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Les Colons de Felipe Gálvez Haberle

Le premier long-métrage de Felipe Gálvez Haberle, Les Colons, est sorti fin mai en DVD chez Blaq Out. Un western intense et original, qui nous entraîne dans un Chili lointain et méconnu.

Du Chili, nous connaissons bien sûr l’ère Pinochet, qui succéda un peu trop rapidement aux espoirs suscités par Allende et entraîna la mort de ce dernier. Le film de Felipe Gálvez Haberle nous montre que la violence politique au Chili ne date pas du XXe siècle. Il nous convie en effet à un détour par sa colonisation et les horreurs qu’elle a engendrées.

Ce récit d’appropriation, par des forces occidentales, d’une terre perçue comme sauvage puise à première vue dans les codes du western John Ford, première période : nous suivons en grande partie ces « explorateurs » persuadés de civiliser un continent farouche, mais fertile. La violence physique, avec les viols, les bras coupés et les meurtres à bout portant, participe de cet ancrage générique assumé. De même, les plans larges sur l’immensité des espaces inscrivent là encore le film dans les incontournables des épopées racontant la conquête de l’Ouest.

Pourtant, on l’aura compris, l’histoire se situe un peu plus au Sud que les westerns habituels. Il s’agit moins ici de chanter la geste des « pionniers » que d’interroger les massacres engendrés par cette aimantation de l’ouest et de la Terre de feu. La caméra délaisse ainsi volontiers les batailles pour nous livrer la vie quotidienne de deux colons et de la façon dont les perçoit Segundo, un jeune métis suspendu entre ses deux identités. Plus que le personnage principal – il n’y a pas, à proprement parler, de protagoniste principal – Segundo fait donc figure de témoin.

Camilo Arancibia, qui le joue, est magnifique de précision et de sobriété. S’il écoute et regarde ceux qui se présentent comme ses maîtres, il parle peu, exprime encore moins, tout en retenu, voyant pour nous, mais ne commentant rien. Les crimes dont il est témoin n’en sont que plus saisissants, cette simplicité nous les livrant sans fioritures, à la manière des viandes chevalines non cuites dont se repaît l’un des colons.

L’intérêt du film réside toutefois autant dans son esthétique, aussi âpre que délicate, que dans son propos. Les scènes qui voient Segundo écouter et regarder ses maîtres – Mark Stanley et Benjamin Westfall, très bons eux aussi – alternent avec de longs plans fixes sur des paysages sublimes, où les reliefs se découpent avec précision et dont les êtres animés – çà un cheval, là un homme – , minuscules, sont semblables à de tout petits points qui ne bougent que très progressivement. Ce travail sur les échelles symbolise à lui seul la vanité de cette conquête, en opposant l’immensité et la beauté des lieux à la petitesse des hommes. S’il ne fallait qu’une seule raison de (re)voir ce film, ce serait celle-là.

Mais ce DVD présente d’autres ressources : une interview d’une demi-heure avec le réalisateur et sa co-scénariste, Antonia Girardi, nous permet d’en apprendre plus non seulement sur la difficile création du film – qui fut, à elle seule, une épopée de neuf ans – , mais aussi sur la colonisation de la Terre de feu et les conséquences, toujours actuelles, de cette histoire vieille de plus d’un siècle. Felipe Gálvez Haberle et Antonia Girardi nous parlent de leur film avec sincérité et passion, comme d’un compagnon de longue date qui continue de les fasciner.

Julia Wahl

Alexey Evstigneev : « L’animation me permet d’être dans la métaphore »

Diffusé pour la première fois au Festival de Clermont-Ferrand, le film d’animation franco-russe Father’s letters de Alexey Evstigneev raconte l’histoire vraie d’un météorologue envoyé au goulag, en pleine purge stalinienne, qui a maintenu coûte que coûte le lien avec sa fille. Jusqu’à la fin, en lui envoyant des lettres et herbiers tout en lui prétextant être en voyage. Ce conte émouvant avait été diffusé en avril dernier au 5ème Festival Format Court, lors de la séance consacrée à la Ville de Paris, en présence du réalisateur et de ses producteurs russe, Yanna Buryak (Mimesis) et français, Clémence Crépin Neel et Igor Courtecuisse (Moderato). Nous avions rencontré plusieurs membres de l’équipe à Clermont : le réalisateur, ses producteurs français ainsi que Dasha Dorofeeva qui a travaillé comme animatrice sur le film. Échange autour de la guerre, de l’animation et des défis de réalisation et de production.

En haut, de gauche à droite : Alexey Evstigneev, Igor Courtecuisse. En bas, de gauche à droite : Clémence Crépin Neel, Dasha Dorofeeva

Format Court : À travers l’animation, le film traite de l’histoire des purges et des goulags en Russie. Alexey, comment as-tu été amené à choisir ce sujet ?

Alexey Evstigneev : Avec Dasha, on est allé avant la guerre à Moscou voir une exposition. Elle était organisée par l’ONG Memorial qui est dédiée aux victimes de goulags et de la guerre actuelle. Il y avait des documents, des commentaires et une lettre de Alexeï Vangengheim (victime du stalinisme, il est mort en 37, exécuté par le régime stalinien, NDLR). J’ai été très impressionné par cette histoire. Beaucoup de familles en Russie ont été touchés par le stalinisme, mais pour moi, cette histoire était une histoire plus intime.

Clémence Crépin Neel : Memorial est une association qui a été dissoute par Vladimir Poutine. Elle rassemblait toutes les lettres et en gros, toutes les preuves du goulag. Elle disposait notamment des lettres de ce vrai personnage qu’a été Vangengheim.

De qui s’agissait-il ?

A.A. : C’était un météorologue qui avait créé le service hydro-météorologique à l’époque de Staline.

C.C.N : Il a été arrêté, envoyé au goulag. Il a écrit à sa fille des lettres en lui faisant croire qu’il était en voyage, en expédition dans le Nord. En voyant à Moscou cette exposition avec ces lettres qui parlaient du goulag, Alexey a été extrêmement ému, notamment par son côté universel. Il a senti qu’il y avait l’histoire de l’amour d’un père pour sa fille et vice versa. C’est quelque chose qui, a priori, touche tout le monde, l’amour d’un parent et cette relation, au-delà du goulag. Cette histoire peut être transposable aujourd’hui, avec la guerre et tout ce qu’on connaît.

À distance et malgré le contexte, Alexeï Vangengheim a continué à s’occuper de l’éducation de sa fille qui avait quatre ans à l’époque en lui faisant des devinettes. Par exemple, il prenait une feuille à quatre pointes pour lui apprendre à compter. Il lui envoyait des herbiers et des énigmes. Il lui apprenait à lire, à écrire. Il a maintenu ce monde imaginaire et ce conte de fées pour sa fille. Jusqu’à la fin, jusqu’au bout, il lui a transmis ce monde fantaisiste.

A.A. : Je pense qu’il a survécu à lui-même aussi. À travers ses lettres, bien sûr. Cette situation ressemble beaucoup à la situation en Russie, mais c’est très bizarre parce qu’on a commencé cette histoire bien avant la guerre. Il y avait déjà quelques répressions mais ce n’est pas comme maintenant.

Quel a été l’aspect visuel du film ?

A.A. : Pendant la production, on a dû changer trois fois de types de images. En fait, les fleurs, les herbiers, c’était trop friable à animer. C’était trop fragile. Ça ne fonctionnait pas. On a utilisé un petit peu d’After Effects. On a décidé avec Dasha d’utiliser du papier à découper, du crayon pastel.

Dasha, Alexey, est-ce que vous vivez toujours en Russie ?

A.A. : On vivait..

Igor Courtecuisse : Ils vivent tous deux maintenant en France.

A.A. : Maintenant, pour moi, ce n’est plus possible de retourner en Russie à cause de la mobilisation. Ca fait quelques mois maintenant qu’on est à Paris. La loi en Russie a changé. Avant, c’était obligatoire de faire l’armée jusqu’à 27 ans, maintenant, c’est jusqu’à 30. J’en ai 26.

Igor, Clémence, comment avez-vous rencontré Alexey ?

C.C.N : On s’est rencontré virtuellement quand Alexey était encore à Moscou. Il avait fait un super film, The Golden Buttons, qu’Igor a vu à Visions du Réel (festival de documentaires à Nyon, en Suisse, NDLR). À partir de là, on s’est écrits.

I.C. : Quand on s’est rendu compte que ça avait été réalisé par un réalisateur russe de 22 ans, on a encore plus adoré le film ! Il était encore plus un passionné à nos yeux. Clémence, qui a un peu vécu à Moscou, avait envie de travailler avec la Russie. Il y a eu un concours de circonstances où on a contacté Alexey qui nous a dit qu’il avait 3-4 projets. Il a toujours beaucoup de projets ! Le plus avancé, c’était celui-là. Nous, on n’avait jamais fait d’animation. Lui non plus. On s’est dit que c’était une histoire qui était très belle et qu’on avait envie de la faire ensemble. Et après, il y a eu la guerre qui, de fait, a changé pas mal de choses. On a aidé Alexey et Dasha à venir en France, à avoir des visas. En fait, ça a dépassé le cadre de la guerre.

Être en situation de guerre et faire un film sur la guerre en même temps, ça doit être quand même particulier, non ?

C.C.N : Oui. Déjà, The Golden Buttons, le film d’Alexey, est passé sous le joug de la censure. On ne comprenait pas comment il a même réussi à tourner ce film et à sortir du placard. Par après, je ne sais pas exactement comment, mais il est tombé sous le coup de la censure. Dasha, à ce moment-là, était encore à Moscou, donc il a fallu la faire venir en avril, en car, parce qu’il n’y avait plus de vol. Elle a dormi sur notre canapé au milieu de la nuit car elle ne peut plus rentrer dans son pays.

A.A. : Maintenant, ce n’est plus possible de tourner un film comme ça. Non, c’est sûr.

I.C. : C’est un film qui dénonce des cadets qui sont formés très tôt, à 7-8 ans, et qui sont à la solde de Poutine.

La fille de Alexeï Vangengheim est-elle encore en vie ?

I.C. : Non, elle est décédée.

A.A. : Elle s’est suicidée.

Est-ce que les lettres présentées dans le film sont toutes des lettres d’origine ou est-ce que vous vous êtes autorisés à prendre des libertés avec l’histoire ?

Dasha Dorofeeva : On a utilisé beaucoup d’éléments documentaires grâce au Mémorial. Le site dispose de beaucoup d’archives.

A.A. : Olivier Rolin a aussi écrit un livre qui s’appelle Le Météorologue et qui traite de ce sujet, justement. Le livre est sorti il y a peut-être une dizaine d’années. Ça nous a aidés aussi. (…) On s’est quand même offert quelques libertés avec le sujet. À un moment, dans le film, Vangenheim donne une lettre pour sa fille à un soldat. Pour nous, c’était grand débat. Est-ce qu’on peut trouver quelque chose d’humain dans cet homme qui tuait des hommes ? Qu’est-ce qui reste de l’humanité à partir du moment où tu as en toi une violence extrême ?

C.C.N : Enfin, en tout cas, on ne sait pas comment les lettres sont arrivées jusqu’à nous.

D.D : On était en contact avec Olivier Rolin, l’histoire est vraie. Dans le film, le personnage est fusillé parce qu’il prend un pissenlit dans le parterre de fleurs qui représente Staline. On ne sait pas comment ça s’est passé. Vangengheim n’a sûrement pas volé une fleur dans un parterre du portrait de Staline et ce n’est pas pour ça qu’il a été fusillé.

I.C. : Ça reste une fiction parce que l’histoire est quand même assez romancée. La lettre du Pissenlit, elle existe par exemple. Tout le film s’est focalisé sur cette lettre-là parce que c’était un peu la métaphore aussi de la fragilité de la vie. Après, il y a une partie romancée car Alexey n’a pas pu donner la lettre à sa fille à un
soldat de cette manière.

Pourquoi était-ce pertinent pour vous de passer par l’animation pour raconter cette histoire, un procédé qui est bien plus cher et compliqué que la fiction et le documentaire ?

A.A. : L’animation me permet d’être dans la métaphore. Pour les films documentaires, c’est d’autres langues. Et en fiction, comme on travaille avec des comédiens, c’est du concret. Ce personnage, c’est un symbole, une icône. Ce n’est pas moi, ce n’est pas quelqu’un. C’est pourquoi, quand on travaille avec l’animation, parfois, c’est plus fort.

D.D. : Ça aurait été trop difficile de faire ce film en fiction avec notre scénario. Grâce à l’animation, on a pu représenter tout ce qui était imaginaire et rendre l’histoire plus universelle.

I.C. : On peut s’ouvrir à d’autres gens parce que c’est justement une histoire universelle. Je pense que ça peut parler à beaucoup plus de monde grâce à l’animation que grâce au documentaire.

Quand vous avez appris l’existence des goulags, des purges de Staline, comment en tant qu’adolescents, avez-vous géré cette information ?

D.D. : Ça a toujours été présent. C’est toujours compliqué pour notre pays… Il est toujours difficile pour notre pays d’accepter que les gens en poste étaient responsables d’exactions. Beaucoup de familles comptaient des policiers ou des soldats et d’autres étaient des victimes. Les phrases comme « c’était de notre faute », « ce n’était pas une bonne chose », on ne les entendait pas. Les professeurs et les membres des Ministères de la culture et de l’éducation, ils essayaient de cacher tout ça.

A.A. : Comme par exemple avec Vladimir Medinski (Ministre de la culture sous Poutine, NDLR). Il a minimisé le nombre de prisonniers qui ont été fusillés dans l’archipel des îles Solovki (dans la mer Blanche, NDLR). Il y a des discussions au sujet du nombre de morts. Certains parlent d’un million, d’autre de 80.000. C’est du relativisme. Notre film aborde l’histoire intime, privée, et mon but, c’était juste de créer un pont avec la société. C’est pour ça que dans la dernière image du film, quand le père se fait fusiller, il disparait en plein de petites fleurs de pissenlit. À la fin, au-dessus du ciel de Moscou, tu retrouves tous ces fleurons de pissenlit qui sortent de toutes les maisons, dont les habitants sont les victimes du goulag. Cela fait le lien avec toutes les familles touchées par la guerre aujourd’hui en Russie.

Ça a été quoi, les défis de ce film pour vous ?

I.C. : Le projet est né en 2019. On s’est rencontré virtuellement en 2020 et on a été sélectionné à Euro Connection à Clermont en 2021. C’est la première fois qu’on s’est rencontré physiquement. Je pense que tous les films sont difficiles et qu’il y a toujours des challenges, mais sur celui-là, on a tout expérimenté sans jamais savoir comment on allait faire. On ne savait pas faire de l’animation. On a déposé des dossiers avec des budgets qui ne correspondaient pas forcément. On s’est renseigné, on a pris des contacts. On ne savait pas ce que c’était que le layout, le compositing, … On ne parlait pas la même langue non plus. Et maintenant, Alexey parle très bien français. Au début, la communication, elle était très différente !

C.C.N : On a appris à faire des visas aussi, à réserver des bus pour sortir du pays, à se faire vacciner en Turquie parce qu’il y avait le Covid, car le vaccin russe n’était pas validé en France. Honnêtement, ça a été beaucoup de problèmes et en même temps, ça a été une aventure absolument incroyable pour nous.

I.C. : Humainement, Dasha et Alexey sont des gens brillants. Le film, on l’adore. On a appris plein de choses parce qu’on s’est lancés dedans et qu’à un moment donné, on ne pouvait plus faire machine arrière En plus, on a eu de la chance et je pense qu’on a bien travaillé tous les quatre. C’est le film qu’on a finalement eu le moins de mal à faire. On a quasiment eu tous les guichets qu’on a demandé. On a été très bien financés, en tout cas, à la hauteur du film. On ne pensait pas qu’il serait aussi cher de faire un film d’animation. Et heureusement qu’on a tout eu parce que sinon je ne sais pas comment on l’aurait fait.

C.C.N : On a vraiment appris en faisant et on a été aidés. On a posé des questions aux animateurs, aux producteurs. On a tout improvisé.

Vous avez d’autres projets ensemble ?

C.C.N. : On a le long-métrage de Father’s Letters en écriture. Et après, on a un autre projet d’animation en cours et aussi des projets en prises de vues réelles.

Je suppose que vous avez toujours des copains en Russie. Comment envisagez-vous l’avenir pour les jeunes qui ont envie d’apprendre à faire des films dans votre pays ?

A.A. : C’est une question qui est très difficile pour moi. Les écoles ne sont pas fermées. Ça continue. Les films sont plus propagandistes. Le Ministère de culture soutient une liste de sujets. Pour avoir des subventions, ces sujets sont prioritaires. En Russie, maintenant, c’est très compliqué. Travailler comme réalisateur, faire du cinéma, c’est être confronté à un dilemme : tu fais de l’art ou de la propagande. Si tu veux faire de la propagande, bien sûr, tu peux gagner de l’argent, tu peux travailler, tu peux créer. Mais choisir une autre vie, c’est très difficile et dangereux aussi.

Propos recueillis par Katia Bayer

Lubna Azabal : « Ça me fait du bien de pouvoir ouvrir une fenêtre, de mettre de la lumière là où c’est noir »

Présidente du Jury des courts-métrages et des films d’écoles de la Cinef en compétition cette année à Cannes, Lubna Azabal raconte en toute franchise son parcours, depuis ses premières années à Bruxelles en tant qu’étudiante au Conservatoire le jour et serveuse le soir. Qu’elle laisse parler le silence, écoute le petit Louis du coin ou prenne l’accent chibani de son père, la comédienne (vue dans Amal, Le Bleu du Caftan, Incendies,…) en impose, tant dans sa générosité que dans son humilité, comme rarement cela se passe en entretien.

Format Court : Ton rapport au court-métrage, c’est lié à quoi ?

Lubna Azabal : Moi, je suis fascinée par le court. Pour moi, c’est un exploit, un court-métrage. C’est quand même toutes les exigences d’un long, sans la complaisance du temps et souvent de l’argent. J’aime bien l’idée de collaborer à la naissance d’un futur cinéaste, d’un futur nom, de voir un bébé qui va se mettre à marcher. Il y a quelque chose de frais, il y a des maladresses. Quand je peux aider, je le fais. C’est un vrai laboratoire, pour le coup. Que ce soit pour l’équipe technique, le chef op, le réalisateur, tout le monde se cherche un peu. Tout le monde essaie de faire son premier film. En tout cas, le tout premier court-métrage, c’est extrêmement émouvant. J’aime bien ça. Ça me rappelle mes débuts. On se permet la chute. On se permet certaines choses qu’on ne pourrait peut-être pas faire après, dans les années qui suivent, avec énormément de passion et d’envie. Il y a quelque chose de l’ordre du désir. On n’est pas blasé. On veut réussir, il y a vraiment cette cuisine où tout le monde s’y met. Et souvent, d’ailleurs, quand il n’y a pas de temps et qu’il n’y a pas d’argent, c’est la passion qui prend le pas.

Moi, ça me touche énormément. Pouvoir faire un vrai début, un vrai milieu et une vraie fin en essayant de réinventer des choses, en essayant de surprendre, que ce soit par la construction narrative ou de son cadre, ça peut être un vrai casse-tête, beaucoup plus angoissant, je crois, que la préparation d’un long. J’ai vu certains courts-métrages qui faisaient 4 minutes et j’étais bluffée.

C’est quoi, la chute ? Ça veut dire l’erreur ?

L.A. : Oui, c’est l’erreur, la maladresse, comme un enfant qui tombe et qui se relève, qui apprend, en fait, à marcher. Et ça, c’est émouvant, quoi. Quand on a une notoriété, à un moment, on vous attend au tournant, la chute est moins acceptée. Avec un court, on peut se permettre ça. Je pense au tout premier court, mais même au deuxième, au troisième, … .

Tu as commencé avec le court, dans un film du réalisateur belge Vincent Lannoo, qui s’appelle J’adore le cinéma. Ça tombe bien !

L.A. : Je crois qu’il y avait Olivier Gourmet dedans. Oui, je me rappelle, j’étais au Conservatoire. C’était ma première année. C’était une histoire d’amour entre moi et une autre gamine qui était dans la même classe. C’était mon premier court. Mais lui, je crois qu’il avait de l’expérience, il avait déjà fait deux ou trois choses avant.

Comment as-tu approché ce premier plateau ?

L.A. : À l’époque, je n’étais pas du tout sûre que j’avais envie de continuer de faire ça.

Pourquoi ?

L.A. : Moi, j’ai fait le Conservatoire au début pour juste faire quelque chose de mes journées parce que j’étais serveuse le soir. Je l’ai fait en suivant les conseils d’un ami. Je n’ai jamais rêvé d’être comédienne. J’ai toujours rêvé d’être reporter de guerre quand j’étais plus jeune. C’était ça, ma passion.

« Incendies

Qu’est-ce qui nourrissait justement cette envie, cet intérêt ? C’était par rapport à des conflits qu’il y avait à ce moment-là dans le monde ?

L.A. : Par rapport à des conflits et puis, à une image qui m’avait assez choquée quand j’étais petite. J’ai vu l’exécution de Ceaușescu, le président romain, et sa femme. Je crois que je devais avoir 8-9 ans à ce moment-là. Ça passait à la télé, dans les journaux. Ça m’a terriblement choquée. Je voulais comprendre ce que c’était en fait. D’ailleurs, j’ai fait un travail là-dessus parce qu’à l’école, on nous a demandé de faire une dissertation. Ma première élocution, du coup, a été sur Ceaușescu. J’avais fait des recherches et j’essayais de comprendre pourquoi on l’avait exécuté. Je ne comprenais pas, en fait. On tue un homme et on le montre à la télé. Ce n’est pas un film, c’est la vie.

J’ai eu un grand frère qui m’a aussi, très vite, très tôt, fait lire Holocauste, Siddartha, .… J’avais déjà cette envie de comprendre, en fait, de mettre ça dans une caméra, de filmer, et de ramener un témoignage.

Je dis toujours que ce qui m’intéresse, c’est de faire parler le silence. J’ai toujours eu ça en moi : donner la parole au silence, que ce soit par l’image ou par le verbe, maintenant. C’est vrai que c’est quelque chose qui vit en moi et qui a commencé par cette image d’exécution de Ceaușescu fusillé.

Pourquoi n’as-tu pas continué dans cette voie-là ?

L.A. : Parce que je suis partie. J’ai quitté le cocon familial à l’âge de 15 ans, et il fallait vraiment vivre. J’ai continué un peu l’école, mais tant bien que mal. Mes parents évidemment ne m’aidaient pas. J’ai dû faire des tas de boulots, et éviter la rue, c’était compliqué. Il fallait manger, et puis, voilà. J’ai fait le chapeau avec un musicien aussi.

C’est toi qui faisais passer le chapeau ?

L.A. : C’est moi qui faisais passer le chapeau. Je ne joue pas, c’est mon pote violoniste du Conservatoire qui jouait. Pour moi, le cinéma, c’était plus de l’ordre du fantasme. C’est l’étoile que tu vois très, très loin, inapprochable. C’était un monde dont je ne me permettais pas de rêver.

Tu n’aimes pas trop l’idée de rôles engagés. Tu parles de silences et moi, ce que je retiens, c’est plutôt de comprendre le monde. À travers les films que tu fais, que ce soit avec un réalisateur belge, français, marocain, israélien, c’est une façon aussi de comprendre ce monde-là en fait.

L.A. : Disons que les réalisateurs viennent avec des sujets qui tout d’un coup m’interpellent aussi. Ce n’est pas moi qui vais vers ça. On m’appelle et puis effectivement, quand je vois la nécessité de faire ces films, j’ai du mal à dire : « Non ça ne m’intéresse pas, c’est trop compliqué ». Moi, j’ai grandi avec des Louis de Funès, des Bourvil, et c’était très bien, c’était le cinéma familial. Je suis fan mais c’est aussi très important d’apprendre quelque chose, de comprendre. Quand je fais Le Bleu du caftan de Maryam Touzani qui parle de l’homosexualité, dans un pays (Le Maroc), où quand tu es homosexuel, tu vas en taule, tu te prends les sévices qui vont avec, et que ce film a un visa d’exploitation pour sortir dans les salles marocaines alors que c’est toujours interdit, je me dis que c’est une putain de victoire parce que tu accompagnes un spectateur qui n’est plus seul, qui est compris. Ça me fait du bien à chaque fois de pouvoir ouvrir une fenêtre, de mettre de la lumière là où c’est noir. C’est vrai que c’est important de pouvoir poser les yeux sur les invisibles. Ça a l’air bateau comme ça, mais c’est important, comme de dire bonjour à un SDF, de lui demander comment il ou elle va. C’est un être humain, l’idée, ce n’est pas juste de l’ignorer et de lui dire : « Tu m’emmerdes, laisse-moi passer ».

« Le Bleu du caftan »

Autant les films peuvent parler aux gens, autant ils ont besoin de visibilité, de promotion. Tu parles de regarder l’autre. Comment gardes-tu ton authenticité, comment arrives-tu à rester toi-même ?

L.A. : Après un tournage ou un passage à Cannes, je retourne à Bruxelles. La première chose que je fais, c’est d’être avec ma maman et mon papa. Ma mère, c’est quelqu’un qui a nettoyé les chiottes des gens, dans 3-4 maisons toute sa vie. Je n’oublie pas d’où je viens comme je n’oublie pas mon papa qui a aussi trimé toute sa vie. Moi, j’ai une chance incommensurable, je n’ai pas l’impression de travailler. Quand tu exerces une passion, ce n’est pas du travail. Jouer, c’est bien ce que ça veut dire : c’est jouer. Je ne peux pas oublier d’où je viens parce que j’y reviens toujours. C’est un socle pour moi qui est tellement important et qui me permet aussi de pouvoir incarner des personnages qui sont par moments extrêmement compliqués, de pouvoir les comprendre et de me mettre dans leur peau. Elle est là, ma nourriture aussi. Elle est là, elle est dans l’humanité. 90% de gens sont dans la merde. Les 10% restants, c’est super agréable, c’est génial, c’est fascinant, ça reste un rêve éveillé mais après, c’est comme Cendrillon : tu enlèves tout et tu reviens à autre chose, avec ta famille et tes amis proches. Dans mon univers, la vie de tous les jours, ce n’est pas exactement ce qu’on appelle la grande famille du cinéma. Je suis avec des peintres, des photographes, des chanteurs, le petit Louis du coin qui a 500 balles de pension par mois et qui me raconte sa vie avec sa clope et son vin blanc à 8h du mat’. Moi, j’adore ça et puis, j’apprends énormément.

Tu te nourris aussi de ces gens-là quand tu joues ?

L.A. : C’est un puits d’inspiration énorme. J’ai été serveuse pendant 8 ans à l’Ultime Atome (brasserie à Bruxelles, NDLR). Mon métier, c’est ça, c’est de comprendre l’humanité dans ce qu’elle a de beau, mais aussi de dégueulasse et d’essayer de ne pas la juger en fait. Voilà, c’est ce que j’essaye de faire en tout cas. Je n’ai pas honte, je ne suis pas gênée.

Quelle attention portes-tu aux jeunes réalisateurs pris à Cannes dont certains sont encore étudiants ?

L.A. : Sincèrement, j’ai du respect, et je dois aussi les traiter avec exigence et bienveillance. Je garde en tête les heures et les mois potentiels d’angoisses, de nuits blanches : comment trouver l’argent, comment créer le film qu’on a en tête ? C’est tellement précieux, tellement important de pouvoir respecter ces œuvres et d’avoir également un regard exigeant pour les pousser encore plus loin. C’est une forme de pari sur l’avenir. Dans ce qu’on a vu sincèrement, on a été bluffé par certains d’entre eux, il y a une espèce de maîtrise et de maturité hallucinante. Et puis, il y a cette envie féroce de parler, de décrypter une fragilité d’un monde qui ne va vraiment pas bien. Je ne sais pas si c’est lié aux problèmes de l’écologie, dans 20-50 ans, mais il y a cette peur, cette urgence de dire, de faire bouger les lignes. Ils n’ont plus envie d’attendre, il faut y aller et ça se ressent. C’est très émouvant de nouveau. Ils m’ont bluffée. Je sais qu’à leur âge, j’aurais été incapable de faire ça, j’ai déjà très envie en tant qu’actrice de travailler avec eux, même ceux qui n’ont pas eu de prix.

On te contacte encore pour des courts-métrages ? Parfois, les réalisateurs n’osent pas le faire car la personne est déjà trop loin dans son parcours.

L.A. : Je suis quelqu’un d’extrêmement accessible. Vraiment. On m’en a proposé un que je devais tourner au mois de mai mais il était trop vert, j’ai donné mon avis, j’ai dit ce qu’il fallait probablement retravailler, que j’étais là et que je serais ravie de travailler avec la personne mais quand il y a des faiblesses, pour le coup, je me dis qu’on peut attendre.

À la lecture d’un scénario, qu’est-ce qui arrive ? Qu’est-ce qui va t’inciter à y aller justement ?

L.A. : Je fais plusieurs lectures. Il y a une première lecture juste pour voir plus ou moins la vision scénaristique, ce qu’on a envie de me raconter, dans quel bateau je vais embarquer et si le sujet me parle. Je vois très très vite là où je pense qu’il faut retravailler et après, quand j’accepte vraiment, j’y vais en profondeur. Je décortique et là, c’est des notes et on ne reconnait plus le texte. Il y a des notes partout parce que je vois en images, je parle, je collabore énormément avec le réalisateur ou la réalisatrice, je ne fais pas ça dans mon coin parce que c’est un travail de groupe.

« Loin »

Depuis quelques années, il y a de plus en plus de comédiens et comédiennes qui passent à la réalisation. Es-tu tentée par cet exercice de raconter tes propres histoires, de livrer ta propre vision des choses ?

L.A. : J’écris en ce moment un court avec Nathalie Hertzberg qui a travaillé avec Cédric Kahn entre autres (Le Procès Goldman, NDLR) et puis, j’écris également en parallèle mon projet. Je suis partie sur un long mais je suis quelqu’un qui a besoin de temps, de procrastiner, de repenser et Nathalie m’aide dessus aussi. Je travaille en séquencier, j’ai besoin de prendre le temps. Comme je suis quelqu’un d’extrêmement pas sympa avec moi-même, je suis très exigeante dans le travail. Je ne suis pas chiante mais je suis exigeante.

Ce sera l’intro (rires) !

L.A. : Ça peut même être un titre de film ! J’ai les personnages, je sais avec qui je veux travailler, mais ça va prendre du temps et je veux le prendre, c’est important en plus. Celui avec Nathalie sera fait avant par contre.

Tu as étudié au Conservatoire, qu’est-ce que tu retiens de ce passage ?

L.A. : Le Conservatoire, pour moi, c’était vraiment un passage. J’y étais un an et demi. Comme je ne me voyais pas du tout faire ça, j’avais un regard de spectatrice sur moi et sur les autres. Tout me semblait assez ridicule. Quand on devait faire un exercice comme jouer le tournesol ou la confiture de fraises, j’avais l’impression d’être dans un hôpital psychiatrique en permanence. J’avais du mal à prendre les choses au sérieux parce que je n’y croyais pas moi-même. Ce n’était pas quelque chose que je comptais faire ou continuer. Seulement, j’ai très vite été happée par des jeunes réalisateurs, sur des courts-métrages et puis, j’ai croisé la route d’André Téchiné et il a fallu que je fasse deux films avec lui (Loin en 2001 et Les Temps qui changent en 2004, NDLR), grâce à lui ou à à cause de lui, pour que je prenne les choses vraiment plus sérieusement. Là, j’ai compris l’importance aussi de ce que c’était cette passion-là et de ce qu’on pouvait en faire.

C’est un pouvoir, en fait, de jouer ?

L.A. : Ce n’est pas un pouvoir, c’est presque une bénédiction, c’est une chance incroyable et on peut aussi l’utiliser pour parler de certaines choses. Quand je fais Amal de Jawad Rhalib et que j’ai envie de démonter l’islamisme radical, c’est très important pour moi parce que j’en ai ras-le-cul de ces merdes-là et que ça me fait souffrir. Ça fait souffrir des tas de gens, ça a fait souffrir aussi mon père qui est parti, il ne comprenait pas pourquoi au nom de Dieu, on assassinait, on massacrait, on décapitait des gens. Il ne comprenait pas, il disait : « Ma chérie, je me sens sale. Ces salopards nous salissent ». Il les appelait les salopards avec son accent chibani. Moi, je ne peux pas garder le silence, moi qui ai baigné aussi dans une culture arabo-musulmane, je me dis que si je ne prends pas ce sujet-là, qui va le prendre ? On ne va pas attendre, il faut le prendre.

« Amal »

Ton personnage dans Amal refuse le silence…

L.A. : Elle refuse le silence, c’est une Antigone, elle refuse de se plier, de se taire. C’est un « Not in our name ». C’est terrible, la culpabilité qu’on ressent. La seule façon de la casser, de s’en sortir, c’est de s’exprimer par rapport à ça, de sortir de sa tanière, d’arrêter de se cacher, de s’excuser, de dire non. Je lis souvent ces termes d’antidote. Je pense que nous sommes les antidotes aussi pour contrecarrer puisqu’ils utilisent l’islam pour commettre des atrocités. C’est aux musulmans aussi de dire : « Non, pas en notre nom, t’es juste un assassin en fait, mec ».

As-tu l’impression que ce rôle-là, c’est un pivot dans ta carrière ?

L.A. Non, je ne pense pas, je n’en sais rien, je n’ai même pas vu le film. Je ne regarde pas mes films sauf quand je suis obligée. Moi, je fais les choses avec passion tout le temps. On m’a demandé si Incendies de Denis Villeneuve ou même Le Bleu du caftan, c’était un tournant. C’est juste que je fais les choses avec passion et que j’y crois quand je les fais. J’ai besoin de croire et je continue jusqu’au long-métrage.

Propos recueillis par Katia Bayer

Côté Court 2024, nos coups de coeur

Rendez-vous annuel phare des cinéphiles comme des professionnels, le Festival Côté Court a animé le Ciné 104 de Pantin du 5 au 15 juin 2024. Les programmes Fiction, Essais vidéo, Grand Angle ainsi qu’un focus sur le cinéma iranien promettaient une riche programmation à la hauteur des attentes d’un public avide de découvertes. 32 films étaient présentés au sein de la compétition Fiction, qui regroupe comme son nom l’indique les courts-métrages de fiction programmés tout au long du festival. Voici 4 de nos coups de cœur parmi cette sélection aussi diversifiée que passionnante.

« Comment savoir si je suis amoureux de mon ami Harry ? » C’est la question que se pose Stari : c’est aussi le titre du film (Comment savoir… ?) de Joachim Larrieu (J’ai grandi ici, 2022) dont il est le héros. Stari (Léon Exbrayat) vit près d’un lac, mais malgré la chaleur et le défilé de duos d’amis essayant de le convaincre de venir se baigner, il n’a pas envie de s’y rendre. Il préfère rester chez lui et demander l’avis d’une intelligence artificielle sur la nature de sa relation avec Harry, son meilleur ami. Lauréat du prix de la presse, mention spéciale (ex aequo) du jury, ce court marqué par la beauté singulière de la fin de l’été semble parler à quiconque le voit. Visuellement empreint d’une joie nostalgique et d’une certaine précision dans le cadrage, il nous transporte dans ce quartier où chaque pied a sa chaussure. Sauf Stari, dans lequel beaucoup pourront se reconnaître tant l’écriture de ce personnage et de ceux qui l’entourent est réussie. Stari est seul mais pas désespérément, son histoire est remplie de promesses. En témoignent les séquences de diaporama photo en surimpression qui nous transportent au cœur de ce duo. Ce film nous réconforte et nous apprend qu’il n’y a pas de limite à un amour véritable : il reste toujours de quoi faire. À l’origine de ce bijou indépendant : le collectif J’ai grandi ici, composé de jeunes diplômés de la Cinéfabrique.

En parlant d’été et de chaleur (surtout de chaleur), la sélection Fiction était aussi embellie par la présence de 43°C à l’ombre de Pauline Bailay (Safety Matches, 2022). Porté par Ecce Films, le film raconte l’histoire désarmante de Ferdinand (Ferdinand Niquet-Roux), désemparé après avoir perdu un objet dont on ignore la nature. Pour détourner l’attention de sa maladresse, il embarque ses amis dans diverses activités au fil de la journée. Tout indique que Ferdinand et ses amis sont en vacances d’été : l’atmosphère détendue, les baignades, mais surtout la chaleur qui engloutit tout sur son passage (n’oubliez pas vos chaussures au soleil !). Les départements décoration, costumes et effets spéciaux se distinguent dans la création d’un univers visuel coloré, désarmant et presque futuriste à sa manière. On trouve aussi à ce film des qualités subversives : la réalisatrice applique des codes de prime abord surprenants mais jamais absurdes. On est également séduit par les acteur.i.ces, drôles et bien assortis, à la hauteur d’une écriture qui fait mouche.

Les mystérieuses aventures de Claude Conseil réalisé Paul Jousselin et Marie-Lola Terver et produit par Les Films du Sursaut prend place dans une forêt bruissant de battements d’ailes et de chants d’oiseaux. Claude (Catherine Salviat) et son mari Claude (Olivier Saladin) sont des retraités passionnés d’ornithologie : ils coulent des jours paisibles dans leur chalet et passent le temps en postant des chants d’oiseaux sur leur chaîne YouTube. Un jour qu’elle tente d’enregistrer le chant d’une grive discrète, Claude se met à recevoir des coups de téléphones intempestifs de jeunes fans (et autres haters) qui utilisent un langage pour le moins fleuri. Cette comédie loufoque et délicate fait brillamment le lien entre deux générations et la passion qui les habite, en plus d’offrir un univers visuel vivant et drôle, de la forêt au monde virtuel. L’humour du film est brillamment réfléchi : il parle à tous car il ne se limite pas à une seule dimension, il est visuel, sonore, implicite… Le son occupe également dans ce film une place primordiale : les chants d’oiseaux se transforment en messages téléphoniques habitant la forêt, constituant la toile d’une histoire qui allie originalité et sincérité.

La sincérité est aussi une grande qualité de notre quatrième coup de cœur, Ximinoa d’Itziar Leemans, un court-métrage main dans la main avec la réalité produit par Gastibeltza Filmak et Al Borde Films. Touchant de simplicité, Ximinoa (“singe” en basque) raconte quelques semaines dans la vie de June (Ainara Leemans), une jeune femme basque embauchée par une famille parisienne bourgeoise pour garder la jeune Constance pendant leurs vacances. June est issue d’un milieu populaire : si elle connaît évidemment les codes de la famille de Constance, elle est aux prises avec leur cruauté. Le film montre avec un réalisme troublant le clivage entre ces deux strates de la société, en abordant en un temps réduit plusieurs manifestations de racisme ordinaire et de classicisme sans jamais se précipiter dans le cliché ni tomber dans le cynisme. Ximinoa répond incontestablement à un besoin existant dans le cinéma et dans l’art au sens large, celui de perspectives nouvelles sur la discrimination insidieuse que vivent les minorités dans chaque strate de leur vie. Itziar Leemans s’applique à représenter chaque personnage de manière naturelle et réussit ce pari haut la main.

Sirine Lehoux

César 2025, inscriptions ouvertes pour les courts !

Il ne reste plus qu’un mois pour inscrire votre court métrage pour les César 2025 ! Pour info, pour rappel, il est nécessaire d’inscrire les courts métrages avant le 15 juillet 2024 pour concourir aux César.

>> Accéder au formulaire d’inscription en ligne.

Avant d’inscrire votre film, pensez à vérifier que celui-ci est bien éligible :

– il a une durée strictement inférieure à 60 minutes ;
– il a obtenu un visa d’exploitation du CNC entre le 1er juillet 2023 et le 30 juin 2024 ;
– il a une part de production française supérieure ou égale à 30% de la production totale du film.

Merci d’inscrire votre film après obtention préalable du visa d’exploitation du CNC (les visas temporaires ne sont pas acceptés).

Toute demande de dérogation doit être transmise avant le 15 juillet 2024 à kenza.manach@academie-cinema.org

Pour plus d’informations, consulter le mode d’emploi courts métrages.

Iris et les hommes de Caroline Vignal

Iris a la quarantaine et elle mène une vie des plus admirables : elle habite un bel appartement parisien, son mari et elle forment l’archétype du Power Couple moderne et, par-dessus le marché, ses filles sont sages et brillantes. Seulement voilà, pour Iris, son exemplarité ne pallie pas à son besoin d’être désirable. C’est juste avant une réunion parents-profs (expéditive, sa fille a 17,8 de moyenne) qu’elle avoue à son amie qu’elle et son mari ne couchent plus ensemble. Une autre maman va lui faire une suggestion : prendre un amant. Il ne faut pas le lui dire deux fois.

Après Antoinette dans les Cévennes, Caroline Vignal nous invite avec Iris et les hommes (dont nous vous proposons plusieurs exemplaires DVD) à revisiter son univers drôlement féminin, en collaborant cette fois aussi avec la magique Laure Calamy. Ensemble, elles nous présentent Iris : un personnage certes loufoque mais avant tout attachant de par sa vulnérabilité tant sur son plan intérieur que dans sa façon d’être. Au départ, Iris dégage un manque de confiance en elle qui gêne presque le spectateur tant son sentiment de délaissement transparaît sur les traits d’une Laure Calamy décidément persuasive. Puis, alors qu’Iris se défait peu à peu du carcan familial traditionnel et entame des relations extra-conjugales via une application de rencontre, l’atmosphère s’adoucit.

On entre peu à peu dans un film à la forme onirique mais sobre. L’imaginaire d’Iris s’installe dans le réel de manière parfois drôle, parfois poétique, toujours inventive. C’est un film d’une grande sincérité que Vignal nous offre : il esquive l’ennui avec un rythme soutenu sans s’essouffler, et tire sa fraîcheur de son côté très “droit au but”. Iris fait l’expérience pour la première fois depuis longtemps d’un sentiment de libération sexuelle mais aussi spirituelle, et ne s’encombre d’aucun tabous. L’aspect scandaleux de l’adultère se mue en un intriguant questionnement sur des notions nouvelles pour cette femme ayant grandi dans un cadre conservateur : le polyamour et ce qu’il représente lui apparaissent par exemple comme un déclic. Le mari d’Iris (Vincent Elbaz) reste, lui, hermétique à ces idées qui semblent résonner comme des bêtises new age dans leur trois pièces parisien.

Ceci participe à cristalliser une ambivalence de la moralité dans le propos du film. Difficile au départ de ne pas se ranger du côté de notre protagoniste brillant tant par son humour que par sa vulnérabilité, malgré sa tromperie. Le fait que beaucoup d’aspects visuels semblent se calquer sur sa psyché confère également de la complicité au rapport entre elle et le spectateur. Un charme parisien émane de cette dentiste désabusée, matérialisé par une musique au ton guilleret semblant venue d’une autre époque ainsi que par des costumes élégants et colorés rappelant les comédies musicales des années 60. En parlant de comédie musicale, le film affirme clairement le merveilleux de sa forme en nous ravissant d’une séquence chantée nulle part ailleurs que sur une place de Créteil.

Également au rendez-vous de cette sortie DVD, deux bonus, courts-métrages de la réalisatrice : Solène change de tête (1998) nous ouvre les portes d’un salon de coiffure où l’on découvre le quotidien de coiffeuses en apprentissage, des conversations intimes aux cruautés d’une bande de filles qui finit toujours par se ressouder. Roule ma poule (1999) suit de son côté la journée d’une monitrice d’auto-école dans l’expectative d’un potentiel rendez-vous avec un jeune élève… Ces deux courts traitent le sujet de la féminité et de la romance avec une honnêteté sévère mais juste qui n’est pas sans rappeler la suite du parcours de la réalisatrice, notamment avec Iris et les hommes.

L’invitation est lancée pour découvrir cette comédie colorée portée par un casting drôle et juste, sous la direction d’une réalisatrice clairement prometteuse.

Sirine Lehoux

N comme Las Novias del Sur

Fiche technique

Synopsis : Des femmes d’un âge déjà mûr parlent de leur mariage, de leur première fois, de leur rapport intime à la sexualité. Dans la répétition de ces rites ancestraux, la réalisatrice se questionne sur sa propre absence de mariage, d’enfants, et avec elle, une chaîne de relation mère-fille qui s’éteint.

Genre : Documentaire

Durée : 39’

Pays : Espagne, Suisse

Année : 2024

Réalisation : Elena López Riera

Scénario : Elena López Riera

Image : Elena López Riera, Alba Cros, Agnès Piqué

Montage : Ana Pfaff, Ariadna Ribas

Son : Elena López Riera, Alejandro Castillo Villavieja

Production : Alina film, SUICAfilms

Article associé : la critique du film

Las Novias del Sur de Elena López Riera

Las Novias del Sur, ou Les fiancées du Sud, c’est un aller-retour permanent entre passé et présent, avec des regards plein de doutes et des voiles de mariées, mélangés aux rires et paroles de femmes maintenant âgées. Ce beau tableau documentaire espagnol, réalisé par Elena López Riera (ayant tourné El Agua), a remporté la Queer Palm du court-métrage au Festival de Cannes cette année, nous ouvrant à une discussion exclusivement féminine sur le mariage, l’amour et la sexualité.

Le moyen-métrage, présenté en séance spéciale à la Semaine de la Critique, débute par des zooms sur des vieilles photos abîmées par le temps, des détails particuliers : des cheveux, une boucle d’oreille, un sourire. On ne s’aperçoit pas tout de suite qu’il s’agit d’un assemblage de photos de mariage. Il n’y a que des bouts de femmes, peu d’indices. Derrière, une voix de narratrice se fait entendre, mystérieuse. Et puis, directement, face caméra, une première femme se met à parler de son mariage. Une deuxième, une troisième. Elles parlent à celle derrière la caméra, la narratrice sans doute.

Ces femmes aux expériences diverses se livrent sans complexes, rient, réfléchissent. Certaines regrettent leur mariage, d’autres non. Une femme parle de son mari qu’elle n’aimait pas, rencontré à seize ans, bien plus âgé, et de son avortement illégal sous le régime franquiste. Une autre parle de la guerre et de la sexualité : “Les femmes se débrouillent comme elles peuvent. Pas la peine d’avoir un homme. Encore moins maintenant !”. On discute d’amour et de sexualité des années soixante à aujourd’hui.

Les paroles du présent sont à nouveau coupées par des images d’archives du passé, salies, des zooms sur l’échange d’alliances et les mains qui bougent imperceptiblement. Le son sourd de ces vidéos installe un certain malaise, on ne sait pas vraiment où se mettre. La lourdeur des regards des jeunes fiancées contrastent avec les rires francs des vieilles femmes racontant leur “première fois”. Ces aller-retours permettent toutefois de varier entre légèreté et lourdeur et nous font rentrer avec davantage de nuance dans cette discussion ouverte.

La narratrice ne parle presque jamais de femmes, mais de “corps”, de “fiancées” ou de “mères”. Elle se considère elle-même comme une “non-mariée” et une “non-mère”, faisant part de ce qui apparaît comme un manque dans la vie d’une femme. Ici, le manque de maternité et de mariage est choisi, assumé : elle veut se séparer de la figure de sa mère. Progressivement alors, les zooms sur les mariées disparaissent pour laisser place aux zooms sur les femmes “des coins de photos”, qui regardent avec envie, tristesse, questionnement, douceur, les nouvelles mariées. Elle compare ces femmes à un “corps qui sourit et qui tremble, mais qui ne va nulle part”. Cette écriture poétique et énigmatique de la voix-off donne énormément de relief au documentaire, en plus de soulever des questions.

Dans la forme d’un cycle, le film retourne finalement aux images des fiancées du sud, comparées à des fantômes, peut-être à cause de leur attirail entièrement blanc. Ces apparitions confortent les réponses de la narratrice, même si elle ne cesse de poser des questions sur un carton. “Qu’est-ce qu’une mariée sans époux ? Qu’est-ce qu’une mère sans enfants ?” Autant que ces interrogations complexes, la liberté de parole des femmes interrogées fait la grande force de ce film. Une discussion décomplexée sur la vie sentimentale et sexuelle qui nous interpelle et qui nous fait du bien.

Amel Argoud

Consulter la fiche technique du film

Caroline Champetier : « Jʼaimerais être musicale visuellement »

Créditée au générique de C’est pas moi, le court-métrage patchwork de Leos Carax, présenté à Cannes et en salles le 12 juin prochain, la directrice de la photographie Caroline Champetier revient sur certaines de ses collaborations, avec Leos Carax évidemment mais aussi avec Chantal Akerman avec qui elle a travaillé notamment sur Toute une nuit. À l’occasion de cet échange, elle aborde également le lien à l’acteur, sa pulsion scopique et l’importance de l’ambiance dans les scénarios.

Caroline Champetier sur le tournage de Holy Motors de Leos Carax © Benoit Bouthers

Format Court : Le film de Leos Carax contient beaucoup d’images, y compris des images d’archives, de films, des images personnelles et télévisées. Comment se positionne-t-on en tant que chef opérateur sur un projet comme celui-ci ?

Caroline Champetier : Ce n’est pas moi qui me positionne, c’est lui. C’est lui qui me demande de l’accompagner sur ce film sur lequel nous avons tourné en deux sessions ; nous avons tourné une semaine les séquences piscine, chambres d’enfants, Buttes-Chaumont, etc ; puis, nous avons tourné une journée la course de Baby Annette. Je suis allée toute seule faire des pelures. C’est un film qu’on a fabriqué en plusieurs périodes et qui nous a demandé énormément de constance, beaucoup plus qu’il ne faudrait pour un film de 40 minutes. Effectivement, il y a des images de tous ordres. Ces images, nous les validions ensemble. Leos les choisissait, sur le net la plupart du temps, sauf quand ce sont des références à ses films, par exemple Merde sur lequel j’ai travaillé. J’ai restauré les précédents films de Leos Carax, durant les deux ans qui précèdent. Je connaissais donc bien ces images. Notre travail a suivi une sorte de désordre d’arrivées des images et de mise en ordre par Leos lui-même, par la suite.

Le projet de base correspond à une commande, à un projet qui nʼaboutit pas. Et malgré tout, on en fait un film.

C. C : Il y aurait de toute façon eu un film même si lʼexposition avait eu lieu. Quand un cinéaste expose à Beaubourg, et une rétrospective intégrale, cette question “Où en êtes-vous ?ˮ lui est posée et il doit y répondre dans un format de moins dʼune heure et de plus de 10 minutes.

Vous aviez déjà travaillé avec Leos Carax. Est-ce que vous avez perçu le format du court-métrage comme un format différent en termes de collaboration ? Est-ce que vous avez travaillé de manière différente ?

C. C : Les conditions de production étaient vraiment chaotiques. Il se trouve que cette proposition d’exposition à Beaubourg a fait suite au travail sur Annette qui a été dʼune intensité très particulière. Nous étions tous encore très liés par ce travail et avec une certaine inquiétude pour nous-mêmes et pour Leos de ce qui allait se passer après. Le rêve de l’exposition a été une façon de rester ensemble et Leos a tout de suite rebondi sur la proposition de ce petit film. Très vite, il a fait un premier film qui nous a tous étonnés par sa vivacité. Il avait déjà toutes les qualités du film actuel. Leos a monté lui-même en composant une partition avec des rythmes, des apparitions, des disparitions, des zooms .. Mon intervention vient sur la matière de toutes ces différentes images.

Vous intervenez dans différentes écoles, la CinéFabrique, la Fémis… Quels conseils donnez-vous aux étudiants ?

C. C : Jʼavais une sorte de module à la CinéFabrique que jʼappelle “Cherchez le gris neutreˮ, une façon de parler de lʼexposition. Cʼest quoi bien poser une image, quʼelle soit surexposée ou sous-exposée ? Quels sont les choix quʼon se donne quand on pose une image ? Comment saisir la lumière, l’évaluer, la modeler ? Je nʼai pas de conseils généraux à donner sinon apprendre à regarder, voir des films et se poser des questions. Ce qui me frappe, cʼest la puissance de lʼindustrie et comment elle conduit les formes cinématographiques actuelles. Par exemple, cette façon de déplacer la caméra : pourquoi est-ce quʼune caméra doit être constamment en mouvement ? Jʼinterroge plutôt ces automatismes-là en demandant aux étudiants de réfléchir avant de filmer. Aujourdʼhui, les outils nous permettent une telle automaticité des images que la réflexion est reléguée assez souvent à lʼarrière du geste.

Vous parlez dʼapprendre à regarder. Comment vous, vous avez appris ?

C. C : Jʼai fait de la politique dans les années 70 puis je suis rentrée à lʼIDHEC et jʼai choisi la caméra parce que cʼétait là où les femmes nʼétaient pas. Mais avec une lecture plus analytique, mon père était architecte et le rapport à lʼespace et à la lumière était constant. Je lʼai intuitivement, totalement, intégré. Je pense avoir une pulsion scopique assez forte. Jʼaimerais être aussi musicienne que je suis visuelle. Cʼest un regret. Jʼessaye dʼêtre musicale visuellement.

Les premiers court-métrages sur lesquels vous avez travaillé sont ceux de Jacques Rivette et de Jean Eustache. Quels souvenirs gardez-vous de ces collaborations ?

C. C : Sur Les photos dʼAlix (Jean Eustache, 1980), jʼétais assistante du directeur photo, Robert Alazraki, ce nʼétait pas forcément un travail de lumière mais plutôt de cadre, presque documentaire sur une artiste, Alix Cléo Roubaud. Mes premiers apprentissages se sont faits avec Chantal Akerman sur Toute une nuit et les courts-métrages avant. Puis très vite, avec Jean-Luc Godard, pendant deux ans, de 1985 à 1987. Cʼétait incroyablement intuitif et passionnant de travailler avec Chantal Akerman et je nʼai pas eu de recul au moment où je travaillais avec elle. Cʼest aujourdʼhui que je comprends à quel point Toute une nuit est étonnant, parce quʼil traverse le temps. Quand on le montre à des jeunes générations, il continue de provoquer des envies de cinéma. Moi-même, dans le travail que jʼai fait sur le film, je suis étonnée par lʼélan cinématographique, une façon de se saisir de la lumière qui est gonflée dans laquelle elle mʼa amenée, à la fois par les contraintes financières que nous avions, le fait que cʼétait un film entièrement nocturne, et le fait quʼil fallait éclairer parce que cʼétait une pellicule de 100 ASA, donc choisir les zones qui pouvaient être en lumière et celles qui ne lʼétaient pas.

Vous avez lʼimpression dʼavoir revécu ça avec dʼautres films, à travers vos propres courts-métrages ?

C.C : Jʼai lʼimpression quʼà chaque film qui me propose quelque chose, je le revis, mais avec plus de conscience. Quand je prépare Annette, jʼai plus de conscience de la difficulté énorme de chaque séquence. Avec Chantal, je me suis jetée dans cette histoire sans conscience et ça a produit quelque chose pour moi, pour elle. Le film a une sorte dʼénergie très particulière, et dans son œuvre aussi. Il regroupe tellement de ses centres dʼintérêt, il est à mi-chemin entre le film dʼinstallation, le film de danse, le film musical. Il y a quelque chose de très complet qui mʼétonne encore et qui étonne encore de façon générale.

Quand vous recevez des scénarios, est-ce que vous avez des images à la lecture, des idées de focale, de plans ?

C. C : Ce nʼest jamais aussi précis mais des références visuelles surgissent, picturales, photographiques ou cinématographiques. Dans un scénario, il y a un mot dont on parle peu et qui est essentiel alors quʼon croit quʼil ne lʼest pas, cʼest lʼambiance. Un scénario doit vous provoquer une ambiance visuelle et cette ambiance-là peut se décliner de beaucoup de façons. Sur le film de Carax, le travail sur le scénario fonctionne ainsi : un premier scénario est enrichi de beaucoup de références, multiples, que Leos filtre mais qui sont données par lʼéquipe. On finit la préparation avec un scénario qui a triplé, quadruplé, quʼon appelle le script tech. Cʼest un scénario nourri de toutes les références et des propositions qui vont faire la séquence, le découpage de Leos, les mouvements.

Il y a une intimité à trouver quand on filme des comédiens. Comment percevez-vous ce lien, ce rapport à lʼautre ?

C. C : Comme quelque chose de non-dit. Le comédien nʼest pas notre outil – si tant est que le comédien soit un outil ! – mais celui du metteur en scène. Pour nous, cʼest filtré par les désirs de mise en scène et en même temps, cʼest essentiel. Venant de cette école où je fais à la fois le cadre et la lumière, je suis derrière la caméra et le rapport à lʼacteur est évidemment intense. Cʼest vrai que je me sens plus dirigée par le metteur en scène mais lʼacteur peut avoir une forme de direction. Tout ça est silencieux. On ne peut pas interférer dans le rapport avec lʼacteur. On est très respectueux, il a besoin dʼune concentration énorme et surtout, son rapport premier se construit avec le metteur en scène. Par contre il sait quʼil est regardé, et sachant quʼil l’est, le rapport quʼil a avec nous est très particulier. Mais cʼest ça qui est intéressant au cinéma, cʼest toujours des triangles. Une proposition artistique, lʼargent et la logistique ; lʼacteur, le metteur en scène, le directeur photo. Les choses ne sont jamais binaires au cinéma. Ce nʼest pas une place que le directeur photo prend mais qui est donné par le metteur en scène et lʼacteur lui-même.

Quand je reçois un scénario, outre le fait que rêver, imaginer des ambiances visuelles, c’est évident que si je sais que nous allons va filmer tel ou telle acteur ou actrice, ça peut entraîner la décision de faire le film.

Vous travaillez avec de jeunes réalisateurs, comme Fyzal Boulifa. Vous vous intéressez à la relève ?

C. C : Cʼest lui qui mʼa contacté, il mʼa fait lire un scénario que jʼai trouvé éblouissant, Les Damnées ne pleurent pas. Il y avait quelque chose qui mʼa enthousiasmé. Toutes ses références pouvaient être les miennes, je les comprenais. Je me sentais vraiment en famille, dans une tradition de cinéma qui était la mienne : Fassbinder, Douglas Sirk.

Vous avez encore lʼenvie ou le temps de faire des courts ?

C. C : Je suis ouverte à tout. Si on me contacte, si on mʼenvoie quelque chose… Ca dépend du scénario et du rapport que jʼarrive à établir avec la personne. Si cʼest un jeune cinéaste ou une cinéaste confirmé(e), ce nʼest pas la même chose concernant le court-métrage. Mais pour moi, un film est un film, quʼil soit court, long, très long. Dans un cas, il y a une notion dʼapprentissage, pour sʼemparer du geste de cinéma ; dans lʼautre, il y a le désir dʼaller rapidement quelque part. La rapidité nʼest pas forcément un rapport de temps mais plutôt une forme de vivacité. Cʼest ça que jʼaime dans le geste de Leos Carax pour C’est pas moi.

Propos recueillis par Katia Bayer
Retranscription : Agathe Arnaud

Article associé : l’interview du comédien Denis Lavant

L’Homme qui ne se taisait pas de Nebojša Slijepčević

“Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il fait, de ce qu’il peut faire. Rien d’autre” écrivait André Malraux dans La Condition humaine. Rester ou partir, se battre ou fuir, parler ou se taire, sont autant de choix décisifs qui rendent l’homme moderne tributaire de son destin. Dans le court-métrage de Nebojša Slijepčević, L’Homme qui ne se taisait pas, un train de 500 passagers est stoppé par des forces paramilitaires. Face à l’arrestation de civils innocents, un seul homme se lève et s’y oppose. Nous sommes en février 1993, à Štrpci, où la guerre fait rage en Bosnie-Herzégovine.

Palme d’Or du court-métrage de la 77e édition du Festival de Cannes, L’homme qui ne se taisait pas fait preuve d’une remarquable qualité d’écriture en mettant en scène dans l’espace clos les décisions des personnages lors de l’arrivée du soldat, joué par l’inattendu Alexis Manenti, qui s’apprête à arrêter un des passagers sans papiers. D’abord par les sons lourds et mécaniques des rails d’un train s’arrêtant subitement, l’incompréhension et l’angoisse s’immiscent lentement à travers les travellings lents suivant le regard observateur du protagoniste, tentant de discerner la situation par la vitre sale de la fenêtre du train.

La situation bascule rapidement lorsque le clandestin (Silvio Mumelas) ferme les rideaux pour échapper aux contrôles des forces paramilitaires. La lumière naturelle timidement filtrée et la composition des plans rapprochés se couplent rapidement avec une perception auditive partielle des passagers et des spectateurs, des discussions en hors champ, renforçant l’atmosphère anxiogène de la situation.

Si le protagoniste (Goran Bogdan) dit avec aplomb qu’il ne laissera pas les militaires leur faire quoi que ce soit, c’est dans un silence écrasant que ce dernier s’enfonce par la suite, dans un enchaînement de dialogues et d’actions qui révèlent le brio du court-métrage. En effet, bien que la même vulnérabilité lie toutes ces personnes au même moment, l’espace diégétique de la cabine agit comme un microcosme où trois personnages vont poser, par leurs décisions, des questions existentielles au spectateur. Face à l’arrestation du clandestin, il y a celle qui choisit de ne pas s’opposer en allumant son walkman, celui qui pensait s’opposer et dont le spectateur a le point de vue, et enfin, celui qui va résister en faisant front au soldat.

Le titre original, The Man Who Could Not Remain Silent affirme par sa formulation, à la manière d’un impératif catégorique kantien, l’impossibilité de rester silencieux pour ce second protagoniste, un militaire à la retraite, qui a parlé, et surtout, qui a agi. En choisissant le point de vue de l’autre protagoniste dont les paroles ont contredit les actes (puisqu’il ne se lèvera pas pour protester), Nebojša Slijepcevic opère un retournement narratif brillant.

Au-delà de nous poser la traditionnelle question “que pensons nous faire dans cette situation” le court-métrage nous questionne avec brutalité : de quoi serions-nous réellement capables si l’on devait répondre de nos actes, et non de nos paroles ? À quel prix matériel se paient des valeurs que l’on pensait absolues ? La réflexion existentialiste sartrienne se dissimule insidieusement dans les mouvements lents et précis de la caméra modulant l’espace exigu de la cabine, et dans les réponses assourdissantes aux mêmes questions intrusives posées aux passagers, dont tous en paieront le prix. Avec minutie et froideur, le bruit des rails sonnera comme le glas final résonnant dans l’esprit du protagoniste, qui va devoir vivre avec le poids écrasant de sa passivité pour le restant de ses jours. Un court-métrage glaçant qui fera date non pas seulement par sa Palme d’Or, mais par son intelligence universelle et essentielle.

Mona Affholder

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H comme L’Homme qui ne se taisait pas

Fiche technique

Synopsis : Février 1993, Štrpci, Bosnie-Herzégovine. Un train de passagers est arrêté par les forces paramilitaires. Alors qu’ils arrêtent des civils innocents, un seul homme sur les 500 passagers s’y oppose. Voici l’histoire vraie d’un homme qui ne pouvait pas rester silencieux.

Genre : Fiction

Durée : 13’42 »

Pays : Croatie, France, Bulgarie, Slovénie

Année : 2024

Réalisation : Nebojša Slijepčević

Scénario : Nebojša Slijepčević

Image : Gregor Božič

Montage : Tomislav Stojanović

Son : Ivan Andreev

Interprétation : Goran Bogdan, Alexis Manenti, Laka Nekic

Production : Les Films Norfolk, Antitalent, Contrast Films, Studio Virc

Article associé : la critique du film

Eliane Umuhire : « Grâce au théâtre, j’ai pu construire mon identité en tant qu’humain et artiste »

Membre du Jury de la Semaine de la Critique 2024, Eliane Umuhire est comédienne. Vue dans Augure de Baloji, Prix de la nouvelle voix à Cannes l’an passé, elle revient sur son parcours, l’importance du théâtre alors qu’elle étudiait la comptabilité dans les années 2000. Dans ce long et passionnant entretien, il sera question du génocide qui a sévi dans son pays d’origine, le Rwanda, mais aussi de mots, de repères, de rôles forts, de travail et de création.

Format Court : Est-ce que tu as l’impression d’avoir retenu quelque chose de ta formation en comptabilité ?

Eliane Umuhire : Oui. En fait, ça m’a permis de m’accrocher encore plus au jeu d’acteur, de réaliser que je n’aimais pas la comptabilité, mais que j’aimais le théâtre. C’est quand tu es privée de quelque chose que tu te rends compte de la valeur de ce que tu ne peux pas avoir. J’avais trouvé un groupe théâtral à l’université, avec lequel je passais la plupart de mon temps au lieu de faire mes études (rires) ! Si je n’avais pas fait la comptabilité, je pense que je n’aurais pas rencontré cette troupe. C’est ça qui m’a formée, on se rencontrait chaque dimanche après-midi, et on échangeait des exercices, on faisait de l’improvisation, juste par amour pour le théâtre.

C’était quoi l’inspiration pour toi, à ce moment-là ? Est-ce qu’il y avait justement des acteurs de théâtre qui se produisaient à cette période ?

E.U : Quand j’étais à l’université, c’était la période de Carole Karemera, une comédienne belgo-rwandaise qui s’est formée en Belgique. Des fois, je la voyais à la télévision. A l’université, on répétait dans un centre d’art qui organisait un festival de théâtre. Des compagnies d’un peu partout dans le monde étaient invitées. Carole était venue jouer. Je l’adorais, même à la maison, tout le monde le savait ! Du coup, quand elle passait sur TV5, on m’appelait, on me disait : « Viens la voir ! ». Je me rappelle l’avoir vue à Butare. Elle venait de Bruxelles et avait joué plus de 32 personnages sur scène, je suis allée voir la pièce deux fois sur la même journée. Waouh !

Quelques années après, elle est venue s’installer au Rwanda et elle a créé un centre d’art et une compagnie de théâtre. C’était au moment où je finissais mes études et, du coup, j’ai rejoint sa compagnie. Entre temps, notre compagnie anglophone s’était formée à Kigali, et faisait plus du théâtre de mouvement. J’ai aussi rejoint cette compagnie, du coup, je pouvais jouer en français et en anglais.

Ca me fait penser au documentaire Au bord de la guerre : Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat. Ce film sur Ariane Mnouchkine qui est partie à Kiev avec des membres de sa troupe, pour le coup, travailler avec les comédiens sur place. On est dans un autre contexte, mais je comprends l’idée de la personne qui se déplace et qui provoque des émotions parce que soit le théâtre est arrêté (comme là-bas), soit est inexistant, soit il y a des balbutiements encore.

E.U : On ne se rend pas compte de la nécessité de la représentation, d’avoir des modèles. Le film Les filles du Nil (de Ayman El Amir de Nada Riyadh) m’a énormément touchée à la Semaine de la Critique. C’est un documentaire sur des jeunes égyptiennes qui ont formé une troupe de théâtre pour pouvoir briser les codes de leur société, pour pouvoir s’habiller comme elles veulent et questionner les croyances, quelque part dans un petit village en Égypte. Et du coup, elles sont libres de faire leurs scènes comme elles le veulent, de jouer dans la rue, avec les moyens qu’elles ont. Je me suis rappelée des premiers jours (rires émus) !

« Les filles du Nil »

Ce qui m’intrigue au Rwanda, c’est cette question de la réconciliation, de la cohabitation, du pardon. Est-ce que le théâtre, le jeu, vos armes ont pu aider ? Avez-vous fait par exemple des représentations dans les villages ?

E.U : On en a fait énormément. D’ailleurs, nos pièces revenaient à chaque fois sur le génocide, sur la mémoire du génocide, sur la réconciliation, sur le pardon. De 2009 à 2019, on jouait à Kigali, mais on faisait autant du théâtre communautaire, quand on allait jouer dans les villages. À partir de 2014, je suis allée un peu plus dans le cinéma, mais il n’empêche qu’on continuait avec le théâtre. On ne venait pas demander aux gens : « Est-ce que vous avez pardonné ? ». On n’était pas là pour enseigner, mais les gens pouvaient se réunir dans le même espace, être tous ensemble, sans se demander si telle personne était tutsi et telle personne était hutu. Qu’ils puissent voir sur scène ce qu’ils ont traversé ensemble, bourreaux et victimes, je trouve ça déjà assez fort.

Tu veux dire que parmi les comédiens de la troupe, il y avait des gens qui étaient issus des deux communautés ?

E.U : Oui, c’était le cas déjà pour les comédiens dans la troupe, mais aussi pour les gens qui venaient voir les pièces.

Je comprends mieux pourquoi ton cinéma est traversé par la mémoire et la résilience. Est-ce que tu continues justement à faire ce travail autour du théâtre et autour de la réconciliation maintenant que tu vis en France ?

E.U : Je ne suis plus sur place mais le travail autour de la mémoire continue. J’ai créé une petite maison de production avec laquelle j’ai co-produit un film documentaire sur la résilience des femmes au Rwanda. On a interviewé cinq jeunes femmes qui ont la trentaine. La jeunesse, qui représente 65% de la population, est trentenaire. Cette année, on commémorait les 30 ans du génocide. On a interrogé ces femmes sur la résilience. Qu’est-ce qui fait que chaque jour elles se lèvent ? Qu’est-ce que les 30 ans qu’on vient de passer représentent pour elles ? Si elles pouvaient donner un message à un enfant qui est quelque part dans le monde et qui est en train de vivre la même chose qu’elles ont traversé durant le génocide, qu’est-ce qu’elle lui dirait ? J’ai l’impression qu’au début, les pièces qu’on faisait, c’était des pièces pour rappeler aux gens ce qui s’est passé et aussi pour permettre à ceux qui voulaient panser leurs plaies de le faire à travers le théâtre.

Il y avait une urgence aussi de trouver des moyens d’action.

E.U : Et de mettre des paroles. Je trouve que c’est important de mettre des paroles sur des choses et du coup pouvoir se dire que ça, ça s’est passé. Il y a une partie de la population qui a tué l’autre partie de la population. Et comme ça, on décharge la population même de ce travail parce que c’est tellement difficile de mettre des mots dessus. Et nous, du coup, on s’en charge, c’est comme si on exorcisait les traumas sur scène. Plus tard, ça a commencé à évoluer, c’est là où on a commencé à parler de pardon. Aujourd’hui, on parle de où on est 30 ans plus tard.

« Augure »

Toi, aussi, tu as fait on chemin personnel en suivant ce mouvement ?

E.U : Oui, et le théâtre m’a beaucoup aidée. Déjà, dans ma famille, depuis que je suis petite, on ne parlait pas de race, de tutsi et de hutu. Et puis, il y a eu un silence après le génocide et je ne comprenais pas où est-ce qu’on en était.

Tu es née quand ?

E.U : En 86. J’avais 8 ans durant le génocide. Tout ce que j’avais vu du monde avait basculé et je ne pouvais pas mettre des mots dessus mais je savais ce que c’était. Et puis à l’intérieur de ma famille, il y avait beaucoup de silences et je ne savais pas de quel côté on était. Je sais qu’à un moment, on se cachait et à un autre, non. C’est quand je suis arrivée à l’université que j’ai compris justement, avec le théâtre, quand a mis les mots dessus. Je me souviens que j’ai passé beaucoup de temps sans pouvoir pleurer. Avec le théâtre, la première fois, j’ai failli m’étouffer. Le théâtre m’a aidée. Petit à petit, j’ai intégré réellement ce qu’il s’est passé dans ma société. J’ai essayé de comprendre les deux côtés et à être à ma place, au milieu, sans nécessairement me dire : « Est-ce que je suis du côté des victimes ou des hutus ? ». En fait, j’ai pu construire mon identité en tant qu’humain et artiste. C’est là où je me suis dit que ça allait être difficile pour moi de faire de l’art juste comme divertissement.

C’était important pour toi de partir du Rwanda ?

E.U : Non, c’était imprévu (rires) ! Je suis toujours venue avec les compagnies de théâtre pour des co-productions avec les compagnies européennes. À chaque fois, je faisais des allers-retours et puis avec le cinéma, souvent, je me retrouvais à l’étranger. À aucun moment, j’ai pensé que j’allais vivre à l’étranger. À chaque fois, je disais que la raison serait liée au travail ou à la famille.

Mon mari est français. On est venu en France sans avoir planifié de rester. C’était avant le confinement et puis, du coup on est resté. Je voyageais déjà depuis longtemps et je me disais que je pouvais vivre n’importe où, que je pouvais faire de l’art n’importe où.

Tu as vécu une sacrée exposition l’an passé avec Augure. Quel regard portes-tu sur cela ?

E.U : C’était l’année passée, c’était une surprise énorme. L’autre jour, j’ai croisé le producteur du film et on se disait : « Mais qui aurait pensé quand on était à Kinshasa sous la pluie en 2022 qu’après, le film allait se retrouver à Un Certain Regard et qu’un an plus tard, Baloji et moi serions jurés à Cannes ?! ». Ça paraissait improbable !

Comment gères-tu de te retrouver au centre ?

E.U : Je pense que ça a commencé en 2017 sur le long-métrage polonais (Birds Are Singing in Kigali de Krzysztof Krauze et Joanna Kos-Krauze), quand j’ai eu le tout premier prix à Karlovy Vary qui est l’équivalent de Cannes mais en Europe de l’Est et qu’après, ça a enchaîné avec d’autres prix.

« Baby »

L’autre jour, d’ailleurs je me suis identifiée au jeune brésilien (Ricardo Teodoro, acteur dans Baby de Marcelo Caetano) à qui on a attribué un prix parce que du coup, son monde vient de changer complètement. Je me rappelle que quand j’ai eu le prix à l’époque, directement tous les journaux au Rwanda parlaient de moi ! Je me demandais ce qui se passait ! Du coup, j’ai appris, j’ai compris que ça faisait partie du travail. Ça permet au film d’exister, aux gens de le connaître. C’est un exercice comme tant d’autres. Et puis pour Augure à Cannes, j’ai l’impression que c’était assez smooth, peut-être parce que le film porte sur des sujets d’actualité. Ce n’est pas juste un film sur la sorcellerie au Congo mais vraiment sur le corps et la place de la femme dans la société, sur le patriarcat. Du coup, tous les interviews autour du film s’intéressaient à la femme et aux questions que nous avons tous en commun.

En court, tu as joué dans Bazigaga de Jo Ingabire Moys. Comment as-tu envisagé le tournage ?

E.U : C’est un bon exercice le court, j’adore ! Je connaissais l’histoire de la femme qui a inspiré l’histoire du film, qui a existé réellement au Rwanda et qui a caché plus de 200 tutsi durant le génocide. Quand on m’a envoyé la demande de casting, j’ai directement postulé en me disant ce n’était pas tous les jours que j’aurais la chance de jouer une femme aussi forte. La sorcellerie, c’est du théâtre, c’est du faire semblant mais surtout elle a joué avec les fausses croyances des tueurs qui la considéraient comme une sorcière alors qu’à la base, je dirais qu’elle est chaman ou guérisseuse traditionnelle.

Pour me préparer, je suis allée voir un chaman dans la Drôme. Quand je joue, j’ai l’impression qu’il y a un autre univers. Pour comprendre l’univers des chamans, des guérisseuses traditionnelles, des gens qui croient dans un monde parallèle, dans le pouvoir de l’esprit, j’ai passé tout un après-midi avec ce chaman-là. On a parlé de la place du chant, de la pipe, de l’esprit.

En fait, tu avais besoin d’éléments pour te créer ton personnage ?

E.U : Oui, mais aussi presque comme une autorisation. Je ne voulais pas faire semblant de chanter, de fumer la pipe, de faire de la sorcellerie. J’avais besoin de comprendre ce qui se passe avec les esprits ou les âmes des gens qui n’étaient pas prêts à mourir. Le film se passe pendant le génocide et aucune personne n’était prête à mourir. Du coup, qu’est-ce que ces âmes deviennent ?

« Bazigaga »

Tu as la réponse ?

E.U : Oui, j’ai eu la réponse. Il me l’a dit et puis, je l’ai senti aussi. Je voulais vraiment essayer d’être le plus juste possible. Dès que ça va au-delà de ce qu’on peut voir, ça devient difficile à concevoir. C’est la même chose du coup pour tout ce qui est chamanique, pour tout ce qui touche à l’esprit, l’humain, d’autres énergies. A chaque fois, on se dit que c’est des constructions. Et si c’était la réalité et que j’entrais sur un terrain qui n’est pas le mien sans autorisation, sans savoir où j’allais ?

Était-ce pour toi un rôle fort ?

E.U : Ce rôle-là n’était pas fort à cause du chamanisme parce que cette femme toute seule a été en adversité contre sa propre communauté pour cacher des gens qui ne faisaient pas partie des siens. C’est de la rébellion et elle a risqué sa vie. C’est une femme qui est vraiment dans la droiture.

Tu parles de droiture. Dans le contexte de la seconde guerre mondiale, les gens qui ont sauvé les juifs, ce sont des justes. Est-ce qu’il un mot conforme aux gens qui ont sauvé des vies au Rwanda ?

E.U : Au Rwanda, on utilise le terme des gardiens du pacte de sang. Je trouve ça génial parce que du coup, on se dit : « Je ne peux pas accepter que le sang de l’autre soit versé ». C’est vraiment un personnage fort, en tout cas pour les femmes noires. Je ne vois pas assez souvent ce genre de personnages, représentés ainsi.

Tu n’as pas l’impression que les choses bougent quand même ?

E.U : Si, je préfère voir le verre à moitié plein (rires) mais je sais que les choses bougent. Cela vient surtout de la part des femmes qui créent d’autres personnages forts mais aussi de Baloji dans Augure. Oui, les choses sont en train de bouger.

Comment sens-tu les choses évoluer au Rwanda par rapport à la communauté artistique sur place ? Est-ce qu’il y a des pistes pour créer, pour montrer son travail ?

E.U : Quand ma génération a grandi artistiquement, on n’avait pas de représentation et on se représentait par rapport aux autres, les gens qui étaient à l’extérieur du Rwanda. Il y avait très peu de Rwandais mais c’était souvent des étrangers à la télé. Je voyais des films, des séries des Julie Lescaut ou des films américains (rires) ! À aucun moment, je n’ai vu un film rwandais. Aujourd’hui, toute la communauté artistique qui s’est créée me fait penser à une ruche. Ça créé tout le temps, les jeunes ne se limitent pas à une forme d’art, ils se définissent comme des artistes multidisciplinaires. Quand on a commencé, c’était autour du génocide, eux, ils créent vraiment par rapport à l’art. Ça fait partie aussi de l’énergie de ce pays, de la façon dont il s’est reconstruit et du fait que ça y est : le socle social s’est rétabli, s’est reconstruit. Maintenant, les jeunes peuvent, eux, commencer à rêver, à créer d’autres choses. Et ça se fait dans tous les domaines. Au théâtre, il y a par exemple Wesley Ruzibiza et Dida Nibagwire qui ont créé un centre d’art. Au cinéma, on va avoir des jeunes qui ont des courts à la Berlinale. Il y a une jeune fille qui s’appelle Myriam Birara qui a fait un film formidable (The Bride) sur les femmes. J’ai rencontré récemment Alain Gomis, le réalisateur de Félicité. Il est franco-sénégalais et m’a dit : « Les cinéastes du Rwanda, on les a dans le viseur, on sent la différence dans leurs touches ».

« The Bride »

La Semaine de la Critique est une section dédiée aux premiers et deuxièmes films. Comment perçois-tu la place accordée au premier long-métrage ?

E.U : Heureusement que ça existe. Pour la plupart, pour les premiers projets, ça prend du temps pour les faire financer, les faire exister. Du coup, leur donner de la place et pas que pendant la semaine. c’est ce que j’adore avec le travail qu’Ava Cahen et son équipe. Ils sélectionnent très peu de films et ces films existent. Ils leur donnent vraiment de la visibilité pendant le festival et même après. Ils sont accompagnés. L’image qui me vient, c’est comme si ils nous permettent de secouer et de changer l’eau du vase et de le renverser et d’avoir de nouveaux réalisateurs et de nouvelles réalisatrices. Ce qui permet d’avoir de nouvelles voix qui arrivent dans le cinéma, d’autres façons de voir les choses, d’autres sensibilités, d’autres formes cinématographiques. Et sinon, on verrait toujours les mêmes réalisateurs et réalisatrices et le même travail.

L’intérêt, c’est de montrer aussi des films du monde entier, d’avoir différentes manières de jouer et langues.

E.U : Oui, différentes sensibilités, cultures, visions. J’ai l’impression que c’est aussi célébrer le cinéma d’un peu partout. Quand je vois des films de jeunes brésiliens ou argentins, je dis : « Waouh » ! Les Argentins, avec le nouveau gouvernement, vont passer 4 ans sans pouvoir faire de cinéma. Du coup, leur donner de la place ici, c’est immense.

Est-ce que parfois, tu as l’impression que c’est politique ?

E.U : Tout est politique. L’art est politique.

Propos recueillis par Katia Bayer

Agathe Bonitzer : « Sur un plateau, c’est l’intuition qui prend le relais »

Découverte du côté de chez sa mère Sophie Fillières avec son rôle de fan incontrôlable dans Un chat un chat, ou encore en sœur dans La Religieuse de Guillaume Nicloux, Agathe Bonitzer était cette année sur la Croisette en tant que membre du jury du Prix de la Citoyenneté. Elle présentait également en ouverture de la Quinzaine des Cinéastes le film Ma vie, ma gueule, réalisé par sa mère, dont elle a dirigé le montage final avec son frère Adam Bonitzer. Rencontre.

Dans le film de votre mère Ma vie, ma gueule, il y a une scène bouleversante où les enfants du personnage interprété par Agnès Jaoui se replongent dans les poèmes de leur mère et essayent de réinterpréter leur sens. Était-ce ce que vous avez expérimenté durant le montage du film ?

Agathe Bonitzer : Il est vrai que dans le film, les enfants se replongent dans les cahiers en se demandant si leur mère n’est pas encore dérangée ou si c’est juste de la création. Donc oui, d’une certaine manière, c’est ce qu’on a fait avec mon frère. Après, cette quête de sens des images, nous n’avions pas à la faire parce que nous connaissions déjà le sens du film que voulait donner notre mère. Elle nous a donné des indications et nous en avons beaucoup parlé, donc il n’y avait pas cette recherche. Nous voulions juste faire advenir le film tel qu’il devait être et nous nous sommes attelés à cela, en prenant appui sur une base solide.

Est-ce que le fait d’avoir repris le montage vous a donné envie de passer derrière la caméra ?

A.B : Écoutez, non, pas tellement, je dois dire que c’était quand même beaucoup de pression. J’aime bien l’idée de faire un film et j’en ai déjà eu envie, je sais que mon frère, lui, veut passer derrière la caméra. Mais je trouve que cela demande tellement de ténacité, ne serait-ce que pour créer et partir en quête de financement. Faire des choix, que ce soit pendant le tournage ou en périphérie du projet, est quelque chose que je trouve très difficile.

Pourtant, cette notion de choix se retrouve dans votre travail d’actrice.

A.B : En tant qu’actrice, on est quand même sacrément dirigé et c’est quelque chose que j’adore : faire partie d’une vision et aller dans le sens que le réalisateur ou la réalisatrice veut que je prenne. Cependant, il y a aussi beaucoup d’inconscient quand je joue ; je suis juste mon instinct et les notes du réalisateur ou de la réalisatrice.

« Bird »

Vous êtes ici en tant que membre du jury du Prix de la Citoyenneté, qui récompense un film de la sélection officielle représentant des valeurs humanistes (attribué finalement à Bird de Andrea Arnold, NDLR). Dans le contexte du festival, quelle est pour vous l’importance de ce prix ?

A.B : Il a une grande importance. C’est un prix récent et je trouve que l’idée de récompenser un film qui déploie une pensée humaniste est réellement importante pour l’époque dans laquelle nous vivons. À un moment où toute forme de citoyenneté et, en tout cas, d’humanisme est fortement menacée, je suis super fière de faire partie de ce jury. C’est intéressant de voir tous ces films. Je pense aussi que ce prix doit être décerné à un vrai objet de cinéma, qui me plaise en tant que tel.

Ce n’est pas votre première expérience en tant que jurée, puisque vous faites partie du jury Jean-Vigo qui récompense de nouvelles voix et que vous avez fait partie de l’atelier d’écriture féminin de la Quinzaine, ici, à Cannes. En quoi l’émergence de nouvelles voix alternatives est-elle importante pour vous ?

A.B. : Oui, en effet, je suis marraine de la Quinzaine en Actions, où j’ai pu lire des scénarios écrits dans le cadre de l’atelier Parcours de Femmes. C’est hyper important pour moi de soutenir de nouvelles voix, que ce soit à travers les premiers longs-métrages ou via des courts-métrages, qui sont la voie principale pour ensuite faire des longs. Un cinéaste doit se construire, pouvoir faire des erreurs, et je trouve cela très important de soutenir ces voix. C’est Justine Triet qui disait dans son discours de l’année dernière l’importance de pouvoir faire des erreurs, d’essayer des choses et de trouver son chemin. Et pourtant, on constate que c’est de plus en plus difficile pour les cinéastes de trouver des financements et d’exister au-delà d’un premier long-métrage.

Vous avez fait partie l’année dernière du comité de sélection des courts-métrages de la Quinzaine des Cinéastes. Est-ce que cela vous a permis de mettre en avant une certaine forme de diversité ?

A.B. : Oui, je le pense, et ce que j’ai pu remarqué en recevant des films, c’est l’insuffisance des moyens alloués aux cinéastes de certains pays. Par exemple, il est vrai que nous avions reçu moins de films d’Afrique subsaharienne, et pour moi, l’une des problématiques est de pouvoir offrir plus d’accès au cinéma dans des zones où la culture est moins accessible. C’est pour cela notamment que j’avais envie de participer à la Quinzaine en Actions, parce que c’est vraiment un projet qui essaie de rendre la culture plus accessible, que ce soit en France ou dans d’autres pays. Nous avons besoin de ces points de vue, de cette mosaïque du monde.

« Ma vie, ma gueule »

Quand on voit le contexte actuel et les réformes à venir, est-ce que cela vous inquiète pour le cinéma français ?

A.B : Oui, oui, je suis très, très inquiète. Heureusement, en France, nous sommes particulièrement chanceux par rapport à d’autres pays. Quand je raconte combien il a été difficile de financer le film de ma mère dans lequel figure Agnès Jaoui, les gens tombent des nues, pensant que la France est le pays où tous les films se font facilement. Je vois aussi la difficulté à faire des films indépendants dans des pays comme l’Allemagne ou l’Italie. Cependant, je constate aussi qu’en France, depuis des années, il devient de plus en plus difficile de faire des films et que les écarts se creusent entre les films à gros budget qui ne rapportent pas forcément beaucoup et les films qui se financent avec moins d’un million d’euros, obligeant des réalisateurs, même connus, à revoir leurs scénarios. Et sans parler de toute la précarisation des festivaliers, des programmateurs et programmatrices. Pour moi c’est  hyper important qu’on les entende et qu’on puisse encadrer ces métiers avec des conventions collectives . C’est pour cela que je suis à fond derrière des collectifs comme « Derrière l’écran, la dèche » parce que moi, je vois des amis qui n’arrivent pas à en vivre après 20 ans de carrière.

Comme vous l’avez mentionné, vous êtes très attachée au court-métrage, vous avez pu jouer dans des films comme L’Autre Louis ou Safety Matches. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce format en tant qu’actrice ?

A.B. : Pouvoir travailler avec de jeunes cinéastes m’intéresse. J’aime dialoguer avec quelqu’un qui n’a pas encore réalisé et dirigé beaucoup de films, quelqu’un qui est au début de sa carrière, je trouve cela très rafraîchissant. Et puis avant tout, c’est parce que les projets me plaisent, que je les trouve bien écrits et qu’il y a quelque chose à jouer qui m’intéresse. Pour moi, que ce soit du long ou du court, tant que ça me plaît, je le fais.

D’habitude, les acteurs commencent par le court pour ensuite passer au long, vous, c’est l’inverse.

A.B : Oui, c’est vrai qu’en ce moment je fais plus de courts-métrages que quand j’étais jeune, mais je ne pourrais pas vous dire pourquoi. Cela peut être circonstanciel ou hasardeux, en tout cas, ça me plaît et je ne compte pas m’arrêter d’en faire.

Y a-t-il pour vous une différence dans la façon dont vous abordez un rôle dans un long-métrage, un court-métrage ou encore au théâtre ?

A.B : Pas tellement. Comme j’ai pu le dire, c’est avant tout très intuitif et je me repose beaucoup sur le scénario. Mais je pense que cela dépend d’où je pars et s’il y a beaucoup de texte à apprendre ou pas. Je me souviens même d’une fois où j’ai joué le rôle d’une fille qui travaillait dans la fusion-acquisition. Je me suis un peu renseignée pour comprendre ce que je disais, parce que j’avais l’impression de parler une langue étrangère. Mais je ne suis pas quelqu’un qui travaille à fond. Je ne sais pas trop ce que cela signifie de travailler énormément un rôle, je le sens, mais c’est l’intuition qui prend le relais.

« Moi aussi »

Récemment, on a pu voir des auteurs comme Judith Godrèche se réapproprier ce format comme un objet hybride et militant (avec son court Moi aussi, NDLR). Quel est votre point de vue là-dessus ?

A.B : Je n’ai pas eu l’occasion de le voir, mais je connais bien Judith et je trouve cela super dans notre contexte que la parole se libère et qu’on puisse inciter les autres à témoigner et à parler à travers le médium cinématographique.

Propos recueillis par Dylan Librati

V comme Very Gentle Work

Fiche technique

Synopsis : Entre documentaire, fiction et essai, une cartographie alternative de Manhattan, qu’une voix off méthodique renvoie aux multiples actions violentes de mouvements révolutionnaires dont New York fut le théâtre. Son appétence pour la topographie et les archives peut rappeler les livres de Sebald.

Genre : Essai, documentaire, fiction

Durée : 24’

Pays : États-Unis

Année : 2024

Réalisation : Nate Lavey

Scénario: Nate Lavey

Montage : Nate Lavey

Image : Nate Lavey

Son : Nate Lavey

Musique : Julie Harting, Gershon Sirota, Kimiko Douglass-Ishizaka

Voix-off : James Loop

Production : Claire Devoogd

Article associé : la critique du film

Very Gentle Work de Nate Lavey

Ne vous êtes-vous jamais interrogé sur ce que votre immeuble pourrait vous raconter de son histoire, de ce dont il a pu être témoin, sur les personnes qui ont foulé le même trottoir que vous, utilisé les mêmes transports que vous, en somme, sur l’histoire de votre rue, de votre quartier, de votre ville ? C’est de cette interrogation et d’une rencontre qu’est né Very Gentle Work de Nate Lavey, présenté cette année à la Quinzaine des Cinéastes. En effet, c’est lors d’une cérémonie de Kol Nidrei, une prière qui ouvre l’office religieux de Yom Kippour, que notre narrateur fait la rencontre de Morris, qui va lui faire découvrir l’histoire des luttes politiques inhérentes à New York.

Le film se caractérise avant tout comme une errance, une balade dans les quartiers qui symbolisent aux yeux du grand public ce qu’est ou pourrait être New York. Nous errons ainsi, en tant que spectateurs, dans un Manhattan dont la quotidienneté crépusculaire semble s’être figée dans un hiver en attente des premiers flocons de neige. Et cela, nous pouvons le souligner dès son prologue. Dès son premier plan, le film s’attaque à un Manhattan, et plus largement à un New York vide, limite anti-spectaculaire, dont le gigantisme des gratte-ciel est vite échangé avec l’intimité d’un hall d’immeuble. Une déambulation qui, au fur et à mesure, va basculer du côté de l’investigation sur ce qu’il se trouve derrière la coulée de béton, sur la forêt cachée par l’arbre. Le film se révèle ainsi d’une beauté âpre, rêche et dure à appréhender pour le spectateur qui, dès le début du film, est stimulé par plusieurs informations inédites, et cela à travers l’utilisation de la voix off.

Au cœur de ce dispositif se trouve une envie de la part de son auteur Nate Lavey de faire une sorte de cartographie des luttes, et surtout des luttes juives, qui ont façonné le New York que nous connaissons. En se plongeant dans ces archives, le réalisateur se confronte à une diaspora et à la lutte inhérente à cette dernière, cette envie d’autodétermination ou même de vengeance traitée comme un devoir religieux, presque angélique. Une violence qui nous est contée par une voix off et qui laisse place à l’imagination et à notre propre subjectivité en tant que spectateurs face aux exactions des luttes ici portées. La seule violence étant invisible, celle d’une ville en proie à une gentrification qui a mis de côté l’histoire de ces luttes, laissant place à un vide, un vide qui prend toute la place dans le cadre. Ainsi, dans la propreté de Wall Street, il ne reste plus rien de ces luttes, chaque plan essayant de capturer ce vide se révélant comme un deuil, un kaddish en hommage aux fantômes qui restent.

À travers cet objet hybride entre documentaire et fiction, le narrateur effectue son propre « Kol Nidre », sa propre rédemption d’une ville fantôme dont tout est hors-champ. Cela va jusqu’au personnage de Morris, élément déclencheur de l’histoire, qui ne restera jusqu’à la fin qu’un dialogue, rien de plus. Avec une grande fluidité et maîtrise, le film distille des clés d’appréhension de son monde et de ce qui interroge son auteur, Nate Lavey, c’est-à-dire l’histoire autour des monuments qui composent la Grosse Pomme.

Tout ce dispositif relevant du film de fantômes est traité ici avec une maestria dans la simplicité de sa narration. En effet, pendant tout le film, Nate Lavey investit une mise en scène glaciale, immobile, et dont les rapports de grandeur nous sont faussés par l’utilisation de longues focales. Une mise en scène de l’absence qui transfigure son sujet et transforme New York en un espace liminal, en dehors du temps, comme le purgatoire des exactions passées. Un travail qui rappelle l’expérimentation de Chris Marker ou encore l’invention visuelle récente de Kane Pixels avec les backrooms. Une mise en scène qui vire au vertigineux, notamment dans son introduction.

Tout cela est appuyé par un travail du son organique qui participe à notre confusion en tant que spectateurs quant à l’objet que nous observons. Entre musique analogique et voix off numérique, entre documentaire et fiction, nous nous questionnons tellement ce film vient éveiller des questionnements inhérents à la ville de New York et notre rapport à l’histoire qui nous entoure. Une histoire qui s’incarne par l’utilisation de musiques aux sonorités yiddish et en ouvrant son film sur le cantor « Kol Nidre » Ghershon Sirota.

Comme l’a très bien dit Joe Keery dans sa musique « End of Beginning », nous pouvons peut-être quitter une ville, mais cette ville et son histoire ne nous quittent jamais. Comme Very Gentle Work qui nous prend au corps et nous laisse a la fin avec un vague à l’âme qui nous renvoie a l’œuvre de T.S Eliot.

Dylan Librati

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Guil Sela : « Le cinéma, c’est l’art de montrer et non de juger »

Originaire d’Israël, Guil Sela émerge comme un talent au style et au point de vue uniques, lui qui a déjà œuvré en tant que photographe avec son exposition « La Note Bleue ». Avec Montsouris, lauréat du Prix Découverte Leitz Cine du court métrage à la Semaine de la Critique, il interroge la place du filmeur dans notre société, le tout avec un humour qui nous met dans un immense malaise. Le temps d’un entretien, il revient sur les origines de son projet ainsi que ses envies pour la suite.

Format Court : Si tu pouvais parler de toi et de ton cinéma, que dirais-tu ?

Guil Sela : Je ne sais pas trop… Je dirais que depuis que j’ai arrêté mon travail pour devenir réalisateur et photographe professionnel, je vois tout ce qui m’entoure à travers un prisme cinématographique. Mes travaux sont pour moi un refuge. J’adore ce chemin, toutes les étapes qui mènent à la réalisation d’un film et c’est réjouissant d’être à Cannes et de rencontrer des personnes pour qui le cinéma a la même importance!

Si tu pouvais pitcher Montsouris, que dirais-tu ?

G.S : C’est très difficile puisqu’il faut savoir que c’est un film que j’ai fait très vite, sans producteur, donc je n’ai jamais vraiment eu à me poser la question de comment pitcher le film, ou à écrire de note d’intention. Mais je pourrais dire que c’est à la fois un film sur l’acte de création, la recherche du sujet, et un film sur la quotidienneté et le hasard.

Qu’est-ce que ça te fait d’être sélectionné à la Semaine de la Critique ici à Cannes ?

G.S : Ça fait bizarre de voir toute cette émulation, de voir les gens autant réagir aux séances et de voir les personnes autour prendre le cinéma autant au sérieux. Ça me fait réfléchir à la question posée par le dernier film de Dupieux, le cinéma sert-il à quelque chose ?

D’où vient ton envie de faire ce film et de le situer dans ce décor qu’est le parc Montsouris ?

G.S : En fait, le parc Montsouris est un parc où j’allais beaucoup quand j’étais enfant, après mon arrivée en France. Cependant, ce n’était pas le point de départ du film. L’envie de faire Montsouris est venue d’une insatiable envie de tourner quelque chose. C’était à un moment où tous mes projets étaient en recherche de financement et j’en avais marre d’attendre. L’idée initiale était de pouvoir tourner rapidement. Je me suis dis qu’il fallait que je simplifie mon cinéma et que j’écrive un film qui se déroule dans un seul décor. Je cherchais le décor parfait pour la réaliser. J’ai choisi un parc parce que, pour moi, c’est un endroit paisible, où ont lieu de nombreux micro-évènements intéressants. Et le parc Montsouris, avec sa colline, offrait un point de vue panoramique dont chaque recoins me plaisaient.

On peut voir que c’est un film très direct aussi dans son propos.

G.S : Oui, c’était l’une des envies du film : faire un film très concret et puiser directement dans mes problèmes et dans mes questionnements, et il se trouve que mes questionnements se rapportent souvent à cette question du hasard de la création, et de ce qui est intéressant ou non.

Tu as pu qualifier Montsouris de film produit avec trois bouts de ficelle. Est-ce que, pour toi, cette contrainte est stimulante ?

G.S : Oui, et c’était d’autant plus stimulant pour moi et pour toute l’équipe de pouvoir faire un plan-séquence de 11 minutes, et encore plus en argentique, ce qui nous oblige à minimiser le nombre de prises. Même pour les comédiens, leur donner ce long espace de jeu leur a permis de vivre une expérience différente de d’habitude, et d’avoir le temps, de s’immerger dans le personnage, de s’auto-évoluer, et de se corriger au sein même d’une prise.

Comment s’est passée la préparation avec les comédiens ? Y a-t-il eu de la place pour de l’improvisation ?

G.S : En fait, nous étions principalement conditionnés par le dispositif de mise en scène. Sachant que nous tournions en argentique et que nous n’avions que quatre essais, il n’y avait pas de place pour l’erreur. En revanche, il y a eu un gros travail de préparation où nous avons fait des sessions d’improvisation pour ensuite adapter les personnages aux acteurs qui les interprétaient. Donc je dirais que le travail d’improvisation s’est fait en amont.

Dans le film, on peut retrouver Martin Jauvat, que l’on connaît pour son travail en tant que réalisateur avec des films comme Grand Paris. Comment es-tu arrivé à travailler avec lui ?

G.S : Martin est quelqu’un que j’ai eu la chance de rencontrer en festival. Son humour et son inventivité étaient évidentes. Ce qui m’intéressait avec Montsouris, c’était de le faire jouer à contre-emploi. Je sais que quand il a lu le scénario, il m’a dit qu’il se serait plutôt attendu à ce qu’on lui propose le rôle de celui qui se fait voler sa roue. J’aime bien, quand j’ai peur qu’un rôle soit trop caricatural, prendre un acteur et le mettre à contre-emploi. Cela donne un résultat plus vivant et incongru. C’est en ce sens que nous avons travaillé avec Martin. Et je le remercie encore de toute l’énergie comique qu’il a déployé pour le film.

Ton film va chercher dans le drame autant que dans la comédie. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce mélange des genres ?

G.S : Je ne le vois pas comme un mélange des genres, mais plutôt comme une retranscription de la vie. Pour moi l’humour est partout, il se cache même derrière le drame. L’idée de Pierre qui se fait voler sa roue m’est venue du fait que je m’étais fait cambrioler à Naples et, quelques minutes après, je me suis surpris à avoir un fou rire à cause d’un détail. L’humour, pour moi, ce n’est pas vraiment des blagues, mais juste une prise de recul, c’est chaque situation prise en plan large.

Qu’est-ce que ton travail en tant que photographe t’a apporté en tant qu’auteur ?

G.S : En fait, mes films naissent souvent d’une idée visuelle, d’une image forte, et c’est de cela que découlent ensuite l’histoire et les dialogues. Pour prendre l’exemple de Montsouris, je savais dès le début que je voulais que ce soit un film de parc. J’avais l’atmosphère visuelle avant d’avoir les péripéties. Je viens aussi de l’argentique, donc je connais la valeur d’une bobine et d’un plan. J’ai toujours eu une fascination pour des réalisateurs-photographes comme Antonioni, car je me reconnais dans leur recherche du beau au-dessus de l’envie narrative. Personnellement, au cinéma, je ne m’ennuie jamais quand l’image est magnifique, même si l’histoire ne m’intéresse pas forcément, et cela, je le puise de mon rapport avec la photo.

Dans une époque du tout numérique, tu choisis l’argentique. Qu’est-ce qui t’y intéresse ?

G.S : Déjà, je tiens à dire que je ne me définis pas comme un anti-numérique. D’ailleurs, j’ai tourné un autre film en numérique récemment. J’adapte juste ces techniques à mes projets. Cependant, pour moi, à l’époque de l’argentique, le cinéma bénéficiait d’une plus grande aura car le procédé la détachait de tous ses cousins éloignés. La qualité des couleurs de l’argentique et son grain ne sont pas reproductibles. Mais comme je te l’ai dit plus tôt, ce qui m’intéresse avec l’argentique, c’est la rareté, c’est le moment avant de chercher une bobine ou de déclencher son appareil photo. Une rareté qui me met dans une réelle position de désir et de concentration quant à ce que je filme, et qui a le mérite d’extraire cette image du flux numérique constant.

Tu as pu étudier notamment à l’Inasup. Qu’est-ce que ça t’a apporté en tant que cinéaste ?

G.S : Je me suis dis que j’allais apprendre le cinéma via des livres, en regardant des films et en filmant de mon côté. Et pour l’Ina, c’est grâce à une amie qui m’a encouragé à passer le concours, mais c’est une école de production et pas de réalisation. Cela m’a été très utile pour connaître l’écosystème du cinéma et m’a permis ensuite, avec Montsouris, de réaliser un projet auto-produit. Je me pose beaucoup de questions sur ce que j’ai réellement appris en formation ou juste par l’expérience sur les tournages. Orson Welles disait que le cinéma s’apprend en une demi-journée et je trouve qu’il y a du vrai là-dedans.

« Blow-Up »

Dans ton film, on peut voir, par sa mise en scène, une filiation avec le cinéma de De Palma et son film Blow Out. Était-ce une de tes inspirations ?

G.S : Je pense que mon film se rapproche peut-être plus de Blow-Up d’Antonioni que de Blow Out de De Palma, par l’utilisation de la pellicule. Je me souviens que quand j’ai vu Blow-Up, j’avais réalisé à quel point un film était bien plus qu’une simple histoire. C’était à un moment de ma vie où je voyais beaucoup de films américains à scénario, et le travail d’Antonioni m’a permis de découvrir d’autres propositions de cinéma presque irréelles. Après, cette thématique d’être témoin de quelque chose vient aussi beaucoup de mon travail photographique et de films comme Fenêtre sur cour ou de propositions plus politiques comme Aucun ours de Jafar Panahi.

Dans le film de Panahi, on retrouve aussi le même dilemme moral sur la place des images.

G.S : Oui, il y a dans Montsouris un questionnement sur ce que l’on fait des images quand on est un réalisateur ou une réalisatrice. Est-ce qu’on doit apposer un jugement moral sur l’image ou simplement la partager et montrer ce qu’il se passe dans le monde ? C’est un dilemme que je pense très important aujourd’hui, à un moment où l’on demande de plus en plus aux artistes de se positionner sur les grandes questions de notre époque. Cependant, je ne sais pas où me positionner par rapport à ce questionnement, tellement pour moi, le cinéma, c’est l’art de montrer et non de juger. C’est pourquoi, au départ, je trouve ça antinomique de juger quand on est cinéaste. Mais quand je vois toutes les atrocités dans le monde, je me dis qu’on ne peut pas rester dans nos tours d’ivoire à ne rien faire. Donc en résumé, je ne sais pas trop.

Qu’est-ce qu’on peut attendre de toi dans le futur ?

G.S : Mon film Santa Maria Kyoko, que j’ai co-réalisé avec mon ami Félix Loizillon, est sélectionné à Côté Court à Pantin. En ce moment, je suis en pleine préparation pour le tournage de mon prochain film, No skate! qui se déroulera dans la foule des Jeux Olympiques, avec Raika Hazanavicius et Michael Zindel. Et pour mon premier long-métrage, je réfléchis !

Propos recueillis par Dylan Librati

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La Palme d’or et la Mention spéciale du court 2024 !

Ça y est ! Cannes, c’est terminé. Du côté des courts, deux films ont été distingués lors de la cérémonie de clôture de la 77ème édition du festival par le Jury récompensant à la fois les films de l’officielle et ceux de la Cinef.

La Palme d’or du Court métrage 2024 a été remise au film croate The Man Who Could Not Remain Silent de Nebojša Slijepčević

Une Mention Spéciale a également été attribuée au film portugais Bad for a moment de Daniel Soares

Les belles cicatrices de Raphaël Jouzeau

Difficile de mettre des mots sur ce dernier café au goût amer, cet au revoir un peu fuyant et douloureux. À la table d’un restaurant, Gaspard et Leila se regardent, se souviennent et essaient de se parler – en vain. Avec douceur, Raphaël Jouzeau traite de la rupture entre deux êtres dans son premier court-métrage d’animation professionnel Les belles cicatrices, en compétition officielle cette année au Festival de Cannes.

Gaspard a besoin d’une bière pour se mettre à parler. On entend ses pensées, interrompues par l’arrivée de Leila, qui elle, commande un café. Les questions sont vagues, les regards tristes. La distance des deux personnages, seulement séparés d’une table, font d’eux des presque inconnus. Il y a comme une timidité de la première rencontre, celle de l’après, où les paroles sont prononcées à demi-mot et les voix s’écrasent sur le sol. Le contraste entre la voix claire de Leila, et celle basse, broyée par la douleur de Gaspard, interprétées respectivement par Fanny Sidney et Quentin Dolmaire, est prenant.

Dans un mélange bleu, rouge, noir, vermillon, Gaspard et Leila se remémorent leurs souvenirs communs. Tout commence quand Leila lui rend son pull : le café se transforme en une soirée alcoolisée. Le bleu électrique et la musique mouvante en font un songe presque irréel. Cet effet est brisé par la discussion qui continue entre les deux, spectateurs omniscients de leur propre mémoire, se disputant le souvenir. La consommation d’alcool est abordée de façon subtile et réaliste, et est le grand sujet de ce court-métrage. Chaque souvenir, chaque parole en est empreint, surtout chez Gaspard, moins timide après deux bières.

La magie de ce court se révèle lorsque Gaspard, bouleversé par la situation, se réfugie sous la table du restaurant. Leila le rejoint, et la nappe se transforme en rideau, rideau qui s’ouvre sur cette immense plage jaune orangée. Les deux s’assoient sur le sable et regardent leur passé, courir sur la plage, se baigner, rire. Le ciel ressemble à une aquarelle, les couleurs sont chaudes : c’est que le souvenir est réconfortant, on aime s’y plonger, surtout lorsqu’on se quitte. Cette nouvelle parenthèse rend de façon particulièrement juste les sensations de l’au revoir, entre ce qui est dit et ce qui est pensé.

Sous la table – ou sur la plage, on assiste à la discussion la plus intime et on comprend d’où vient la mystérieuse cicatrice sur la joue de Gaspard. On est pris par le tourbillon effrayant des vagues, dont l’image filmée contraste avec les personnages animés qui s’y débattent, notamment Leila qui semble noyée par cette réalité. Entre les souvenirs au bord de la mer et le silence embarrassant au café, marqué de tintements de verres et de petites voix, on assiste à ce dernier au revoir, qui nous prend le coeur tant par sa poésie de couleurs que par la triste beauté de cette mémoire partagée.

Amel Argoud

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B comme Les belles cicatrices

Fiche technique

Synopsis : Gaspard aime toujours Leïla. Un mois après s’être quittés, ils se retrouvent dans un bar bondé. Alors que le rendez-vous tourne mal, Gaspard se réfugie sous la nappe, loin des regards et plus près des souvenirs.

Genre : Animation

Durée : 15′

Pays : France

Année : 2024

Réalisation : Raphaël Jouzeau

Scénario : Raphaël Jouzeau, Pierre Le Gall

Montage : Thomas Grandremy, Billie Belin

Musique : Pierre Oberkampf

Son : Paul Jousselin

Voix : Fanny Sidney, Quentin Dolmaire.

Production : Balade Sauvage Productions

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Mo Harawe : « Chaque film est un langage visuel »

Interviewé il y a seulement un an sur notre site, Mo Harawe a réalisé The Village Next to Paradise, un premier film sélectionné dans la catégorie Un Certain Regard, en lice pour la Caméra d’or 2024. Solaire, centré sur un trio (père-soeur-enfant) en proie à la lutte, au dépassement de soi et au contexte politique et culturel, le film a comme ancrage la Somalie, terre d’origine du réalisateur et d’inspiration pour ses précédents courts dont le très poignant Will My Parents Come to See Me ?, Grand Prix international au Festival de Clermont-Ferrand 2023. Le passage au long marque aussi une première exposition cannoise pour Mo Harawe, enchaînant les entretiens, sur le bateau Arte.

© Doris Erben

Format Court : Le travail sur The Village Next to Paradise a commencé il y a 6 ans. Tu devais être en train de travailler sur le scénario quand tu as fait ton dernier court, Will My Parents Come to See Me ? En quoi tes courts-métrages t’ont aidé à préparer ce premier long-métrage ?

Mo Harawe : Cela m’a beaucoup aidé. Mon dernier court-métrage se passait en Somalie, ce film-ci aussi. J’ai pu voir la différence entre les tournages. J’ai pu aussi appréhender l’endroit, le paysage, et les gens, et aussi d’une certaine manière préparer mon équipe.

L’exercice d’un premier film est complexe. Comment as-tu préparé le scénario ? Comment as-tu travaillé avec cet environnement autour de toi ?

M.H. : La préparation n’a pas été très importante, parce que nous n’avions pas beaucoup de temps. Je pense que l’idée était vraiment de sauter dans l’eau froide. C’est littéralement comme ça que nous avons abordé ce film, parce que je suis sûr que si nous nous étions préparés, nous aurions vu à quel point cela allait être difficile. Si on avait su, on aurait put-être abandonné.

Nous avons tourné le film pendant trois mois, il y a eu 64 jours de tournage. Quand on fait un court-métrage, on ne tourne que quelques jours. Nous nous sommes donc jetés à l’eau et nous avons tout découvert en faisant le film, d’une certaine manière, parce que c’était aussi l’esprit du film. Je ne pense pas que nous aurions pu nous préparer à cela. On a tourné le film au fur et à mesure. On allait sur le lieu de tournage, si on ne trouvait pas ce qu’on voulait, on tournait quelque chose d’autre.

Tu as grandi à Vienne, tu y vis toujours. Ça a dû être un nouveau pays, une nouvelle langue pour toi. Tu n’es pas le premier à revenir à tes racines, au cinéma, surtout dans un pays où le cinéma n’est pas si présent. Comment vois-tu la situation en Somalie ?

M.H. : Beaucoup de contenus en ligne sont créés aujourd’hui en termes de cinéma, et je pense que l’avenir est prometteur. L’espace numérique, les médias sociaux, tout cela est en train de changer. Les gens créent leurs propres contenus, même en privé. Je pense donc que c’est une meilleure période, où il y a plus d’opportunités, où les connaissances sont plus accessibles qu’il y a, je ne sais pas, 15-20 ans, disons.

Comment as-tu appris à diriger tes acteurs ? Je ne sais pas si ce sont des professionnels ou non.

M.H. : Oui, ce sont des professionnels, je les appelle comme ça. Ce sont des acteurs non formés. Ils étaient les personnes qu’il fallait devant la caméra. Et pour la réalisation, ça a juste été une chose intuitive.

Te souviens-tu de la raison pour laquelle tu as voulu faire des films ? Est-ce aussi une question d’intuition ?

M.H. : Je suppose que c’est lié à la façon dont on veut s’exprimer. On exprime ce que l’on ressent dans un film, on pense à ce qu’il sera.

As-tu essayé un autre médium ?

M.H. : Non, pas vraiment.

Comment envisages-tu toute cette promotion à Cannes ? Tu déjà remporté des prix, tu as déjà participé à des festivals, tu connais un peu ça…

M.H. : Avec les courts-métrages, oui. J’ai eu l’expérience des festivals et de ce genre de choses, mais bien sûr, là, c’est complètement différent. L’exposition est beaucoup plus grande. J’ai des interviews, des séances photos et tout le reste. Mais je fais avec comme ça vient. J’essaie de prendre les choses avec légèreté. Je le vois comme un travail.

Will My Parents Come To See Me ? était très sombre, il se passait dans un prison. Une partie de ton log se déroule également dans une prison. Sur le plan visuel, as-tu senti que les choses étaient différentes pour toi ? Que tu voulais montrer la Somalie d’une autre manière ?

M.H. : Chaque film est un langage visuel d’une certaine manière. Il n’y a que des couleurs dans ce projet. C’était donc clair pour moi. Ce film était complètement différent de ce que j’avais fait avant. Les couleurs devaient dépendre de l’histoire et du film et aussi de ce qu’on obtenait, comme les lieux par exemple. Beaucoup de décisions sont parfois d’ordre pratique.

Fais-tu des photos en parallèle de tes films ?

M.H. : Non, je n’en fais pas. Je les garde pour les films.

Comment se passe ta vie, d’ailleurs, quand tu ne filmes pas ?

M.H. : Je suis normal. Ma vie est ennuyante, tranquille. Je passe du temps chez moi, à la maison.

Est-ce que le court t’intéresse encore ?

M.H. : Oui. J’ai l’impression que le court est indépendant, vraiment. C’est une autre langue. S’il y a une histoire, c’est bon pour un film, qu’il soit court ou long.

Tu vis à Vienne, penses-tu qu’un jour, tu seras inspiré à l’idée de faire un film en Europe ?

M.H. : Bien sûr. Et j’espère que je le ferai. Ça pourrait être agréable. Je dois juste trouver une histoire.

Propos recueillis par Katia Bayer