Romane Gueret, Lise Akoka et Marine Alaric autour des Pires

À Format Court, on avait eu un gros faible il y a 6 ans pour Chasse royale, le premier court-métrage de Lise Akoka et Romane Gueret qui avait fait ses débuts à la Quinzaine des Réalisateurs (et qui y avait même remporté le prix Illy du court). Dans la foulée de Cannes, nous avions diffusé le film en salles et interviewé les deux réalisatrices. Quelques temps plus tard, les deux jeunes femmes signaient – toujours à deux – une « websérie de fiction qui respire le réel, » Tu préfères, diffusé sur Arte. Et puis, elles ont imaginé Les Pires, Grand Prix à Un certain regard (Cannes, 2022) et Valois de Diamant à Angoulême. Le film sort en salles ce mercredi 7 décembre 2022 chez Pyramides.

Produit par Marine Alaric et Frédéric Jouve, des Films Velvet, il cultive quelques points avec le court-métrage (visible en ligne) : le goût pour le casting sauvage, les allers-retours entre vie réelle et fantasmes propres au cinéma, l’énergie du plateau et les comédiens non professionnels (citons juste Mallory Wanecque qui joue le personnage de Lily et dont c’est la première fois au cinéma, retenue dans la liste des Révélations des César 2023). À l’occasion de la sortie du film, on a réuni Romane Gueret, Lise Akoka et leur productrice, Marine Alaric, pour parler de films, de méthodologie, de confiance, de sauts dans le vide et de résistance.

Marine Alaric, Romane Gueret, Lise Akoka © KB

Format Court : Dans l’interview faite il y a six ans sur Format Court au moment du début de carrière de votre court-métrage, Chasse Royale, vous disiez : « C’est un premier film et on a peur de rien ». Comment vous resituez-vous par rapport à cette époque ? Vous n’aviez pas d’aides, vous n’aviez pas eu le CNC, pas de régions pour ce film.

Romane Gueret : J’y repense souvent (et je relis souvent notre entretien). C’est vrai qu’on avait pas peur : on était tête baissée dans notre projet et on se disait que rien ne nous arrêterait. Il y avait une envie d’y aller assez forte et j’ai l’impression qu’on a fait Les Pires de la même façon. Ça n’a pas trop changé mis à part le fait qu’on a eu des aides, que c’est un long-métrage, que tu ne peux pas faire ce film à dix mais effectivement, il y avait toujours cette envie de faire du casting sauvage, d’aller à la rencontre de jeunes et d’être bouleversées par cette rencontre. Il y avait toujours cette envie de questionner nos méthodes qui, sur Chasse Royale, étaient nos méthodes de directrices de casting associées cette fois à la mise en scène. Il y a donc un effet de prolongement cohérent sur ce projet tout en devenant plus expérimentées.

Lise Akoka : En tout cas, on crée toujours dans la même urgence avec des épisodes assez mouvementés.

Quand on est dans le court-métrage, on réfléchit par rapport aux délais, aux aides, aux commissions : est-ce qu’on attend ou est-ce qu’on y va ? Vous, vous y êtes allées. Là, sur le long, c’était autre chose, il y avait d’autres paramètres à prendre en compte…

L.A : Je ne pensais pas tant à l’écriture mais surtout à l’après : le casting, la préparation du tournage. Ce n’était pas la même urgence mais plutôt le même état de vulnérabilité. L’urgence, que ce soit pour Chasse Royale comme pour Les Pires, le temps dont on disposait, était réduit par rapport à l’ambition qu’on avait. C’était la course tout le temps, on avait l’impression de ne jamais pouvoir reprendre notre souffle. C’était très éprouvant pour nous, mais je pense que cela participe à l’énergie et à la vitalité qu’il y a dans le film. Après, cet état de vulnérabilité, il est dû au fait qu’on est toujours habité par le doute, par la peur…

R.G : On se met aussi dans des situations pas évidentes : travailler avec des enfants, avec ce casting qu’on a choisi parce qu’on l’aime mais qui nous met dans des difficultés. On est sans cesse en train de se dire qu’on ne va pas s’en sortir mais c’est aussi parce qu’on l’a choisi.

L.A : Donc, on ne lâche pas ! C’est assez ambivalent finalement. On acquiert de l’expérience et il y a des choses que l’on apprend et que l’on ne reproduit pas ou alors que l’on fait différemment. On devient fortes de chaque expérience qui s’additionne et en même temps c’est comme si à chaque fois, c’était un saut dans le vide qui allait nous fragiliser.

Marine, toi qui les as accompagnées depuis Chasse Royale avec Les Films Velvet, comment est-ce que tu as abordé ces difficultés ? C’était un premier film produit pour toi également.

Marine Alaric : Le film est la continuité de notre collaboration. Après, on ne l’a pas fabriqué de la même façon que le court, et on n’aurait pas pu, on a fait le court à 10, avec très très peu de moyens (rires) ! On a eu certes beaucoup de challenges sur Les Pires, on avait beaucoup d’enfants non professionnels, une scène de pigeons, de concert, le Covid etc, mais c’est le jeu (et probablement comme sur tout film, surtout un premier film d’auteur). Et puis je l’ai produit au sein de Velvet avec Frédéric Jouve et on a quand même eu la chance aussi d’avoir le soutien de beaucoup de partenaires financiers.

D’où vient ce titre : « À pisser contre le vent du Nord » (titre du film dans lequel jouent les personnages dans Les Pires – NDLR) ?

L.A : D’une expression ch’ti : « A pisser contre le vent du nord ou à discuter contre tes chefs, tu auras toujours tort ! ». En fait, on avait envie d’appeler notre film comme ça et on s’est fait refouler sec par les producteurs et tout le monde autour (rires) !On avait envie que le film de Gabriel (personnage du réalisateur dans Les Pires, joué par Johan Heldenbergh – NDLR) et le nôtre aient le même titre parce que c’était un moyen de s’inclure dans la critique et cela voulait surtout dire que l’on ne pointait pas du doigt un cinéma dont on prétendait ne faire absolument pas partie. Ca nous faisait rire de le garder dans le film en clin d’œil aux titres un peu ampoulés et à rallonge qu’on retrouve souvent dans le cinéma intellectuel français. Et le proverbe en lui-même avait du sens pour nous dans ce qu’il racontait des gens du Nord, cette idée de force, de résistance.

Qu’est-ce qui a motivé l’envie (déjà présente dans Chasse Royale) de faire un film qui parle de cinéma ?

R.G : On aime d’abord et avant tout parler de choses qu’on connaît. En devenant réalisatrices avec Chasse Royale, on a été confrontées à beaucoup plus de questions ; tandis que par le passé, nos rôles se cantonnaient à ceux de directrice de casting et de technicienne du cinéma. C’était une façon de raconter quelque chose qui nous appartient aujourd’hui et cette rencontre avec les enfants a été si forte qu’on n’avait pas fini de la raconter avec Chasse Royale.

L.A : C’est un film qui est, d’une certaine façon, non seulement une déclaration d’amour au cinéma mais aussi au jeu d’acteur. On pose à la fois un regard critique sur ces méthodes : entraîner dans le tournage d’un film un enfant qui n’a jamais fait de cinéma et les conséquences que cela aura sur sa vie. Plus que de cinéma, il parle du jeu d’acteur dans le sens où il traite ce que c’est de devenir un artiste et à quel point les artistes sont partout. Même chez un enfant issu d’un milieu populaire, il y a cette chose assez mystérieuse où certains se révèlent. Ils trouvent, par la voie du jeu, une forme de catharsis, une possibilité d’ouvrir des portes émotionnelles qui sont longtemps restées fermées. Je crois qu’on avait surtout envie de parler de ça : qu’est-ce que le métier d’acteur et quels leviers sont en jeu pour le devenir ?

Pour toi, Marine, est-ce que cela te semblait pertinent et nécessaire de produire un film qui traite du jeu d’acteur ?

M.A : J’espère que c’est pertinent ! Croire en le film que tu produis c’est indispensable. Après, au-delà du jeu d’acteur, le film parle pour moi de quelque chose de plus large, d’une rencontre, du parcours de ces gamins, de ce que peut-être le cinéma etc. Je trouvais cela très important, et c’est aussi la force du travail du Lise et Romane, de partir de quelque chose de très concret, de vécu, de récits de vie. Cette véracité, elle garantit quelque chose de tellement sincère dans le film.

L.A : Mais c’est vrai qu’au départ, c’était une crainte que vous aviez (Marine Alaric et Frédéric Jouve – NDLR). Vous nous disiez : « Un premier film sur le cinéma, sur la fabrication d’un film, c’est casse-gueule. Est-ce que vous avez l’expérience suffisante et est-ce que vous êtes assez légitimes pour parler de ça ? »

R.G : On avait peur en effet que cela traduise un manque d’humilité ou un sentiment d’entre-soi. La question étant : est-ce que c’est vraiment intéressant de parler d’un tournage ? C’était aussi à nous, dans notre écriture, de leur montrer un dépassement du cadre du tournage. On se met à toucher à quelque chose d’universel. On finit par croiser des fils narratifs qui parlent d’autres choses et qui sont des sujets qui atteignent tout le monde : la famille, l’amitié, l’amour…

L.A : C’était aussi le challenge de l’écriture : rester sur un fil qui ne serait pas manichéen et qui en aucun cas ne basculerait dans le jugement. C’est là qu’on peut raconter quelque chose de plus large.

Entre Chasse Royale et Les Pires, vous avez réalisé une web-série : Tu préfères. Est-ce que vous avez le sentiment d’avoir appris quelque chose en passant par ce format-là entre temps ?

L.A : Tout à fait, chaque projet a nourri l’autre. Depuis Chasse Royale, nous sommes dans un processus de recherche sur la direction d’acteur avec des enfants ou des ados qui n’ont jamais joué. On a affiné notre méthode de travail qui va de l’écriture jusqu’au résultat final, tout en développant aussi nos singularités là-dedans. Notamment, commencer l’écriture en rencontrant plein d’enfants ou alors écrire pour des enfants qu’on connaissait déjà. C’était justement la rencontre avec ces enfants-là qui nous a donné la force de faire cette série dans l’écriture et la façon dont on se nourrit du réel, dont on échange avec eux et dont ils prennent part indirectement à l’écriture. Ca se ressent aussi dans la manière dont on fabrique nos scénarios, Tu préfères n’était pas un scénario précis et dialogué de bout en bout. C’était à la fois beaucoup plus long et plus brouillon qu’un scénario. Il y avait des scènes qu’on essayait de déployer à travers plusieurs situations qui avaient été faites en improvisation avec les comédiens.

R.G : C’était aussi très cadré, on avait peu de temps. C’était un projet à tiroirs, on avait une séquence de base et dans les dialogues, on avait plein de possibilités. Il y a de l’improvisation sur ce projet mais pas tant, il fallait que ça corresponde à un endroit, qu’il y ait un lien au montage.

L.A : Toute la relation avec notre équipe s’est affinée aussi, entre les gens avec qui on a continué de travailler et ceux qu’on a intégrés par la suite. Tu apprends à parler le même langage, à développer une grammaire commune.

R.G : Pour nous deux également. J’ai l’impression que c’est là que nous avons développé ensemble une vraie méthodologie. C’est une machine qu’on a huilée où maintenant un geste et un mot suffisent et nous permettent de gagner du temps.

Avec Marine, est-ce que vous travailliez déjà sur le long-métrage à ce moment-là ?

M.A : Oui, car l’idée des Pires est née juste après Chasse Royale, en 2016. Mais il fallait en tisser la trame, écrire le scénario, en trouver ses personnages etc. Lise et Romane nourrissent de plus leur écriture de rencontres, de période d’immersion, etc. Bref, il faut parfois que cette matière repose, il y a des moments de réflexion, mais également des moments d’attente entre les financements, les dépôts d’aides et cela offre des fenêtres pour créer et ne pas s’épuiser et continuer à garder un esprit de créativité. Lise et Romane ont nourri leur écriture et leur relation au plateau de leurs tournages durant ces années-là.

R.G : L’écriture, je l’ai vraiment vécue comme quelque chose de difficile, de douloureux, de réflexif. J’ai senti à un moment que j’avais envie de tourner, quoi ! Cela nous a fait beaucoup de bien de remettre un pied sur le plateau avec Lise lors de Tu Préfères.

On a beaucoup parlé des comédiens non professionnels mais il y aussi des acteurs professionnels (Johan Heldenbergh, François Creton) dans Les Pires. Est-ce que cela a été un nouveau défi pour vous de vous confronter à des comédiens confirmés ?

R.G : Pour le rôle de Gabriel, il y a eu une espèce d’évidence avec Johan parce qu’il a tout de suite capté que les rôles principaux, ce seraient les enfants et c’est ce qu’il a adoré dans le scénario. Il a apporté quelque chose de très doux et bienveillant, il s’intéressait à eux et tout semblait très simple.

L.A : Je suis d’accord, il y a des choses qui étaient simples dans la mesure où c’étaient des adultes qui étaient au rendez-vous et qui connaissaient leur texte mais je trouve aussi que chez des comédiens professionnels, il peut y avoir une résistance, comme un manque de malléabilité, pas contre nous, ni contre le film mais c’est parfois la façon d’être perméable à une indication. Il y a une conscience de ce qu’ils font et de ce qu’ils renvoient. Il y a une malléabilité plus forte chez un enfant qui n’a jamais joué.

On avait évoqué la photographe Nan Goldin dans notre précédente interview. Avec les années, quelles seraient les influences ou plutôt quelles seraient les sources d’inspirations dans lesquelles vous puisez pour à la fois créer votre scénario, nourrir votre cinéma et faire un film ensemble ?

R.G : Lorsqu’on s’attaque à un sujet, on se documente, on regarde des films et il y en a qui nous marquent plus que d’autre. The Florida Project (long-métrage de Sean Baker – NDLR) par exemple est un film qui m’a beaucoup marqué. On a eu un coup de foudre aussi pour une photographe, Alessandra Sanguinetti, qui travaille aussi avec des enfants et suscite beaucoup de questionnements chez nous notamment sur l’esthétisation de la misère»).

L.A : Beaucoup de films ou de photographes nous ont influencés mais j’ai l’impression que par rapport à beaucoup d’autres cinéastes, on n’est pas très cinéphiles. Si on aime un cinéaste, on n’a vu que deux ou trois films de lui et pas nécessairement toute sa filmographie. Ce qui fait qu’on se retrouve avec des lacunes sur le cinéma d’époque mais je pense que, d’une certaine façon, il y a un endroit où c’est aussi une richesse. Ainsi, on n’est pas paralysées par des références permanentes qui nous mettent en position de reproduire des choses qu’on a déjà vues. Je pense donc qu’on reproduit quantité de choses qu’on a vu dans la vie, plutôt que dans des œuvres.

Est-ce que vous gardez un intérêt pour le court-métrage ?

L.A : Oui, bien sûr ! On en voit régulièrement, et un court-métrage peut autant créer chez nous de l’inspiration et nourrir nos recherches qu’un long. Dernièrement, par exemple, on a été bluffées par le Roi David de Lila Pinell.

Marine, tu continues également à en produire ?

M.A : Oui, l’idée est de continuer à produire du court ponctuellement, en parallèle du long, mais du court comme une rencontre avec des réalisateur·rices pour ensuite passer au long ensemble. Le court devient alors comme une première rencontre, comme avec Lise et Romane.

Propos recueillis par Katia Bayer
Retranscription : Augustin Passard

Article associé : la critique du film

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