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S comme Sous le soleil

Fiche technique

Synopsis : La Chine d’aujourd’hui. Un incident. Deux familles impliquées. Rien de nouveau sous le soleil.

Genre : Fiction

Durée : 19’02’’

Pays : Australie, Chine

Année : 2015

Scénario, montage et réalisation : Qiu Yang

Interprétation : Ping Zhu, Weiming Gong, Zhongwei Sun, Lihong Bai.

Production : Victorian College of the Arts, School of Film and Television
 (Australia)

Articles associés : la critique du film, l’interview de Qiu Yang

Sous le soleil de Qiu Yang

Une femme trébuche en sortant du bus. Un adolescent témoin de la scène accompagne à l’hôpital la blessée qui sombre dans le coma. La famille de la victime accuse alors le garçon d’avoir lui-même provoqué l’accident et demande une réparation monétaire à ses parents… En dépit d’un pitch qui devrait d’ordinaire donner suite à une enquête et au triomphe de la vérité, le réalisateur Qiu Yang préfère effectuer une étude des mœurs et des comportements de ses compatriotes.

« Sous le Soleil » est le court-métrage de fin d’études de Qiu Yang. Sélectionné dans la compétition internationale du festival de Clermont-Ferrand, le métrage se démarque dès ses prémisses par la simplicité de sa mise en scène et le point de vue magnanime que l’auteur pose sur un fait divers récurrent en son pays – les arnaques et chantages en tout genre.

L’approche minimaliste employée par Qiu Yang n’est pas une facilité, c’est la preuve d’un récit maitrisé dont chaque élément est soigneusement pesé et ordonné afin de lui donner la place appropriée pour porter le récit au-delà de la simple chronique de faits divers. La mise en scène du « fait » lui-même, l’accident ou l’agression c’est selon, est un exercice de haute voltige cinématographique – un plan séquence de 2 minutes et 30 secondes alignant un travelling avant, un panoramique et un zoom. Dans le même cadre, l’auteur plante le décor, présente l’adolescent, l’accompagne jusqu’au bus qu’il attend, le bus arrive et s’arrête au devant du garçon, une passagère avance vers la sortie que nous ne voyons pas, puis le moteur s’arrête et du silence surgit la voix hors cadre du chauffeur qui demande ce qui est arrivé à la passagère. La scène se clôt sans qu’il nous ait été donné de voir l’accident, la victime, ou l’agresseur présumé, nous laissant dépendant des propos que chacune des « parties civiles » tiendra par la suite sans autres preuves que leurs paroles.

Il y a quelque chose d’hitchcockien dans la grammaire cinématographique de Qiu Yang. La façon dont l’auteur découpe constamment ses cadres et orchestre le mouvement des corps pour ne nous donner que ce qui est nécessaire – et tout ce qui est indispensable – sans jamais nous laisser assez d’indices pour supposer plus loin que ce que l’image ne nous montre. En 19 minutes, et seulement 14 plans, le réalisateur multiplie les cadres dans le cadre, et dose ses mouvements de caméra pour ne jamais sombrer dans le superflu et la prouesse gratuite. Les choses arrivent naturellement, comme « en vrai », elles sont en elles-mêmes et c’est au cinéaste qu’il revient de les condenser en un tout cohérent.

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C’est toute la singularité de ce point de vue qui fait la beauté du film. Avant que le générique ne referme l’image, Qiu Yang capture les réactions et conséquences de cet incident sur les deux familles. Ainsi, nous savons pourquoi les protagonistes réagissent de telle ou telle manière, sans jamais savoir s’ils sont dans leurs droits de le faire. Et si dans ce papier les personnages sont anonymes, c’est qu’ils le sont également dans le film. Ils sont la mère, le père, la sœur, le frère, le fils, ils sont des personnes que l’on « connaît », ils ont des mobiles propres qui ne leur sont pas exclusifs. Le film s’émancipe de la chronique particulière pour se harnacher à l’individu et ses particularités.

Point d’orgue d’un film généreux, un détail de la dernière scène, un enfant qui détale dans une rue sombre pour ne pas être dérangé par les cris d’un supplicié (ni tenté d’intervenir lui-aussi ?), illustre une ultime fois l’absence de besoin de justice lorsque celle-ci implique un potentiel péril financier. Il ne vaut mieux pas se mêler des affaires des autres, y compris à leurs dépends, si cela peut coûter cher. Désormais, seule prévaut la santé économique dans un pays à la croissance exponentielle dont tout le monde ne profite pas, et dont chacun est convaincu que l’autre en profite bien assez.

Avec « Sous le Soleil », Qiu Yang trace avec parcimonie et humilité le portrait d’une humanité prête à s’adonner à de basses pratiques si elles lui sont favorables. Lucide et poétique, on ne s’étonne plus de l’attention soutenue que « Sous le Soleil » a reçu de nombreux festivals en un peu moins d’un an, y compris celle de la Cinéfondation cannoise qui l’inclue en compétition officielle en mai 2015.

Gary Delépine

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Soirée Format Court, jeudi 18 février 2016 au Studio des Ursulines

Jeudi 18 février 2016, à 20h30, Format Court vous invite à sa nouvelle séance de courts-métrages au Studio des Ursulines (Paris, 5ème). Pour l’occasion, 4 films français fictionnels & animés, sélectionnés & primés en festival, seront projetés sur grand écran, en présence de 3 équipes. On vous y attend nombreux avec nos films, nos invités & nos traditionnels Carambar !

Programmation

La Contre-allée de Cécile Ducrocq. Fiction, France, 28’50’’, 2014, Année Zéro Production. Nommé aux César 2016, sélectionné à la Semaine de la Critique 2014. En présence de l’équipe

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Suzanne se prostitue depuis 15 ans. Elle a son bout de trottoir, ses habitués, sa liberté. Un jour, de jeunes prostituées africaines s’installent en périphérie. Suzanne est menacée.

Articles associés : la critique du film, l’interview de Laure Calamy

La Maison de Poussière de Jean-Claude Rozec. Animation, 11’35’’, France, 2013, Vivement lundi !, Blink Productions. Prix France Télévisions, Festival de Clermont-Ferrand 2015

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Une femme vit seule dans un HLM. Elle déménage lorsque sa tour doit être démolie. Elle surprend des silhouettes d’enfants en train de jouer dans le bâtiments abandonné et les suit à l’intérieur, où se déroulent d’étranges évènements.

Article associé : la critique du film

Les Petits cailloux de Chloé Mazlo. Animation, 15′, France, 2014, Les films sauvages. César du meilleur court-métrage d’animation 2015. En présence du producteur

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Chloé est une jeune femme qui mène une vie légère et heureuse, se laissant porter joyeusement par les choses de la vie. Mais une souffrance physique viscérale la fait ployer peu à peu, perturbant sa vie quotidienne insouciante.

Article associé : l’interview de Chloé Mazlo

Jeunesse des loups-garous de Yann Delattre. Fiction, 22’, France, 2015, Stromboli Films. Prix du public, Prix des bibliothécaires, Prix d’interprétation féminine et masculine au festival Premiers Plans 2016, sélection à la Semaine de la Critique 2015. En présence du réalisateur

jeunesse

Entre son travail, son petit copain, son colocataire japonais, Julie avance résolument de travers dans la vie. Sans voir Sébastien qui met pourtant toute sa timidité et sa maladresse à la séduire. Ils se trouveront peut-être lors d’une nuit en oubliant qu’il y a toujours un matin.

En pratique

Jeudi 18 février 2016, à 20h30, accueil : 20h. Durée de la séance : 76′
– Studio des Ursulines : 10 Rue des Ursulines, 75005 Paris
– Accès : RER B Luxembourg (sortie rue de l’Abbé de l’Épée), Bus 21, 27 (Feuillantines), 38 ou 82 (Auguste Comte), 84 ou 89 (Panthéon). Métro le plus proche : Ligne 7, arrêt Censier Daubenton (mais apprêtez-vous à marcher un peu…)
Entrée : 6,50 €
Réservations vivement recommandées : soireesformatcourt@gmail.com

Wake Man de Tornike Bziava

Troisième film et deuxième sélection au festival de Clermont-Ferrand pour Tornike Bziava qui, avec « Wake Man », concourant en compétition nationale, plonge à nouveau au cœur de ses racines pour dresser un portrait naturaliste d’une Géorgie post-soviétique où il est difficile de trouver sa place.

Du cinéma géorgien on retient le nom d’Otar Iosseliani dont le style poétique a inspiré de nombreux cinéastes. Quelques décennies plus tard, Tornike Bziava déploie des mêmes tonalités mélancoliques pour dépeindre la décrépitude d’un monde. D’« Aprilis Suskhi » (en compétition internationale au festival clermontois en 2010 et détenteur d’une Mention du Jury et de la Mention Gérard Manset) à « Wake Man » en passant par « Le Nid », le cinéaste évoque la mort de façon plus ou moins explicite.

Quand le premier opus a pour toile de fond les 22 morts du 9 novembre 1989, « Le Nid » décrit le quotidien d’un vieil homme que plus grand chose ne retient à la vie. Quant à « Wake Man », Bziava y fait de la mort le décor principal du film. Par-delà ce thème, ce que nous présente le jeune réalisateur c’est la chute d’un monde et, avec lui, l’effondrement d’un système, la perte de valeurs et de repères dans une société meurtrie par les guerres civiles et frappée par la crise économique. D’un monde sécurisé, on est passé à un univers précaire qui n’offre que peu de possibilités. Car si Rezo (Rezo Chanishvili qui incarnait le professeur de danse dans « Aprilis Suskhi »), vieil homme symbolisant la pérennité d’un certain nombre de coutumes traditionnelles, s’invite à l’enterrement d’un parfait inconnu, ce n’est évidemment pas pour ses affinités avec le défunt qui sont par ailleurs nulles. C’est pour bénéficier des services offerts durant ces cérémonies où nourritures et boissons sont servies en suffisance.

Dépositaire d’un monde révolu, il porte en lui les valeurs, la prestance et la délicatesse de quelqu’un d’éduqué, condamné à se faire passer pour ce qu’il n’est pas : un proche, une connaissance, un ami du disparu jusqu’à ce qu’un ancien élève le reconnaisse et d’autres convives le surprennent à voler de la nourriture. Tout dans son comportement, de ses gestes à son clignement des yeux excessif exprime le sentiment de honte et de culpabilité. Mal à l’aise, il ne se sent à sa place nulle part car la société ne lui en accorde aucune.

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Le film s’ouvre in medias res avec un plan d’ensemble d’une petite assemblée de personnes âgées assistant à une interview télévisée (en hors champ). Derrière elles, une immense image de forêt luxuriante figure l’idée que le « paradis » ne serait en définitive que virtuel. Le contraste cynique fait mouche. On est dans une maison de repos. Ici, il n’est plus question d’embellir la réalité comme dans « Aprilis Suskhi » mais au contraire de la montrer fidèlement au travers de ses imperfections afin d’en révéler les failles. Plus de noir et blanc esthétique, plus de plans bien cadrés mais des plans où les personnages sont parfois coupés, perdus ou isolés, et assurément en marge. Rezo s’est assoupi, on le voit à peine, il se réveille, se lève et sort du champ. D’emblée, Tornike Bziava plante le décor et donne le ton. Un ton que le film ne quittera pas jusqu’au plan final, pathétique à souhait. Le rythme est volontairement lent et laisse apparaître l’ennui de la vacuité existentielle.

Avec une grande économie de moyens et un traitement vériste, « Wake Man » est à la fois un terrible constat et une critique acerbe du capitalisme sauvage.

Marie Bergeret

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W comme Wake Man

Fiche technique

Synopsis : Rezo, vieil homme symbolisant la profonde pérennité d’un certain nombre de coutumes orthodoxes géorgiennes, s’invite lors d’un office mortuaire dans une ville post-soviétique.

Genre : Fiction

Durée : 29’

Année : 2015

Pays : Géorgie, France

Réalisation : Tornike Bziava

Scénario : Tornike Bziava et Data Pirtskhalava

Image : Goga Devdariani

Montage : Nodar Nodzadze

Son : Maxime Champesme

Interprétation : Tariel Beradze, Rezo Chanishvili, Giorgi Makharashvili, Tornike Gogrichiani

Production : Ama Productions, ReactorMonkey LTD

Article associé : la critique du film

Format Court, invité par la SRF au Bar des Réalisateurs, à Clermont-Ferrand, vendredi 12/2 !

Organisé depuis une dizaine d’années par la Société des réalisateurs de films (SRF) pour favoriser les liens entre les réalisateurs et les différents acteurs de la filière court métrage, le Bar des réalisateurs est un lieu incontournable pendant le festival de Clermont-Ferrand pour tous ceux qui souhaitent rencontrer des professionnels dans une ambiance conviviale.

Cette année, le Bar des réalisateurs aura lieu pendant 4 soirs, du mardi 9 au vendredi 12 février 2016, de 18h à 20h, à l’Hôtel Océania (en face de la Maison de la Culture).

Cette année, la SRF invite quatre acteurs du court à présenter leurs actions respectives pendant le « Bar » : la Région Bretagne mardi 9/2, l’Aide au film court mercredi 10/2, le Moulin d’Andé-Céci jeudi 11/2 et Format Court (!) vendredi 12/2.

Vous êtes encore présents à Clermont-Ferrand le vendredi 12/2 ? C’est l’occasion de venir nous rencontrer, de découvrir notre travail sur le web, en salle et en festival et de clore le Bar des Réalisateurs avec nous !

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Bonne info. Pendant le festival, la SRF organise également un débat le jeudi 11/2 à 14h à la Maison de la Culture, salle Gripel (entrée libre) entre Céline Sciamma (« Naissance des Pieuvres », « Tomboy », « Bande de filles », coprésidente de la SRF) et Aude Léa Rapin (« La Météo des Plages », « Ton cœur au hasard », Grand Prix au Festival de Clermont-Ferrand 2015).

Plus d’infos sur le Bar des Réalisateurs sur Facebook : https://www.facebook.com/bardelaSRFclermont?fref=nf

Festival de Clermont-Ferrand 2016

Le festival de Clermont-Ferrand s’est ouvert ce vendredi 5 février 2016. Pour cette nouvelle édition, le festival propose ses traditionnelles sélections de courts en compétition (nationale, labo, internationale), offre un panorama à la Suède et une carte blanche à Takami Productions, et s’intéresse de près à la guerre d’Indochine, aux Regards d’Afrique et aux films en région.

Format Court, présent à Clermont-Ferrand, vous propose de retrouver ses actus & articles publiés quotidiennement dans son traditionnel focus annuel.

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Céline Sciamma et Aude Léa Rapin. Conversation dans l’intimité de leur cinéma

Des millions de larmes de Natalie Beder (compétition nationale)

Maman(s) de Maïmouna Doucouré (compétition nationale)

L’interview de Chabname Zariab, réalisatrice de « Au bruit des clochettes » (compétition nationale)

The Reflection of Power de Mihai Grecu (compétition labo)

Eden’s Edge, Three Shorts on the Californian Desert de Leo Calice et Gerhard Treml (compétition labo)

Les Amours Vertes de Marine Atlan (compétition nationale)

Au bruit des clochettes de Chabname Zariab (compétition nationale)

Sous le soleil de Qiu Yang, Australie, Chine (compétition internationale)

Wake Man de Tornike Bziava, Géorgie (compétition nationale)

Teeth de Tom Brown et Daniel Gray, Royaume-Uni, Hongrie, États-Unis (compétition Labo)

Clermont-Ferrand 2016, le palmarès

Je suis bien content, lauréat 2016 du Prix du Producteur de Court Métrage de la PROCIREP

Format Court, invité par la SRF au Bar des Réalisateurs, à Clermont-Ferrand, vendredi 12/2 !

Clermont-Ferrand 2016, la compétition nationale

Clermont-Ferrand 2016, la sélection labo

Clermont-Ferrand 2016, la sélection internationale

Teeth de Tom Brown et Daniel Gray

Le jeu de mot est facile et nous ne l’éviterons pas : « Teeth » (Dents) est un film mordant. Mordant au sens d’incisif (incisives ?) : qui touche juste et qui fait mal.

Ce deuxième court-métrage d’animation du duo britannique Tom Brown et Daniel Gray – sélectionné entre autres dans le Labo du festival de Clermont-Ferrand – est un récit autobiographique, un témoignage rétrospectif en voix off, mais aussi un film d’horreur viscéral. Le narrateur nous fait part du dégoût ressenti depuis l’enfance pour ses dents qu’il soumet à diverses violences afin de les faire disparaître. Au contact de sa langue avec l’émail crénelé des dents, il préfère celui de la surface lisse et tendre d’une mâchoire édentée, gorgée de sang. En parallèle, il développe en parallèle une obsession pour l’acte de mastiquer, au point de sélectionner avec soin la nature et la forme des aliments qu’il laisse entrer dans sa bouche, et se prend enfin d’une fascination morbide pour la dentition animale, plus efficace que celle des hommes dans sa fonction de destruction.

« Teeth » est donc l’histoire d’une bouche, et de l’humain qu’il y a autour. Un homme que nous ne verrons jamais en entier : son visage reste hors-champ et sa présence à l’image se réduit à des gros plans sur certaines parties de son corps. Le cadrage et le montage fragmentent le personnage (et son environnement, avec de nombreux plans de décors vides), de la même manière que celui-ci dissèque sa nourriture et qu’il met en pièce de petits animaux. La bouche est filmée à plusieurs reprises en gros plans subjectifs, depuis l’intérieur de la gorge, forçant l’identification du spectateur avec cette partie du corps plutôt qu’avec le personnage dans son ensemble.

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Dans ces gros plans, la bouche, la mâchoire et les dents semblent immenses et dotées d’une vie propre. Le trait âpre et le dessin légèrement déformé peuvent rappeler les outrances de l’animateur américain Bill Plympton, qui met régulièrement en scène des bouches monstrueuses, gigantesques et avides. « Teeth » n’a pas la verve grotesque de Tex Avery ou de Plympton mais le film se rapproche néanmoins des œuvres de ce dernier par sa façon de soumettre le corps humain à des forces extrêmes, jusqu’à la mutilation. La souffrance et la jouissance sont liées dès le début du film où un bébé mord le sein nourricier de sa mère et reçoit une gifle en retour : un objet de désir (le sein), une douleur donnée (la morsure) et une douleur reçue (la gifle). À cette violence s’ajoute une atmosphère putride avec l’omniprésence à l’image de grosses mouches sales.

Le recours au gros plan et aux ellipses de montage invitent à recevoir les images sur le mode de la sensation. Coupées de leur contexte, elles ne racontent pas une histoire mais transmettent par le dessin une impression physique au spectateur. Celui-ci se retrouve, par mimétisme avec l’action représentée en grand sur l’écran, à promener malgré lui sa langue dans sa bouche, à tâter sa mâchoire et à tester la résistance de ses dents.

La narration à proprement parler est prise en charge par la voix off. C’est elle qui se livre à l’énoncé des faits, chronologique et factuel, complété et accentué par l’image. « T.O.M. », le précédent court-métrage de Tom Brown et Daniel Gray, était lui aussi entièrement raconté en voix off, celle, amusante et naïve, d’un enfant. La voix off de « Teeth », elle, rajoute encore au malaise. Les deux réalisateurs ont eu la bonne idée de faire appel à l’acteur anglais Richard E. Grant, spécialiste des rôles guindés (dans « Le Temps de l’innocence » de Martin Scorsese ou, récemment, en militaire dans « Queen & Country » de John Boorman). La voix est rauque, le débit lent, avec une froideur dans laquelle perce le mépris ou le dégoût de soi.

En quelques minutes, « Teeth » couvre quasiment toute la vie de son personnage, de l’enfance à la vieillesse, de la première dent au dentier. Les dents de lait poussent, sont remplacées par les dents définitives qui tombent à leur tour. Le bébé et le vieillard ont en commun de ne pas avoir de dents et de consommer des aliments liquides ou en petits morceaux ; ce qui est aussi le cas des mouches qui entourent le personnage et qui diluent leur nourriture avant de l’absorber.

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Dans le premier plan du film, les dents sont représentées comme une forme de vie. On y voit une masse blanche informe évoluer mollement sur un fond rouge. Quelle est ce mystérieux organisme ? Une méduse s’extrayant de la soupe primitive, à l’origine de la vie sur Terre ? Un spermatozoïde agitant sa queue, source de la vie humaine ? Il s’agit en fait d’une dent et de sa racine, en train de se former. Sans quitter la bouche de son personnage, c’est donc l’ensemble du développement humain et du cycle de la vie qu’évoque « Teeth ».

Sylvain Angiboust

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T comme Teeth

Fiche technique

Synopsis : Un homme qui déteste ses dents met tout en œuvre pour les détruire.

Genre : Animation

Durée : 6’56 »

Pays : Hongrie, Royaume-Uni, États-Unis

Année : 2015

Réalisation : Tom Brown, Daniel Gray

Scénario : Tom Brown, Daniel Gray

Animation : Tom Brown, Daniel Gray

Son : Wilson Brown

Interprétation : Richard E. Grant (voix)

Production : Holbrooks, Blacklist

Article associé : la critique du film

Concours : 5×2 places à gagner pour la reprise du palmarès d’Angers le jeudi 11/2 au Forum des images

Format Court, partenaire du Festival d’Angers, vous invite à découvrir une sélection de courts métrages primés lors de la 28e édition du Festival Premiers Plans qui s’est achevée à Angers le 31 janvier dernier.

La reprise du palmarès aura lieu le jeudi 11/2, à 19h au Forum des images. Si vous souhaitez assister à cette séance, contactez-nous. Nous avons 5×2 places à vous offrir !

L’Île jaune de Léa Mysius et Paul Guilhaume – 30min – Grand prix du jury Courts métrages français. En présence des réalisateurs

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Ena, onze ans, rencontre un jeune pêcheur sur un port. Il lui offre une anguille et lui donne rendez-vous pour le dimanche suivant de l’autre côté de l’étang. Il faut qu’elle y soit.

Tombés du nid de Loïc Espuche – 4min – Prix du public Films d’écoles européens

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Fabio et Dimitri se rendent à la Chicha pour que Dimitri puisse peut être enfin aborder Linda. Sur leur chemin, ils rencontrent une cane et ses canetons.

Hotaru de William Laboury – 21 min – Prix des étudiants d’Angers & Prix de la création musicale pour Maxence Dussère Films d’écoles européens. En présence du compositeur

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Ils m’ont dit : « Tu as un don, Martha. Ici, ce don ne te sert à rien. Alors on te montrera les plus belles choses. Tu ne te réveilleras jamais. Mais tu porteras les souvenirs les plus précieux. »

Jeunesse des loups garous de Yann Delattre – 22min – Prix du public Prix des bibliothécaires & Prix d’interprétation pour Nina Meurisse et Benoit Hamon Courts métrages français. En présence de l’équipe

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Julie travaille (elle distribue des canettes de boisson énergisante dans un costume d’ours), a un petit ami (devenu un bon copain qui la néglige gentiment) et un colocataire (japonais) . Une vie normale plutôt (à la dérive en somme) qui ne lui laisse pas le temps de remarquer Sébastien, son collègue de travail, qui met pourtant toute sa timidité et sa maladresse à la séduire. Julie et Sébastien auront peut-être une chance de se trouver lors d’une nuit (mais qu’est-ce qu’une nuit si ce n’est une veille de gueule de bois).

S comme Sali

Fiche technique

Synopsis : Un jour d’école ordinaire dans la vie d’une adolescente, et ses rencontres avec trois hommes différents : sur le chemin du lycée, sur un terrain de basketball, et dans le bus du retour.

Genre : Fiction

Durée : 12′

Année : 2015

Pays : Turquie, France

Réalisation : Ziya Demirel

Scénario : Ziya Demirel, Buket Coskuner

Image : Meryem Yavuz

Montage : Henrique Cartaxo

Son : Murat Onur Oner

Interprétation : Melis Balaban, Zeki Ocak, Yonca Hiç, Can Karaçayli, Artun Ozsemerciyan, Basar Sayin

Production : Istos film, Origine films

Article associé : la critique du film

Sali de Ziya Demirel

« Sali », premier court métrage du jeune réalisateur turc Ziya Demirel présenté ces derniers jours au festival Premiers Plans d’Angers, raconte le parcours d’une adolescente parsemé de rencontres et d’embûches dans Istanbul. Le titre, « Mardi » en français, nous met sur la piste : il s’agit d’une journée ordinaire, et nous suivons une jeune fille qui traverse la ville pour se rendre à l’école et à son entraînement de basketball, puis qui empreinte le bus pour rentrer chez elle. La ville et les rapports de proximité qu’elle implique deviennent le champ d’expérimentation de l’héroïne, et à travers elle, ceux du cinéaste. Le parcours citadin de cette adolescente ordinaire est dépeint comme un mélange d’errances insouciantes, de rencontres provoquées puis de contacts physiques non désirés, une proximité imposée au corps qui évoluent dans le décor urbain. Le film est une sorte de parcours en trois temps, suivant la perspective du corps féminin tandis que celui-ci entre en interaction avec différentes figures masculines, des échanges tantôt voulus, tantôt subis. Trois hommes, trois confrontations, trois réactions : le film nous offre une succession de tableaux qui s’enchaînent et suscitent à tour de rôle excitation, colère et frayeur chez l’héroïne comme chez le spectateur.

Personnage dynamique, filmé en perpétuel mouvement, cette dernière est d’emblée montrée comme une figure forte, espiègle et sportive, jouant au football avec une bouteille qui traîne sur le chemin. Lors de son entraînement de basketball, elle semble attirée par un jeune homme. Elle se lève pour le défier sur le terrain, tentant de lui prendre la balle et de marquer. Celui-ci l’entoure de ses bras, lui barre le chemin, mais elle parvient, apparemment amusée de cette interaction, à se défaire de l’étau et à marquer. Dans le bus qui la ramène chez elle, un vieil homme bousculé par les à coups du véhicule se tient à elle. Elle lui offre volontiers son soutien jusqu’à ce que l’homme ne commence à abuser de sa gentillesse, plaçant ses mains sur elle de façon trop insistante, tandis que la caméra, fixée sur le visage de la jeune fille, nous laisse percevoir la gêne puis la colère qui l’assaillent. Ce plan, plus long que les autres, nous fait ressentir le débordement et le malaise qui s’installe dans cet espace confiné. Alors qu’elle regagne finalement sa rue à pied, la jeune fille aperçoit un homme endormi dans une voiture, qu’elle avait déjà observé le matin même. Elle frappe le pare-brise pour le réveiller, dans un geste de provocation enfantin, mais qui suscite chez l’homme une violente réaction. Celui-ci sort de sa voiture et la poursuit dans la rue.

Dans tous ces échanges, Ziya Demirel parvient à trouver un équilibre sans cliché: son héroïne n’est pas une victime sans défense, mais il arrive cependant à montrer avec justesse la routine d’une jeune fille confrontée à une société patriarcale où la figure féminine se trouve trop souvent confrontée à des débordements et des réactions violentes. L’héroïne de « Sali » tente dans un premier temps de maîtriser les échanges tactiles qui peuvent s’opérer entre elle et le jeune homme sur le terrain de sport, tandis qu’une fois revenue sur le terrain public, celui de la rue, les rapports semblent plus difficiles à maîtriser, et la jeune fille se voit contrainte de prendre la fuite à deux reprises.

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La caméra portée suit le personnage, d’abord dans une véritable démonstration d’énergie, dans une séquence de jeu et de déambulation, mais l’enferme également, la suivant de très près. Entre la sensation de légèreté et de liberté véhiculée par les premiers plans, et l’enfermement du personnage dans un cadre très serré, on ne sait finalement pas réellement où situer cette figure féminine. Sa situation serait-elle tout simplement résumée par cette phrase de son professeur évoquant le port de l’uniforme : « La liberté à ses limites, non ? » ? Ici, la limite semble être le cadre imposé par une société patriarcale où la femme semble ne pas devoir provoquer les échanges, marquer un score et passer maître du jeu, comme si les événements qui suivaient ce match mixte et cette démonstration de vitalité faisaient office de punition imposée à une jeune citadine un peu trop moderne, une jeune femme qui fume, qui fait du basket, qui tente de défier les hommes. Est-ce cela, un mardi tout ce qu’il y a de plus ordinaire dans l’Istanbul d’aujourd’hui ?

Agathe Demanneville

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Coup de pouce DCP, le 3ème lauréat

Afin de donner plus de visibilité aux jeunes talents du court métrage francophone, le laboratoire numérique Média Solution, le partenaire de nos Prix Format Court, a lancé en mars 2015 le Coup de pouce DCP. Le principe de ce concours est simple : permettre à un réalisateur ou une réalisatrice de voir son court-métrage diffusé en salle de cinéma et en festival en lui offrant le DCP de son film (encodage au format Cinéma Numérique).

Après avoir choisi de récompenser « Mourir, oui mais au son des violons tsiganes » d’Isabelle Montoya et « La nuit, tous les chats sont roses » de Guillaume Renusson, un jury de professionnels, auquel participait un membre de Format Court, s’est réuni il y a une semaine pour visionner et départager les six derniers films en lice de cette troisième édition.

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Parmi les 65 films reçus, le jury a décidé de récompenser « Le Libraire » de Cédric Martin. Le réalisateur remporte ainsi un encodage DCP de son film, offert par Média Solution.

Pour information, la 4ème édition du Coup de pouce DCP aura lieu à partir du 8 février prochain (clôture des envois : le 31 mars, délibération du jury : le jeudi 28 avril)

Pour en savoir plus sur le Coup de pouce DCP: http://mediasolution.fr/blog/

Mr Madila de Rory Waudby-Tolley, Prix Format Court à Angers 2016

Parmi les courts-métrages retenus dans la catégorie des Plans animés de la 28ème édition du Festival d’Angers, le jury Format Court (composé cette année de Fanny Barrot, Katia Bayer, Agathe Demmanneville, Gary Delepine et Lola L’Hermite) a choisi de récompenser « Mr Madila » de Rory Waudby-Tolley. Une animation (très) légère, au croisement du documentaire fictif et du cartoon, où le réalisateur se met lui-même en scène dans une série de conversations entretenues avec Mr Madila, un extravagant marabout, bonimenteur au débit enflammé, enclin à lui révéler les puissants secrets de l’Univers.

À cette occasion, Rory Waudby-Tolley se verra doter d’un DCP (pour le court-métrage en question ou pour une prochaine création) par le laboratoire numérique Média Solution. Le film, quant à lui, sera projeté lors d’une future Soirée Format Court et profitera d’un focus en ligne.

Mr Madila de Rory Waudby-Tolley. Animation, 8′, 2015, Royaume-Uni, Royal College of Art

Synopsis : « Le Tout, dans l’ensemble, c’est du rien. Regardez-y de plus près et vous verrez tous les petits morceaux, tous les petits fragments, et tous les vides dans les interstices. » Mr Madila ou La Couleur du rien met en scène une série de conversations entretenues par le réalisateur avec un guérisseur revendiquant un don spirituel.

Festival BD6Né 2016, appel à films

Le Festival BD6Né est un festival entièrement consacré aux apports de la BD au Cinéma et à toute la richesse des échanges entre ces deux arts. La 4ème édition du Festival BD6Né se déroulera du 10 au 12 juin 2016 à Paris, à la Médiathèque Marguerite Duras (20ème).

Pour la compétition de courts métrages, le festival recherche des films français et internationaux, d’une durée maximale de 20 minutes (générique inclus), produits après le 31 décembre 2013 et qui rendent compte d’un attachement ou d’une passerelle entre l’art cinématographique et la bande dessinée.

BD6ne

Les films non francophones doivent être sous-titrés en français.
Date limite d’inscription : 10 avril 2016

Deux manières de procéder pour la candidature :

– s’inscrire en ligne
– ou retourner la fiche d’inscription remplie, signée et accompagnée d’un DVD/Blu-Ray de visionnage à l’adresse suivante : Savès Julien / 9 rue de la Gare de Reuilly – 75012 Paris

➔ Télécharger la fiche d’inscription 2015
➔ Télécharger le règlement 2015

Lisa Krane : « Le cinéma peut s’exprimer de différentes façons et à différents niveaux et c’est ce qui me passionne »

« In uns das universum » est le premier court-métrage de Lisa Krane. Sélectionné au 36ème festival du film court de Villeurbanne, le film y a obtenu le Prix Format Court. Il a été projeté à notre séance anniversaire de janvier 2016, en présence de sa réalisatrice. Pour nous, Lisa Krane revient sur son film de fin d’études de l’Academy of Media arts de Cologne et la réalisation de ce premier court plein d’oppositions et de contrastes revendiqués. L’histoire ? Celle de Li, jeune danseuse, confrontée à la découverte d’un deuxième coeur dans sa poitrine.

lisa-krane

Qu’est-ce qui t’a amené au cinéma et à réaliser ton premier film ?

J’ai débuté mon parcours dans les arts plastiques, puis évolué vers le film expérimental pour enfin me découvrir récemment des affinités pour la fiction narrative. La capacité qu’a le cinéma à combiner les arts sous diverses formes m’a toujours fasciné. Il peut s’exprimer de différentes façons et à différents niveaux et c’est ce qui me passionne. En revanche un film doit être délicatement composé et il faut y porter beaucoup d’attention.

« In uns das universum », mon film de fin d’études, est tout en contraste, comme dans beaucoup d’autres films. Pour moi, c’est une question très importante car certains contrastes peuvent sembler incompatibles. Pour mon projet, j’ai travaillé autour de plusieurs oppositions : la technologie et la médecine face à la danse, la science face à l’art, le macrocosme face au microcosme, la musique analogique face à la musique électronique.

Certains artistes t’ont-ils influencé et t’influencent encore aujourd’hui dans ton travail ?

Je suis attirée par plusieurs formes artistiques : la littérature, le cinéma, les arts plastiques, la musique, la danse. Je pense que mon influence vient de plusieurs genres, le cinéma en premier. J’aime particulièrement les films de Steve McQueen, notamment « Hunger » et « Shame » dans sa façon de traiter de l’humain et de ses convictions sous plusieurs aspects, ses combats, ses idéaux et sa représentation. J’aime également beaucoup Jim Jarmusch et son film « Dead Man » qui utilise la musique et la poésie dans un univers assez innovant; la musique de Neil Young est parfaite ainsi que la photographie qui me rappelle celle d’Ansel Adams. Albert Camus, Aldous Huxley, George Orwell ou Susan Sontag m’influencent en littérature. J’aime aussi Björk dans son approche esthétique de la musique. La philosophie et la science font partie intégrante de ma réflexion également. À vrai dire, c’est plus un état d’esprit et des travaux d’artistes qui m’ont construite artistiquement.

In uns das universum

« In uns das universum » est un film d’école. Comment s’est passé la production ?

Produire mon film de fin d’études à été très compliqué, car j’ai dû écrire, réaliser et produire le film par moi-même. Mais ce fut une expérience très enrichissante et j’ai appris tout au long de la réalisation du film. C’était assez chaotique car nous avions un très, très petit budget mais j’ai toujours réussi à trouver des solutions inventives pour surmonter les problèmes. J’ai été très chanceuse d’avoir une super équipe autour de moi (30 personnes) qui a vraiment cru en ce projet, qui y a investi du temps et qui y a mis tout son cœur. Sans eux, cela n’aurait jamais pu être possible.

Ton film repose beaucoup sur le jeu d’acteurs-danseurs. Comment as-tu choisis tes comédiens ? Étaient-ils déjà danseurs en plus d’être acteurs ?

Le casting était principalement composé d’acteurs qui ont suivi des entraînements de danse pour le film. J’ai essayé de trouver une actrice (Lore Richter) qui pouvait exprimer la rudesse et la vulnérabilité en même temps car son personnage est fort mentalement mais aussi très sensible à ce qui se passe autour de lui.

Les cours de danse, au cours desquels les acteurs ont appris à travailler avec leur corps, ont duré deux semaines avec des professeurs de danse contemporaine.

J’ai voulu participer aux sessions de danse avec le directeur de la photographie. Nous les avons observées de manière à trouver la manière de traduire les scènes de danse à travers le langage corporel.

Ces scènes de danse, entre lutte et tendresse, peuvent-elles être vues comme des métaphores de ce qui arrive à Li, partagée entre son état de santé et sa passion pour la danse ?

La danse représente une journée de Li. Elle montre comment son corps réagit, comment ses émotions et ses fantasmes peuvent altérer sa situation. Elle montre une perspective plus personnelle comparée à celle plus impartiale de la médecine ou de la technologie. Elle sent son corps, elle travaille avec, elle l’écoute. D’un autre côté, les scanners, les ordinateurs la comparent elle, à une norme, une base.

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Qu’est-ce qui t’a emmené à écrire sur le thème de la maladie, de la médecine et des différents choix de vie. D’où est venue cette idée des deux cœurs ?

Tout a commencé par une question que je me suis posée lors d’une période assez compliqué de ma propre vie. Je me suis demandée quelle était la définition de la maladie et quel rôle la médecine contemporaine jouait dans nos vies. Qui connait le mieux mon corps : moi ou mon docteur ? Puis-je me fier à mes sentiments ? Y-a t-il certains modèles auxquels nous devons ressembler ? À quel point sommes-nous prévisibles, et quand vient la question de la santé, que pouvons nous contrôler ? Que se passe-t-il si la nature nous joue des tours, et que notre corps révèle un phénomène qui semble en dehors de toutes règles et dont personne ne possède d’explication ? Deviendrons-nous courageux ou complètement transis de peur ?

L’Univers et notre corps ont beaucoup de choses en commun, ils sont faits d’une même matière et pourtant, nous avons toujours une connaissance très infime de ce qui les constitue.

Pour ce film, je me suis intéressée aux deux différentes perspectives de notre corps. Je me suis efforcée dans un premier temps de les voir de la manière la plus objective possible autant sur le point de vue médical que scientifique, puis, d’une manière plus personnelle, d’un angle plus artistique. Quelques fois, ces deux aspects semblent incompatibles et nous devons faire des choix.

Si j’avais un deuxième cœur comme la protagoniste du film (ou une autre anomalie) et que l’on me disait qu’il n’y a aucune explication à mon cas, que ferais-je ? Qu’est-ce que la médecine me suggèrerait comme échappatoire ?

Le cœur est souvent vu comme un second cerveau d’un point de vue émotionnel. C’est une part que l’on ne lâche pas si facilement. C’est un organe pour lequel on continue à se battre…

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Le titre « In uns das Universum » se réfère directement à la maladie de Li mais aussi à sa place dans l’univers. Photographiquement, a t-il été compliqué de trouver un moyen d’exprimer la dimension « univers » en même temps que la dimension microbiologique de notre corps ?

Pour le coup non, cela n’a pas été difficile. Si on regarde les images macros et micros, elles sont étonnamment similaires. Toutes les images en micro perspective de nos cellules pourraient presque ressembler aux images de la NASA.

La musique est très présente pendant tout le film, peux-tu nous en parler ?

J’ai demandé au compositeur de ne pas regarder le film et de composer une musique qui mettrait en valeur ou expliquerait ce que le film raconte. Je voulais que la musique exprime “l’émotion pure”. Du coup, j’ai écrit et décrit l’atmosphère de certaines scènes pour le violoniste. Sans avoir vu le film, sans savoir de quoi il parlait, il a improvisé sur les seules bases de mes descriptions. Le violon a été enregistré dans une église (pour son acoustique spéciale), et ensuite nous avons récupéré ces enregistrements et les avons transformés en fonction des scènes. La musique que l’on entend au début est de plus en plus transformée au fur et à mesure que l’on avance dans le film.

Travailles-tu sur un nouveau projet ?

Je travaille sur un scénario de long-métrage dans lequel trois personnages évoluent dans une sous-culture musicale. Encore une fois, on y trouvera ces fameuses oppositions qui m’intéressent et qui mettent en valeur des individus en créant des tensions fascinantes.

Propos recueillis par Clément Beraud

Article associé : la critique du film

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Lisa Krane, Prix Format Court au festival de Villeurbanne 2015

Jeune cinéaste allemande, Lisa Krane promet une carrière intéressante. Née aux États-Unis, ayant grandi en Allemagne et étudié en Angleterre et au Ghana, elle a le profil d’une artiste originale. Son premier film, « In uns das Universum » a obtenu le Prix Format Court en novembre dernier au Festival du film court de Villeurbanne. Ce court-métrage poétique, présenté par sa réalisatrice à notre séance anniversaire de janvier, suit le parcours d’une jeune danseuse confrontée au dilemme de poursuivre sa passion jusqu’au bout ou de veiller sur sa propre santé.

In uns das Universum-Lisa Krane

Retrouvez dans ce focus :

La critique de « In uns das Universum »
L’interview de Lisa Krane
In uns das universum de Lisa Krane, Prix Format Court au festival de Villeurbanne 2015

Nominations César 2016, côté courts

Ce matin, l’Académie des César a dévoilé la liste des nominations de la 41e cérémonie des César. Du côté des courts, voici les neuf films nommés.

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Meilleur court-métrage

La Contre-allée de Cécile Ducrocq
– Le Dernier des céfrans de Pierre-Emmanuel Urcun
– Essaie de mourir jeune de Morgan Simon
– Guy Moquet de Demis Herenger
– Mon héros de Sylvain Desclous

Meilleur court-métrage d’animation

La Nuit américaine d’Angélique, réalisé par Joris Clerté et Pierre-Emmanuel Lyet
Le Repas dominical, réalisé par Céline Devaux
Sous tes doigts, réalisé par Marie-Christine Courtès
– Tigres à la queue leu leu, réalisé par Benoît Chieux

Julie Gayet : « Mon lien au court a été évident en tant qu’actrice et productrice »

Comédienne/productrice, Julie Gayet clôt notre cycle d’interviews filmés (Roland Nguyen, Catherine Bizern) réalisés au Carreau du Temple, fin 2015, à l’occasion du « Cinéma, c’est jamais trop court ». Elle revient pour Format Court sur ses débuts face à la caméra, son passage par le montage, son envie d’accompagner certains réalisateurs dans leur passage au long, l’écriture propre au court, son problème de diffusion et l’absolue nécessité de raconter des histoires.

Les débuts d’Abbas Kiarostami. Être avec l’errant

Donner une place au rêve rugueux quand l’histoire requiert de l’être sa docilité, c’est à ce principe que les courts-métrages du cinéaste iranien Abbas Kiarostami semblent répondre. Essentiellement centrés sur l’enfance, ces films ne se donnent pas pour ambition de témoigner du temps historique mais, par des biais poétiques, de faire du cinéma l’abri miraculeux de trajectoires hasardeuses. L’histoire, ou bien ce qu’on nomme trop rapidement “réalité”, fait l’objet d’un détournement. Le sentiment fait ici événement. Ce sont avant tout les désirs de quelques individus souvent jeunes, écoliers ou déjà travailleurs, qui forment pour le cinéaste la matière d’une attention tacite et décalée, impure et intempestive.

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Pas à pas, à la manière d’une filature, on se familiarise avec quelques habitants des rues de Téhéran. On est pris sans ménagement ni conformisme, pris comme orienté et inspiré par le vent, comme sur-pris par la beauté d’un passage d’une nuée d’oiseaux. Parallèlement un regard de cinéaste se façonne, bientôt associé au rythme si particulier des traversées urbaines. De fait, à travers ses films courts réalisés entre 1970 et 1982, Abbas Kiarostami raconte son pays : l’Iran. Il s’agit de la voix et des vues d’un cinéaste qui est resté là, de quelqu’un qui a vu partir tant d’artistes et d’intellectuel-le-s lors de la Révolution de 1979, de celui qui prend le risque de se détourner des slogans pour ne questionner que l’intériorité, et constater le mystère d’une autre réalité. Un cinéma du “maintenant” plus universel que n’importe quel film “direct”, historique, ou militant. Chaque film se présente comme un passage secret, en même temps qu’une mise en abîme du travail de fabrication — devrait-on dire “irruption” — des images.

L’intrigue des films s’avère réduite à son plus simple élément: dans “Le pain et la rue” (1970) un enfant qui rentre chez lui cherche un moyen de contourner un chien méchant, dans “La récréation” (1972) un jeune garçon tente de transporter le ballon avec lequel il a malencontreusement cassé une vitre dans son école, dans “Expérience” (1973) l’apprenti d’un atelier photographique traverse la ville pour apercevoir l’objet d’un amour fantasmé, dans “Le costume de mariage” (1976) un jeune tailleur prête à son ami un costume devant être utilisé pour le mariage d’un client, dans “Le chœur” (1982) deux petites-filles tentent de signifier leur présence à leur grand-père malentendant. Des films à la narration presque nue donc, attachés aux micro-vibrations des êtres suivis. Raconter l’Iran, pour Kiarostami, c’est raconter d’abord l’errance des garçons, les fuites et les choix, les impulsions et les stratégies, les hasards et les manquements, c’est-à-dire déplier les sentiments qui peuvent advenir quand les normes ne sont pas encore des règles, et les modèles pas encore des lois. Dans l’innocence des trottoirs stupéfaits, que l’on foule sans que rien ne soit d’avance acquis.

Les rues, ou les passages

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Soucieux de la détresse, Kiarostami se fixe (sans se figer) sur des protagonistes jeunes et mâles. Dès son premier court-métrage en effet, le cinéaste filme un petit garçon dans des rues murées de Téhéran. Il semble utiliser le trépied comme un pivot primitif, à partir duquel s’organise la marche de son jeune acteur. De loin, puis de plus près, le petit garçon prend place dans le cadre. Les rues se ressemblent, mais c’est évident qu’il avance; tout comme il est évident qu’il est “déterminé” (à tous les sens du terme). Le montage accumule ces vues, et crée par là même une tension au cours d’une action a priori insignifiante — ou plutôt dévalorisée par l’adulte. Quand un chien féroce se présente, le gros plan s’invite tout à coup. On voit le petit garçon de dos, se grattant la nuque, puis de face, attendant un vieil homme qui arrive pour finalement se dissimuler sous son pas. La férocité fantasmée du chien devient une menace bientôt désamorcée; le petit garçon lui donne un morceau de pain. La peur s’évanouit, le petit garçon parvient à la porte de sa maison, s’y engouffre, laissant seul le chien honnis. Il ne s’agit pas exactement d’une histoire, mais plutôt d’un moment pendant lequel toutes les certitudes demeurent suspendues à la question : Comment contourner l’obstacle? Comment passer à côté, à travers, au-delà?

L’originalité du regard vient donc d’abord de son caractère d’expérience originelle, qui mêle une technique réduite (images en noir et blanc, simplicité du dispositif, format 4/3) à une situation de crise, aussi minime soit-elle. Évitant l’explication ou la compassion, Kiarostami ne porte pas non plus beaucoup d’attention à la résolution de la crise, mais explore les traces d’intériorité qui peuvent se loger dans la démarche et les gestes d’un être qu’une apparition a rendu vulnérable. L’enjeu de filmer la rue prend corps dans le désir de saisir l’indifférence involontaire et dangereuse du monde extérieur, des comportements et des normes imposées.

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Dans les films ultérieurs (“La récréation” et “Expérience”), le cinéaste poursuit son exploration de la rue comme passage; espace d’échange d’informations et de dialogues, espace des différences et de l’hybride, mais aussi espace de risques. Les protagonistes la parcourent à pied puis sur des engins motorisés, tels que la moto et la camionnette. Ce goût pour les transports à moteur aura d’ailleurs une incidence de plus en plus importante au cours de sa filmographie (par exemple dans “Le vent nous emportera”, 1999). Néanmoins, ce n’est pas la machine qui fait l’objet du regard, mais plutôt la circulation qu’elle permet, la concentration qu’elle oblige, et même la circularité dont elle affirme le principe. On pense ici au protagoniste d’”Expérience” qui essaie une moto pour ressembler à son père. Plus généralement, la rue se développe dans les films comme l’espace de mimétisme qui prend la forme d’une fascination de la jeunesse pour les gestes d’adultes et pour les modèles — de la culture américaine notamment. La rue, c’est l’endroit des possibles, des travestissements, des menaces et des convenances. Pour Kiarostami, c’est l’espace où s’organise une démarche, où une intention peut trouver sa forme, où l’être cherche un double.

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“Le costume de mariage” s’éloigne un peu de l’univers de la rue pour étudier les rapports qui peuvent se tisser entre les êtres travaillant dans un même immeuble, à différents étages, lesquels donnent tous sur une cour intérieure. Cet espace complexifie le jeu entre horizontalité et verticalité en intégrant une profondeur ainsi qu’un éloignement des corps. Cette épaisseur spatiale provoque d’autres formes de communication entre les êtres, et surtout rend poreuses les frontières visuelles auxquelles nous habitue la rue. Le lieu permet au cinéaste de jouer avec la présence centrale de la fontaine, zone de reflets et de déformations que l’on retrouve dans la plupart des films, et qui ici permet de définir une idée dont on pressentait l’importance sans pouvoir la formuler : La rue n’est jamais filmée de face (le pourrait-elle?) mais toujours dans sa dimension d’espace intermédiaire, où les vides importent autant que les pleins. Les trajectoires filmées apparaissent toujours inachevées, et surtout “en cours”; entre deux lieux (l’un quitté et un autre à atteindre), entre deux murs (dans “La récréation” notamment les plans aériens semblent dessiner un entre-deux), entre deux assignations.

Outre la diversité et la circularité, la rue s’associe donc à l’idée d’une possibilité, d’une inquiétude, d’un cheminement sans cesse à tracer. S’agit-il donc d’un cinéma de l’errance? Pas exactement. Plutôt d’un cinéma avec l’errant, qui se donne l’obligation étrange de transformer le détail en signe absolu, le rêve de destination en épreuve fixée et infinie. Un cinéma qui attend de voir éclore la réalité au milieu d’une perturbation existentielle, morale, onirique.

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Les murs, ou les séparations

Si la crise forme la situation de base des films, celle-ci ne correspond pas seulement aux risques que comportent le fait de marcher dans les rues. La finesse du regard auquel on se frotte ici réside dans l’exposition silencieuse — ou quasi-silencieuse — de multiples contournements. En effet, les normes sociales tout autant que l’organisation spatiale des rues se composent de schémas, de lois, auxquels les enfants sont confrontés pour la première fois. Ces schémas, en premier lieu, prennent la forme de murs. L’espace de la trajectoire est en réalité moins la rue en tant que telle qu’un entre-deux-murs où les garçons peuvent marcher et jouer au football (comme dans “La récréation”, ceci est marqué par l’usage de plans filmés à la grue). Dans “Expérience”, c’est le flux incessant des voitures qui descendent l’avenue qui semble signifier un mur imaginaire; le protagoniste doit traverser la rue chaque matin, donc se faufiler à travers les véhicules en marche. Même dangereuse, la traversée semble dire que les limites peuvent être franchies. Il n’est pas moins signifiant que la cour intérieure de l’immeuble dans “Le costume de mariage” vient symboliquement se confondre avec la présence dans le film d’une cage à oiseaux. Aussi demeure la question: Dans quelle mesure les murs peuvent-ils être traversés ?

Le mur comme forme esthétique ou métaphorique répond à des séparations d’ordres social, moral et religieux. Kiarostami montre la pression normative à laquelle les garçons sont soumis, et qui se raffermira lors de la mise en place de l’État Islamique en 1979. Dans la séquence inaugurale du “Costume de mariage”, par exemple, la mère du jeune garçon affirme la norme que son jeune fils doit adopter; faire des études, se marier, etc. En contrepoint à ce discours, le tailleur dira un peu plus tard : « Tant qu’il y a des enfants, il y a de la joie! ». Néanmoins, ce dernier ne remet pas en question la validité des normes sociales évoquées par sa cliente. Au contraire, le choix qu’il donne au garçon concerne son costume, mais laisse surtout entendre des implications morales : « Il y a pleins de modèles. Trouve celui qu’il te plaît ». En même temps qu’il y a une conscience de la norme, Kiarostami semble donner sa chance à une réalité autre.

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Cette “chance”, on la trouve dans la naissance du débat, c’est-à-dire dans l’éclosion d’un discours développé au sein d’un collectif. Les trois amis dans “Le costume de mariage” forment l’exemple le plus manifeste de l’intégration de l’enfant dans une agora où il doit prendre position. Mais ce qui semble plus précisément à l’œuvre réside dans la force de conviction. Par exemple, dès “Le pain et la rue”, la question centrale est celle d’un positionnement au sens figuré. Dans “Expérience”, le jeune protagoniste passe du temps à se brosser les chaussures, à bien s’habiller. La coquetterie n’est pas étrangère à une volonté impérieuse de positionnement; elle est autant le signe d’une attente (de l’amour) que le signe d’un désir déjà partagé. La conviction de l’être paraît plus forte que n’importe quel état de fait ou de norme. Néanmoins, le cinéaste décèle les disciplines et les violences normatives dont font preuve les adultes pour contrecarrer toute forme de conviction. L’autorité hypocrite fait toujours mine d’aborder le désir. Et faire semblant, est-ce que cela signifie nécessairement mentir?

Dans “Le chœur”, le mur prend une dimension d’abord figurative dans le sens où les problèmes d’audition du vieil homme viennent rompre le contact avec les activités extérieures (littéralement derrière un “mur du silence”), mais finalement reprennent une dimension spatiale à la fin du film; les jeunes filles qui crient en rythme « Grand-père, ouvre la porte ! » font effectivement face à un mur. Focalisant son film sur une présence féminine rare, éloignée et omniprésente à travers des cris devenus chant, le mur a l’apparence d’une frontière; mais il n’est qu’une limite. La séparation s’avère ici une ligne épaisse, mais dont Kiarostami montre toujours le possible contact (ou la traversée) avec le monde extérieur.

Les lignes, ou les possibilités

Si ces courts-métrages d’Abbas Kiarostami doivent attirer l’attention des spectateurs contemporains, c’est moins parce qu’ils donnent des clefs de compréhension de ses longs métrages ultérieurs qu’à cause des déplacements opérés à l’égard les préjugés et l’intarissable vitalité des situations montrées. Leur puissance esthétique et politique donne des frissons tels qu’elles humilient le regard conformiste et compassionnel auquel le quotidien semble demander de s’astreindre. S’inscrit déjà en filigrane le principe selon lequel la réalité ne doit pas juger la fiction; au contraire, c’est à travers la fiction — c’est-à-dire les rêves — que la réalité peut éventuellement advenir. D’après Jean-Luc Nancy, le cinéma d’Abbas Kiarostami assume la préséance de la fiction sur la réalité. Le cinéaste, en réalité, donne au cinéma le statut d’instance indépendante des prérogatives politiques, ou plutôt à l’ombre d’un pouvoir qui s’affirme et à la lumière de comportements dont l’adéquation avec les normes n’est jamais tout à fait acquise.

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Il n’est donc pas étonnant que les lignes apparentes ou morales ne soient jamais droites, ni les trajectoires des protagonistes, ni les rues, ni même la circulation urbaine. Cette absence de lignes droites se joint d’une tension toujours à l’œuvre, et qui se transforme en un état d’hypnose pour le spectateur. Le fil peut rompre à tout moment, c’est-à-dire qu’une apparition peut bousculer à chaque instant l’organisation de la pensée, des sentiments et du regard. Ces films développent même une sorte de mystique du regard, où on participe à la prise de position d’un être à l’égard de ce qu’il croit possible. Il s’agit donc de croyance et de fidélité non pas à l’égard d’une norme mais à l’égard de la réalité. Comment reste-t-on fidèle à la réalité ? Le silence — moins pour disqualifier la parole que pour faire exister la stupéfaction en tant que moment. Le clair-obscur — moins pour contourner la vision que pour la révéler en tant qu’écart.

À noter que l’affirmation de l’autorité artistique d’Abbas Kiarostami passe par une aisance de plus en plus manifeste à mener des mouvements de caméra qui rendent présente — même filmée de loin — une inconformité nécessaire. La circulation des rêves et des frustrations construit un regard à la dimension anthropologique; la différence est au cœur de son dispositif cinématographique. L’expérience livrée au spectateur s’avère poignante au point de donner l’impression qu’Abbas Kiarostami nous fait participer à son propre cheminement perceptif: son regard s’affûte, s’affirme et parvient à assumer le spectre du pouvoir comme menace, et d’éveiller la réalité comme désir impérieux et sacré.

Mathieu Lericq

N.B.: À noter que les courts-métrages d’Abbas Kiarostami ont été produits par “l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents” (Téhéran, Iran). Depuis 2007, ils ont fait l’objet en France d’une édition DVD par Les Films du Paradoxe avec quelques longs métrages du cinéaste. Les quatre DVD contiennent : “Et la vie continue” (1991, 91mn) avec pour bonus “Le Choeur” (1982, 17mn), “Le Passager” (1974, 71mn) avec pour bonus “Le Pain et la rue” (1970, 10mn), “Où est la maison de mon ami ?” (1987, 87mn) avec pour bonus “La Récréation” (1972, 11mn), et “Le Costume de mariage” et “Expérience” (1976/1973, 54 mn/60 mn).