles vernis, puis la main qui accompagne le décrochage de la broche. Mains et pieds sont ainsi entrelacés par le papillon, toute la chair est mûe par cette irrépressible flamme. Cette idée se retrouve dès lors avec la séquence de rencontre qui advient, peut-être la plus belle du film. Le papillon s’échappe, elle le cherche de ses doigts qui rencontrent ceux d’un homme. Liés par une étreinte dansée, ils effectuent plus tard, allongés sur un lit bleu, un ballet de pieds. Moment d’amour, autant que celui d’une liberté retrouvée, qui ne peut avoir lieu qu’en engageant le corps et toutes ses lisières.`
Si First Summer immortalise un crépuscule, celui d’une vie, au moment où il y a un conflit entre des noces et des funérailles, ce premier été possède la saveur d’une première fois. Il est celui du jaillissement du désir, contenu, réprimé pendant toute une vie, faite d’une relation maritale décevante et violente. Les mots de Yeongsun à sa fille bouleversent par l’évocation de la radicalité du malheur conjugal et de la résignation qui a pesé sur elle, autant qu’ils témoignent de la cruauté à devoir aider un homme déliquescent jamais aimé.
Les ailes du papillon, les ailes du désir, convertissent le crépuscule du personnage féminin en une nouvelle aube vaporeuse, celle des envols, des nuages flottants, à la peau drapée dans une robe moirée suspendue.
Aasvoëls (Vautours, en français) fait partie de la sélection officielle des courts-métrages de Cannes 2025. Réalisé par Dian Weys, ce film coup de poing a justement remporté cette semaine le Grand Prix Unifrance du court à Cannes. Il reste en lice pour la Palme d’or du court-métrage (dévoilée ce samedi 24 mai). Co-produit par la France (Insolence Productions) et l’Afrique du sud (Electronic Roof Films), le film s’intéresse aux interactions et aux tensions suite à un accident de voiture, survenu sur une autoroute (on n’en dira pas plus, mais c’est bien). En échangeant avec Dian Weys, on s’intéresse à la place du spectateur-témoin, à la relève sud-africaine, à la violence et à son ressenti cannois.
Format Court : Tu as étudié en Afrique du Sud, tu étudies actuellement aux Pays-Bas, à l’Université de Groningen. Pourtant, Vautours n’est pas un film d’école.
Dian Weys : Oui, Je termine mon doctorat, je finis mes études en octobre. Vautours est un projet complètement séparé de mon cursus. Mon doctorat porte sur la recherche. Je travaille sur la manière dont le spectateur peut réagir comme un témoin. C’est très différent d’être simple spectateur, voyeur ou observateur. Les choses sont différentes quand on est témoin : on a le sentiment d’avoir une responsabilité qui nous incombe. Dans mon film précédent, Bergie, il y avait la même esthétique, la même approche. Tous mes récits se déroulent après un acte de violence. Et ils mettent l’accent sur la responsabilité des gens à l’instant présent.
Pourquoi ?
D.W. : Beaucoup de films se concentrent sur l’acte violent lui-même, très peu sur ce qui arrive après. Je veux m’intéresser à ce qui se passe ensuite. Qui prend soin des corps, qui aide les survivants, qui nettoie les lieux de crimes, d’accidents ?
D’où te vient cet intérêt ?
D.W. : J’ai toujours aimé le cinéma. Comme beaucoup d’ados, j’étais fasciné par Tarantino. Mais quand j’ai découvert Michael Haneke, j’ai été marqué par sa façon de parler de la question de la responsabilité. Il critique Spielberg et La Liste de Schindler, notamment la scène où les Juifs entrent dans les chambres à gaz — Spielberg y crée du suspense avec des gros plans sur les pommeaux de douche. On ne sait pas si c’est de l’eau ou du gaz qui va en sortir. Haneke trouve ça profondément déplacé, car on transforme un moment historique grave en simple ressort dramatique. Il ne trouve pas ça éthique. Ça m’a vraiment fait réfléchir par rapport aux films violent que j’ai vus : la violence ne devrait pas être source de plaisir au cinéma. Je pense aussi que comme nous vivons le monde à travers le cinéma, TikTok et les vidéos virales, nous n’avons plus de véritables expériences de violence.
Est-ce difficile d’écrire sur la violence vue à travers le regard du témoin, et non sur l’événement lui-même ?
D.W. : C’est compliqué comme question. Je fais toujours beaucoup de recherches pour mes films. Pour Vautours, j’ai interrogé des dépanneurs de la route sur ce qu’ils voient ou non en arrivant sur les lieux d’un accident, s’ils aident les victimes. Pour Bergie, mon précédent court, j’ai parlé à des policiers confrontés aux sans-abris, sur leur façon de s’en occuper dans la dignité. Un autre court racontait l’histoire de deux femmes nettoyant un appartement après un meurtre — un acte très altruiste.
Tu pourrais utiliser le documentaire pour raconter ces histoires. Pourquoi choisir la fiction ?
D.W. : J’aime la fiction parce qu’elle transmet mieux l’expérience que le documentaire. Dans une salle, si le spectateur se sent témoin, il peut ressentir ce que vivrait un vrai témoin sur un lieu réel. Quand on regarde un documentaire, on le regarde avec des yeux différents. L’info est donnée. Je ne veux pas imposer ma vision des choses. Pour moi, la fiction est un très bon point d’entrée pour présenter aux gens un certain monde, mais aussi pour traiter de vérités universelles.
Tu sembles très attaché à cette idée de responsabilité, mais ce n’est pas simple à maintenir quand on doute, quand essaye de développer des projets et quand on chercher des financements…
D.W. : Oui, c’est compliqué. Être cinéaste en Afrique du Sud, c’est très difficile. On a très peu eu d’opportunités, on très peu d’argent. Mais le thème de la responsabilité me passionne, alors je continue. Je sens que j’ai des choses à raconter à ce sujet. J’enseigne à l’université, je fais d’autres petits boulots pour pouvoir continuer à faire des films. J’ai écrit la première version de Vautours il y a cinq ans. On a dû attendre, réécrire, refaire des recherches, attendre les fonds. Et c’est tant mieux.
Pourquoi ?
D.W. : Je pense que le projet est plus fort grâce à tout cela. Si l’argent était arrivé trop facilement, nous aurions réalisé le film trop tôt. Il y a quelque chose d’agréable à devoir se battre pour obtenir de l’argent, car chaque mot écrit sur la page doit compter. Je pense que c’est pourquoi, mon producteur et moi, en Afrique du sud, nous sommes si impatients de faire des films, car nous savons combien il est difficile d’obtenir des financements du point de vue sud-africain.
Comment la création dans ton pays s’envisage-t-elle ? Où se situe l’espoir ?
D.W. : C’est compliqué d’y répondre. Le problème, c’est qu’on n’a pas une vraie culture cinématographique. Il fait beau, les gens sortent, ils ne vont pas au cinéma, ils ne voient pas de films chez eux. Mais il y a beaucoup de passionnés, de plus en plus d’écoles de cinéma. Là où j’enseigne, à l’Université Stellenbosch de Cape Town, je vois des étudiants avides de créer et de faire des courts. Je leur montre des courts-métrages du monde entier car il n’y a pas de culture du court. Ils ont grandi avec des films de Hollywood. Ils commencent par dire que c’est « lent » ou « bizarre », puis ils en redemandent.
Et les festivals ?
D.W. : Il y en a, celui de Durban est très loin de Cape Town, où se trouve l’industrie. Notre fonds national du cinéma a connu des problèmes. Le secteur privé, lui, demande de céder les droits pour produire — ce que j’ai déjà fait sur des films de télévision, que je ne possède pas. Voilà où en sont les cinéastes en Afrique du Sud. Nous espérons donc que notre sélection à Cannes attirera davantage l’attention sur tous les cinéastes sud-africains, car je pense que nous avons d’excellents cinéastes et que nous avons beaucoup d’histoires à raconter.
Ton film parle de violence, mais on ne la voit pas. Pourquoi ce choix ? Comment as-tu su quoi y montrer et quoi y dissimuler ?
D.W. : J’ai toujours ce désir que le public prenne part à l’expérience de visionnage. Et évidemment, cela ne peut se faire que par l’imagination donc je choisis ce que je montre. La violence, par exemple, est quelque chose que j’évite de montrer frontalement, parce que je pense que ce que l’on imagine est souvent bien pire que ce qui est montré à l’écran. Il y a une bagarre dans le film, mais ce n’est pas ça dont je parle — je parle de la violence plus profonde, plus implicite. Je pense qu’en laissant des blancs, cela permet au spectateur de les combler lui-même et de devenir ainsi partie prenante du film.
Malheureusement, les statistiques en Afrique du Sud concernant la violence — qu’il s’agisse de violences basées sur le genre, d’homicides ou d’autres formes — sont vraiment alarmantes. Je ne peux pas faire un film en Afrique du Sud sans aborder cette réalité. Ce film traite notamment du thème de l’instinct de survie. Le titre Vautours fait référence aux dépanneurs, qu’on surnomme ainsi, mais dans le fond, je pense que chaque personnage est un vautour à sa manière. Chacun cherche à survivre, à défendre ses propres intérêts. En même temps, on ne peut pas vraiment en vouloir aux gens. Ils essaient simplement de survivre. Notre premier réflexe, c’est de nous protéger. On aimerait croire qu’on aiderait les autres, qu’on prendrait soin d’eux, mais face à une situation explosive, on revient à notre instinct primaire. Et la vraie question pour moi, c’est : à quel moment devons-nous remettre cet instinct en question ?
Tu montres aussi tes films à tes étudiants ?
D.W. : Oui. Même les tout premiers, très imparfaits. Pour leur montrer qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais film au début. Il faut juste faire. Dans des classes de 10 élèves, chacun veut faire son film. C’est normal car c’est le seul endroit où ils peuvent vraiment écrire ce qu’ils veulent. Un de mes étudiants a voulu parler de violence domestique. Je me suis dit que c’était cliché mais je ne voulais pas le contredire dans son idée, je sais ce que ça fait quand les gens étouffent nos idées. Je suis heureux de n’avoir rien dit car c’était non seulement le meilleur court de l’année mais en plus, l’étudiant a raconté que le film était basé sur une histoire personnelle. Les gens ont vraiment des histoires en tête et veulent juste les raconter. C’est là qu’on voit la puissance du cinéma.
Comment considères-tu ce moment à Cannes ?
D.W. : C’est un rêve devenu réalité. C’est notre première fois, à mon producteur et moi. On travaille ensemble depuis 5 ans. C’est très différent de tous les festivals où je suis allé. Je fais des films depuis 7 ans. Avant, il fallait supplier pour qu’on lise mon scénario ou pour obtenir un rendez-vous. Soudainement, la conversation a changé. Aujourd’hui, les gens viennent me parler. Ça change tout. On a l’opportunité de continuer à faire des films.À chaque film que je fais, j’espère simplement que cela nous donnera l’occasion d’en faire un autre. Jusqu’à présent tout va bien.
As-tu eu envie d’abandonner par le passé ?
D.W. : Ça m’est arrivé souvent. Je suis même retourné à l’université pour étudier le droit. Il n’y a que trois avocats spécialisés dans l’audiovisuel en Afrique du Sud mais j’ai réalisé que non, il fallait que je revienne au cinéma. Quand je vois les films de Haneke ou de Cristian Mungiu, ça m’intéresse tellement que je dois continuer. C’est une bonne chose d’avoir une passion, mais c’est aussi une mauvaise chose, car on y est toujours plus ou moins attaché.
Vas-tu montrer ton film à tes étudiants ?
D.W. : Oui. Je leur montre aussi un de mes premiers films, comme quand j’étais étudiant, quand je faisais quelque chose tout seul, parce que c’était vraiment nul. Je veux leur montrer qu’il n’y a pas de bien ou de mal. La première étape pour devenir cinéaste, c’est de faire quelque chose. J’avais très peur au début. Je craignais tellement que mon premier film ne remporte pas tous les prix du monde et que je sois un raté, c’était une façon de penser stupide mais j’étais jeune. Je leur montre que c’est normal d’essayer et d’échouer parce qu’on apprend vraiment le métier en faisant des films.
Synopsis : Lors d’un voyage en train, Ariel et Paul s’amusent à dessiner leurs plus grandes peurs lorsque Gilda, une étrange passagère, s’invite dans leurs confidences. Son expérience de la peur ne semble néanmoins pas aussi innocente que leurs dessins.
Genre : Animation
Durée : 15’
Pays : France
Année : 2025
Réalisation : Jocelyn Charles
Scénario : Jocelyn Charles
Animation : Jocelyn Charles
Montage : Jocelyn Charles
Musique : P. R2B
Son : Matthieu Gasnier
Interprétation : Danièle Evenou, Alba Gaia Bellugi, Anthony Bajon
Avec ses deux personnages qui tuent le temps en dessinant durant leur trajet, Jocelyn Charles fait résonner son propre geste de créateur avec un court-métrage coloré et inspiré qui trompe la pusillanimité contenue dans son titre : Dieu est timide. Le jeune cinéaste vient de proposer son premier film en compétition à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 2025. Le moyen non seulement d’attirer les yeux sur son univers plastique mais aussi de confirmer quelques obsessions : un goût pour l’occulte, la métaphysique, l’horreur et la monstruosité. Un style qui s’est joué dans ses clips pour The Weekend (How Do I Make You Love Me) et L’Impératrice (Hématome). Comme une rencontre entre les frères Safdie et Miyazaki, le premier court de Jocelyn Charles ménage l’effroi pressé et le bucolique, du train jusqu’aux flots.
Tandis qu’Ariel et Paul esquissent leurs pires frayeurs sur papier durant leur voyage sur les rails, une étrange femme vient contaminer le récit par sa propre expérience de trouble. C’est une séquence enchantée et colorée quasiment idyllique de baignade dans un lac, à travers les canards et ses plantes, qui amorce Dieu est timide. Avant que ne surgisse le train, celui des transferts, de l’ennui, des rêves et des visions qu’ils induisent.
Ce qui est singulier dans cet acte inaugural de premier film, c’est la façon dont Dieu est timide va poser la question de ce qu’est l’animation, par un jeu d’allers-retours entre le croquis d’un dessin, d’une vision, ici d’une peur, et son jaillissement effectif : le fantasme qui s’accomplit face au trait. C’est cette alternance qui va motiver la croissante inquiétante étrangeté dont le point d’orgue correspond à l’arrivée de Gilda, cette femme mûre qui s’impose dans la narration. Qu’est-ce que l’animation ? Une manière de figurer le réel, tout en pouvant le transcender par le ton qu’on lui donne, ici la terreur. Ce n’est pas autre chose que va dire Gilda en se reconnaissant sur les dessins sinistres des deux jeunes gens.
L’animation de Jocelyn Charles se fait attentive aux flux et aux teintes qu’ils peuvent imprimer. La réussite de Dieu est timide émane aussi de là : ce procédé de faire couler ensemble le sang sur les feuilles, les larmes qui submergent et les nuances saturées d’un foyer conjugal. Ce n’est donc pas anodin que le motif de l’eau ouvre et ferme ce riche et dense court-métrage, motif de l’effroi et du déferlement autant que de la paisible quiétude d’un paysage.
C’est par ailleurs avec le contraste entre les couleurs très vives et les visions plus ou moins cauchemardesques que le film surprend. À l’apparition de ses ciseaux dressés, ses chairs endormies mais loquaces, son kaléidoscope violent de flamboyance et son sous-texte paranormal, on pourrait quasiment penser au giallo, dans cette déflagration gore et mystique. L’histoire de Gilda qui s’enchasse et le tabou de l’origine de l’existence qu’elle confronte mettent en scène la substance de l’animation. Que serait-ce d’autre que des corps inertes auxquels on insuffle un mouvement et une âme ? Une démonstration réflexive et subtile assez vertigineuse et inattendue pour un premier court-métrage qui mérite qu’on la souligne.
Dieu est timide mais à dessein s’esquisse.
Bimo est le premier film d’Oumnia Hanader. Il prend place à Marseille, où elle a grandi. Elle y étudie aujourd’hui le scénario, à la Cinéfabrique, qui s’est installée en 2023 dans la cité phocéenne. La réalisation de Bimo s’inscrit pour Hanader dans la formation qu’elle poursuit et qui entend offrir à chaque élève l’opportunité de voir son projet prendre vie pendant ses études, en accord avec la philosophie de l’école qui fête cette année ses dix ans. Montré dans la sélection cannoise de la Cinef (films d’école), Bimo témoigne du potentiel d’une réalisatrice-scénariste-actrice qui réussit à raconter une histoire difficile tout en transmettant l’espoir d’un lendemain meilleur.
Le film s’ouvre sur une séquence intimiste et légère à la fois: Sihem (incarnée par Hanader) se fait lisser les cheveux par son amie. On perçoit dans leurs gestes l’habitude, la routine. La sobriété du cadre, du décor et le choix de montrer cette conversation en un seul plan nous le font comprendre. Cette simplicité presque documentaire donne le ton du film. La jeune femme d’origine algérienne est serveuse dans un café tout à fait ordinaire. Par la fenêtre, la caméra l’épie presque à la manière de la nouvelle bouleversante qu’elle s’apprête à apprendre. Son frère cadet vient de traverser la Méditerranée depuis l’Algérie pour la rejoindre à Marseille. Quand Sihem l’apprend, elle se trouve entre deux murs, un couloir laissant apercevoir le ciel et la mer en arrière-plan. C’est le premier signe de clarté, de jour, d’ouverture, la première scène en extérieur. Elle évoque à la fois une certaine étroitesse et une échappatoire. Le frère et la sœur se retrouvent dans cette clarté annonciatrice d’un jour nouveau encore rempli d’espoir, cette fois dans un terrain vague, la mise en scène est ici toujours discrète. Le son, ténu, en retrait, rassure et laisse la place aux regards et aux gestes.
Shams (Mohamed Bouchoucha) arrive en France avec un rêve de réussite mais pas de plan. L’usage de l’accessoire et du dialogue en tandem, toujours dans une simplicité caractéristique du film, traduit les conflits générés par cette incohérence dans l’attitude du personnage. C’est Sihem qui défend Shams face aux railleries de ses amis. À chaque fois, le langage corporel de chacun feint la désinvolture : en réalité, une bataille perdue d’avance se joue entre Sihem et l’entourage de son frère. Le choix de montrer un personnage face à trois autres nous le montre bien.
La direction d’acteur prend toute son importance au fil des minutes, quand le corps et le visage de Sihem exsudent la lassitude à chaque conversation. On comprend à l’ambiance des scènes de confrontation, transmettant de manière vive la fatigue de la sœur grâce au choix d’une luminosité tantôt sombre tantôt rougeoyante, que le personnage de Sihem n’a pas le droit à l’erreur. On comprend également l’importance de la présence de Sihem pour son jeune frère, et vice versa. Elle transparaît dans leurs manières, leurs intonations, leurs rires et la sévérité dont elle peut faire preuve à son égard, tout ceci étant incorporé habilement dans le scénario comme dans la direction d’acteur. Hanader et Bouchoucha brillent par leur interprétation de cette dynamique si classique s’insérant dans une histoire que l’on raconte trop peu. Cet équilibre entre la notion intemporelle de relation fraternelle et le thème relativement moderne de l’immigration clandestine constitue une excellente fondation à l’intrigue qui se joue, mêlant l’amour à l’intransigeance de manière presque homogène.
Le climax du film est réussi avant tout parce qu’il a été préparé, on retrouve sa trace dans chaque séquence le précédant grâce à une écriture cohérente. Tout passe également par les regards, primaux et subtils à la fois. Une certaine attention est portée au dialogue, que ce soit par le mélange des langages ou par le fait de montrer une certaine retenue dans les conversations qui vont droit au but, laissant respirer chaque scène et nous ramenant à une manière simple et efficace (car maîtrisée) de raconter une histoire.
Le film se termine sur une impression de calme, on y retrouve la même puissance évocatrice qu’auparavant grâce à un usage de la symbolique toujours calculé. La vie continue comme elle l’a toujours fait. Les films comme Bimo nous inspirent à en tirer le meilleur. Oumnia Hanader accomplit avec ce film, la prouesse de raconter une histoire primordiale sur l’importance de la dignité et de l’espoir face à l’adversité, et ceci en tant qu’auteure et actrice.
Synopsis : Sihem essaie tant bien que mal de mener sa barque en France lorsqu’un appel de sa mère lui annonce que son frère a pris la mer pour la rejoindre.
Premier palmarès cannois. Le Jury (Rodrigo Sorogoyen, Jihane Bougrine, Josée Deshaies, Yulina Evina Bhara et Daniel Kaluuya) et les partenaires de la Semaine de la Critique ont annoncé ce mercredi 21 mai les films primés dans la section parallèle de Cannes.
Côté courts, le Prix Découverte Leitz Cine du court-métrage a été attribué au film L’mina de Randa Maroufi.
Le Prix Canal+ du court-métrage , quant à lui, a été attribué au film Erogenesis de Xandra Popescu.
La cérémonie de remise des Prix Unifrance du court-métrage a eu lieu ce mardi 20 mai sur la Terrasse Unifrance. La sélection 2025 (153 films reçus en présélection) rassemblait 23 titres (dont 14 premières œuvres)
Palmarès
Grand Prix : Vautours de Dian Weys (interview à venir)
Présenté à la Semaine de la Critique cette année à Cannes, le court-métrage Critical Condition s’inspire de la vie de Lev Rebet, écrivain, homme politique et rédacteur en chef de l’Ukrainian Independentist, journal basé à Munich. À partir du destin de cet homme, la réalisatrice, Mila Zhluktenko, interroge celui, plus large, de la diaspora ukrainienne d’hier et d’aujourd’hui.
Tout commence par deux chiens emmenés dans une forêt. Par un sublime noir et blanc 16mm, ces premières images révèlent dès lors une photogaphie, signée Tobias Blickle, résolument moderne. Très vite, cette efficace scène d’introduction prendra une tournure tragique, posant les enjeux du film, et par la même occasion, son contexte politico-historique.
Nous sommes en 1957. Lev Rebet travaille avec ses collègues dans le journal destiné aux Ukrainiens en exil en Allemagne. Pour décrire son quotidien, la réalisatrice prend le parti d’un grand réalisme, très proche du documentaire, forme qu’elle a déjà travaillé à plusieurs reprises avant de se lancer dans cette première fiction. Il en résulte à la fois un ancrage plus direct à l’action, mais aussi, une mise à distance critique vis-à-vis de ces personnages, par la volonté de simple monstration propre à cette forme.
En s’appropriant également des codes du film d’espionnage, dans une ambiance baignée de paranoïa, Mila Zhluktenko en déconstruit les fantasmes. Par une courageuse et surprenante narration, la réalisatrice nous emporte peu à peu dans les courants de l’Histoire. Soudain, la caméra portée laisse place au travelling, métaphore de la fuite, de l’exil, et tout le récit s’allonge, s’étend, pour atteindre une toute autre réalité. La mise en scène passe d’un style à un autre, s’épanouit lors d’une magnifique séquence d’une grande modernité, bercée par l’envoûtante musique de Marja Burchard, où l’on accompagne l’errance nocturne de Lev Rebet, témoin muet de l’Histoire, jusqu’à atteindre, par un montage d’une agréable fluidité, un point qui le dépassera.
En interrogeant des faits propres à l’Histoire de son pays, la réalisatrice effectue un véritable travail de mémoire, par la remise en question du destin actuel du peuple ukrainien parti hier en exil.
Programmé en séance spéciale dans le cadre de la sélection officielle du Festival de Cannes 2025, Arco, le premier long-métrage de Ugo Bienvenu, Cristal du long-métrage à Annecy, est un magnifique film d’animation, bourré de détails et de poésie, consacré au croisement des mondes (présent/futur), à l’enfance, aux changements qu’on souhaite tous et qu’on obtient parfois. Ugo Bienvenu a réalisé de nombreux courts et clips et s’est fait connaître également par la BD. Il est par ailleurs à la tête de la boîte de production Remembers. Rencontre avec un auteur généreux, cash, inspiré et sympa, qui s’interroge et qui nous interroge par la même occasion.
Format Court : Tu es passé par différentes formations. Qu’est-ce qui a déterminé ces choix ?
Ugo Bienvenu : J’ai commencé avec un bac STI Arts appliqués à l’école Estienne, historiquement une école du livre, fondée par les frères Estienne qui étaient des imprimeurs. C’est une école qui forme à tous les métiers du livre. J’y avais 25 heures de dessin par semaine. Ensuite, j’ai poursuivi en DMA illustration, toujours à Estienne. Puis, je suis allé aux Gobelins. Mais le cadre m’a un peu frustré : impossible de faire un film seul. Je ne m’entendais pas très bien artistiquement avec les autres élèves, donc je suis parti à la CalArts (California Institute of the Arts) où j’ai rencontré Benjamin Charbit (réalisateur, scénariste). Quand je suis revenu en France, j’ai dit à mes parents : « Je ne me sens pas prêt pour le monde professionnel ». Du coup, j’ai intégré les Arts décos en tant qu’étudiant-chercheur, en image en temps réel, pendant deux ans. J’y ai aussi commencé à travailler.
Étudiant-chercheur, c’est-à-dire ?
U.B. : On explorait comment générer des images en temps réel. C’était un peu l’ancêtre de l’IA générative. Moi, ça ne m’intéressait pas de coder des trucs de ce genre, je voulais créer des formes de narration interactives, repenser le rapport image/spectateur. C’était un petit groupe de recherche, mais j’ai fini par quitter la formation au bout d’un an et demi.
En parallèle, j’ai fait une formation de production « Animation Sans Frontières ». C’est un programme des Gobelins avec des partenaires en Allemagne, Hongrie et Suède. On apprenait à produire, à financer des films via les systèmes européens. Ça m’a été très utile par la suite. Après les Gobelins, quelqu’un m’a commandé un clip. Je n’avais pas de structure. J’avais besoin d’un stagiaire, qui était Kevin Manach — on travaille encore ensemble. À l’époque, Simon Rouby (avec qui j’avais travaillé sur Adama) m’a mis en contact avec Emmanuel-Alain Raynal. Il venait de créer Miyu Productions, qui ne faisait pas ce qu’on peut appeler de l’animation mais assez vite, on a enchaîné les projets. Je passe les détails mais après plusieurs années difficiles j’ai quitté Miyu, et fondé Remembers Productions (il y a 8-9 ans) avec Félix de Givry. On avait déjà travaillé ensemble sur Tony et les Animaux. On s’entendait bien, on s’est dit qu’on allait lancer notre structure. Le nom de Remembers est venu après pas mal de brainstorming. Mais comme je n’étais pas crédité comme producteur sur mes projets chez Miyu, le CNC n’a pas reconnu mon expérience. Ça nous a posé énormément de problèmes pour le début d’Arco.
Depuis combien temps portes-tu ce projet ?
U.B. : Depuis 5 ans. L’idée m’est venue trois ans après la création de Remembers. Félix m’a dit : « C’est un long métrage, pas un court ». Je l’ai envisagé aussi en BD, même en clip, mais il fallait du mouvement, du cinéma. Il m’a dit que c’était trop grand, que les gens ne verront jamais les arcs-en-ciel de la même manière (j’adore les arcs-en-ciel !), qu’il fallait prendre le projet au sérieux. On est parti sur du long. À l’écriture, les idées te donnent leur format. Le long, le court, le clip, la BD, moi, j’aime tous les formats. J’ai envie de continuer à faire de tout.
Tu travailles beaucoup avec Félix. Quel est votre lien ?
U.B. : On s’est rencontrés sur le tournage d’Eden de Mia Hansen-Løve. Il était l’acteur principal du film. Dès le premier jour, on parlait de nos projets. On a commencé petit, puis, c’est devenu de plus en plus ambitieux. Aujourd’hui, je produis aussi son film.
Dans Arco, comme dans tes courts et clips, comme dans L’Entretien, réalisé pour La 3è Scène pour l’Opéra de Paris, on retrouve le robot Mikki. On le voit partout dans ton travail, même dans tes BD. C’est un personnage qui te suit ?
U.B. : Oui, c’est un peu un double de moi. il évolue aussi, il est légèrement différent à chaque version. J’ai grandi à l’étranger, Je suis arrivé en France quand j’avais 15 ans. Je changeais tous les 3 ans d’endroit. Chaque fois que j’arrivais quelque part, je devais comprendre les codes moraux, sociaux, éthiques d’une société. J’ai toujours observé les sociétés pour m’y adapter. J’analyse tout le temps, j’ai toujours l’impression d’être l’étranger. Mikki aussi est un observateur. Il me permet de dire des choses frontalement, sans être perçu comme un connard. C’est un personnage très pratique pour ça, une sorte de miroir, que je mets en face de nous-mêmes, moi y compris. Mikki est arrivé de manière magique. Le personnage d’Arco, c’est pareil. Ce sont des apparitions. À un moment, tu ne sais pas pourquoi. Tu fais un trait, deux traits. Et il y a quelque chose qui jaillit. C’est un peu en écho à la manière dont lui-même devient un trait, lorsqu’il franchit le mur de l’avenir. En fait, il faut faire confiance aux petits dessins, aux petites idées, aux petites choses. C’est à nous de les faire grandir, c’est à nous de les arroser tous les matins. Tout naît fragile, c’est à nous de faire attention aux choses, aux êtres. Mikki, pour cela, est utile pour réfléchir à notre monde.
Dans ton film, il y a une petite phrase qui dit que le dessin permet de tout exprimer. Ça m’a parlé…
U.B. : C’est le dessin qui m’a sauvé la vie, plein de fois. C’est le dessin qui m’a tout appris. Il m’a permis d’écrire, de comprendre le réel. Le dessin t’impose d’être à la recherche de toi-même, de te poser des questions et de te regarder en face. C’est très intime. Il faut connaître son intimité pour pouvoir dessiner, je pense. Au début, quand j’étais à l’école, tout mon travail était en noir et blanc, car on me disait que mes couleurs étaient moches, nulles, de mauvais goût. Moi, j’avais vécu au Tchad, au Guatemala, au Mexique. Mes couleurs, c’est le fruit de ces impacts visuels, c’est un mélange de toute ça. Un jour, j’ai dit « merde », et j’ai fait Fog, le clip dans lequel on voit la petite fille d’Arco d’ailleurs. J’ai mis des arc-en-ciel partout. Et là, tout d’un coup, le clip a cartonné. J’ai compris que quand je m’assumais, ça marchait beaucoup mieux. Maintenant, c’est naturel chez moi de mettre plein de couleurs, ça peut être limite moche, je peux assumer mon kitsch. Mais maintenant, vous voyez, je suis dans toutes les marques de luxe et ça détonne un peu. Avant, on me disait : « Ah non, ce n’est pas élégant ». Maintenant, on dirait que ce ne serait pas du réalisme alors que dans mes BD, tout le monde dit que c’est trop réaliste. Chacun son curseur. Pour Arco, j’ai essayé d’arrondir plus le style. J’ai adouci, arrondi mon style. Je voulais que les enfants aient envie de le toucher. Mais j’ai aussi voulu les préparer au monde. Le film parle de l’effondrement, mais sans pessimisme. Il interroge ce qu’on est prêt à abandonner pour que ça change.
Comment le clip et la mode ont-ils influencé ta manière de faire des films ?
U.B. : Le court métrage, c’est très dur à financer en France. Il y a le CNC et pas grand chose. Il y a quelques chaînes qui peuvent t’acheter. C’est très compliqué à monter. Ça prend beaucoup de temps, presque autant qu’un long-métrage en vrai. Je m’en suis rendu compte en faisant de la production. Mes histoires, je les ai fait passer en clip. C’était une manière de faire des films. D’ailleurs, je l’ai répliqué chez Remembers. J’ai dit à des gens que j’avais envie de développer : « Faisons des clips et racontez des histoires. Ça va vous mettre le pied à la mise en scène, ça vous fera poser des questions graphiques ». Les financements sont plus rapides, en deux mois, on sait si on peut les faire. Et ça nous permet de travailler la rythmique, de développer une esthétique, un style, d’affirmer un vocabulaire.
Pour Arco, tu as travaillé avec pas mal d’acteurs : Vincent Macaigne, Louis Garrel, Swann Arlaud, Alma Jodorowsky, William Lebghil, Oxmo Puccino, … Comment t’es-tu entouré ?
U.B. : On s’est rencontré sur Eden. On était une petite communauté de jeunes. On est devenu amis. Avec Vincent Macaigne, on est resté en contact, on se croise tout le temps. A chaque fois, on se dit : « Quand est-ce qu’on fait un film ? ». Un jour, je l’ai contacté pour qu’il fasse les 3 méchants, pour qu’on teste sa voix. Et puis, on s’est dit que ce serait cool d’avoir des copains, comme Will et Alma. Swann, que je ne connaissais pas, est arrivé sur le projet. Tout a été très fluide. Pour les enfants, ça a été un peu moins le cas, il fallait trouver les voix, les plus importantes. On a mis deux mois pour le casting.
Dans ton film, la question de l’effondrement est posée de manière assez brutale, les adultes sont très absents.
U.B. : Pour moi, le danger, c’est qu’on rentre dans une ère de l’indifférence. La technologie, c’est super. Tu peux déléguer tout ce que tu veux, mais si tu commences à déléguer les tâches fondamentales, ça commence à devenir problématique. Moi, j’aime bien utiliser la science-fiction pour poser des questions et ne pas donner de leçons. Qu’est-ce qu’on est prêt à abandonner de notre humanité pour avancer ? J’espère que le film pose ces questions. Au financement, par exemple, tout le monde me disait qu’il n’y avait pas d’antagonistes. Je répondais si, c’est le monde dans lequel on vit. Les gens ne le voyaient pas.
Ce n’est pas étonnant d’entendre ce genre de choses en commission. Comment Natalie Portman s’est retrouvée à coproduire le film ?
U.B. : On a beaucoup préservé le film dans l’écriture. On a payé une animatique avec nos deniers. On a fait 45 minutes d’animation qui permettaient quand même de montrer ce qu’on était en train de faire. On a appelé notre agent américain qui s’occupe de notre partie publicitaire. Il passait à Paris, il est venu au bureau, on lui a montré et il nous a dit : « Ça tombe bien, Sophie (Mas) et Natalie viennent de monter MountainA, je les fais venir ». Elles sont venues la semaine d’après et nous ont demandé de quoi on avait besoin. Moi, on a commencé à me faire confiance quand j’ai fait Marvel, ce qui est complètement débile parce que c’est le truc le plus insignifiant que j’ai fait, mais bizarrement en France, le moment le plus facile, c’est quand tu dis que tu as fait un truc aux États-Unis. On nous a pris sérieux de cette façon. Étonnamment, tous les gens qui nous disaient que notre projet était nul et ne marcherait pas, le lendemain, ils nous disaient que c’était génial ! Sans changer une ligne de dialogue. C’est ça qui est étonnant dans le système français, il faut jouer avec les codes ou avoir un peu d’amnésie.
C’est quoi ta vision du cinéma d’animation ?
U.B. : L’animation, c’est un outil comme un autre. Nous, on a des crayons, d’autres ont des caméras. On transporte des émotions. Il y a des films en prises de vues réelles qui sont beaucoup plus importants que certains films d’animation. En tant que spectateur, je souhaite que le film génère une réaction, des rires, des larmes. Les films auxquels je repense le plus, c’est ceux que j’ai vus enfant : Jumanji, Casper, Bridget Jones, les films de Miyazaki, Dragon Ball Z, … J’adore les films grand public. En France, on parle beaucoup de films d’auteurs et le reste est moins considéré. Moi, j’aime les films pour tout le monde. Princesse Mononoké, je l’ai vu quand j’avais 14 ans, je pense que c’est ce film qui m’a incité à faire du cinéma. Il est dans mon inconscient, il est très présent. Il y a aussi Peter Pan et les grands textes de la Bible. Si tu regardes les grands textes religieux, il y a toujours des châteaux dans le ciel.
Le monde meilleur décrit dans Arco est fondé sur l’acceptation au fond presque fataliste de l’effondrement….
U.B. : J’ai vécu dans des pays en guerre, dans des pays qui étaient en phase de transition. Après les Gilets jaunes et le Covid, tout le monde disait qu’il fallait que les choses changent. D’accord mais qu’est-ce qu’ils sont prêts à abandonner de leur confort pour que les choses changent ? Fondamentalement quand tu poses la question, les gens ne sont pas prêts à abandonner leur confort.
D’ailleurs, dans ton film, c’est l’enfant (Iris) qui pose cette question, et pas un adulte.
U.B. : Oui, c’est elle qui fait le vœu et c’est un vœu pieu. Tout le monde veut ça, moi aussi, je le veux. Mais il faut savoir que le changement, ça coûte cher et que tu vas perdre des choses au passage et qu’il faut être prêt à les perdre. Il n’y a pas de problème mais justement, je crois que nos enfants vont vivre ces trucs-là et je veux leur dire qu’ils doivent être préparés. Moi, Pinocchio, ça m’a aidé dans ma vie. Si tu fais une connerie, tu vas devenir un âne. J’ai cette figure d’âne en tête. Alice, dans Alice au pays des merveilles, dit : « J’aimerais que les choses soient ce qu’elles ne sont pas ». Cette phrase me revient toujours. Si les choses sont ce qu’elles ne sont pas, on vit dans un cauchemar. Du coup, je pense que notre rôle, c’est de préparer nous-mêmes et nos enfants à ce qu’il peut se produire dans nos vies. Par exemple, en lisant Hansel et Gretel, ça te prépare à te perdre dans un bois. Voilà ce que tu peux faire pour t’en sortir, être armé pour ne pas t’effondrer face à la situation. Je trouve que le récit sert à ça et il faut qu’il garde cette fonction de préparation musculaire.
Dans ton quotidien, où est-ce que tu trouves l’émotion ?
U.B. : Dans l’effort et le travail. Je trouve que c’est aussi quelque chose qu’on a oublié. L’effort produit du bonheur : l’effort de la famille, du corps, de la main. C’est ça mon bonheur. Pas les succès exceptionnels, mais les petits moments : en faisant mes dessins tous les matins, en m’attaquant à des problèmes, en avançant. C’est ça qui est beau. Mon bonheur est diffus, il est beau parce qu’il est quotidien. Si ton bonheur est dans l’exceptionnel, alors, tu es triste tout le temps.
Synopsis : Inspiré de la vie de Lev Rebet, écrivain et rédacteur en chef du journal d’exil Ukrainian Independist basé à Munich, Critical Condition dépeint le destin de la diaspora ukrainienne d’hier et d’aujourd’hui.
Genre : Fiction
Durée : 24′
Pays : Allemagne
Année : 2025
Réalisation : Mila Zhluktenko
Scénario : Mila Zhluktenko
Image : Tobias Blickle
Son : Philip Hutter
Musique : Marja Burchard
Montage : Daniel Asadi Faezi, Mila Zhluktenko
Interprétation : Yevgen Bondarskyy, Oleksandr Pozharskyi, Gustl, Jasper, Ihor Shulha, Vita Smachelyuk, Sebastian Anton, Lisa Moskalenko, Volodymyr Melnyk, Pnema, Valeriia Berezovska, Valeriia Kuzmenko
Un chahut dans l’eau, une jeune fille bousculée par une bande de garçons : la séquence qui ouvre Le Mystérieux Regard du flamant rose introduit un récit de corps repoussés, mis à la marge, tenus la tête sous l’eau. Après deux courts-métrages El verano del léon eléctrico (1er prix de la Cinéfondation 2018) et Les Créatures qui fondent au soleil (Semaine de la Critique 2022), Diego Céspedes présente son premier long-métrage cette année dans la sélection Un Certain Regard.
Dans une petite ville minière du désert chilien, au seuil des années 1980, une jeune fille grandit au sein d’une ardente communauté queer qui vit dans un cabaret. Une mystérieuse maladie contamine au fur et à mesure les habitants. On la dit provoquée par le regard, lorsqu’un homme en désire un autre. Récit généreux à la croisée des genres : le western, le road-movie, voire le fantastique, Le Mystérieux Regard du flamant rose endosse l’étoffe d’un film queer entre tragédie et burlesque, d’une liberté de ton débridée, qui emporte autant qu’elle importe. Diego Céspedes dans son premier geste révise notre regard autant que la réflexion sur la marge.
La fraîcheur de la proposition tient autant par son sujet que par une volonté de fluidité à travers les genres, ce que contient de facto l’esthétique queer, et ce, en prenant à bras-le-corps le western, genre de cinéma aussi viriliste et violent qu’attentif à la marge et aux frontières, empreint d’homoérotisme. Les corps des personnages féminins, travestis, sont eux-mêmes des corps frontières, en branle, que l’on tente de circonscrire dans un territoire. L’une des séquences voit d’ailleurs les mineurs du village leur interdire la sortie de leur bicoque. Les vendettas imaginaires ou réelles héritent des duels, tandis que les balades en moto, flingues autour des reins dans les terres poussiéreuses du désert, ont la violence du western et la fluidité du road-movie, véritable catalyseur de désir et d’émancipation.
Le Mystérieux Regard du flamant rose aurait pu s’en tenir à ces deux genres du cinéma, pour penser la marge et ses turbulences, mais par d’étranges séquences souvent nébuleuses, il met un pied dans le film de vampires. La maladie qui se propage est nommée «la peste», tenue comme une calamité, comme une plaie. C’est de toute évidence un écho au sida qui a ancré davantage l’homophobie envers les communautés queer. Cette épidémie qui se propage a tout à voir avec les vampires. Lorsque Nosferatu arrive dans la ville, c’est la peste qu’il sème dans son sillage. Si c’est l’horreur et l’ostracisation que permet l’idée du sida comme peste, c’est, dans le même réflexe, là que se situe l’érotisme hypnotique du film. L’union charnelle devient une dévoration au clair de lune dans une séquence hallucinante qui conjugue l’Eros au Thanatos. Les films de vampires prolifèrent dans leur monstruosité, leur déchéance des corps putréfiés, leur grande mort, autant que dans leur séduction envoûtante, leur sublimation, leur petite mort, celle de l’orgasme. Ce côtoiement du vampirisme dans un geste surnaturel renoue avec l’idée du sang comme substance de vie autant que de mort qui cimente le film. Le sida est une maladie du sang, ses effets sont proches de ceux de la peste : maigreur, traits creusés, sorte de bubons turgescents sur le corps, dépérissement progressif, et surtout la mise au ban des victimes, le cœur du film. Cela n’empêche pas que le sang, autant que la maladie, se vivent dans cette bulle qu’est le cabaret comme une fête, comme une représentation. N’y a-t-il pas une séquence de noces où l’on souhaite la félicité dans « le sang et le sperme » ? Uni ainsi au flot créateur, le sang reprend son statut de fluide de jouissance, d’existence et d’organique. Le film est de tous les instants une célébration de la vie dans ses mouvements les plus digestifs, comme une allégresse rabelaisienne, où l’on se raconte des histoires assis sur les cabinets entre deux flatulences.
Le film de Diego Céspedes se distingue par une intelligence des motifs qui dessinent un cercle bien établi et pensent avec force les échos et les miroitements, sans souligner ses intentions, en restant dans une sorte d’effronterie toujours renouvelée, en constante circulation. Là où il est le plus percutant est certainement dans son effort de repenser le regard, levier qui imprime le titre. Qu’est-ce que le regard ici ? Négativement, son absence est un rejet, une manière d’enraciner l’exclusion. Les mineurs du village se cachent les yeux sur le passage des travestis, car une rumeur veut que ce soit par le regard embrasé pour un autre homme que l’on s’infecte. Le regard comme échange donc, comme promesse érotique autant que pathologique. À l’inverse, la communauté du cabaret est un ensemble de personnes qui se regardent, qui échangent, et s’acceptent. Si elles sont stigmatisées, refusées à la vue, leur art et leur salut tient à la représentation, à leur propre geste de monstration. Le cabaret donne ainsi lieu au spectacle, à la sublimation de leurs corps, par des chansons, des danses, ou même lors d’une très signifiante séquence d’hypnose qui vient exorciser l’homophobie dont elles sont la cible.
Il n’y a rien de plus violent que de perdre la vue. Œdipe se crève les yeux pour ne plus voir son crime, pourtant il se soustrait à la possibilité de contempler les autres et la beauté. Ce geste de la vue empêchée est un motif récurrent du Mystérieux Regard du flamant rose : de la simple menace à l’innommable qui vient déchirer le film, ou encore de ce moment bientôt renversé avec beaucoup d’humour des yeux bandés comme prévention. Sur un mur est inscrit « Je me suis perdu dans ton regard mystérieux ». Cela rappelle l’ensorcellement dont le regard est la matrice, qui rend à la chair son potentiel de lascivité autant que sa perdition. À cette phrase probante répond une des plus belles séquences du film, teintée de magie et de sensualité, dans un ensemble rose à plumes, où le regard devient absorption, où le charnel fraie avec la cruauté, où les corps s’unissent à travers les yeux.
C’est une œuvre sans cesse en oscillation entre tragédie et comédie, qui saisit avec originalité et justesse l’idée des marges et du rejet sur ces communautés. Cela témoigne d’à quel point le cinéma est un lieu pertinent pour la pensée queer en cela qu’elle se conditionne sur l’importance du regard à poser, des yeux à ne pas détourner. Le film de Diego Céspedes allie rigueur théorique et mesure des motifs qui n’excluent jamais la fébrilité et l’audace des séquences.
Le mot flamenco évoque autant le flamant rose que l’impétuosité spectaculaire du style de chant et de danse auquel il donne son nom. On ne cesse d’aimer danser avec ces personnages. On est prêt, comme la maîtresse du cabaret, à imaginer une musique et à la précipiter dans le silence de l’enlacement pour en poursuivre l’ardeur. Les femmes du Mystérieux Regard du flamant rose sont autant des reines du drame que des reines de la trame.
À Cannes, il présente à la Semaine de la Critique en séance spéciale No skate !, le nouveau film de Guil Sela, dans lequel il joue Isaac, un homme-sandwich inspiré en plein JO estivaux, aux côtés de Cléo (Raïka Hazanavicius). Drôle et curieux, le comédien Michael Zindel (épatant dans Le Dernier des Juifs de Noé Debré) raconte son parcours, ses apprentissages par le court, l’empathie qu’il recherche chez les réalisateurs et ce qui l’intéresse dans l’écriture et la comédie.
Format Court : Tu es passé par Paris 8 et le Conservatoire Jacques Ibert. Qu’est-ce qui t’a incité à enchaîner ces deux formations-là ?
Michael Zindel : En fait, j’ai commencé par une fac de cinéma à Paris 8. Je voulais à tout prix être scénariste, puis réalisateur. Je me cherchais pas mal. J’ai fait un peu tout ce que je pouvais prendre. J’ai fait de la régie, de la déco, de la perche, des clips, des courts, même pour des rappeurs. À un moment, je ne savais pas trop quoi faire. Une copine m’a poussé à aller au Conservatoire Jacques Ibert, dans le 19ème arrondissement. Et là, ça a été la révélation.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
M.Z. : J’ai eu un prof génial, Éric Frey. Il m’a dit : “Tu as fait du cinéma ? Fais un court-métrage !”. Deux semaines plus tard, j’étais en train d’en tourner un. Et j’ai continué. À l’arrache, avec très peu de moyens. Juste pour faire, sans calcul, sans ambition d’avoir mes films en festival. À un moment, aux alentours de 2017, avec un ami, on a mis nos courts sur YouTube, on a pensé que c’était le meilleur moyen de se faire connaître à l’époque. Il y en a un qui a avoisiné les 1500 vues. Ma sœur a dû le voir 1588 fois, ça a dû aider ! Et petit à petit, je me suis mis à tourner dans les courts-métrages de Noé.
Qu’as-tu eu l’impression d’apprendre en faisant ces courts ?
M.Z. : Déjà, que le court, c’est quand même un exercice assez difficile. La moindre seconde en trop, la moindre petite erreur se voit. Dans un long, tu as le temps de rattraper les défauts par d’autres scènes. Et comme j’en ai tourné et monté moi-même, j’ai appris l’importance pour un acteur de proposer des choses variées, de ne jamais faire des mêmes scènes. Tu n’es jamais sûr de ce que va garder le montage donc il faut offrir une vraie palette. Et en même temps, tu te rends compte aussi à quel point la technique, c’est important. J’ai appris sur le tas. Chaque tournage, chaque film m’apprend quelque chose. Et comme j’ai monté mes films, j’ai compris ce que ça fait d’être de l’autre côté.
Comment la rencontre artistique et amicale avec Noé Debré a-t-elle eu lieu ?
M.Z. : Ma cousine a entendu à une soirée qu’il cherchait des jeunes pour jouer une bande de potes. Noé était en train de lancer la production de son deuxième court. Elle lui a dit : “Mon cousin est au Conservatoire, tu devrais le voir, il est marrant.” C’est comme ça que j’ai atterri un peu miraculeusement sur ce casting-là. J’ai fait Une fille moderne avec lui, puis On n’est pas des animaux et enfin Le Dernier des Juifs. Une fille moderne, c’était mon tout premier projet professionnel en tant qu’acteur. C’était structuré, bien produit. C’était impressionnant, sur mes tournages, j’avais l’habitude de tout faire : la mise en scène, la régie, les repas, on n’avait pas de lumière, de budget… Là, sur le tournage, il y avait plein de monde, de matériel. J’avais 22-23 ans. En écoutant Noé parler de son film en festival, j’ai saisi l’importance de penser son film, d’écrire pour ses personnages, d’approfondir l’histoire, de défendre son film.
« Une fille moderne »
Comment as-tu appris à lâcher prise sur tes différents projets ?
M.Z. : C’est là que la confiance avec le réalisateur ou la réalisatrice est essentielle. Quand tu sens que tu es bien dirigé, tu peux lâcher prise. J’ai eu la chance de ne tomber que sur des gens gentils, doués, empathiques, humains et de ne faire que des belles rencontres aussi bien pour des longs-métrages, des séries et des courts-métrages.
Pourquoi l’empathie, c’est si important ?
M.Z. : Parce qu’on va au-delà du scénario. Quand tu sens que le réalisateur t’aime bien, qu’il aime son équipe, qu’il respecte tout le monde, qu’il prend le temps de connaître les gens, d’être curieux, tu t’impliques autrement. Si tu n’as pas d’empathie, je pense que tu mets des barrières là où il ne faudrait pas. Sur certains tournages, il y a des larmes à la fin. Parce que c’était rare, beau, humain. C’est ce qui fait qu’on tient malgré la galère.
La fameuse attente entre deux projets, tu la vis comment ?
M.Z. : Moi, je suis hyper jeune et je débute. Si ça se trouve, dans 20 ans, je dirais que j’aurais dû devenir psychologue. Ça m’arrive d’être dans l’attente. Je ne tourne pas tous les mois. J’écris. Ça m’occupe mais surtout, ça me fait observer, chercher ailleurs. Quand tu réalises ou quand tu écris, tu observes différemment. Tu penses à l’image, aux lieux, aux idées de scènes. C’est une autre concentration.
Tu écris dans des carnets ?
M.Z. : Oui. J’ai des carnets, des agendas (il en sort un de sa poche). Je garde tout. Même si je ne note pas mes pensées, j’aime le papier. Ça laisse des traces. C’est chouette d’écrire.
« No skate ! »
Comment as-tu rencontré Guil Sela ?
M.Z. : Guil avait vu Le Dernier des Juifs, il m’a contacté. On s’est vu, on s’est baladé, on a parlé. Il m’a proposé de lire No skate !, que j’ai adoré ! Chaque version était meilleure que la précédente. J’aimais le Paris qui y est représenté, un Paris qu’on ne voit pas souvent. Guil a du goût, c’est fondamental pour un réalisateur.
L’empathie et le goût donc…
M.Z. : Oui. Et la curiosité aussi, mais bien placée.
M.Z. : Plein de choses : la dérision, le travail avec la voix, le corps … C’est un laboratoire sans fin. Le corps est essentiel. Dans Le Dernier des Juifs, la scène de krav-maga, on l’a bossée avec un coach metteur en scène qui fait du clown. On a essayé d’accentuer les choses à la Chaplin. En comédie, il y a tellement de manières de sortir de sa zone de confort et des lignes de scénario, rien ne t’empêche de travailler ta scène de plusieurs manières. La composition de personnages, c’est intéressant. J’aimerais aller encore plus loin, composer encore plus avec les personnages, comme jouer un hypocondriaque par exemple.
« Le Dernier des Juifs »
Parmi les comédiens, il y a des gens qui t’intéressent, des gens dont la palette te parle ?
M.Z. : J’ai vu il y a 5 ans Teddy des frères Boukherma, un mélange entre comédie et film de genre. Je suis tombé presque amoureux de la performance d’Anthony Bajon. C’est bizarre de dire ça mais je l’ai trouvé extraordinaire et ça m’a beaucoup marqué. Sinon il y a plein d’acteurs que je trouve trop forts : Harpo et Lenny Guit dans Fils de plouc, qui sont dans la justesse et la poésie, Édouard Sulpice, Laetitia Dosch, Elsa Guedj, … La liste est longue !
Un an après Montsouris, couronné du Prix Découverte Leitz Ciné du court-métrage en 2024, Guil Sela revient à la Semaine de la Critique avec No skate !, tourné pendant les Jeux Olympiques de Paris.
Un été, dans la ville envahie par les touristes et vidée de ses habitants, un garçon et une fille se rencontrent. Lui, c’est Isaac (Michael Zindel). Elle, c’est Cléo (Raïka Hazanavicius). Les deux, travaillent comme homme et femme-sandwich pour inciter les passants à se baigner dans la Seine, dont l’eau a été soi-disant “dépolluée” à l’occasion des Jeux. Isaac et Cléo ne s’étaient jamais parlés jusqu’au jour où Isaac voit sa collègue jeter une planche de skate dans l’eau… Depuis les premiers plans du film, le style de Guil Sela est déjà reconnaissable : les personnages sont présentés de loin, au milieu de la foule, comme si leur histoire aurait pu être celle de n’importe quel autre passant. À l’instar de son précédent Montsouris, où un réalisateur (alter-ego de Sela) cherchait des gens intéressants à filmer dans le parc, le cinéaste utilise des longues focales pour nous montrer le monde comme si on le regardait avec nos propres yeux.
Guil Sela saisit ici l’occasion pour filmer les Jeux rêvés dans son premier court-métrage La Flamme Olympique (2023), où une jeune femme songe de partir à Tokyo pour les Jeux Olympiques en défiant la paralysie qui touche la planète en 2020. Pourtant, il nous montre le revers de la médaille. C’est-à-dire la ville en dehors des stades et des compétitions, celle des appartements sous-loués, des tickets de métro à 4 € et des taxis qui profitent du calme des rues peu fréquentées. Pas moins onirique que celle du confinement, la ville des Jeux est l’arrière-plan d’une rencontre entre deux vingtenaires dont nous suivons les déambulations, de Montmartre au Canal Saint-Martin, en passant par les rues de Belleville et le Parc des Buttes-Chaumont. Encore une fois, un parc parisien devient le théâtre des spectacles les plus curieux : cette fois-ci, il s’agit du cours de Karaté fréquenté par Isaac, lequel ne peut plus avoir lieu au dojo car cet art martial a été exclu des JO et remplacé par le breakdance et le… skateboard ! Dans un geste de révolte, les panneaux publicitaires encourageant la baignade dans la Seine sont ainsi transformés en pancartes anti-skate, et exhibés par les deux protagonistes dans l’une des scènes les plus hilarantes du film.
Michael Zindel (révélé en tant qu’acteur par Le Derniers des Juifs de Noé Debré) et Raïka Hazanavicius (déjà à l’affiche de Montsouris) forment un duo formidable à l’écran, capable de créer des moments de pur comique à partir des situations les plus anodines. Mais derrière ses allures de comédie, le film évoque un certain sentiment de mélancolie, qui émane de la musique d’Alexandre de La Baume lorsqu’elle accompagne la marche agitée de la foule ou les balades flegmatiques d’Isaac et Cléo au coucher de soleil. Car avec sa caméra, Guil Sela sait dépeindre Paris et ses jeunes habitants dans toutes leurs nuances et contradictions. En fin de compte, No skate ! n’est ni une proclamation de haine, ni une déclaration d’amour, mais le portrait sincère d’une ville qui, comme la vie, est faite de rires, de pleurs et de ces actes insensés qui donnent du sens à ses jours.
Synopsis : Paris, Jeux Olympiques 2024. Isaac est homme-sandwich. Cléo est femme-sandwich. Un jour, Isaac voit Cléo jeter une planche de skate dans l’eau.
Genre : Fiction
Durée : 24′
Pays : France
Année : 2025
Réalisation : Guil Sela
Scénario : Guil Sela, Joséphine Ha
Interprétation : Michael Zindel, Raïka Hazanavicius
Le Festival de Cannes a débuté mardi dernier et pour lancer ces 12 jours d’intenses projections, c’est le film Partir un jour d’Amélie Bonnin, en hors-compétition, qui a fait l’ouverture. Un titre familier puisqu’il s’agit aussi de celui de son court-métrage, Césarisé en 2023.
Ce premier long-métrage développe le récit et la mise en scène qu’Amélie Bonnin avait entrepris dans le format court. On y retrouve le même casting composé de Juliette Armanet et Bastien Bouillon, accompagné de François Rollin et avec la participation de Dominique Blanc de la Comédie française. Partir un jour, c’est l’histoire d’un retour aux sources. Dans le court-métrage, Bastien Bouillon retrouvait ses parents pour les aider à déménager. Les prémices de ce long-métrage nous laissaient entrevoir le désir de mettre en scène et de chorégraphier ses acteurs dans un film chanté. L’humour piquant du court se retrouve mot pour mot dans sa version longue et les ébauches de ce récit familial s’aboutissent avec ce nouveau film. Amélie Bonnin prend ainsi avec ce projet le temps de dérouler la bande originale de sa comédie.
L’ambition cinématographique se traduit par un désir musical et le film lorgne à la frontière des règles conventionnelles de la comédie musicale. Ici, des hits incontournables allant des 2Be3 à K.Maro, ou encore Dalida, sont repris et joués par les comédiens. Il est moins question de prouesses vocales (bien que le timbre de Juliette Armanet est d’une douceur sans faille), mais de performances jouées et de dialogues chantés. Les titres s’intègrent avec justesse dans le récit et rythme d’un côté pop la mise en scène. Le tout chorégraphié avec précision et d’un engouement contagieux.
Cécile, interprétée par Juliette Armanet revient dans sa ville natale suite à l’infarctus de son père. Dans un climat familial tendu, elle renoue avec son amour de jeunesse, joué par Bastien Bouillon. Le film se raconte avec charme mais ne se réduit pas à une comédie romantique classique. Les personnages ne sont pas des héros en mal d’amour, mais des personnalités complexes, happées par une nostalgie commune. Cécile et Raphaël (Bastien Bouillon) sont deux âmes adolescentes qui essaient de rattraper le temps perdu. Les années ont passé mais le désir renaît quand ils se rendent compte de l’histoire qu’ils auraient pu avoir. Avec tendresse, ils parcourent leur mémoire et les souvenirs de leur jeunesse. Cette histoire n’est pas celle du grand amour, c’est celle d’une nostalgie enfantine où les échos de ce qui aurait pu se passer bercent les incertitudes du présent. Mais dans sa ville natale, Cécile doit aussi composer avec son père. Leur relation plus que tendue se nourrit d’une répartie mordante et d’un humour sec. Dans les non-dits des retrouvailles, se cache une fragilité plus douce, et de cette relation amère, naît de beaux moments de complicité et d’apaisement. Avec ce récit musical qui met du baume au cœur, Amélie Bonnin nous fait chanter et ses personnages avancent sans se retourner, sans regretter pour garder les instants qu’ils ont volés.
Ce mardi 13 mai 2025, s’est ouvert le festival le plus médiatisé du monde. Nous, à Format Court, on parlera, comme chaque année, des courts qui nous plaisent (à l’officielle, à la Quinzaine, à la Semaine). On s’intéressera également à quelques premiers longs qui font partie de la programmation dense de cette 78ème édition. Si vous avez suivi les nombreuses annonces cannoises, vous aurez peut-être constaté que de nombreux gens issus du court, notamment en lice aux César, font partie des heureux élus. Depuis quelques années, face aux listes des sélectionnés, on parcourt les noms des personnes ayant participé à nos After Short (près de 20 cette année, pas mal !), des anciens lauréats des Prix Format Court (Arthur Harari, Emmanuel Marre, Simon Coulibaly Gillard, …), des personnes sélectionnées et/ou primées à notre festival, … En général, par pudeur, on ne se la ramène pas trop mais cette année, on a envie d’y aller.
Du côté de l’officielle, le film d’ouverture hors-compétition n’est autre que Partir un jour, version longue du court-métrage éponyme d’Amélie Bonnin, ayant remporté le César du court-métrage de fiction 2023. Dans le court, Bastien Bouillon, Parrain de notre festival en 2023, écrivain à succès, retournait chez les siens pour se confronter à son cercle et tombait par hasard sur son amour de jeunesse, campé par la chanteuse Juliette Armanet. L’originalité du projet résidait dans la bonne humeur du film, le duo synchro et sympa et le scénario du film qui empruntait certaines paroles de tubes des années 90. Dans la version longue, ce n’est pas Bastien Bouillon qui fait le voyage mais Juliette Armanet, cuistot de son état qui, en refaisant un tour dans sa famille et son patelin, tombe nez à nez sur une vieille connaissance, sur fond de petite tension amoureuse, de patins et de chansons.. Avec bien évidemment un scénario plus long, des acteurs réguliers (François Rollin) et de nouveaux venus (Dominique Blanc).
Toujours à l’officielle, du côté des séances spéciales, on va s’intéresser de près à Mama, le premier long-métrage de l’israélienne Or Sinai, ayant réalisé Anna, premier prix à la Cinéfondation en 2016 mais également Prix Format Court au festival de films d’écoles de Tel Aviv la même année. Pour ce passage au long, la réalisatrice a retravaillé avec la comédienne Evgenia Dodina qu’on aime beaucoup. A Un Certain Regard, l’Italien Francesco Sossai présentera Le città di pianura (Un dernier pour la route), son deuxième long après le court-métrage L’anniversaire d’Enrico, Prix du Jury Étudiant au Festival Format Court 2024.
Du côté de la Quinzaine des Cinéastes, Gala Hernández López présentera son nouveau court, +10K, 1 an seulement après son César du court-métrage documentaire pour La Mécaniques des fluides. En premier long, on fera quelques pas du côté de La danse des renards de Valéry Carnoy qui avait réalisé Titan, présélectionné aux César du court 2023. Toujours à la Quinzaine, Julia Kowalski présentera dès ce dimanche son deuxième long Que ma volonté soit faite, version plus longue de J’ai vu le visage du diable, présélectionné aux César du court en 2024. Annoncé dernièrement, l’israélien Nadav Lapid présentera son nouveau long Yes à la même Quinzaine après avoir fait à plusieurs reprises les honneurs de Cannes et avoir présenté en 2023 La Première, l’un de ses courts, à notre festival. Un film se passant dans un Cannes hystérique justement.
Repéré sur Format Court avec son court I promise you paradise, sélectionné à la Semaine de la Critique en 2023, Morad Mostafa présentera son premier long Aisha can’t fly away à Un Certain Regard. C’est bien à la Semaine de la Critique qu’on va a priori se faire le plus plaisir cette année avec une flopée de gens passés par Format Court. On commence avec deux courts en séance spéciale. No skate ! est une comédie savoureuse portée par Michael Zindel (Le dernier des juifs de Noé Debré) et Raïka Hazavinicus, réalisée par Guil Sela. Le réalisateur était déjà à la Semaine l’an passé avec Montsouris qui était reparti avec le Prix Découverte Leitz Cine du court-métrage. Le film avait été présélectionné aux César 2024 également.
Comptons également sur la présence de Agnès Patron, également en séance spéciale, qui signe son retour à Cannes après de nombreuses années avec son nouveau très beau court, Une fugue. L’animatrice avait présenté en compétition officielle L’heure de l’oursen 2021. Le film avait la même année obtenu le César du meilleur court-métrage d’animation. Du côté des premiers longs en séance spéciale, on portera un regard curieux sur Martin Jauvat, ayant tourné et joué dans son nouveau long Baise-en-ville (son dernier passage à Cannes, c’était pour Grand Paris à l’ACID en 2022). On sera bien évidemment tenté aussi de voir Des preuves d’amour d’Alice Douard, ayant remporté le César du meilleur court de fiction pour L’attente en 2022. Enfin, Momoko Seto, découverte il y a bien longtemps avec Planet Z (2011), nous charmera sûrement avec son premier long tant attendu, Planètes, qui clôturera la sélection de la Semaine de la Critique.
Du côté des dernières sélections, on a appris il y a quelques jours celle de Ma frère, le nouveau film de Lise Akoka et Romane Gueret à Cannes Première. Cela fait longtemps qu’on suit ce duo, depuis Chasse royale, présenté à la Quinzaine en 2016. Les deux réalisatrices étaient revenues à Cannes, à Un Certain Regard, en 2022 avec leur premier long, Les pires, qui avait tout déchiré. A Cannes Classics, Raphaël Quenard et Hugo David présenteront leur premier long, I love Peru. Les deux compères s’étaient rencontrés sur le tournage de Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand et en avaient profité pour signer ensemble un premier court, L’acteur, présélectionné aux César du meilleur court documentaire en 2024.
Le planning de projections s’annonce chargé, sans compter tous les nouveaux courts à découvrir. Et il y en a beaucoup. On ne résiste pas à l’idée de profiter de ce papier pour vous proposer de (re)découvrir des courts de certains de ces cinéastes qui feront l’actu, côté courts/longs, dans les prochains jours et qui ont eu la bonne idée de rejoindre la Toile. Enjoy !
Le Festival de Cannes débute aujourd’hui. Si la Croisette se pare de ses plus beaux habits de lumière, les festivaliers arrivent progressivement dans l’espoir de profiter au maximum des films que cette édition a à nous offrir. Ce soir, lors de la cérémonie d’ouverture, le jury présidé par Juliette Binoche et composé de célèbres artistes telles que l’écrivaine Leïla Slimani ou encore la réalisatrice et scénariste indienne Payal Kapadia, se réunira pour lancer officiellement les festivités de 12 jours réunissant une sélection officielle mais aussi de nombreuses sections parallèles.
C’est le film Partir un jour, d’Amélie Bonnin, qui aura l’honneur d’ouvrir le bal, un premier long métrage présenté en hors compétition dans lequel elle prolonge le récit de son court métrage du même nom, Césarisé en 2023. Cette année 22 films sont en compétition officielle. Nous pourrons retrouver notamment La petite dernière, le dernier film d’Hafsia Herzi, dont la musique est composé par Amine Bouhafa, jury cette année de la 6e édition du festival Format Court. Cette sélection est complétée par de nombreux films hors compétition et par celle d’Un certain regard qui présentera 20 films dont les premiers longs métrages des actrices, réalisatrices et productrices Scarlett Johansson et Kristen Stewart. Parallèlement, la Quinzaine des cinéastes, La Semaine de la critique, l’Acid ou encore le Marché du film, sont tout autant de rendez-vous incontournables de Cannes. Côté courts-métrages, un large catalogue est prévu auprès de la compétition officielle de courts métrages mais aussi au sein des différentes sections parallèles (Quinzaine des cinéastes, Semaine de la critique). Le Jury commun des courts et de La Cinef (qui met en avant les films d’école) est présidé cette année par la réalisatrice, scénariste et productrice Maren Ade (Toni Erdmann) et composé entre autre de l’auteure, compositrice, interprète Camélia Jordana et du réalisateur et scénariste croate Nebojša Slijepčević, lauréat de la palme d’or du court métrage 2024 pour son film L’homme qui ne se taisait pas. Profitez donc de 12 jours d’émerveillement et de passion pour cette 78e édition du festival de Cannes.
La Semaine de la Critique, section parallèle du Festival de Cannes, a annoncé hier sa sélection de courts-métrages. Voici les œuvres courtes retenues pour cette édition 2025, en sélection et en séance spéciale.
En compétition
Alișveriș (15’), de Vasile Todinca (Roumanie)
An-Gyeong (Glasses, 15’), de Yumi Joung (Corée du Sud)
Dieu est timide (God is Shy, 15’), de Jocelyn Charles (France)
Donne batterie (Free Drum Kit, 25’), de Carmen Leroi (France)
Erogenesis (15’), de Xandra Popescu (Allemagne)
Kattu !, Bleat ! (15’), d’Ananth Subramaniam (Malaisie, Philippines, France)
Критичне Становище (Critical Condition, 24’), de Mila Zhluktenko (Allemagne)
L’mina (26’), de Randa Maroufi (Maroc, France, Italie, Qatar)
Samba Infinito (Samba infinie, 15’), de Leonardo Martinelli (Brésil, France)
Wonderwall (27’), de Róisín Burns (France, Royaume‑Uni)
Séance spéciale
Eraserhead in a Knitted Shopping Bag (Eraserhead dans un filet à provisions, 19’), de Lili Koss (Bulgarie)
No Skate ! (24’), de Guil Sela (France)
Une fugue (To the Woods, 15’), d’Agnès Patron (France)
Les courts-métrages les plus sidérants présentés en compétition au festival d’animation de Rennes étaient ceux qui proposaient par l’animation de transcender le réel. Ceux qui, par le trait, investissaient la matière historique pour en affronter autant l’horreur que l’indicible par des moyens poétiques. En cela, Quelque chose de divin, Plus douce est la nuit et Mont-Noir, rappellent la singularité d’un genre qui est d’autant plus percutant lorsqu’il embrasse les fulgurances plastiques qui le caractérisent. La séparation d’amants pendant la Seconde guerre mondiale, la disparition d’un missionnaire en Afrique de l’Ouest dans les années 1960 et la naissance de la vocation littéraire de Marguerite Yourcenar, ont en commun leur déploiement au sein d’une esthétique colorée et impure. L’animation est le lieu des surgissements et des tremblements, c’est ce que nous rappelle cette sélection rennaise.
Quelque chose de divin de Bogdan Stamatin et Mélody Boulissière
Quelque chose de divin a un quelque chose de métissé. Réalisé à quatre mains, le court-métrage s’investit d’abord comme une galerie d’archives photographiques avant de plonger dans l’animation, esquissée comme un patchwork. La plastique du film fluctue entre l’estampe et les couleurs de l’aquarelle.
Mélody Boulissière est française, maîtrise les diverses techniques d’animation autant que la peinture, la gravure et le monotype. Son film de fin d’études, Ailleurs, avait été sélectionné à la Cinéfondation du Festival de Cannes en 2016. Bogdan Stamatin quant à lui, a grandi en Roumanie et avait déjà signé un film autour de ce pays avec Une Semaine maximum deux qui narrait le retour d’exil d’un Roumain parti en France.
De ces deux paramètres, Quelque chose de divin nourrit son esthétique comme son sujet : la forme contrariée et diverse rend avec justesse le déchirement et la fragmentation du couple dont on fait l’histoire. C’est celle d’un homme et d’une femme, d’un militaire bientôt appelé au front et d’une demoiselle en rose qui l’attend. Au soir de sa vie, elle raconte cette histoire qui s’est dissoute dans le chaos des hommes. La voix de cette dame aujourd’hui très âgée, fait le lien entre 1939 et le contemporain, entre le documentaire et l’animation, entre la guerre et les émois.
Les personnages colorés évoluent dans un univers figé, en noir et blanc, dans lequel les visages sont comme tirés de photographies. Cette impureté, ce rapport de collage entre les personnages animés et leur environnement photographique entretient la douleur de ce qui se joue : la solitude de l’amour face à un univers de désolation, celui du conflit mondial auquel participe la Roumanie. Cela donne un court métrage singulier au magma esthétique souvent étrange, dont on peine, au premier abord, à trancher si on le trouve repoussant ou sublime. C’est la cohérence de ce choix avec le souffle tragique du témoignage convoquant les temps passés au sein d’un présent documentaire, qui en parachève la beauté. Les prises de vues réelles qui ouvrent et referment le film, cette vieille dame dont la voix rappelle le caractère historique et testimonial du film, forment une nappe documentaire qui révèle l’importance de l’archive photographique et de l’incrustation de l’animation en son sein.
Ce quelque chose de divin, c’est la possibilité d’un sentiment amoureux, de sa couleur parmi la calamité grise, une union entre le rose de l’habit de la femme et le vert de l’uniforme militaire, mélés dans l’un des dernier plans : la grâce des mains entrelacées au travers d’un bouquet de fleurs blotties au creux de leurs feuilles.
Plus douce est la nuit de Fabienne Wagenaar
Lauréate du prix Ciclic pour le pitch court-métrage du festival rennais en 2020, Fabienne Wagenaar présentait cette année Plus douce est la nuit, le fruit de la résidence d’artiste dont elle a pu bénéficier. Remarquable film réalisé en peinture animée, Plus douce est la nuit propose un voyage initiatique, au cœur des ténèbres, ceux de l’Afrique coloniale des années 1960. Un officier français part à la recherche d’un missionnaire disparu et constate la fin d’un monde, sa décrépitude et sa cruauté, dans une quête qui lui donne rendez-vous aux confins de la jungle.
Fabienne Wagenaar a en tête Coppola, Conrad, Herzog, pour cette errance désabusée. C’est la constatation déceptive d’un monde déchu dont on ne fait que vanter la grandeur : “ Dire qu’à l’école militaire on nous parlait de la grandeur de l’empire…” Dès le seuil du film, on comprend ce que va proposer véritablement cette enquête : une traversée des couleurs. Au-delà du devoir du militaire, cette déambulation qui accompagne la mission permet de mettre en lumière les réalités coloniales : ses escroqueries, son racisme, sa vulgarité. Dès lors, la question change de sens : ce n’est plus “Qu’est-il arrivé au missionnaire” mais “Pourquoi c’est arrivé ?”. L’une des femmes que l’officier rencontre lui rétorque que c’est ce “maudit pays qui l’aura avalé”. Le pays, ou plutôt, la folie de ce qui se passe en terre colonisée, l’arbitraire et les violences constantes, physiques autant que culturelles. Ce à quoi est confronté le jeune militaire, c’est une disparition, au sens le plus général du terme, celle d’un peuple. C’est distillé à merveille par le corps du film : les personnes qu’ils interrogent ne cessent de disparaître, la religieuse autant que l’enfant. Près du port, l’officier assiste au transport de statues africaines jusqu’à un bateau qui vogue en direction de la France. Cela scelle l’entreprise de colonisation : les statues meurent aussi. Cette séquence est l’envers de Dahomey de Mati Diop : pour que les statues reviennent, il faut d’abord qu’elles partent. Afin de trouver la vérité, dans la nuit, pour faire la lumière, il faudra que l’officier s’immerge dans la jungle après avoir violemment dérobé la lumière à la personne qui l’accompagnait.
La mise en scène cristallise avec adresse les contrastes, entre la nuit et le jour, entre les noirs et les blancs. L’un des meilleurs plans du film, vertigineux, présente l’officier assis côte à côte avec une personne noire, derrière eux est affiché un panneau bleu où il est écrit trois fois plutôt qu’une le mot “indépendance”. Si l’officier en son cœur souhaite comprendre ce qui se joue, il ne peut le faire qu’en se confrontant à la réalité coloniale, en faisant face donc, en ne tournant pas le dos à la honte d’opprimer un peuple qui, plus que l’indépendance, réclame la justice. Pour survivre dans le corps d’une telle horreur, comme Kurtz, comme le missionnaire, il faut bien trouver le moyen d’adoucir ses nuits.
Mont-Noir de Erika Haglund et Jean-Baptiste Peltier
Erika Haglund, dont le travail est attentif aux personnages féminins, et Jean-Baptiste Peltier à l’approche picturale, joignent leurs obsessions dans leur très sensible portrait d’enfance de l’écrivaine Marguerite Yourcenar. La petite Marguerite grandit à travers le deuil de sa maman morte en couches, de son chien et du départ de sa nourrice. Dans une enfance marquée par la solitude et une forme d’indifférence, elle développe une fascination pour l’érudition et en particulier pour la littérature. La richesse du trait de l’animation, ses couleurs vives, dressent ainsi un court-métrage en forme d’épiphanie, la révélation d’une passion : ce plaisir immense ébréché par une douleur profonde.
La grande force du film est celle d’un mouvement fluide, émaillé de références que seule l’animation peut faire surgir. Admirablement bien construit, Mont-Noir ancre la vocation littéraire de Marguerite autour d’absences et de morts. On sait ce que les futurs textes de Yourcenar doivent à cette idée de frayer avec les fantômes. Le film se distingue par de brillantes et fulgurantes idées d’animation comme cette tâche noire d’encre qui jonche et noie le papier ; serait-ce l’évocation d’une Oeuvre au noir ? Plus loin c’est une tête sculptée antique qui fait face à Marguerite, elle qui se plongera avec intensité dans un texte sublime et crépusculaire, celui des Mémoires d’Hadrien.
Si le premier plan du film semble blême et dolent, c’est parce qu’il commence le film autant qu’il le referme allégoriquement. L’accouchement est une naissance autant qu’une mort : pour que vive la fille, il faut que meure la mère. C’est tout le poids de cet aller-retour funeste entre vie et mort qui fait le parfum tragique de Mont-Noir autant qu’il creuse la solitude douce-amère d’une petite fille qui n’en finit pas de vouloir vivre, lire, écrire, et apprendre. C’est l’histoire de l’absorption d’un monde, un passage obligé pour Marguerite qui porte un tel poids sur ses frêles épaules, fardeau dont la pesanteur ne peut être transcendée que par le geste artistique. L’animation se fait ici le relais tutélaire de l’envie de vivre et de créer. Par un trait sensible et pictural, on découvre avec émotion les premiers jeux de mots de Marguerite avant qu’elle devienne Yourcenar, et ce lieu du Mont-Noir, point de départ de l’écriture, qui enracine les fleurs et les premiers tremblements.
Mont-Noir réussit son évocation de l’écrivaine, le bouleversement du frôlement inaugural avec la littérature, semblable à celui d’une première fois. Le film semble contredire ce qu’écrivait Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien : “La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir.” Le souvenir de Marguerite parmi ses fleurs n’a jamais été plus incandescent.