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Teeth de Tom Brown et Daniel Gray

Le jeu de mot est facile et nous ne l’éviterons pas : « Teeth » (Dents) est un film mordant. Mordant au sens d’incisif (incisives ?) : qui touche juste et qui fait mal.

Ce deuxième court-métrage d’animation du duo britannique Tom Brown et Daniel Gray – sélectionné entre autres dans le Labo du festival de Clermont-Ferrand – est un récit autobiographique, un témoignage rétrospectif en voix off, mais aussi un film d’horreur viscéral. Le narrateur nous fait part du dégoût ressenti depuis l’enfance pour ses dents qu’il soumet à diverses violences afin de les faire disparaître. Au contact de sa langue avec l’émail crénelé des dents, il préfère celui de la surface lisse et tendre d’une mâchoire édentée, gorgée de sang. En parallèle, il développe en parallèle une obsession pour l’acte de mastiquer, au point de sélectionner avec soin la nature et la forme des aliments qu’il laisse entrer dans sa bouche, et se prend enfin d’une fascination morbide pour la dentition animale, plus efficace que celle des hommes dans sa fonction de destruction.

« Teeth » est donc l’histoire d’une bouche, et de l’humain qu’il y a autour. Un homme que nous ne verrons jamais en entier : son visage reste hors-champ et sa présence à l’image se réduit à des gros plans sur certaines parties de son corps. Le cadrage et le montage fragmentent le personnage (et son environnement, avec de nombreux plans de décors vides), de la même manière que celui-ci dissèque sa nourriture et qu’il met en pièce de petits animaux. La bouche est filmée à plusieurs reprises en gros plans subjectifs, depuis l’intérieur de la gorge, forçant l’identification du spectateur avec cette partie du corps plutôt qu’avec le personnage dans son ensemble.

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Dans ces gros plans, la bouche, la mâchoire et les dents semblent immenses et dotées d’une vie propre. Le trait âpre et le dessin légèrement déformé peuvent rappeler les outrances de l’animateur américain Bill Plympton, qui met régulièrement en scène des bouches monstrueuses, gigantesques et avides. « Teeth » n’a pas la verve grotesque de Tex Avery ou de Plympton mais le film se rapproche néanmoins des œuvres de ce dernier par sa façon de soumettre le corps humain à des forces extrêmes, jusqu’à la mutilation. La souffrance et la jouissance sont liées dès le début du film où un bébé mord le sein nourricier de sa mère et reçoit une gifle en retour : un objet de désir (le sein), une douleur donnée (la morsure) et une douleur reçue (la gifle). À cette violence s’ajoute une atmosphère putride avec l’omniprésence à l’image de grosses mouches sales.

Le recours au gros plan et aux ellipses de montage invitent à recevoir les images sur le mode de la sensation. Coupées de leur contexte, elles ne racontent pas une histoire mais transmettent par le dessin une impression physique au spectateur. Celui-ci se retrouve, par mimétisme avec l’action représentée en grand sur l’écran, à promener malgré lui sa langue dans sa bouche, à tâter sa mâchoire et à tester la résistance de ses dents.

La narration à proprement parler est prise en charge par la voix off. C’est elle qui se livre à l’énoncé des faits, chronologique et factuel, complété et accentué par l’image. « T.O.M. », le précédent court-métrage de Tom Brown et Daniel Gray, était lui aussi entièrement raconté en voix off, celle, amusante et naïve, d’un enfant. La voix off de « Teeth », elle, rajoute encore au malaise. Les deux réalisateurs ont eu la bonne idée de faire appel à l’acteur anglais Richard E. Grant, spécialiste des rôles guindés (dans « Le Temps de l’innocence » de Martin Scorsese ou, récemment, en militaire dans « Queen & Country » de John Boorman). La voix est rauque, le débit lent, avec une froideur dans laquelle perce le mépris ou le dégoût de soi.

En quelques minutes, « Teeth » couvre quasiment toute la vie de son personnage, de l’enfance à la vieillesse, de la première dent au dentier. Les dents de lait poussent, sont remplacées par les dents définitives qui tombent à leur tour. Le bébé et le vieillard ont en commun de ne pas avoir de dents et de consommer des aliments liquides ou en petits morceaux ; ce qui est aussi le cas des mouches qui entourent le personnage et qui diluent leur nourriture avant de l’absorber.

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Dans le premier plan du film, les dents sont représentées comme une forme de vie. On y voit une masse blanche informe évoluer mollement sur un fond rouge. Quelle est ce mystérieux organisme ? Une méduse s’extrayant de la soupe primitive, à l’origine de la vie sur Terre ? Un spermatozoïde agitant sa queue, source de la vie humaine ? Il s’agit en fait d’une dent et de sa racine, en train de se former. Sans quitter la bouche de son personnage, c’est donc l’ensemble du développement humain et du cycle de la vie qu’évoque « Teeth ».

Sylvain Angiboust

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T comme Teeth

Fiche technique

Synopsis : Un homme qui déteste ses dents met tout en œuvre pour les détruire.

Genre : Animation

Durée : 6’56 »

Pays : Hongrie, Royaume-Uni, États-Unis

Année : 2015

Réalisation : Tom Brown, Daniel Gray

Scénario : Tom Brown, Daniel Gray

Animation : Tom Brown, Daniel Gray

Son : Wilson Brown

Interprétation : Richard E. Grant (voix)

Production : Holbrooks, Blacklist

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Concours : 5×2 places à gagner pour la reprise du palmarès d’Angers le jeudi 11/2 au Forum des images

Format Court, partenaire du Festival d’Angers, vous invite à découvrir une sélection de courts métrages primés lors de la 28e édition du Festival Premiers Plans qui s’est achevée à Angers le 31 janvier dernier.

La reprise du palmarès aura lieu le jeudi 11/2, à 19h au Forum des images. Si vous souhaitez assister à cette séance, contactez-nous. Nous avons 5×2 places à vous offrir !

L’Île jaune de Léa Mysius et Paul Guilhaume – 30min – Grand prix du jury Courts métrages français. En présence des réalisateurs

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Ena, onze ans, rencontre un jeune pêcheur sur un port. Il lui offre une anguille et lui donne rendez-vous pour le dimanche suivant de l’autre côté de l’étang. Il faut qu’elle y soit.

Tombés du nid de Loïc Espuche – 4min – Prix du public Films d’écoles européens

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Fabio et Dimitri se rendent à la Chicha pour que Dimitri puisse peut être enfin aborder Linda. Sur leur chemin, ils rencontrent une cane et ses canetons.

Hotaru de William Laboury – 21 min – Prix des étudiants d’Angers & Prix de la création musicale pour Maxence Dussère Films d’écoles européens. En présence du compositeur

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Ils m’ont dit : « Tu as un don, Martha. Ici, ce don ne te sert à rien. Alors on te montrera les plus belles choses. Tu ne te réveilleras jamais. Mais tu porteras les souvenirs les plus précieux. »

Jeunesse des loups garous de Yann Delattre – 22min – Prix du public Prix des bibliothécaires & Prix d’interprétation pour Nina Meurisse et Benoit Hamon Courts métrages français. En présence de l’équipe

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Julie travaille (elle distribue des canettes de boisson énergisante dans un costume d’ours), a un petit ami (devenu un bon copain qui la néglige gentiment) et un colocataire (japonais) . Une vie normale plutôt (à la dérive en somme) qui ne lui laisse pas le temps de remarquer Sébastien, son collègue de travail, qui met pourtant toute sa timidité et sa maladresse à la séduire. Julie et Sébastien auront peut-être une chance de se trouver lors d’une nuit (mais qu’est-ce qu’une nuit si ce n’est une veille de gueule de bois).

S comme Sali

Fiche technique

Synopsis : Un jour d’école ordinaire dans la vie d’une adolescente, et ses rencontres avec trois hommes différents : sur le chemin du lycée, sur un terrain de basketball, et dans le bus du retour.

Genre : Fiction

Durée : 12′

Année : 2015

Pays : Turquie, France

Réalisation : Ziya Demirel

Scénario : Ziya Demirel, Buket Coskuner

Image : Meryem Yavuz

Montage : Henrique Cartaxo

Son : Murat Onur Oner

Interprétation : Melis Balaban, Zeki Ocak, Yonca Hiç, Can Karaçayli, Artun Ozsemerciyan, Basar Sayin

Production : Istos film, Origine films

Article associé : la critique du film

Sali de Ziya Demirel

« Sali », premier court métrage du jeune réalisateur turc Ziya Demirel présenté ces derniers jours au festival Premiers Plans d’Angers, raconte le parcours d’une adolescente parsemé de rencontres et d’embûches dans Istanbul. Le titre, « Mardi » en français, nous met sur la piste : il s’agit d’une journée ordinaire, et nous suivons une jeune fille qui traverse la ville pour se rendre à l’école et à son entraînement de basketball, puis qui empreinte le bus pour rentrer chez elle. La ville et les rapports de proximité qu’elle implique deviennent le champ d’expérimentation de l’héroïne, et à travers elle, ceux du cinéaste. Le parcours citadin de cette adolescente ordinaire est dépeint comme un mélange d’errances insouciantes, de rencontres provoquées puis de contacts physiques non désirés, une proximité imposée au corps qui évoluent dans le décor urbain. Le film est une sorte de parcours en trois temps, suivant la perspective du corps féminin tandis que celui-ci entre en interaction avec différentes figures masculines, des échanges tantôt voulus, tantôt subis. Trois hommes, trois confrontations, trois réactions : le film nous offre une succession de tableaux qui s’enchaînent et suscitent à tour de rôle excitation, colère et frayeur chez l’héroïne comme chez le spectateur.

Personnage dynamique, filmé en perpétuel mouvement, cette dernière est d’emblée montrée comme une figure forte, espiègle et sportive, jouant au football avec une bouteille qui traîne sur le chemin. Lors de son entraînement de basketball, elle semble attirée par un jeune homme. Elle se lève pour le défier sur le terrain, tentant de lui prendre la balle et de marquer. Celui-ci l’entoure de ses bras, lui barre le chemin, mais elle parvient, apparemment amusée de cette interaction, à se défaire de l’étau et à marquer. Dans le bus qui la ramène chez elle, un vieil homme bousculé par les à coups du véhicule se tient à elle. Elle lui offre volontiers son soutien jusqu’à ce que l’homme ne commence à abuser de sa gentillesse, plaçant ses mains sur elle de façon trop insistante, tandis que la caméra, fixée sur le visage de la jeune fille, nous laisse percevoir la gêne puis la colère qui l’assaillent. Ce plan, plus long que les autres, nous fait ressentir le débordement et le malaise qui s’installe dans cet espace confiné. Alors qu’elle regagne finalement sa rue à pied, la jeune fille aperçoit un homme endormi dans une voiture, qu’elle avait déjà observé le matin même. Elle frappe le pare-brise pour le réveiller, dans un geste de provocation enfantin, mais qui suscite chez l’homme une violente réaction. Celui-ci sort de sa voiture et la poursuit dans la rue.

Dans tous ces échanges, Ziya Demirel parvient à trouver un équilibre sans cliché: son héroïne n’est pas une victime sans défense, mais il arrive cependant à montrer avec justesse la routine d’une jeune fille confrontée à une société patriarcale où la figure féminine se trouve trop souvent confrontée à des débordements et des réactions violentes. L’héroïne de « Sali » tente dans un premier temps de maîtriser les échanges tactiles qui peuvent s’opérer entre elle et le jeune homme sur le terrain de sport, tandis qu’une fois revenue sur le terrain public, celui de la rue, les rapports semblent plus difficiles à maîtriser, et la jeune fille se voit contrainte de prendre la fuite à deux reprises.

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La caméra portée suit le personnage, d’abord dans une véritable démonstration d’énergie, dans une séquence de jeu et de déambulation, mais l’enferme également, la suivant de très près. Entre la sensation de légèreté et de liberté véhiculée par les premiers plans, et l’enfermement du personnage dans un cadre très serré, on ne sait finalement pas réellement où situer cette figure féminine. Sa situation serait-elle tout simplement résumée par cette phrase de son professeur évoquant le port de l’uniforme : « La liberté à ses limites, non ? » ? Ici, la limite semble être le cadre imposé par une société patriarcale où la femme semble ne pas devoir provoquer les échanges, marquer un score et passer maître du jeu, comme si les événements qui suivaient ce match mixte et cette démonstration de vitalité faisaient office de punition imposée à une jeune citadine un peu trop moderne, une jeune femme qui fume, qui fait du basket, qui tente de défier les hommes. Est-ce cela, un mardi tout ce qu’il y a de plus ordinaire dans l’Istanbul d’aujourd’hui ?

Agathe Demanneville

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Coup de pouce DCP, le 3ème lauréat

Afin de donner plus de visibilité aux jeunes talents du court métrage francophone, le laboratoire numérique Média Solution, le partenaire de nos Prix Format Court, a lancé en mars 2015 le Coup de pouce DCP. Le principe de ce concours est simple : permettre à un réalisateur ou une réalisatrice de voir son court-métrage diffusé en salle de cinéma et en festival en lui offrant le DCP de son film (encodage au format Cinéma Numérique).

Après avoir choisi de récompenser « Mourir, oui mais au son des violons tsiganes » d’Isabelle Montoya et « La nuit, tous les chats sont roses » de Guillaume Renusson, un jury de professionnels, auquel participait un membre de Format Court, s’est réuni il y a une semaine pour visionner et départager les six derniers films en lice de cette troisième édition.

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Parmi les 65 films reçus, le jury a décidé de récompenser « Le Libraire » de Cédric Martin. Le réalisateur remporte ainsi un encodage DCP de son film, offert par Média Solution.

Pour information, la 4ème édition du Coup de pouce DCP aura lieu à partir du 8 février prochain (clôture des envois : le 31 mars, délibération du jury : le jeudi 28 avril)

Pour en savoir plus sur le Coup de pouce DCP: http://mediasolution.fr/blog/

Mr Madila de Rory Waudby-Tolley, Prix Format Court à Angers 2016

Parmi les courts-métrages retenus dans la catégorie des Plans animés de la 28ème édition du Festival d’Angers, le jury Format Court (composé cette année de Fanny Barrot, Katia Bayer, Agathe Demmanneville, Gary Delepine et Lola L’Hermite) a choisi de récompenser « Mr Madila » de Rory Waudby-Tolley. Une animation (très) légère, au croisement du documentaire fictif et du cartoon, où le réalisateur se met lui-même en scène dans une série de conversations entretenues avec Mr Madila, un extravagant marabout, bonimenteur au débit enflammé, enclin à lui révéler les puissants secrets de l’Univers.

À cette occasion, Rory Waudby-Tolley se verra doter d’un DCP (pour le court-métrage en question ou pour une prochaine création) par le laboratoire numérique Média Solution. Le film, quant à lui, sera projeté lors d’une future Soirée Format Court et profitera d’un focus en ligne.

Mr Madila de Rory Waudby-Tolley. Animation, 8′, 2015, Royaume-Uni, Royal College of Art

Synopsis : « Le Tout, dans l’ensemble, c’est du rien. Regardez-y de plus près et vous verrez tous les petits morceaux, tous les petits fragments, et tous les vides dans les interstices. » Mr Madila ou La Couleur du rien met en scène une série de conversations entretenues par le réalisateur avec un guérisseur revendiquant un don spirituel.

Festival BD6Né 2016, appel à films

Le Festival BD6Né est un festival entièrement consacré aux apports de la BD au Cinéma et à toute la richesse des échanges entre ces deux arts. La 4ème édition du Festival BD6Né se déroulera du 10 au 12 juin 2016 à Paris, à la Médiathèque Marguerite Duras (20ème).

Pour la compétition de courts métrages, le festival recherche des films français et internationaux, d’une durée maximale de 20 minutes (générique inclus), produits après le 31 décembre 2013 et qui rendent compte d’un attachement ou d’une passerelle entre l’art cinématographique et la bande dessinée.

BD6ne

Les films non francophones doivent être sous-titrés en français.
Date limite d’inscription : 10 avril 2016

Deux manières de procéder pour la candidature :

– s’inscrire en ligne
– ou retourner la fiche d’inscription remplie, signée et accompagnée d’un DVD/Blu-Ray de visionnage à l’adresse suivante : Savès Julien / 9 rue de la Gare de Reuilly – 75012 Paris

➔ Télécharger la fiche d’inscription 2015
➔ Télécharger le règlement 2015

Lisa Krane : « Le cinéma peut s’exprimer de différentes façons et à différents niveaux et c’est ce qui me passionne »

« In uns das universum » est le premier court-métrage de Lisa Krane. Sélectionné au 36ème festival du film court de Villeurbanne, le film y a obtenu le Prix Format Court. Il a été projeté à notre séance anniversaire de janvier 2016, en présence de sa réalisatrice. Pour nous, Lisa Krane revient sur son film de fin d’études de l’Academy of Media arts de Cologne et la réalisation de ce premier court plein d’oppositions et de contrastes revendiqués. L’histoire ? Celle de Li, jeune danseuse, confrontée à la découverte d’un deuxième coeur dans sa poitrine.

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Qu’est-ce qui t’a amené au cinéma et à réaliser ton premier film ?

J’ai débuté mon parcours dans les arts plastiques, puis évolué vers le film expérimental pour enfin me découvrir récemment des affinités pour la fiction narrative. La capacité qu’a le cinéma à combiner les arts sous diverses formes m’a toujours fasciné. Il peut s’exprimer de différentes façons et à différents niveaux et c’est ce qui me passionne. En revanche un film doit être délicatement composé et il faut y porter beaucoup d’attention.

« In uns das universum », mon film de fin d’études, est tout en contraste, comme dans beaucoup d’autres films. Pour moi, c’est une question très importante car certains contrastes peuvent sembler incompatibles. Pour mon projet, j’ai travaillé autour de plusieurs oppositions : la technologie et la médecine face à la danse, la science face à l’art, le macrocosme face au microcosme, la musique analogique face à la musique électronique.

Certains artistes t’ont-ils influencé et t’influencent encore aujourd’hui dans ton travail ?

Je suis attirée par plusieurs formes artistiques : la littérature, le cinéma, les arts plastiques, la musique, la danse. Je pense que mon influence vient de plusieurs genres, le cinéma en premier. J’aime particulièrement les films de Steve McQueen, notamment « Hunger » et « Shame » dans sa façon de traiter de l’humain et de ses convictions sous plusieurs aspects, ses combats, ses idéaux et sa représentation. J’aime également beaucoup Jim Jarmusch et son film « Dead Man » qui utilise la musique et la poésie dans un univers assez innovant; la musique de Neil Young est parfaite ainsi que la photographie qui me rappelle celle d’Ansel Adams. Albert Camus, Aldous Huxley, George Orwell ou Susan Sontag m’influencent en littérature. J’aime aussi Björk dans son approche esthétique de la musique. La philosophie et la science font partie intégrante de ma réflexion également. À vrai dire, c’est plus un état d’esprit et des travaux d’artistes qui m’ont construite artistiquement.

In uns das universum

« In uns das universum » est un film d’école. Comment s’est passé la production ?

Produire mon film de fin d’études à été très compliqué, car j’ai dû écrire, réaliser et produire le film par moi-même. Mais ce fut une expérience très enrichissante et j’ai appris tout au long de la réalisation du film. C’était assez chaotique car nous avions un très, très petit budget mais j’ai toujours réussi à trouver des solutions inventives pour surmonter les problèmes. J’ai été très chanceuse d’avoir une super équipe autour de moi (30 personnes) qui a vraiment cru en ce projet, qui y a investi du temps et qui y a mis tout son cœur. Sans eux, cela n’aurait jamais pu être possible.

Ton film repose beaucoup sur le jeu d’acteurs-danseurs. Comment as-tu choisis tes comédiens ? Étaient-ils déjà danseurs en plus d’être acteurs ?

Le casting était principalement composé d’acteurs qui ont suivi des entraînements de danse pour le film. J’ai essayé de trouver une actrice (Lore Richter) qui pouvait exprimer la rudesse et la vulnérabilité en même temps car son personnage est fort mentalement mais aussi très sensible à ce qui se passe autour de lui.

Les cours de danse, au cours desquels les acteurs ont appris à travailler avec leur corps, ont duré deux semaines avec des professeurs de danse contemporaine.

J’ai voulu participer aux sessions de danse avec le directeur de la photographie. Nous les avons observées de manière à trouver la manière de traduire les scènes de danse à travers le langage corporel.

Ces scènes de danse, entre lutte et tendresse, peuvent-elles être vues comme des métaphores de ce qui arrive à Li, partagée entre son état de santé et sa passion pour la danse ?

La danse représente une journée de Li. Elle montre comment son corps réagit, comment ses émotions et ses fantasmes peuvent altérer sa situation. Elle montre une perspective plus personnelle comparée à celle plus impartiale de la médecine ou de la technologie. Elle sent son corps, elle travaille avec, elle l’écoute. D’un autre côté, les scanners, les ordinateurs la comparent elle, à une norme, une base.

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Qu’est-ce qui t’a emmené à écrire sur le thème de la maladie, de la médecine et des différents choix de vie. D’où est venue cette idée des deux cœurs ?

Tout a commencé par une question que je me suis posée lors d’une période assez compliqué de ma propre vie. Je me suis demandée quelle était la définition de la maladie et quel rôle la médecine contemporaine jouait dans nos vies. Qui connait le mieux mon corps : moi ou mon docteur ? Puis-je me fier à mes sentiments ? Y-a t-il certains modèles auxquels nous devons ressembler ? À quel point sommes-nous prévisibles, et quand vient la question de la santé, que pouvons nous contrôler ? Que se passe-t-il si la nature nous joue des tours, et que notre corps révèle un phénomène qui semble en dehors de toutes règles et dont personne ne possède d’explication ? Deviendrons-nous courageux ou complètement transis de peur ?

L’Univers et notre corps ont beaucoup de choses en commun, ils sont faits d’une même matière et pourtant, nous avons toujours une connaissance très infime de ce qui les constitue.

Pour ce film, je me suis intéressée aux deux différentes perspectives de notre corps. Je me suis efforcée dans un premier temps de les voir de la manière la plus objective possible autant sur le point de vue médical que scientifique, puis, d’une manière plus personnelle, d’un angle plus artistique. Quelques fois, ces deux aspects semblent incompatibles et nous devons faire des choix.

Si j’avais un deuxième cœur comme la protagoniste du film (ou une autre anomalie) et que l’on me disait qu’il n’y a aucune explication à mon cas, que ferais-je ? Qu’est-ce que la médecine me suggèrerait comme échappatoire ?

Le cœur est souvent vu comme un second cerveau d’un point de vue émotionnel. C’est une part que l’on ne lâche pas si facilement. C’est un organe pour lequel on continue à se battre…

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Le titre « In uns das Universum » se réfère directement à la maladie de Li mais aussi à sa place dans l’univers. Photographiquement, a t-il été compliqué de trouver un moyen d’exprimer la dimension « univers » en même temps que la dimension microbiologique de notre corps ?

Pour le coup non, cela n’a pas été difficile. Si on regarde les images macros et micros, elles sont étonnamment similaires. Toutes les images en micro perspective de nos cellules pourraient presque ressembler aux images de la NASA.

La musique est très présente pendant tout le film, peux-tu nous en parler ?

J’ai demandé au compositeur de ne pas regarder le film et de composer une musique qui mettrait en valeur ou expliquerait ce que le film raconte. Je voulais que la musique exprime “l’émotion pure”. Du coup, j’ai écrit et décrit l’atmosphère de certaines scènes pour le violoniste. Sans avoir vu le film, sans savoir de quoi il parlait, il a improvisé sur les seules bases de mes descriptions. Le violon a été enregistré dans une église (pour son acoustique spéciale), et ensuite nous avons récupéré ces enregistrements et les avons transformés en fonction des scènes. La musique que l’on entend au début est de plus en plus transformée au fur et à mesure que l’on avance dans le film.

Travailles-tu sur un nouveau projet ?

Je travaille sur un scénario de long-métrage dans lequel trois personnages évoluent dans une sous-culture musicale. Encore une fois, on y trouvera ces fameuses oppositions qui m’intéressent et qui mettent en valeur des individus en créant des tensions fascinantes.

Propos recueillis par Clément Beraud

Article associé : la critique du film

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Lisa Krane, Prix Format Court au festival de Villeurbanne 2015

Jeune cinéaste allemande, Lisa Krane promet une carrière intéressante. Née aux États-Unis, ayant grandi en Allemagne et étudié en Angleterre et au Ghana, elle a le profil d’une artiste originale. Son premier film, « In uns das Universum » a obtenu le Prix Format Court en novembre dernier au Festival du film court de Villeurbanne. Ce court-métrage poétique, présenté par sa réalisatrice à notre séance anniversaire de janvier, suit le parcours d’une jeune danseuse confrontée au dilemme de poursuivre sa passion jusqu’au bout ou de veiller sur sa propre santé.

In uns das Universum-Lisa Krane

Retrouvez dans ce focus :

La critique de « In uns das Universum »
L’interview de Lisa Krane
In uns das universum de Lisa Krane, Prix Format Court au festival de Villeurbanne 2015

Nominations César 2016, côté courts

Ce matin, l’Académie des César a dévoilé la liste des nominations de la 41e cérémonie des César. Du côté des courts, voici les neuf films nommés.

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Meilleur court-métrage

La Contre-allée de Cécile Ducrocq
– Le Dernier des céfrans de Pierre-Emmanuel Urcun
– Essaie de mourir jeune de Morgan Simon
– Guy Moquet de Demis Herenger
– Mon héros de Sylvain Desclous

Meilleur court-métrage d’animation

La Nuit américaine d’Angélique, réalisé par Joris Clerté et Pierre-Emmanuel Lyet
Le Repas dominical, réalisé par Céline Devaux
Sous tes doigts, réalisé par Marie-Christine Courtès
– Tigres à la queue leu leu, réalisé par Benoît Chieux

Julie Gayet : « Mon lien au court a été évident en tant qu’actrice et productrice »

Comédienne/productrice, Julie Gayet clôt notre cycle d’interviews filmés (Roland Nguyen, Catherine Bizern) réalisés au Carreau du Temple, fin 2015, à l’occasion du « Cinéma, c’est jamais trop court ». Elle revient pour Format Court sur ses débuts face à la caméra, son passage par le montage, son envie d’accompagner certains réalisateurs dans leur passage au long, l’écriture propre au court, son problème de diffusion et l’absolue nécessité de raconter des histoires.

Les débuts d’Abbas Kiarostami. Être avec l’errant

Donner une place au rêve rugueux quand l’histoire requiert de l’être sa docilité, c’est à ce principe que les courts-métrages du cinéaste iranien Abbas Kiarostami semblent répondre. Essentiellement centrés sur l’enfance, ces films ne se donnent pas pour ambition de témoigner du temps historique mais, par des biais poétiques, de faire du cinéma l’abri miraculeux de trajectoires hasardeuses. L’histoire, ou bien ce qu’on nomme trop rapidement “réalité”, fait l’objet d’un détournement. Le sentiment fait ici événement. Ce sont avant tout les désirs de quelques individus souvent jeunes, écoliers ou déjà travailleurs, qui forment pour le cinéaste la matière d’une attention tacite et décalée, impure et intempestive.

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Pas à pas, à la manière d’une filature, on se familiarise avec quelques habitants des rues de Téhéran. On est pris sans ménagement ni conformisme, pris comme orienté et inspiré par le vent, comme sur-pris par la beauté d’un passage d’une nuée d’oiseaux. Parallèlement un regard de cinéaste se façonne, bientôt associé au rythme si particulier des traversées urbaines. De fait, à travers ses films courts réalisés entre 1970 et 1982, Abbas Kiarostami raconte son pays : l’Iran. Il s’agit de la voix et des vues d’un cinéaste qui est resté là, de quelqu’un qui a vu partir tant d’artistes et d’intellectuel-le-s lors de la Révolution de 1979, de celui qui prend le risque de se détourner des slogans pour ne questionner que l’intériorité, et constater le mystère d’une autre réalité. Un cinéma du “maintenant” plus universel que n’importe quel film “direct”, historique, ou militant. Chaque film se présente comme un passage secret, en même temps qu’une mise en abîme du travail de fabrication — devrait-on dire “irruption” — des images.

L’intrigue des films s’avère réduite à son plus simple élément: dans “Le pain et la rue” (1970) un enfant qui rentre chez lui cherche un moyen de contourner un chien méchant, dans “La récréation” (1972) un jeune garçon tente de transporter le ballon avec lequel il a malencontreusement cassé une vitre dans son école, dans “Expérience” (1973) l’apprenti d’un atelier photographique traverse la ville pour apercevoir l’objet d’un amour fantasmé, dans “Le costume de mariage” (1976) un jeune tailleur prête à son ami un costume devant être utilisé pour le mariage d’un client, dans “Le chœur” (1982) deux petites-filles tentent de signifier leur présence à leur grand-père malentendant. Des films à la narration presque nue donc, attachés aux micro-vibrations des êtres suivis. Raconter l’Iran, pour Kiarostami, c’est raconter d’abord l’errance des garçons, les fuites et les choix, les impulsions et les stratégies, les hasards et les manquements, c’est-à-dire déplier les sentiments qui peuvent advenir quand les normes ne sont pas encore des règles, et les modèles pas encore des lois. Dans l’innocence des trottoirs stupéfaits, que l’on foule sans que rien ne soit d’avance acquis.

Les rues, ou les passages

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Soucieux de la détresse, Kiarostami se fixe (sans se figer) sur des protagonistes jeunes et mâles. Dès son premier court-métrage en effet, le cinéaste filme un petit garçon dans des rues murées de Téhéran. Il semble utiliser le trépied comme un pivot primitif, à partir duquel s’organise la marche de son jeune acteur. De loin, puis de plus près, le petit garçon prend place dans le cadre. Les rues se ressemblent, mais c’est évident qu’il avance; tout comme il est évident qu’il est “déterminé” (à tous les sens du terme). Le montage accumule ces vues, et crée par là même une tension au cours d’une action a priori insignifiante — ou plutôt dévalorisée par l’adulte. Quand un chien féroce se présente, le gros plan s’invite tout à coup. On voit le petit garçon de dos, se grattant la nuque, puis de face, attendant un vieil homme qui arrive pour finalement se dissimuler sous son pas. La férocité fantasmée du chien devient une menace bientôt désamorcée; le petit garçon lui donne un morceau de pain. La peur s’évanouit, le petit garçon parvient à la porte de sa maison, s’y engouffre, laissant seul le chien honnis. Il ne s’agit pas exactement d’une histoire, mais plutôt d’un moment pendant lequel toutes les certitudes demeurent suspendues à la question : Comment contourner l’obstacle? Comment passer à côté, à travers, au-delà?

L’originalité du regard vient donc d’abord de son caractère d’expérience originelle, qui mêle une technique réduite (images en noir et blanc, simplicité du dispositif, format 4/3) à une situation de crise, aussi minime soit-elle. Évitant l’explication ou la compassion, Kiarostami ne porte pas non plus beaucoup d’attention à la résolution de la crise, mais explore les traces d’intériorité qui peuvent se loger dans la démarche et les gestes d’un être qu’une apparition a rendu vulnérable. L’enjeu de filmer la rue prend corps dans le désir de saisir l’indifférence involontaire et dangereuse du monde extérieur, des comportements et des normes imposées.

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Dans les films ultérieurs (“La récréation” et “Expérience”), le cinéaste poursuit son exploration de la rue comme passage; espace d’échange d’informations et de dialogues, espace des différences et de l’hybride, mais aussi espace de risques. Les protagonistes la parcourent à pied puis sur des engins motorisés, tels que la moto et la camionnette. Ce goût pour les transports à moteur aura d’ailleurs une incidence de plus en plus importante au cours de sa filmographie (par exemple dans “Le vent nous emportera”, 1999). Néanmoins, ce n’est pas la machine qui fait l’objet du regard, mais plutôt la circulation qu’elle permet, la concentration qu’elle oblige, et même la circularité dont elle affirme le principe. On pense ici au protagoniste d’”Expérience” qui essaie une moto pour ressembler à son père. Plus généralement, la rue se développe dans les films comme l’espace de mimétisme qui prend la forme d’une fascination de la jeunesse pour les gestes d’adultes et pour les modèles — de la culture américaine notamment. La rue, c’est l’endroit des possibles, des travestissements, des menaces et des convenances. Pour Kiarostami, c’est l’espace où s’organise une démarche, où une intention peut trouver sa forme, où l’être cherche un double.

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“Le costume de mariage” s’éloigne un peu de l’univers de la rue pour étudier les rapports qui peuvent se tisser entre les êtres travaillant dans un même immeuble, à différents étages, lesquels donnent tous sur une cour intérieure. Cet espace complexifie le jeu entre horizontalité et verticalité en intégrant une profondeur ainsi qu’un éloignement des corps. Cette épaisseur spatiale provoque d’autres formes de communication entre les êtres, et surtout rend poreuses les frontières visuelles auxquelles nous habitue la rue. Le lieu permet au cinéaste de jouer avec la présence centrale de la fontaine, zone de reflets et de déformations que l’on retrouve dans la plupart des films, et qui ici permet de définir une idée dont on pressentait l’importance sans pouvoir la formuler : La rue n’est jamais filmée de face (le pourrait-elle?) mais toujours dans sa dimension d’espace intermédiaire, où les vides importent autant que les pleins. Les trajectoires filmées apparaissent toujours inachevées, et surtout “en cours”; entre deux lieux (l’un quitté et un autre à atteindre), entre deux murs (dans “La récréation” notamment les plans aériens semblent dessiner un entre-deux), entre deux assignations.

Outre la diversité et la circularité, la rue s’associe donc à l’idée d’une possibilité, d’une inquiétude, d’un cheminement sans cesse à tracer. S’agit-il donc d’un cinéma de l’errance? Pas exactement. Plutôt d’un cinéma avec l’errant, qui se donne l’obligation étrange de transformer le détail en signe absolu, le rêve de destination en épreuve fixée et infinie. Un cinéma qui attend de voir éclore la réalité au milieu d’une perturbation existentielle, morale, onirique.

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Les murs, ou les séparations

Si la crise forme la situation de base des films, celle-ci ne correspond pas seulement aux risques que comportent le fait de marcher dans les rues. La finesse du regard auquel on se frotte ici réside dans l’exposition silencieuse — ou quasi-silencieuse — de multiples contournements. En effet, les normes sociales tout autant que l’organisation spatiale des rues se composent de schémas, de lois, auxquels les enfants sont confrontés pour la première fois. Ces schémas, en premier lieu, prennent la forme de murs. L’espace de la trajectoire est en réalité moins la rue en tant que telle qu’un entre-deux-murs où les garçons peuvent marcher et jouer au football (comme dans “La récréation”, ceci est marqué par l’usage de plans filmés à la grue). Dans “Expérience”, c’est le flux incessant des voitures qui descendent l’avenue qui semble signifier un mur imaginaire; le protagoniste doit traverser la rue chaque matin, donc se faufiler à travers les véhicules en marche. Même dangereuse, la traversée semble dire que les limites peuvent être franchies. Il n’est pas moins signifiant que la cour intérieure de l’immeuble dans “Le costume de mariage” vient symboliquement se confondre avec la présence dans le film d’une cage à oiseaux. Aussi demeure la question: Dans quelle mesure les murs peuvent-ils être traversés ?

Le mur comme forme esthétique ou métaphorique répond à des séparations d’ordres social, moral et religieux. Kiarostami montre la pression normative à laquelle les garçons sont soumis, et qui se raffermira lors de la mise en place de l’État Islamique en 1979. Dans la séquence inaugurale du “Costume de mariage”, par exemple, la mère du jeune garçon affirme la norme que son jeune fils doit adopter; faire des études, se marier, etc. En contrepoint à ce discours, le tailleur dira un peu plus tard : « Tant qu’il y a des enfants, il y a de la joie! ». Néanmoins, ce dernier ne remet pas en question la validité des normes sociales évoquées par sa cliente. Au contraire, le choix qu’il donne au garçon concerne son costume, mais laisse surtout entendre des implications morales : « Il y a pleins de modèles. Trouve celui qu’il te plaît ». En même temps qu’il y a une conscience de la norme, Kiarostami semble donner sa chance à une réalité autre.

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Cette “chance”, on la trouve dans la naissance du débat, c’est-à-dire dans l’éclosion d’un discours développé au sein d’un collectif. Les trois amis dans “Le costume de mariage” forment l’exemple le plus manifeste de l’intégration de l’enfant dans une agora où il doit prendre position. Mais ce qui semble plus précisément à l’œuvre réside dans la force de conviction. Par exemple, dès “Le pain et la rue”, la question centrale est celle d’un positionnement au sens figuré. Dans “Expérience”, le jeune protagoniste passe du temps à se brosser les chaussures, à bien s’habiller. La coquetterie n’est pas étrangère à une volonté impérieuse de positionnement; elle est autant le signe d’une attente (de l’amour) que le signe d’un désir déjà partagé. La conviction de l’être paraît plus forte que n’importe quel état de fait ou de norme. Néanmoins, le cinéaste décèle les disciplines et les violences normatives dont font preuve les adultes pour contrecarrer toute forme de conviction. L’autorité hypocrite fait toujours mine d’aborder le désir. Et faire semblant, est-ce que cela signifie nécessairement mentir?

Dans “Le chœur”, le mur prend une dimension d’abord figurative dans le sens où les problèmes d’audition du vieil homme viennent rompre le contact avec les activités extérieures (littéralement derrière un “mur du silence”), mais finalement reprennent une dimension spatiale à la fin du film; les jeunes filles qui crient en rythme « Grand-père, ouvre la porte ! » font effectivement face à un mur. Focalisant son film sur une présence féminine rare, éloignée et omniprésente à travers des cris devenus chant, le mur a l’apparence d’une frontière; mais il n’est qu’une limite. La séparation s’avère ici une ligne épaisse, mais dont Kiarostami montre toujours le possible contact (ou la traversée) avec le monde extérieur.

Les lignes, ou les possibilités

Si ces courts-métrages d’Abbas Kiarostami doivent attirer l’attention des spectateurs contemporains, c’est moins parce qu’ils donnent des clefs de compréhension de ses longs métrages ultérieurs qu’à cause des déplacements opérés à l’égard les préjugés et l’intarissable vitalité des situations montrées. Leur puissance esthétique et politique donne des frissons tels qu’elles humilient le regard conformiste et compassionnel auquel le quotidien semble demander de s’astreindre. S’inscrit déjà en filigrane le principe selon lequel la réalité ne doit pas juger la fiction; au contraire, c’est à travers la fiction — c’est-à-dire les rêves — que la réalité peut éventuellement advenir. D’après Jean-Luc Nancy, le cinéma d’Abbas Kiarostami assume la préséance de la fiction sur la réalité. Le cinéaste, en réalité, donne au cinéma le statut d’instance indépendante des prérogatives politiques, ou plutôt à l’ombre d’un pouvoir qui s’affirme et à la lumière de comportements dont l’adéquation avec les normes n’est jamais tout à fait acquise.

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Il n’est donc pas étonnant que les lignes apparentes ou morales ne soient jamais droites, ni les trajectoires des protagonistes, ni les rues, ni même la circulation urbaine. Cette absence de lignes droites se joint d’une tension toujours à l’œuvre, et qui se transforme en un état d’hypnose pour le spectateur. Le fil peut rompre à tout moment, c’est-à-dire qu’une apparition peut bousculer à chaque instant l’organisation de la pensée, des sentiments et du regard. Ces films développent même une sorte de mystique du regard, où on participe à la prise de position d’un être à l’égard de ce qu’il croit possible. Il s’agit donc de croyance et de fidélité non pas à l’égard d’une norme mais à l’égard de la réalité. Comment reste-t-on fidèle à la réalité ? Le silence — moins pour disqualifier la parole que pour faire exister la stupéfaction en tant que moment. Le clair-obscur — moins pour contourner la vision que pour la révéler en tant qu’écart.

À noter que l’affirmation de l’autorité artistique d’Abbas Kiarostami passe par une aisance de plus en plus manifeste à mener des mouvements de caméra qui rendent présente — même filmée de loin — une inconformité nécessaire. La circulation des rêves et des frustrations construit un regard à la dimension anthropologique; la différence est au cœur de son dispositif cinématographique. L’expérience livrée au spectateur s’avère poignante au point de donner l’impression qu’Abbas Kiarostami nous fait participer à son propre cheminement perceptif: son regard s’affûte, s’affirme et parvient à assumer le spectre du pouvoir comme menace, et d’éveiller la réalité comme désir impérieux et sacré.

Mathieu Lericq

N.B.: À noter que les courts-métrages d’Abbas Kiarostami ont été produits par “l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents” (Téhéran, Iran). Depuis 2007, ils ont fait l’objet en France d’une édition DVD par Les Films du Paradoxe avec quelques longs métrages du cinéaste. Les quatre DVD contiennent : “Et la vie continue” (1991, 91mn) avec pour bonus “Le Choeur” (1982, 17mn), “Le Passager” (1974, 71mn) avec pour bonus “Le Pain et la rue” (1970, 10mn), “Où est la maison de mon ami ?” (1987, 87mn) avec pour bonus “La Récréation” (1972, 11mn), et “Le Costume de mariage” et “Expérience” (1976/1973, 54 mn/60 mn).

Short Screens #58 : Elles Tournent!

A l’occasion du festival « Elles Tournent – Dames Draaien », le 28 janvier Short Screens vous propose une séance au féminin ! Au travers de courts métrages de fiction, d’animation et documentaire, sept réalisatrices posent un regard sensible, engagé et critique sur la condition des femmes aujourd’hui. D’Iran au Royaume-Uni en passant par la France, la Belgique et le Kenya, c’est le même combat qui s’exprime, dénonçant les inégalités et les injustices et plaidant en faveur d’une réelle émancipation.

Le jeudi 28 janvier à 19h30, au cinéma Aventure, Galerie du Centre, Rue des Fripiers 57, 1000 Bruxelles – PAF 6€.

Visitez la page Facebook de l’événement ici.

Programmation

I Want Muscle d’Elisha Smith-Leverock, Royaume-Uni / 2011 / documentaire / 3’

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« I Want Muscle » joue avec les tabous et les stéréotypes de genre, et cherche à explorer une autre beauté féminine, en offrant un aperçu dans le monde de Kizzy Vaines, la seule bodybuildeuse britannique à concourir pour le titre de Olympia Fitness à Las Vegas.

1977 de Peque Varela, Royaume-Uni / 2007 / animation / 9’

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Dans une petite ville, une jeune femme cherche à défaire le nœud de son identité.

Marilyn de Séverine De Streyker, Belgique, 2007 / fiction / 4’52 »

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Lorsque le fantasme empêche de vivre l’instant présent…et futur.

After the Class de Fereshteh Parnian, Iran / 2012 / fiction / 12’

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Le jour où Mme Ansari, une prof de lycée, est promue au poste de directrice d’établissement, sa jeune fille vient l’informer d’une décision inattendue.

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Karaoké domestique d’Inès Rabadán, Belgique / 2013 / documentaire / 35’

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Dans toutes les maisons, quelqu’un doit ranger, lessiver, nettoyer. Mais qui ? Karaoké domestique est une performance et une expérience : trois « couples » de femmes, dont l’une s’occupe du travail ménager de l’autre, sont interviewés par la réalisatrice Inès Rabadán au sujet de l’organisation et de la hiérarchie complexe qui règne dans une maison.

Article associé : la critique du film

Quelques secondes de Nora El Hourch, France / 2015 / fiction / 16′

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Le quotidien de 5 jeunes filles qui vivent dans un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale de Paris. Toutes hantées par un passé chargé (viols, abandon, violences), elles tentent d’avancer et préfèrent voir le verre à moitié plein. Toutes, sauf Sam.

The Rape of the Samburu Women de Iara Lee, Ètats-Unis, Kenya / 2011 / documentaire / 13′

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Lorsque le Kenya était encore une colonie britannique, les femmes ont été confrontées à une épidémie de viol. Bien que ces viols aient été officiellement rapportés, les soldats n’ont pas été reconnus coupables par l’armée britannique. Au milieu des années 1990, Beatrice Chili a réagi face à cette situation en mettant en place le village de Senchen, une communauté auto-suffisante dirigée entièrement par des femmes.

Article associé : la critique du film

Les courts nominés aux Oscars 2016

La cérémonie des Oscars 2016 aura lieu dans un peu plus d’un mois. Découvrez les 15 courts-métrages nominés au second tour par les membres de l’Académie, toutes sections confondues : fiction, documentaire, animation.

Fiction

Ave Maria de Basil Khalil

Day One de Henry Hughes

Everything Will Be Okay (Alles Wird Gut) de Patrick Vollrath

Shok de Jamie Donoughue

Stutterer de Benjamin Cleary & Serena Armitage

Documentaire

Body Team 12 de David Darg & Bryn Mooser

Chau, beyond the Lines de Courtney Marsh & Jerry Franck

Claude Lanzmann: Spectres of the Shoah de Adam Benzine

A Girl in the River: The Price of Forgiveness de Sharmeen Obaid-Chinoy

A Girl in the River

Last Day of Freedom de Dee Hibbert-Jones & Nomi Talisman

Animation

Bear Story de Gabriel Osorio & Pato Escala

Prologue de Richard Williams & Imogen Sutton

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Sanjay’s Super Team de Sanjay Patel & Nicole Grindle

We Can’t Live without Cosmos de Konstantin Bronzit

World of Tomorrow de Don Hertzfeldt

Festival de Brive 2016, appel à projets

La 13ème édition du Festival du cinéma de Brive aura lieu du 5 au 10 avril 2016. Spécialisé dans le moyen-métrage et partenaire de Format Court, le festival ouvre ses inscriptions pour 3 catégories :

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– La compétition européenne : inscrivez votre film jusqu’au 18 janvier 2016 (consultez le règlement)

– Le concours de scénarios – Région Limousin : envoyez votre projet jusqu’au 1er février 2016 (consultez le règlement)

–  Le pitch moyen-métrage : proposez votre projet pour la sélection du Workshop Pitch jusqu’au 12 février 2016 (consultez le règlement)

In uns das Universum de Lisa Krane

Nietzsche le savait déjà : la danse est le moyen d’expression supérieur. Son Zarathoustra, danseur infatigable, s’en sert à plusieurs reprises pour transmettre aux hommes ses pensées les plus profondes et plus intimes. C’est la seule activité qui lui permet de se sentir libre et léger, qui lui permettra de dire « oui » à la vie malgré le fardeau de la morale et le « poids le plus lourd » de l’éternel retour qui repose sur lui. C’est précisément cette idée de la danse comme art de la liberté et de l’affirmation qui va parcourir, dès la toute première scène, le film de fin d’études de Lisa Krane à l’École Supérieure des Arts et Médias de Cologne, « In uns das Universum » (L’Univers en nous), lauréat du Prix Format Court au dernier festival de Villeurbanne.

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Le corps de Li s’entremêle avec celui de Noam dans une lente chorégraphie au milieu d’une grande pièce noire. On voit les veines de ses pieds, les muscles de son dos, les vertèbres de sa colonne et finalement son visage nimbé par la lumière zénithale de l’espace. Bras, jambes, bassins et épaules parfaitement synchronisés, deux mains s’étreignent et des pas anticipent ceux de l’autre et s’enchaînent sans inquiétude. Voici l’ouverture du film, le point de départ de l’histoire de ce jeune couple de danseurs qui, après leur cours de danse, passent leur temps à regarder le ciel nocturne, contempler les étoiles et parler du cosmos : Bételgeuse, supergéante rouge de la constellation d’Orion, est vouée à exploser en supernova. Il s’agit de deux séquences qui, avant le générique, dévoilent déjà les deux aspects qui encadrent le reste du récit. Comme les étoiles destinées à exploser, le corps de Li est peut-être aussi une bombe à retardement : lors d’une visite médicale de routine, les docteurs découvrent à l’intérieur de son corps une étrange malformation qui pourrait mettre fin à sa carrière de danseuse.

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Les séquences avec la troupe de danse, en permanente alternance avec les rendez-vous chez les spécialistes et la vie en couple, vont articuler l’aspect cosmologique et clinique du film. Avec l’idée toujours en tête des étoiles qui brûlent lentement leur carburant et la perplexité que suscite la condition du personnage, la réalisatrice aborde ensuite la question fondamentale : qui suis-je ? Vis-à-vis de plusieurs médecins qui étudient son cas, chacun plus inutile que le suivant, Li se verra obligée à se poser des questions par rapport à son identité et à son futur incertain : une opération pourrait-elle changer qui elle est ? Cette malformation a-t-elle déterminé la personne qu’elle est devenue ? Elle trouvera réponse seulement en dansant : grâce au mouvement de son corps, elle va être capable d’accepter sa condition, de refuser de la voir comme un « défaut » mais plutôt comme une partie de ce qu’elle est, comme une composante de la totalité qu’elle représente, comme Bételgeuse dans la constellation d’Orion. Son esprit, celui qui porte le poids de sa condition, est pourtant l’esprit le plus léger et le plus transcendant.

In uns das universum

À travers un travail de montage remarquable par Moritz Poth, d’un rythme toujours rapide pendant les séquences à l’hôpital mais fluide et précis au moment de filmer les corps qui dansent, les pensées et émotions des personnages n’auront pas besoin de mots. C’est uniquement quand la musique commence qu’ils sont capables de s’exprimer en toute liberté et de mieux se comprendre l’un l’autre. C’est la force déployée dans leurs mouvements qui va dévoiler leur état d’esprit, leurs préoccupations et certitudes, leur rage ou leur tristesse.

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« In uns das Universum » est un constant retour. Bien évidemment, il y a un récit qui avance, une histoire qui se développe, mais il nous ramène à chaque fois aux éléments évoqués dans la première séquence. Il s’agit d’une ritournelle qui arrive avec la musique, composition originale de Tom Vermaaten, évocatrice d’une certaine nostalgie des journées plus simples. Ainsi, le spectateur peut se rendre compte que les images des analyses médicales, des images microscopiques du sang et des tissus de Li, accompagnées de cette musique, peuvent facilement nous faire penser à l’éclat des étoiles, une supernova, une nébuleuse. Enfin, à l’univers en nous.

Julián Medrano Hoyos

Article associé : l’interview de Lisa Krane

Consulter la fiche technique du film

I comme In uns das Universum

Fiche technique

In uns das Universum-Lisa Krane

Synopsis : Un deuxième cœur a poussé dans la poitrine de Li. Alors que les spécialistes s’approprient son corps en examinant la plus infime molécule, Li refuse de considérer qu’elle est malade.

Genre : Fiction

Durée : 29’

Année : 2015

Pays : Allemagne

Réalisation : Lisa Krane

Scénario : Lisa Krane

Image : Claire Jahn

Montage : Moritz Poth

Son : Pirmin Punke, Tim Stephan, Tom Vermaaten

Musique : Tom Vermaaten

Interprétation : Lore Richter, Hannes Wegener, Michael Maurissens, Markus Klauk

Production : Kunsthochscule für Medien Köln

Articles associés : la critique du film, l’interview de Lisa Krane

Rappel. Soirée Format Court, spéciale anniversaire, ce jeudi 14 janvier 2016 !

Ce jeudi 14 janvier 2016, à 20h30, votre magazine en ligne Format Court, spécialisé dans le court métrage, fête ses 7 ans au Studio des Ursulines, Paris 5ème. Une formidable occasion de découvrir 6 films européens repérés en festival et sur la Toile (dont un Prix Format Court) et d’échanger avec nos invités (Lisa Krane, réalisatrice de « In uns das universum », Phuong Mai Nguyen et Patricia Valeix, réalisatrice et co-scénariste de « Chez moi » et Fulvio Risuleo, réalisateur de « Varicella »).

En guise de chouettes bonus, des Carambar seront offerts, des croquis préparatoires de « Chez moi » – short-listé pour les prochains Oscars et présélectionné pour les César – seront exposés à l’entrée du cinéma, et un verre anniversaire ponctuera cette première séance de l’année.

Fans de courts, amis de Format Court, soyez de la partie !

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En pratique

Jeudi 14 janvier 2016, à 20h30, accueil : 20h. Durée de la séance : 79′
– Studio des Ursulines : 10 Rue des Ursulines, 75005 Paris
– Accès : RER B Luxembourg (sortie rue de l’Abbé de l’Épée), Bus 21, 27 (Feuillantines), 38 ou 82 (Auguste Comte), 84 ou 89 (Panthéon). Métro le plus proche : Ligne 7, arrêt Censier Daubenton (mais apprêtez-vous à marcher un peu…)
Entrée : 6,50 €
Réservations vivement recommandées : soireesformatcourt@gmail.com
Event Facebook : ici !


Marc Hericher : « À chaque projet, j’essaye de montrer quelque chose d’absent à l’image »

Réalisateur et plasticien, Marc Hericher est sorti diplômé il y a dix ans des Arts Décoratifs de Paris. A l’origine de plusieurs courts métrages (« 25/75 Carcan », « Ollo »), il a réalisé « Corpus », un film animé fantastique traitant du déterminisme et de l’effet domino que que nous avons découvert et primé au dernier festival Court Métrange de Rennes. Après être venu présenter son film au Studio des Ursulines en novembre, nous publions son interview réalisé il y a quelques mois dans son atelier parisien ainsi que la vidéo qu’il a réalisé spécialement pour Format Court et qui, fantastique et effrayante à souhait, semble être la suite de « Corpus ».

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Tu as réalisé plusieurs courts-métrages. Comment en es-tu venu à l’animation ?

Au début, je me prédestinais à devenir peintre. Quand je suis arrivé aux Arts Décoratifs de Paris, j’ai beaucoup hésité, pendant la première année pluridisciplinaire, entre art vidéo, art-espace, scénographie et animation. Ce qui m’intéressait c’était le mouvement et comme j’adore la stop motion, je suis allé du côté de l’animation.

Comment est née l’idée de ton dernier projet, « Corpus » ?

À la base, je souhaitais faire un film dans lequel je mettais en scène des éléments scientifiques dans un ordre chronologique : le Big Bang, la naissance de la première cellule et enfin, la création du corps humain.

J’avais commencé à travailler sur de nombreux petits modules. À partir de ces petites créations, j’ai fait le constat que j’avais envie de travailler sur le réveil de l’être humain mais en tant que machine/corps. Je souhaitais explorer le paradoxe entre la machine et le corps et ce qui manque à la machine pour fonctionner en tant que corps humain. Pour moi, il ne s’agit pas seulement de rouages, il y a autre chose. L’idée de « Corpus » est née comme ça.

Dans ton film, tu lies effectivement la machine et le corps humain dans une installation filmée. Comment es-tu parvenu à assembler ces deux entités ?

L’idée était de parler du déterminisme dans l’être humain, c’est-à-dire du traitement du corps humain comme une machine. Il s’agissait de fonctionner comme si un savant fou s’était mis en tête de reproduire tout le schéma de l’être humain mais de manière décomposée, comme une machine mise à plat, en commençant par activer le cerveau, puis son œil, son corps, sa colonne vertébrale etc…

Par ce bais, je souhaitais mettre en valeur ce qui manque aux machines en opposition au corps humain, ce qui est invisible, ce qui n’est pas présent rationnellement dans la machine.

On peut être amené à se poser la question de l’origine de cette création. Au début de « Corpus », on voit une bille qui rentre dans le cadre et qui vient déclencher le mécanisme de cette machine-corps. Qui envoie cette bille ? Quel est le point de départ ?

Le point de départ a été l’un des plus gros problèmes dans la construction du film. Je voulais commencer par le hasard et le chaos et au final, j’ai laissé une ouverture au début du film. Une musique d’orgue de barbarie se fait entendre tout au long du film. Vu que c’est un piano mécanique, elle peut très bien avoir démarré avant l’ouverture du film. Pour moi, l’idée n’était pas forcément de penser à Dieu ni au créateur, mais de se demander ce qui manquait pendant le schéma, pendant toute l’aventure du film.
Personnellement, j’ai ma petite idée, mais j’espère que chacun se fera la sienne.

Ton installation fait penser aux travaux des artistes suisses Fischli et Weiss, en particulier à leur installation « The way things go », dans laquelle ils filment une réaction en chaîne d’objets insolites. T’en es-tu inspiré ?

À un moment donné, j’ai regardé toutes les réactions en chaîne que j’ai pu trouver. J’ai toujours adoré cette performance. Ce qui me plaît en particulier, c’est de ressentir de l’empathie pour les objets, un peu comme s’ils étaient vivants. L’installation de Fischli et Weiss est donc clairement une inspiration de départ. On y trouve de l’humour, on ne s’attend pas à que des petits objets prennent vie, on n’arrête pas de sourire devant eux. Leur travail a permis de rendre vie à des objets complètement inanimés, ça m’a touché parce qu’ils ne l’ont pas juste fait pour bouger les objets mais aussi pour leur donner du caractère.

Tu te définis comme réalisateur, plasticien et motion designer. Est-ce que « Corpus » n’est pas la synthèse des trois au final ?

Je me définis comme artiste plasticien et réalisateur. Techniquement, ce n’est pas la même chose, mais j’ai fini par ne plus faire la distinction entre les deux. Je la fais quand je fais un travail de commande par exemple, mais quand je réalise mes propres films, je suis toujours à la lisière entre l’art vidéo et le court métrage . Généralement, on définit mes films comme des films expérimentaux. Dans ce qu’ils racontent, ils sont effectivement expérimentaux, mais techniquement ils sont très travaillés, très anticipés.

Tes courts métrages révèlent un travail technique en 3D assez impressionnant. Comment s’est passé celui de « Corpus » ?

D’un point de vue technique, c’était très compliqué parce qu’on n’était que deux pour faire le film. Il y a eu beaucoup de maquettages et de dessins, mais je n’ai fait aucun story-board. Le mécanisme présenté dans le film pouvait changer à tout moment, il y en a même un qui a dû changer deux semaines avant la version finale.

Est-ce que tu as écrit un scénario pour ce film ?

Je n’ai écrit que l’ordre d’apparition des organes, j’y ai passé des heures, puis la dernière version a fini par tenir sur dix lignes. J’ai travaillé énormément avec des croquis de réactions en chaîne.
 C’est surtout ça que j’ai créé, la logique du réveil du corps; ce qui m’intéressait, c’était de donner vie à cette espèce de faux corps humain. J’ai donc crée une certaine logique pour envisager la succession de plans et d’organes. J’ai dû pour cela jouer avec la réalité, le cœur, par exemple, n’intervient pas après le lever de la colonne vertébrale, mais je l’ai fait intervenir au milieu du film pour des raisons dramaturgiques, juste pour appuyer un moment intense avant le climax.

Comment relies-tu « Corpus » à tes précédents films ?

À chaque projet, j’essaye de montrer quelque chose d’absent à l’image. J’aime mettre en scène des fantômes, des choses qui n’existent pas vraiment, mais qui ont un impact sur le tangible.

Tes films peuvent aller du côté de la 3D comme de la stop motion. Comment t’orientes-tu vers une technique ou une autre ?

Pour moi la technique est au service de ce que je souhaite raconter.
J’apprécie la technique 3D, j’en fait depuis 10 ans, mais je préfère manipuler des objets sous une caméra. Je trouve ça plus agréable que d’être devant un ordinateur.

J’aime varier les techniques. En ce moment, j’écris un film où il n’y a quasiment pas d’effets spéciaux. C’est un projet en prise de vues réelles, avec des comédiens et ça n’a rien à voir avec ce que je fais techniquement d’habitude, c’est juste que que ce projet-là nécessite cette technique.

Propos recueillis par Sarah Escamilla et Georges Coste. Retranscription : Aziza Kaddour

Articles associés : la critique de « Corpus », le reportage Marc Hericher. Le réel et le fantasmé