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François Robic : « J’ai l’impression qu’il ne faut pas avoir peur d’aller vers l’autre quand on fait des films »

Des Hommes désintéressés présenté cette année en compétition Contrebande, au FIFIB, est le premier long-métrage de François Robic. Son précédent court-métrage, Rien d’important, est en lice pour les César 2025. Il y filmait sa sœur dans le récit d’une journée buissonnière à la campagne. Accompagnée de sa cousine, elle fuyait son emploi d’éboueuse du dimanche pour déambuler dans son village natal. Rien d’important est un doux conte sur les espérances d’une jeunesse hagarde, bercé par une certaine nostalgie et porté par des questions introspectives sur l’avenir. Dans son nouveau film, Des Hommes désintéressés, François Robic revient sur la disparition de Julie Michel, survenu il a plus de 10 ans dans les Pyrénées ariégeoises. Avec tendresse et soucis du détail, il nous montre le quotidien de ses proches en quête de réponse pour qui l’affaire doit continuer. Entre routine et investigation, le film s’inscrit à l’opposée des représentations médiatiques usuelles des faits divers. François Robic dresse ici le portrait très personnel de ceux qui sont toujours là, qui attendent et qui espèrent.

Format Court : D’où est venue l’envie de parler de ce fait divers ?

François Robic : La genèse du film s’inscrit dans un moment un peu particulier qui est celui d’une thèse de recherche création que je fais à la Fémis, consacrée au rapport entre fait divers et territoire dans le cinéma documentaire – c’est un peu aussi la genèse du film qui m’a fait problématiser mon sujet de cette manière, les deux se sont faits à peu près en même temps – mais en tout cas, le cadre de production du film est à la base celui d’un film de thèse. Je m’intéresse à la question du fait divers depuis longtemps, en tant que spectateur mais aussi en tant que cinéaste, puisque j’écris un long métrage depuis plusieurs années sur une disparition dans les Pyrénées. Pour Des Hommes désintéressés, j’ai enquêté sur les disparitions autour de chez moi, pour voir laquelle je pourrais éventuellement traiter dans un film qui serait un documentaire, dans ma zone de travail qui est toujours celle où j’ai fait tous mes films : mon village et les alentours.

J’ai aussi vu un épisode d’une émission de fait divers à la télé sur cette affaire qui était traitée de manière très télévisuelle dans des codes qu’on connait, qui sont les codes des faits divers à la télévision. Dedans, il y avait la mère de Julie Michel (la disparue du film) qui témoignait, Betty Lefebvre, que je trouvais très touchante, et les enquêteurs bénévoles qui eux aussi prenaient la parole. Il y avait juste écrit « enquêteurs bénévoles » sur ma télé, et en fait, je me suis demandé qui ils étaient, pourquoi ils faisaient ça? C’est peut-être ça qui m’intéressait finalement, qui a agité l’envie du film.

Le fait que cela soit mon film de thèse, je pense, m’a aussi désinhibé parce que je ne sais pas si j’aurais osé, si je me serais senti légitime de faire un film sur ce sujet-là, de contacter des gens que je ne connaissais pas du tout, qui avaient vécu une chose si difficile. Là, je ne sais pas, ça m’a décoincé. Aujourd’hui, je suis content parce que j’ai l’impression qu’il ne faut pas avoir peur d’aller vers l’autre quand on fait des films même si ce sont des gens qui sont loin de nous, qui ont des problématiques qui ne sont pas les nôtres. Je pense que tant qu’on est sincère et qu’on est clair dans ses intentions il n’y a pas de problème.

Comment s’est passée la rencontre avec ces personnes ?

F.R : J’ai commencé par contacter Betty (la mère de Julie qui est la disparue du film) et je suis allé lui expliquer mon projet. Je ne voulais pas seulement qu’elle soit d’accord (si elle n’était pas d’accord, je ne faisais pas le film, c’était clair et net), je voulais vraiment qu’elle ait compris mon approche qui était de raconter une disparition et un fait divers d’un point de vue vraiment personnel et au plus proche de gens qui sont concernés, mais qui, en même temps, ne sont ni des avocats ni des policiers. Je ne voulais pas raconter ça depuis le prisme institutionnel parce qu’en fait, c’est presque tout le temps le cas dans la fiction mais dans le documentaire peut-être encore plus. C’est donc parti d’elle et après, j’ai rencontré notamment David qui est enquêteur bénévole depuis 6, 7 ans. Évidemment, la figure de l’enquêteur bénévole est quelque chose qui m’a beaucoup intéressé parce que je trouvais ça très mystérieux et j’avais envie de comprendre pourquoi il faisait ça.

« Des Hommes désintéressés « 

Ce film fait preuve d’une grande empathie envers ses personnages, ce qui contraste avec, comme tu le disais, ce que l’on voit d’habitude des faits divers à la télévision, une forme de voyeurisme en plus de quelque chose de très formaté. Comment as-tu abordé cette mise en scène et comment es-tu arrivé à créer cette proximité avec les personnages ?

F.R : Je pense que dans le documentaire il y a toujours du voyeurisme. Je pense aussi que la frontière entre voyeurisme, curiosité, intérêt et empathie, tout ça est poreux. Je crois qu’à un moment donné, quand on s’intéresse vraiment aux choses, ce n’est plus du voyeurisme. Les émissions dont on parle abordent ces sujets-là et ces histoires-là de manière peut-être plus succincte et l’idée n’est pas d’aller vraiment rencontrer les gens, de comprendre ce qu’ils ressentent, c’est de raconter des faits d’une manière qui est souvent très fictionnelle. Ce n’est pas forcément une critique, je suis évidemment grand consommateur de ce genre de contenu, si je suis amené à faire un film pareil, ce n’est pas un hasard non plus, même si je le fais différemment je pense.

Betty essaie aujourd’hui de trouver des réponses et les médias sont un peu son seul moyen d’action. Je savais qu’elle avait déjà participé à des émissions et je trouvais que c’était intéressant aussi de montrer quelqu’un qui, à cause de son histoire qui devient fait divers, est mis face au système médiatique qu’on connait du récit de ces faits-là, et ça, c’est très présent dans le film parce qu’on la voit se faire filmer par des journalistes, participer à une émission. Sinon, pour la question de la proximité, je pense que la grande différence, c’est la question du temps. J’ai filmé tout seul, avec un ingénieur du son qui m’a rejoint sur la moitié du tournage. J’ai passé plusieurs mois avec les personnes que je filme, j’ai filmé énormément de choses qui ne sont pas dans le film. Mon angle, c’était vraiment de raconter l’histoire de cette disparition mais toujours d’un point de vue personnel.

On parlait de l’aspect visuel, je trouve qu’il y a une certaine continuité à l’image avec un de tes précédents courts métrages qui est Rien d’important

F.R : C’est la même caméra et les mêmes optiques (rires) !

« Rien d’important »

Comment as-tu travaillé cette image ?

F.R : En fait, Rien d’important est un film que j’avais fait dans une économie très légère où j’avais travaillé pour le coup avec une cheffe opératrice qui s’appelle Pauline Doméjean, donc ce n’est pas moi qui filmait, mais on avait réfléchi ensemble à un dispositif très léger qui était celui d’un appareil photo avec des optiques argentiques dessus, pour avoir à la fois quelque chose de discret, malléable, qu’elle pouvait utiliser toute seule, mais en même temps qui avait un grain, une texture des objectifs qui nous intéressaient. On avait pensé ensemble cette configuration-là que je trouvais assez bonne. J’aimais bien l’image du film et on avait filmé en quatre tiers parce que Rien d’important, c’est un film qui, pour moi, est un film de gros plans et de plans larges et je trouve que le quatre tiers est vraiment le format de ces deux valeurs de plans. Là, quand je suis parti en tournage, un peu en catastrophe, tout seul, j’ai un peu repris la même configuration parce que je la connaissais, j’étais à l’aise avec et aussi, je pense que ça permettait à la fois une mise en scène du paysage de montagne, qui se filme bien en quatre tiers parce que c’est un format pratiquement aussi haut que large, donc c’est le bon format pour les paysages qui sont les miens, et puis ça invite à se rapprocher très près des personnes que l’on filme. Donc, cet aller-retour est intéressant et il me semblait bien correspondre au film que je voulais faire qui raconte cette affaire de disparition, ce lieu hyper particulier que je connais bien, et tout ça, dans une logique de grande proximité et de configuration caméra qui est malléable et qui correspondait à un tournage tel que celui que j’ai fait.

Quel était le rapport entre le fait de faire un film, donc l’objet filmique, et ce que ces personnes ont perçu de ce processus ?

F.R : Je leur avais vraiment expliqué avant la façon dont je voulais faire les chose. Mais, forcément, ce ne sont pas des cinéastes donc, ils avaient évidemment compris ce que je leur racontais, mais tout ça était un peu abstrait avant qu’ils voient le film. À la fin du montage, donc avant de finir la post-production et que les choses se verrouillent avec l’étalonnage, le montage son et le mixage, je suis allé leur montrer le film. Il n’y a pas eu d’écart entre ce que je leur avais expliqué, ce qu’ils attendaient et ce qu’ils ont vu. Je pense qu’ils ont vraiment senti que l’intérêt de ce film n’était pas uniquement de raconter cette histoire et de la médiatiser mais aussi, de la montrer d’un point de vue différent, qui est le cœur de ma réflexion de mise en scène. J’avais peur au début de filmer des gens qui connaissaient l’exercice audiovisuel du côté média et pas du côté cinéma, parce que je me disais qu’il y allait avoir des choses à déconstruire chez eux, sur la façon qu’ils avaient de me raconter l’histoire. Je ne voulais pas qu’ils me racontent les choses sous la forme d’entretiens face caméra. Je me suis dit qu’il y allait avoir des choses à déconstruire et, au final, pas tellement. Le fait qu’il y ait aussi eu au cours du tournage des émissions, m’a permis de montrer comment elles sont faites, j’espère pas trop de manière manichéenne non plus. Les journalistes qui viennent les interroger sont là pour faire du contenu, qui certes est très cliché à certains égards, pas toujours très fin et c’est du divertissement à partir d’histoires qui sont tragiques, mais pour des personnes comme Betty ou David, ce sont des choses qui leur servent aussi. Donc, c’est compliqué d’avoir cette subtilité dans la façon dont je les montre, aussi parce que c’est très violent de voir des journalistes qui travaillent avec des gens qui ont vécu des choses aussi dures. J’ai donc essayé de les montrer dans la violence de cet exercice médiatique, sans dénigrer non plus complètement cette chose.

« Des hommes désinteressés »

Parallèlement à cet exercice technique, à cette déconstruction, est-ce que ces personnes avaient aussi, même inconsciemment, des attentes avec ton film pour remettre en lumière l’affaire ?

F.R : J’avais très peur de faire le film et j’ai rencontré un documentariste qui s’appelle Didier Cros pour lui poser des questions, parce que je sais que c’est quelqu’un qui fait souvent des films sur des gens qui ne lui sont pas forcément très proches, parfois sur des sujets difficiles. J’avais vu un film qu’il a fait qui s’appelle La Disgrâce sur des personnes qui ont été lourdement défigurées. J’étais allé le rencontrer pour lui demander un petit peu comment il procédait, parce que moi j’avais juste fait un documentaire sur ma soeur donc c’était hyper particulier, c’était un exercice très différent, en tout cas dans l’approche des gens. Il m’avait dit : « Il faut comprendre pourquoi les gens veulent faire le film, quelle est leur raison, parce qu’ils en ont forcément une s’ils acceptent de faire ça. Il faut la connaître, l’accepter, mais il faut aussi leur expliquer pourquoi toi tu fais le film et ne pas leur mentir sur quoi que ce soit ». Au début, ils [Betty et David] n’avaient pas compris que c’était plutôt du cinéma que du journalisme. Ils m’ont dit « oui c’est bien parce que ça va permettre de médiatiser et nous on veut toujours médiatiser notre combat ». Je leur ai dit que je ne pouvais pas garantir que le film soit beaucoup vu. Je ne pense pas qu’il passera à la télévision, je ne peux pas garantir aussi qu’il sortira au cinéma, je n’en sais rien. J’espère qu’il sera vu par un public de cinéphiles dans des festivals de cinéma documentaire ou de cinéma plus généraliste. « Si vous acceptez de faire le film, vous acceptez aussi de le faire en sachant ça », je leur ai dit dès la première fois que je les ai rencontrés. C’était très clair dès le début et je pense que c’était quelque chose que je leur devais éthiquement.

Que peux-tu dire de l’exercice de passer du court au long ? Même si tu écris depuis un moment un long métrage…

F.R : C’était un tournage par session, ce n’était pas en continu donc je tournais une semaine, j’arrêtais une semaine, je repartais trois jours… C’est un film pour lequel j’ai pas mal sillonné la France : je suis allé en Bretagne, à Auxerre, en Ariège, en Espagne. Le montage du film a duré très longtemps. La monteuse était évidemment ma première collaboratrice dans l’écriture du film. On a dérushé après chaque session de tournage et on a écrit un espèce de scénario documentaire au fil du tournage. Je dois dire que le montage d’un film long, d’un film qui dure 1h, est une autre échelle dramaturgique que j’ai découverte en faisant le film et que j’ai trouvée différente en terme d’intensité et d’ampleur de narration de ce que j’avais pu connaître en court métrage.

« Des hommes désintéressés »

Il y a des chapitres dans ton film, on sent qu’il y a une trame narrative, comment cette écriture « fictionnelle » s’est constituée parallèlement à filmer le réel ?

F.R : En fait, l’enjeu de montage de Des Hommes désintéressés était d’arriver à traiter à la fois le récit du fait divers, qui est cette disparition, et en même temps, le portrait des personnes qui sont filmées, d’articuler l’émotion, le récit intime avec le récit de l’ordre de l’enquête. Ça, c’était vraiment la réflexion au montage, c’est un peu ce qui nous a guidés je crois. L’idée de chapitrer le film est venue en montage parce que c’était une manière de l’ordonner et aussi d’affirmer ma position de cinéaste et de narrateur de manière plus assumée et presque plus autoritaire. Le fait de chapitrer le film, c’est là pour nous dire : il y a un cinéaste documentaire qui a réordonné cette histoire et qui nous la raconte, ce n’est pas caché, et ça, c’était important pour moi.

Et maintenant, quels sont tes projets?

F.R : J’ai terminé l’écriture d’un long métrage de fiction qui s’intitule Le Royaume des aveugles, qui est en cours de production et que j’espère tourner l’année prochaine, au printemps, si tout se passe bien.

Propos recueillis par Garance Alegria

Cinemed 2024

La 46 édition du festival international de cinéma méditerranéen, Cinemed à débuté vendredi soir à Montpellier avec l’avant-première du film Prima la vita de la réalisatrice italienne Fransesca Comencini. Fondé en en 1979 à Montpellier, Cinemed projette des films issus du bassin méditerranéen depuis 46 ans. Le festival met un point d’honneur à représenter des longs et courts-métrages qui révèlent la richesse et la diversité culturelle des différentes régions d’Europe du Sud, d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Au-delà de la beauté des paysages méditerranéens, les cinéastes nous offrent un véritable portrait subtil et complexe du monde méditerranéen, révélant leurs réalités contemporaines.

Dans ce climat de guerre et conflit, il est plus que jamais primordial d’avoir accès à ces regards, à ces dialogues et à ces témoignages. Pour le Président du festival Leoluca Orlando, la Méditerranée “est un petit bout de mer que l’on ne veut plus considérer comme une mer qui divise les peuples entre génocides sur terre et sur mer, mais comme un continent d’eau, un continent liquide qui envoie un message de liberté, d’égalité et de fraternité, un continent riche de cultures et d’histoires qui peut unir les peuples.”

Cette année, le festival met également le Maroc à l’honneur avec une rétrospective sur “l’audace du jeune cinéma marocain”. Des longs et courts métrages mêlant différent genres et registres qui constituent la nouvelle vague marocaine.

Laure Dion

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Nos 3 coups de cœur à Cinemed

Rémi Brachet : « Il faut réfléchir à la manière de casser son regard »

Scénariste et réalisateur, Rémi Brachet vient de présenter Chère Louise, un film sur l’histoire imaginée de son arrière grand-mère tuée par son mari en 1949, sélectionné en compétition officielle courts métrages du 13e FIFIB (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux). On y suit Louise en 1968, en vacances dans un camping en Italie avec son fils et ses petits-enfants, et la vie qu’elle aurait eu si elle n’avait pas été assassinée vingt ans plus tôt. Retour sur son travail et son approche, en regard de son film documentaire La Fin des Rois qui se penche sur la condition des habitantes dans la ville Clichy-sous-Bois en 2019.

Format Court : Dans Chère Louise, tu mets en scène le personnage de ton arrière-grand-mère en 1968, en imaginant les vacances qu’elle aurait pu connaître si elle avait vécu. Comment as-tu développé cette idée de scénario ?

Rémi Brachet : C’était d’abord conjoncturel : à la base, je mène cette enquête aux archives lors de mes études à la Fémis en 2014 en parallèle de mes autres activités professionnelles. J’ai d’abord été curieux après être tombé sur un article du journal Le Parisien de 1949 qui relatait le meurtre de mon arrière-grand-mère par son mari. Ma mère l’avait conservé lorsqu’elle a appris ce secret de famille. J’avais 14 ans à l’époque. De là, je commence à trouver plein d’articles de journaux, je vais voir les fiches d’état civil, je commence à trouver des choses sur mon arrière-grand-mère que je ne connaissais pas, comme le fait qu’elle était divorcée par exemple. Certains éléments étaient classés aux archives publiques, et ça ne s’arrêtait pas : plus je cherchais, plus je trouvais. Une fois l’histoire reconstituée, j’en ai parlé à mon grand-père, qui s’est beaucoup confié au fur et à mesure que je lui apprenais des choses. Ce travail s’est fait en pointillé, sans que je l’ai destiné à quoi que ce soit, je ne me disais pas que j’allais en faire un film. En 2020, mon grand-père décède. Je venais de finir mon film La Fin des Rois, puis je me suis rompu le tendon d’Achille, deux fois, le même. La guérison fut très longue, j’ai eu du temps. À l’époque, j’essayais de concevoir un long-métrage/documentaire, mais mon grand-père était mort, je manquais d’image : un truc classique ne marchait pas. Et puis je me suis dit : “Qu’est-ce qui se serait passé si elle avait vécu ? Qu’est-ce qu’un féminicide ?”. Quand les enfants en parlent, ils disent souvent qu’ils sont tristes de ne pas avoir vécu plus de choses avec leur mère. Je savais qu’il y avait quelque chose à faire avec l’uchronie.

Justement, comment écrit-on une uchronie ?

RB : Ce qui était cadrant, c’est qu’il n’y avait pas de changement de réalité. Je voulais imaginer mon arrière-grand-mère à 70 ans en 1968, dans notre réalité. Concernant son histoire, j’avais une sorte de fiche de personnage. Je savais qui elle était, et ce qu’elle ne pouvait pas être. Dans ma tête, c’était une femme qui n’aurait probablement pas beaucoup voyagé dans sa jeunesse, son fils (mon grand-père) serait resté avec sa première femme bourgeoise, qui aurait les moyens d’emmener sa mère en Italie. Et puis, j’ai imaginé quelles seraient ses vacances, ce qu’elle se serait autorisée.

« Chère Louise »

Que signifie produire de manière indépendante ?

RB : Lorsqu’on fait du court-métrage, il faut trouver les ressources pour vivre. Il faut trouver d’autres projets, se mettre sur d’autres activités. Il faut s’accorder du temps, que j’ai eu lors de ma blessure. Puis, j’ai écrit le film quand mon fils est né, ce qui m’a laissé du temps en sortant du congé paternité. Avec Chère Louise, on a suivi les parcours classiques de financement, avec le CNC par exemple. L’indépendance signifie que ton budget est contraint : tous tes choix artistiques doivent être faits pour maximiser l’usage de ton argent. Tourner en Italie était cher, donc on a tourné une partie en France. La voiture d’époque, les costumes, sont rares. Le cadre des vacances dans un camping simplifiait les choses, au contraire d’un tournage à Rome par exemple. C’est pour ça que je trouve la conception d’un film indépendant super intéressante : on projette des choses très intimes, avec des problèmes très pratiques, comme la création de décors, les cachets des acteurs…

En 2019, tu as fait une résidence de 8 mois dans le cadre d’un Contrat Local d’Éducation Artistique (CLEA) des Ateliers Médicis. Tu en as fait un moyen-métrage, La Fin des Rois, qui se penche sur la condition des femmes à Clichy-sous-Bois. Pourquoi as-tu candidaté ?

RB : J’avais déjà fait une résidence avec les Ateliers Médicis, dans une structure basée à Montfermeil et qui vise à rapprocher de structures culturelles les habitants qui en sont éloignés, pour créer un lien entre l’urbanité et la ruralité. La première fois, c’était dans une école au fond de la Moselle. En 2019, j’ai vu un appel d’offres dans le territoire de Clichy-Sous-Bois. J’avais un peu de temps, je me suis dit : “Pourquoi pas ?”. Ce que j’ai adoré dans le processus de réalisation, c’est le fait d’avoir du temps pour rencontrer les gens et passer énormément de temps avec eux sans la caméra. C’était un luxe.

« La Fin des Rois »

Dans La Fin des Rois, tu suis un atelier de théâtre dans un lycée, mais tu filmes des scènes d’une rare intimité, comme de véritables accouchements. Tu vas dans les appartements des gens, tu travailles avec les services municipaux… Il doit y avoir un travail de dialogue énorme.

RB : Oui. Par exemple, les services d’hygiène allaient dans les résidences dans un état de dégradation horrible, si bien qu’on ne les a pas montrés. Comme avec les accouchements, on ne sait pas qui on va rencontrer. À la différence de l’atelier avec les lycéens, on ne peut pas “pré-travailler” avec de vraies personnes. Le lien se fait avec les gens qui t’introduisent dans le lieu. Certaines personnes n’ont pas accepté qu’on filme chez eux, quand d’autres le faisaient en se disant que c’était l’une des missions du service hygiène, voire que ça allait les aider dans leurs démarches. L’enjeu était d’arriver chez les gens, se mettre dans un endroit sans les gêner. Être là était déjà une forme de violence ; ça nous a incité à une forme de pudeur.

Tu as beaucoup collaboré avec Héloïse Pelloquet, notamment sur La Passagère, Côté Cœur, Comme une grande et L’Âge des sirènes, que nous avions couvert à Format Court. Comment est-ce qu’on co-écrit une histoire ?

RB : Héloïse est ma compagne ; même si ça pourrait poser problème, on travaille souvent sur les mêmes projets : en tant que monteuse, elle a monté La Fin des Rois. Elle travaille avec les mêmes techniciens, les mêmes équipes depuis ses débuts. On retrouve les mêmes personnages, dans les mêmes territoires. Avec Imane [Imane Laurence, qui joue régulièrement dans les films d’H.Pelloquet], ça a été un travail de composition pour une actrice de 16/17 ans qui changeait. Dans La Passagère, un des seconds rôles, Jean-Pierre Couton (qui joue Tony), est un vrai sauveteur en mer, qu’on retrouve dans L’Âge des Sirènes. Le rôle a vraiment été écrit pour lui.

Vous partez des personnages, et vous créez des histoires autour.

RB : Je dirais même qu’on part des personnes. Dans La Fin des Rois, on part de vrais gens et on raconte quelque chose d’eux. Je trouve que ça permet d’être plus juste d’un point de vue moral et éthique. Partir de personnes qui existent est un garde-fou narratif et éthique. Cela crée une relation respectueuse entre toi et les gens que tu filmes.

« Comme une grande »

Je me souviens avoir été très touchée de la justesse des personnages des jeunes filles qui grandissent dans les courts que tu as co-écrit avec Heloïse. En tant qu’homme, comment imagine-t-on ces regards ?

RB : Ce sont des questions passionnantes. Déjà, c’est Héloïse qui réalise, qui travaille elle-même avec des équipes masculines. Je pense qu’il faut réfléchir à la manière de casser son regard. Par exemple, c’est très pertinent de penser le male gaze, mais ça reste un concept ; il n’y a pas d’omnipotence du regard du réalisateur ou de la réalisatrice sur un sujet. Le système a permis certains comportements à cause d’une politique des auteurs exacerbée, sans contre-pouvoir, alors qu’il y a de fait des rapports de domination sur les plateaux de tournages. Changer les comportements signifie aussi reconnaître les apports de chacun dans une œuvre collective. Par exemple, travailler avec des cheffes opératrices décentre le regard.

On peut réussir à redéfinir la construction du regard au cinéma en associant mieux les équipes, en arrêtant la toute-puissance de l’auteur lors du tournage, qui impose son désir aux comédiens. Ce n’est jamais que ton regard d’homme en tant qu’individu : la notion de désir n’est pertinente que si elle est pensée collectivement.

Pour Héloïse, c’est le contraire, et cela lui permet d’avoir plusieurs regards sur ce qu’elle fait. Il est important d’avoir le ressenti des gens, notamment des monteuses, sur certains plans, qui peuvent porter une certaine violence de représentation. Comment, en tant qu’homme blanc cis, changer la manière dont on regarde les choses ? Dans La Fin des Rois, je voulais me pencher sur la question du genre en banlieue, mais ce sont les habitantes qui m’ont guidé, et qui m’ont questionné sur la manière de filmer les gens indépendamment de leur genre, de leur origine. Car les films qui me touchent le plus sont ceux où les gens ne sont pas essentialisés. […] Par exemple, je trouve que le regard posé sur Arletty dans Les Enfants du Paradis en fait une figure forte. Mais il ne suffit pas d’être une femme pour penser les personnages féminins : l’enjeu principal est de décortiquer les rapports de domination et de représentation, et de les changer.

Pour décortiquer des rapports de force, il faut d’abord les conscientiser.

RB : Oui, et cela passe par la diversité des équipes. Certes, les choses changent du côté des comédiens, mais les scénaristes ou les chefs-opérateurs sont souvent des hommes blancs. Il s’agit aussi de permettre à des gens de tous horizons de faire davantage de films pour multiplier les regards. Pour moi, ça passe même jusqu’aux stagiaires qu’on choisit sur un plateau, sur la diversité des regards qu’on aura.

« Chère Louise »

Dans Chère Louise, le féminicide est traité comme un tabou absolu. Dans La Fin des Rois, lorsqu’on demande à Ouahiba, lycéenne, pourquoi elle s’est tue après son agression, elle répond que “les gens n’ont pas à savoir”. Comment comprendre le silence de la violence contre les femmes ?

RB : Pour moi, il s’agit d’abord des rapports de force et de domination. Est-ce qu’il y a la place, dans notre société, pour accueillir ces discours ? On le voit dans le procès de Mazan, combien il est difficile d’être crue et entendue. La société n’est pas prête à entendre cela. Cela me touche, car c’est une forme de responsabilité collective qu’on a de réussir à écouter. Je pense que Ouahiba, qui s’est affirmée au montage comme un personnage principal, se sentait assez en confiance pour se confier à nous sur son agression, puis à la caméra, ce qui a aussi été le cas de mon grand-père qui s’est senti assez en confiance pour se confier sur sa propre mère. […] Oui, je suis touché par la violence et le secret, et l’incapacité à les formuler et à les digérer en tant que société.

Propos recueillis par Mona Affholder

Focus sur la Lituanie au FIFIB 2024

Cette année, le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux a mis à l’honneur la Lituanie à travers une programmation de courts-métrages variés. Entre le 8 et le 13 octobre, le programme « Le Vacarme des murmures » a exploré les facettes du cinéma lituanien contemporain entre expérimentation, fiction et documentaire. Focus sur trois coups de cœur.

Techno, Mama, Saulius Baradinskas (2021)

Techno, Mama est une fiction de 18 minutes de Saulius Baradinskas centrée autour de Nikita, passionné de musique techno qui n’a qu’un seul objectif, quitter sa Lituanie natale pour aller à Berlin et fréquenter le mythique club Berghain. Entre-temps, Nikita fait des ménages avec sa mère, qui, en plus de le priver de son argent, l’abuse verbalement et physiquement.

Présenté en avant-première en 2021 à la 78ème édition du Festival de Venise, il s’agit du second court-métrage de Saulius Baradinskas, qui place la relation mère-fils et le mal-être de la jeunesse lituanienne étouffée au cœur de son récit. Les jeux de miroirs et les plans rapprochés participent à cette urgence anxiogène de fuite, où la techno est à la fois drogue et sevrage de la réalité insipide de Nikita. Dans ces espaces visuellement claustrophobes, dont l’exiguïté est accentuée par le format carré 1.33 du film, la techno en tant qu’entité à part entière existe de manière puissante.

Entre les barres d’immeubles impersonnelles et déprimantes et les maisons luxueuses que Nikita et sa mère doivent nettoyer, c’est dans les hangars industriels que Nikita se libère réellement dans la musique, laisse s’exprimer sans aucune contrainte son corps, ses désirs et son esprit. Techno, Mama est un film dense et explosif, empli de violence et agressif, ode à la liberté de la jeunesse lituanienne.

Community Gardens, Vytautas Katkus (2019)

Présenté à la Semaine de la Critique 2019, Community Gardens est l’histoire d’une relation entre un père et son fils lors d’un été dans des jardins partagés, ces endroits investis par les urbains cherchant à se déconnecter quelques jours auxquels le titre fait directement référence.

Sans passé ni futur, les protagonistes n’ont ni prénom ni histoire. La chaleur de la palette chromatique et les paysages champêtres composent une toile bucolique d’un été irréel, dont les bords fluides et mouvants de la caméra feraient presque penser aux décors de Varda dans Le Bonheur. Lorsqu’un feu ravage une des maisons, le fils sera amené à reconsidérer ses proches, indifférents et inutiles devant la tragédie qui se joue devant eux.

Si la légèreté des hommes prêtent à sourire au milieu des flammes, Community Gardens est un portrait subtil de la société patriarcale lituanienne qui peine paradoxalement à faire communauté avec ses fils, ses femmes et ses voisins, et dont la nonchalance désintègre silencieusement les liens familiaux. Un conte d’été acerbe et poétique à regarder.

Feedback, Simona Žemaitytė (2022)

Lituanie soviétique, 1988. Un jeune artiste, Saulius Čemolonskas, décide de fuir l’URSS pour s’installer en Angleterre. Des images d’archives sur plusieurs décennies oscillent entre documentaire et expérimental, où les moments erratiques de sa vie quotidienne sont filmés avec grande tendresse dans Feedback de Simona Žemaitytė.

Sur 19 minutes, la réalisatrice, monteuse et professeure met en scène ces archives crues et intimes d’un avant-gardiste musical qui s’est retrouvé apatride malgré lui, artiste génial de la scène expérimentale underground londonienne et réfugié politique au tournant du XXIe siècle.

Des bruits assourdissants cohabitent avec des mélodies harmonieuses pour tisser un récit décousu, notamment à travers les mots d’une de ses plus proches collaboratrices, Laure Prouvost, qui font irruption au milieu du film. Également présenté à l’édition 2022 du Vilnius Short Film Festival, Feedback est un hommage touchant à un artiste que la Lituanie a malheureusement perdu.

Mona Affholder

FIFIB 2024

Ce mardi 8 octobre 2024 débutait le FIFIB (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux), un rendez-vous incontournable pour les cinéphiles bordelais. Face à une actualité violente et désolante, le cinéma est un espace d’espoir et de lutte. C’est ce que met en évidence la programmation de cette 13ème édition marquée par le mot « Désobéir » et qui veut ainsi « partager des films qui pansent nos plaies dans l’imaginaire et nous donnent du courage dans le réel » (Édito).

Chaque année, le FIFIB propose trois compétitions immuables : la compétition internationale longs-métrages, la compétition contrebande (qui met en avant des films qui se font en dehors des schémas de financement classique) et la compétition française courts-métrages. Avec pour but de mettre en lumière le meilleur du cinéma indépendant 2024, ces trois compétitions permettent de découvrir des films innovants et comme le démontre la compétition contrebande, des films nés d’une nécessité de créer. Pour élire les prix de cette édition 2024, deux jurys. Pour les longs métrages, celui-ci est composé de l’acteur Erwan Kepoa Falé (Dustin, Le lycéen, Eat the night), de l’humoriste Nora Hamzawi et du réalisateur et cofondateur de l’association culturelle Chrysalide à Alger : Karim Moussaoui (En attendant les hirondelles, Les jours d’avant). Côté contrebande et courts métrages, le jury est formé d’Emma Benestan, réalisatrice de Fragile et de Animale (son deuxième long-métrage présenté à la Semaine de la Critique à Cannes), de l’actrice Ella Rumpf (César de la révélation féminine en 2024 pour Le Théorème de Marguerite) et de Gala Hernández López, artiste-chercheuse et cinéaste, dont le film La Mécanique des fluides remporta le Grand Prix Contrebande de l’année 2023, ainsi que le César 2024 du meilleur court métrage documentaire.

Parallèlement à cela, le festival comporte de nombreuses catégories hors-compétition avec par exemple un hommage à Pascale Ogier, une rétrospective Miguel Gomes (présent durant le festival), ou encore des focus sur Alain Guiraudie et Coralie Fargeat. D’autres programmes comme « Se Défendre » : une sélection marquée par la nécessité de contrer l’actualité en rendant la parole aux populations dominées avec des films provenant de la Palestine, du Liban ou du Sahara occidental, viennent souligner l’identité engagée du FIFIB.

Les festivaliers pourront apprécier la présence de nombreux.se.s cinéastes venu.e.s présenter leur dernière création au travers de plusieurs avant-premières. Ainsi, se retrouveront Alexis Langlois pour son film Les Reines du drame, présenté lors de la Semaine de la Critique à Cannes en 2024, Ludovic et Zoran Boukherma accompagnés de Paul Kircher pour Leurs enfants après eux, ou encore Agathe Riedinger et son film Diamant Brut découvert au Festival de Cannes en compétition officielle.

Les soirées se poursuivent au village Mably (centre névralgique du festival situé Cours Mably) où les spectateurs peuvent retrouver la projection des épisodes de la série DJ Medhi : Made in France et des DJ set enflammés. Le festival accueille d’autres temps forts constitués d’échanges et de rencontres dans divers lieux culturels de Bordeaux, comme par exemple des rencontres métiers autour des métiers de directeur de la photographie ou celui de costumière, ou la sortie de résidence des lauréat.e.s du C.L.O.S (une résidence artistique pour des cinéastes issu.e.s de pays francophones, organisée avec le soutien de la région Nouvelle-Aquitaine et du CNC).

Le festival se terminera le dimanche 13 octobre avec la Cérémonie de clôture et l’avant-première du film Planète B d’Aude Léa Rapin.

Garance Alegria

Retrouvez dans ce focus :

L’interview de Erwan Kepoa Falé, membre du jury de la compétition internationale longs métrages

L’interview de Alexis Diop, réalisateur de Adieu Emile et Avant Tim

L’interview de François Robic. réalisateur de Des hommes désintéressés

L’interview de Rémi Brachet, réalisateur de Chère Louise

Focus sur la Lituanie au FIFIB 2024

Jonathan Millet, Pauline Seigland et Laurent Sénéchal autour des Fantômes

La promotion est nécessaire pour toute sortie de long-métrage. On sait à quel point tout premier long-métrage est fragile, a besoin d’accompagnement, de presse, de promotion, de regards bienveillants, qu’ils viennent de l’industrie, de la presse, des spectateurs, du bouche-à-oreille. Au moment et dans la foulée de Cannes, on n’a pas eu le temps de publier l’interview de Jonathan Millet qu’on suit depuis de nombreuses années. Il a signé Les Fantômes, un thriller social sur fond de crimes de guerre, de réparation et de résilience qui a ouvert la 63ème Semaine de la Critique en mai dernier. Par petites touches, le film, porté par les comédiens Adam Bessa et Tawfeek Barhom, réussit à laisser une trace dans l’esprit, même quelques mois après son visionnage dans une petite salle de cinéma à Cannes. Aujourd’hui, nous publions enfin l’entretien fleuve effectué avec le réalisateur venu du court et du documentaire, accompagné de Pauline Seigland, sa fidèle productrice (Films Grand Huit), et de Laurent Sénéchal, le monteur du film.

Jonathan Millet, Pauline Seigland, Laurent Sénéchal © DK

Format Court : Il y a quelques années, Jonathan, tu as participé avec Pauline à l’une de nos rencontres professionnelles où tu parlais de brûler le scénario. Est-ce que quelque chose que tu as appliqué sur ce projet ?

Pauline Seigland : Je voulais rebondir sur notre rencontre. Pour ce film, ça a été encore plus vrai que par le passé, il fallait dʼautant plus brûler le scénario au départ. Cʼétait un scénario qui était formidablement construit, qui avait reçu beaucoup de soutiens. La force de Jonathan, ça a été aussi de partir du réel, de la force des comédiens et de ne jamais prendre le scénario comme une bible.

Jonathan Millet : Ce scénario est la résultante de beaucoup de choses que nous avons faites ensemble auparavant, lorsque chaque fois, nous pensions pouvoir aller plus loin que ce que nous avions fait. Dès le début du travail sur le scénario, nous avons senti que nous pouvons tirer profit de nos acquis précédents et des domaines où nous avons maintenant plus d’expérience. Je me suis permis d’ajouter au scénario – comme je savais que ce serait un film sensoriel, sur l’invisible, le toucher, l’odeur – un aspect littéraire, qui me semblait beau à lire. Nous avons eu avec Pauline cette conversation pour essayer, par la forme littéraire, de donner à penser aux gens ce que sera le film. La veille du tournage, ce scénario a été inutile. Le lecteur pouvait imaginer ce qui allait se passer. Mais pour notre travail avec le chef op [Olivier Boonjing], en terme d’images, ça ne servait absolument à rien. Ce n’était pas tant qu’il fallait brûler le scénario pour avancer, c’était simplement qu’il nous était inutile, c’était un document qui pouvait donner aux gens l’envie de nous suivre vers l’endroit que nous allions explorer mais il n’y avait aucune piste pour nous dedans. Un mois avant le tournage, j’ai écrit un autre document, qui était un mélange d’intentions, de réflexions, et qui a été notre document de travail. Ce document, ce sont les intentions de chaque scène. Par exemple, à cette page, on doit pressentir que le personnage pense à son passé. On se demande comme faire. Soit l’opérateur son soit le décor a une idée. Comment influer des idées de cinéma pour faire comprendre quelque chose que nous n’avons pas envie de montrer et d’expliquer ? Nous ne voulions pas dans ce film d’informations, de didactique, mais que l’on puisse saisir et ressentir les choses.

J’ai eu l’impression d’écrire plusieurs courts-métrages, avec ce premier projet de long-métrage et de trouver ma façon d’écrire des mots. J’ai trouvé petit à petit un processus qui me plaît. Effectivement, pour ce film, il y a eu énormément de recherches, de documentations, de réel. De tout ce réel, je n’en garde que 10% dans cette histoire parce qu’on est dans le prisme du personnage principal. Pour moi, écrire un scénario, c’est renoncer à beaucoup de choses pour trouver vraiment la ligne mère du film. Il y a eu plusieurs étapes : la première, un document très court, d’une page, avec mon personnage et les grandes étapes. C’est une page que je pouvais faire lire à ma productrice pour lui montrer mon envie de film.

P.S : Ce qui est très beau cʼest que cette page est faite aussi de dessins et de flèches, pas seulement de texte. Cʼest déjà un échafaudage.

J.M : Ce nʼest pas tellement cette page qui compte, cʼest plutôt le fruit dʼune confiance et dʼune envie. Le retour de Pauline ne serait pas “nonˮ mais plutôt “trouvons vers où aller pour que ce soit bienˮ.

P.S : La vérité, cʼest quʼil y avait déjà tout sur cette page, la grande image et les questions fondamentales du film. On a assez peu changé de trajectoire. Ce nʼest pas le cas de tous les films, de trouver tout de suite comment le fond et la forme prennent corps ensemble.

La grande image, selon toi, cʼest laquelle pour Les Fantômes ?

J.M : La grande image, cʼest toutes celles qui nʼy sont pas. Il y a beaucoup dʼimages très fortes dans le film, de la guerre, de la violence, de la torture, du trauma, et elles nʼapparaissent jamais dans le film. Je crois que les images les plus fortes sont celles que le spectateur doit se fabriquer au fond de lui. En lʼoccurrence dans le film, elles sont créées par du hors-champs ou du son qui peuvent les déclencher chez le spectateur. Chaque spectateur a vu un film différent, porté et chargé de ses propres images qui relèvent de la violence de ses traumas. Le grand théâtre des opérations du film, cʼest dʼaller au cœur de son personnage, du tourbillon de ses pensées, de pouvoir accéder à ça. Cʼest un film de ressentis, qui vient explorer les sensations de notre personnage, donc il ne faut pas dʼimages qui surplombent, dʼimages archétypes. Cʼest à nous, public, de les créer.

Peux-tu évoquer davantage la documentation ? Cʼest un film qui fait penser aux traques des criminels de guerre nazis. On sait que de nombreux d’entre eux se sont retrouvés en Syrie où ils ont formé au renseignement les tortionnaires des opposants et des partisans de la révolution syrienne. Est-ce que cʼest quelque chose qui a alimenté la matière de ton film ?

J.M : Complètement. La matière est absolument foisonnante. À partir de ce sujet, il y a des centaines de livres à écrire. J’ai d’abord essayé de me concentrer sur le contemporain de cette histoire, la Syrie des dix dernières années, les réfugiés de guerre et ces récits-là. J’avais vraiment envie d’être implacable sur toute cette matière. J’ai passé beaucoup de temps à écouter le plus de récits possibles et à progresser. C’est l’endroit où j’ai de la curiosité. La sensorialité du film vient du réel. Des gens qui sortent de prison mʼont raconté qu’ils ont passé deux ans dans le noir et ont développé un rapport à l’ouïe particulier ; sʼils entendent des pas qui sont à plus de 15 mètres, ils ont l’impression que quelqu’un va ouvrir la porte et venir les tuer ; dans la cellule, c’est avec leurs mains quʼils trouvent l’endroit où se mettre… Mon but au moment de la dernière version d’écriture était d’avoir un matériel extrêmement précis pour pouvoir être sûr de me donner de la liberté dans la fiction. Je connaissais assez le réel pour ne jamais le trahir. Je suis peu allé ailleurs. Je voulais me réapproprier les codes des films d’espionnage, de traque, etc. Je sentais qu’il fallait tout réinventer à partir des choses que j’ai pressenti dans mon travail de documentation.

Jonathan, tu es passé par le documentaire. Le projet des Fantômes a-t-il pu apparaitre comme vertigineux ? On a accès à des témoignages très durs. Est-ce que la distance de la fiction t’a permis d’arriver jusqu’à ce projet ? Et comment toi, Pauline, tu l’as aidé à garder le cap ?

P.S : Dans ce film, il y a tout ce quʼon avait appris des films précédents mais il y a aussi tous les films quʼon nʼa pas faits, des projets quʼon a commencé, deux longs-métrages par exemple. Dès quʼon a commencé à travailler ensemble sur les courts-métrages, on a très vite parlé des longs-métrages possibles et on a développé deux projets. On nʼa pas du tout été confronté à un échec de financement, ce sont même des films qui avaient reçu des soutiens dʼécriture et de développement. Mais nous, on a senti quʼils nʼétaient pas optimaux pour lʼambition quʼon avait pour le premier film de Jonathan.

J.M : On nʼallait pas pouvoir faire les films tout à fait comme on voulait.

P.S : Le concept même du son et de la forme de ces films nʼétaient pas tout à fait trouvé, comme lʼévidence quʼil y a eu sur les Fantômes. Les Fantômes porte aussi les fantômes des films qui nʼont pas été faits. Cʼest vrai pour les deux films de fiction en projet, cʼest aussi vrai pour un projet de documentaire que Jonathan avait et qu’il a beaucoup préparé, un film sur les victimes de torture dans une clinique qui accueille des gens, surtout des Syriens. Cʼétait difficile dʼavoir le bon point de vue sur cette situation. Finalement les choses qui ne se sont pas faites ont nourri ce film-là. Il a été assez vite, bizarrement, mais parce quʼil y avait des choses qui avaient beaucoup maturé. Cʼest ça qui est beau aussi, de se dire que les projets quʼon peut laisser de côté viennent nous nourrir à un autre moment. Cʼest réjouissant parce que cʼest difficile quand même de faire des films. Il faut être très serein sur le fait que tout arrive à point nommé et que tout nourrit à un endroit ou un autre.

J.M : Sur la question de la fiction, je n’ai pas l’impression de renoncer au documentaire. Je cherche plutôt à savoir comment retranscrire au mieux une vérité parce qu’au fond, pour moi, le réel est un endroit d’inspiration, de curiosité, qui est un déclencheur, où je sens l’envie de faire ce film, de raconter cette histoire. Après, il y a mille façons de le faire. Là, j’ai senti que la fiction était la meilleure manière pour raconter la force de ces récits, la puissance absolue de cette histoire. Faire de ces exilés de vrais héros de cinéma était un vrai projet. Ensuite, pouvoir proposer aux spectateurs de vivre et ressentir cette histoire plutôt que simplement faire un projet qui raconte des faits et des informations. C’est pour ça que j’étais tout à fait à l’aise d’utiliser tous les moyens de la fiction, tout en ayant l’impression que c’était une façon de retransmettre cette réalité qui m’a touché. J’ai passé un vrai long temps en recherche documentaire, j’ai accumulé la plupart de ces témoignages qu’on voit dans le film. On tourne dans des vrais lieux, beaucoup de Syriens jouent leur propre rôle dans le camp des réfugiés. Le matériel du réel est bien là. Par exemple, les témoignages m’intéressent dans cette fiction sʼils sont tels quels, aussi bruts, mais que, nous, spectateurs, les vivions à travers l’émotion du personnage principal. Ce qui nous touche d’abord, c’est son émotion plutôt que l’implacable dureté de ces mots, qui me paraît beaucoup trop frontale à envoyer à un spectateur – dans ma vision du monde en tant que spectateur ! La fiction est donc une manière juste, un endroit où ces mots-là peuvent être entendus pour éviter de balancer de manière trop lourde la dureté du monde à la face du spectateur.

Les Fantômes se rapproche du film de genre, qui, par ailleurs, est basé sur des faits réels. La fiction comme détour, cʼest quelque chose que tu as ressenti au début du projet ou ça sʼest fait chemin faisant ? Cʼétait quelque chose qui animait lʼensemble du processus de création ?

J.M : Le réel a attisé ma curiosité, j’ai eu envie de le raconter, j’ai été emporté. J’ai utilisé les moyens de la fiction pour le raconter. Le genre, c’est une manière de dire que les récits des exilés sont des récits d’aventure, d’espionnage, qui sont plus forts que tous les films écrits par les scénaristes les plus chevronnés. J’entends des récits haletants et c’est ça que j’ai eu envie de raconter ! Cette sensorialité vient du réel. Ces exilés qui doivent se cacher, qui ont vécu la prison, qui risquent à tout moment d’être arrêtés, qui ont vu leurs compagnons mourir, ils ont vécu mille vies. Ils sont à cet endroit-là d’intensité. J’ai envie que mon film ait cette boussole dans son écriture et sa mise en scène. C’est une manière pour moi d’être au plus proche de la réalité des émotions de ceux qui l’ont vécu. Il n’y a pas besoin d’être un naturaliste, au ras du réel, pour dire que c’est vrai. C’est une façon de dire : « Voilà à peu près ce qu’il peut se passer dans l’esprit tourmenté et bouillonnant de ceux qui ont vécu ces histoires ».

En parlant dʼintensité, on peut évoquer lʼacteur principal, Adam Bessa. Quʼest-ce qui a gouverné ton choix ?

J.M : C’était un processus de casting très long, que nous avons suivi ensemble. Nous sommes très liés dans toutes les phases de fabrication des films. Nous avons passé une année à faire du casting, rencontré une centaine de personnes dans 15 pays. Les comédiens arabophones de cet âge sont au Liban, en Égypte, exilés au Canada, en Allemagne, en Belgique. Il était vraiment nécessaire pour ce film de trouver le comédien parfait. Adam a l’intensité requise et ce monde intérieur. Quand je le vois, je peux me dire que ce personnage a traversé tout cela et c’est crédible, c’est quelque chose qu’il a en lui. On ne pouvait pas travailler là-dessus avec lui. Par contre, ce sur quoi nous avons travaillé, c’est de rendre accessible son monde intérieur et de travailler sur les gestes, sa façon de s’asseoir, de boire, de se toucher, de regarder, de passer d’une langue à l’autre, de laisser entrevoir la violence et le passé qui le chargent, sans avoir besoin de l’expliquer, d’être didactique mais pour que le spectateur se dise « je vois, je pressens, je ressens ». Par ce moyen-là et aussi par un travail sur le son et la musique, il fallait avoir accès à Adam. Pour moi, le grand décor du film, c’est l’esprit du personnage. On est avec lui, on vit ses remous intérieurs, sa paranoïa, les légers moments de relâche, de soulagement, la plongée complète dans le noir. C’est à cet endroit-là qu’on doit être. Son corps entier est un véhicule et c’est avec lui qu’on doit être du début à la fin.

Dans la recherche autour du corps, il y a aussi quelque chose de l’ordre de la dissimulation. Tu lʼavais déjà exploré dans tes courts-métrages ?

J.M : Oui, mais pas assez ! J’ai l’impression d’avoir cherché petit à petit le cinéma qui me plaît, qui est un équilibre entre plusieurs choses. J’ai l’impression que ce sont des curseurs sur différentes choses : le rapport au réel, la promesse de cinéma, le sensoriel, le hors-champ… Ce film fait converger ce qui me parle et il me donne l’impression d’avoir trouvé ma direction pour la suite. Ce n’est pas le format du court-métrage parce qu’on peut y explorer la mise en scène. C’est plutôt que j’y suis allé étape par étape à essayer de saisir ma façon de m’exprimer à travers le cinéma et là, j’ai l’impression de l’avoir trouvé. Mon film doit marcher en étant muet, les corps seuls doivent suffire. On a une longue séquence de face à face dans Les Fantômes, les deux personnages sont assis sur des chaises, mais la scène fonctionne si on n’entend pas ce qu’ils disent. Pendant 12 minutes, on voit deux personnages qui se regardent, se jaugent, bougent, et la scène a une force muette. Après on ajoute les dialogues et ça crée une deuxième dimension, quelque chose de troublant. Je crois avoir saisi maintenant comment les corps m’intéressent et comment j’ai envie que le spectateur de façon inconsciente puisse venir palper l’ensemble de ce qu’il doit avoir mais que ce soit exprimé par l’image et donc par les corps.

De quand remonte le projet des Fantômes ?

J.M : Lʼhistoire réelle est arrivée en 2019 et jʼai commencé à lʼécrire en 2020.

P.S : Le film est sorti en 2024, donc on lʼa financé et tourné en trois ans. Cʼest exactement le fondement de notre petite manière artisanale de faire des films [à Films Grand Huit], où tout est basé sur lʼintuition et la confiance. On ne produit que des gens avec qui on a une relation longue, on regarde dans lʼinstant T mais aussi dans 5 et 10 ans. Notre manière de faire, de se surinvestir dans un court-métrage, ça ne fonctionne que si on a une confiance monstrueuse sur le maintenant et lʼaprès, sur lʼinvestissement qu’on met maintenant pour nourrir tout ce qui va se passer dans une filmographie de réalisateur. Un projet qui ne se fait pas nʼenlève en rien mon désir de travailler avec Jonathan et ça ne lui enlève rien lʼenvie de travailler avec nous. Il faut beaucoup de ressources pour accepter que l’année passée est perdue même si on se rend compte que ce n’est pas du tout le cas; parce que ça a sédimenté une idée de cinéma qui vient nourrir la suite. Mais il faut beaucoup de confiance, dʼabnégation, de croyance en lʼavenir pour que ça fonctionne.

J.M : Ça fait 9 ans maintenant que nous travaillons ensemble, nous nous sommes rencontrés autour d’un premier projet de court-métrage. Pauline m’a dit qu’elle aimait le projet mais elle m’a dit aussi : « Je ne signe pas des films mais des auteurs. On ne signe pas pour un film mais pour une continuité. Dès ce premier rendez-vous elle m’a demandé mes projets futurs. Notre travail, c’est ce bloc-là. Parfois, dans ce bloc, un projet ne se fait pas mais transpire dans les projets suivants. La continuité c’est de se dire qu’on crée ensemble un fil de travail où on voit des œuvres émerger et parfois des temps de recherche pour que quelque chose d’autre émerge. C’est quelque chose de global de se dire qu’on fait des films ensemble.

P.S : C’est très beau aussi de se dire qu’on a testé des choses en court-métrage, qu’on a fait ensemble des films sans scénario. Jonathan avait envie d’essayer quelque chose de très précis sur la direction d’acteurs. On a fait ce film en se donnant les moyens, sans être obnubilé par le financement. On s’organise, Jonathan pour que ce ne soit pas trop cher, moi pour qu’on ait suffisamment de moyens. Tout ça nourrit le premier long-métrage. Il y a une marche qu’il ne faut pas louper pour arriver à durer comme cinéaste, c’est un endroit de financement, de visibilité qui est unique. On a une seule chance de faire un premier film et il faut être vraiment bien sûr de ce qu’il se passe à ce moment-là.

J.M : J’en suis conscient, nous en discutons beaucoup. Aujourd’hui, un cinéaste ne peut pas vivre dans sa tour d’ivoire en pensant qu’il faut beaucoup d’argent pour faire un film et qu’il sera fait. Moi, j’essaie d’être autant impliqué que possible dans la réalité de la production. Avec Pauline, nous prenons des décisions ensemble, artistiques comme financières. À toutes les étapes, c’est une discussion ensemble. Les décisions financières ont des impacts sur l’artistique ; s’il y a une région qui soutient, ou tel producteur, distributeur, ça implique des choses. Il faut penser que le film écrit va coûter tant a priori, qu’on peut fabriquer de cette manière et il faut le faire dans l’échange. Au cœur de ça, il y a aussi le fait que c’est un premier film. C’est un moment de bascule. On va peut-être être considéré dans le financement, au moment où il sort, en fonction de son résultat. Depuis quatre ans, on ne parle que de ça, du film qu’on a envie de faire et de la façon dont on a envie de le faire.

P.S : Et de ce qui nous permettra dʼêtre un passeport pour la suite. Cʼest très important parce que si on a pas un peu de prévision, cʼest difficile de naviguer dans lʼécosystème. Cʼest difficile de faire des films et on a intérêt de réfléchir à tout ça.

À propos du casting, lʼacteur, Tawfeek Barhom, est formidable. Il joue le personnage du bourreau, qui nʼest pas à proprement parlé un monstre dans le film mais plutôt un “salaudˮ selon lʼexpression de Sartre, qui prétend être celui qui nʼest pas. Est-ce que cʼest quelque chose qui tʼa habité ? Comment as-tu réfléchi le personnage et pourquoi l’avoir choisi ?

J.M : Ce qui était une évidence, c’est que je ne voulais pas en faire un archétype, un personnage tout noir. On le regarde et on sait que c’est le méchant, avec une grande barbe, des énormes épaules et les yeux vitreux. Ce qui m’intéressait, c’était de raconter un monde plein d’ambiguïtés et que cette ambiguïté porte le film. Le film est sur le doute et le personnage de Tawfeek doit incarner ça. L’acteur a quelque chose d’assez magnétique et le film est un fil vers lui: on va progressivement s’approcher de lui puis le découvrir. Tawfeek a ça de génial qu’il joue deux choses à la fois et en même temps. Il est doux et profondément inquiétant, il est hyper présent et un peu à distance. Ça raconte ce que j’avais envie de dire, un bourreau n’a pas tué des chats à trois ans. C’est un personnage qui s’est retrouvé à un moment dans les méandres de l’histoire, à faire les pires choix du monde et à devenir un monstre. On est la somme de tout ce qu’on a vécu donc ça ne défend en rien ce personnage. C’est une manière de raconter que les choses sont plus complexes que ce qu’elles paraissent. Tawfeek arrive à raconter ça simplement dans son expression et aussi à dire que ce qui s’est passé est passé, moi je veux aller vers un ailleurs et ça crée une nébuleuse qui est celle du regard d’Hamid, joué par Adam, vers lui et qui laisse un peu d’espace pour que le spectateur se projette à cet endroit de la représentation et de la banalisation du mal – un sujet sans fin sur lequel le film ne prétend pas avoir un avis mais plutôt créer un espace de pensée.

Dans quel cadre le Groupe Ouest a pu tʼaider dans lʼécriture ?

J.M : L’écriture du film a été assez rapide. À un moment, j’ai tout mis sur la table et il y a eu plusieurs étapes d’écriture : j’ai dû définir l’intégralité du cadre, les grandes orientations et intentions du film qui sont toutes les lignes de structure du film, la base et la boussole pour tout le long. Cela s’est passé avant le groupe Ouest. C’est né des moments où j’écrivais mes tous premiers longs-métrages de fiction et où, par désir de faire vivre mes personnages, j’écrivais des scènes dialoguées très vite, j’étais trop rapide dans l’écriture. J’ai appris qu’il fallait d’abord trouver la concision pour pouvoir ensuite densifier. Ce n’était pas tant par rapport au réel, c’était plutôt pour l’impression qu’en tant que scénariste, il faut écrire des scènes. Il faut d’abord penser le film et une fois qu’on a trouvé la façon d’être du film, alors on peut dérouler.

P.S : Moi, je travaille avec des gens qui sont cinéastes avant dʼêtre scénaristes. Je pense que personne nʼa de certitude. Jonathan, par sa force de travail, a trouvé une méthode qui lui correspond, mais peut-être qu’elle ne lui correspondra que pour un film, deux peut-être. Et puis, il changera de méthode. Ce qui est magnifique dans le cinéma, cʼest que personne ne sait rien, personne ne sait comment on fait des bons films. La meilleure attitude, c’est l’humilité. On tâtonne et puis on trouve une lumière, on a une intuition, on voit que ça fonctionne. Ce nʼest pas un métier de méthodes mais dʼintuitions. Donc, on fait un peu comme on peut ! Cʼest une manière de jouer à faire du cinéma, et cʼest difficile de déconstruire ça. Tous les matins, pour tenter de bien faire son travail, on se doit de ne jamais jouer à faire les choses. Ce nʼest pas aisé. Tu passes par des choses complexes pour arriver à quelque chose de simple et dans lʼécriture, il y a quelque chose de cet ordre-là.

J.M : Le Groupe Ouest est arrivé dans l’année de l’écriture. Elle était déjà assez aboutie pour que j’arrive à quelque chose de solide. Ce que j’ai trouvé merveilleux dans le Groupe Ouest, c’est l’immense concentration sur le film pendant une journée où 7 autres auteurs et les consultants ne parlent que du film et donc tout se bouscule ; puis, on prend un peu de recul parce qu’on parle des projets des autres, avant de replonger totalement en immersion sur son projet. Ce sont des journées cadrées mais le dialogue continue le soir avec les auteurs et on parle en continu de cinéma. Parfois on trouve exactement l’endroit qui nous bloque à l’intérieur du film d’un autre. Cette immersion dans l’acte d’écriture n’a pas de matière évidente – comme le dit Pauline – pas de lignes à suivre pour que tout se passe comme il faut mais qui est simplement une suite de tâtonnements. Là, c’est comme un hyper tâtonnement. On a été 8 auteurs très proches les uns des autres et il y a eu une émulation de travail continue. En rentrant à Paris, on sʼappelait, on continuait à parler des films. Dans le fond, ça amène à se dire quʼil faut travailler parfois en prenant du recul sur son propre film.

Ce qui change entre le moment où tu fais un court et un long, cʼest toute la promotion du film, avec un recours à un(e) attaché(e) presse, le choix d’une bande-annonce, d’une affiche, .… Comment travaille-t-on avec cette matière quʼon ne connait pas forcément ? Il y a tout un travail qui est complètement différent, comment concevez-vous ça ?

J.M : Nous avons l’impression que chaque endroit où nous parlons du film est important. Comme nous croyons au travail, à chaque fois, nous nous préparons, nous faisons des oraux blancs, nous nous racontons ce que nous allons dire, nous faisons venir des gens, nous débriefons, etc. Cela fait deux ans que nous réfléchissons à comment parler du film. Sur le tournage, ça m’aide d’avoir autant préparé cela, de pouvoir très vite donner des indications et leurs raisons. Quand nous rencontrons l’attaché de presse et que nous donnons des directives, c’est la continuité de ce travail où tout se prépare et se réfléchit et savoir parler de son film me semble l’un des endroits nécessaires dans le fait de réaliser un film.

P.S : Le marketing peut être effrayant. Nous avons vraiment choisi nos mandataires, nos vendeurs internes, notre distributeur et on est aussi très impliqué dans ces choix, les photos, le synopsis, la bande-annonce, lʼaffiche,… On les choisis ensemble et avec des gens qui sont très raccord avec ce quʼest le film. On a travaillé la jonction avec quelquʼun qui est plus éloigné du film.

J.M : On arrive avec un discours construit. Quand le distributeur nous envoie une affiche et quʼon fait des retours, parce quʼon en a regardé des centaines et quʼon a pris des notes, ce quʼon apporte comme remarque ne sont pas des idées vagues mais des réflexions construites, structurées, par rapport au public, etc, sous forme dʼun dialogue commun. Le marketing aujourdʼhui fait partie de la vie du film et on est raccord à ce sujet-là.

Qu’est-ce que vous avez le sentiment dʼavoir appris de ce film et de vous deux ?

P.S : Nous avons beaucoup appris depuis ce film ! Nous avons donné des master classes pour des facultés, et nous nous retrouvons à parler de la vie que nous vivons ! Et ça, c’est étrange. Je suis un peu superstitieuse et j’ai peur que ça disparaisse si j’exprime que je suis bien là. J’ai peur que nous perdions cette manière hyper naturelle que nous avons de fonctionner. Il y a quelque chose d’assez instinctif dans cette manière de collaborer, de correspondre. Nous avons une manière similaire de voir le cinéma, le travail, le quotidien.

J.M : Le long, c’est le prolongement de notre travail, mais avec tout en plus fort et avec plus d’implication. J’ai l’impression que c’était absolument nécessaire que nous nous connaissions et que nous ayons déjà fait des films avant, pour sentir nos zones de travail et de complémentarité. Nous avons créé ensemble un binôme fonctionnel, nous savons exactement comment nous sommes, à quel endroit nous réagissons et comment œuvrer ensemble. Cela affine quelque chose de notre manière de pouvoir penser les films par la suite et de les fabriquer.

Pour ce film, vous avez travaillé avec Laurent Sénéchal. Quelle était votre perception du montage avant de le rencontrer ?

P.S : Je ne me rendais pas compte à quel point le montage et la postproduction pouvaient être aussi importants dans un film. Les courts-métrages, on ne les a pas vécus comme ça. Giacomo [Abbruzzese], a monté lui-même Disco Boy, c’était différent. Il y a eu une façon de brûler ce qui existe et de fabriquer quelque chose de nouveau, encore plus de la partie scénario à la partie tournage. Et dans cette équation, on a eu un formidable associé, Laurent Sénéchal, qui est resté avec nous 22 ou 23 semaines, très longtemps.

Laurent Sénéchal : On a démarré un peu pendant le tournage parce que Jonathan a eu cette bonne idée de vouloir un retour ; donc on s’appelait régulièrement le weekend. J’essayais de lui donner mes sensations à froid et c’était assez utile. Ça a mis du temps parce que tout simplement, le montage peut être très long quand on est exigeant et c’est le cas de Jonathan et de Pauline.

P.S : La partie montage et postproduction a été capitale sur ce film, cʼest une énorme partie du film.

L.S : En montage, vous avez initié quelque chose dans lequel je me suis retrouvé, le fait de beaucoup montrer. Tous les réalisateurs ne sont pas capables de ça, mais Pauline et Jonathan m’ont proposé de montrer le film une fois par semaine à partir d’un moment pour beaucoup l’éprouver, pour sentir comment la salle réagit, pour ne pas être dans de fausses certitudes pendant très longtemps. Cette façon de faire est très forte. En arrivant vers la fin, on a une espèce de connaissance du film, parce qu’on a essayé énormément de choses. C’est un film où les informations arrivent au compte-gouttes donc la manière dont le spectateur va apprécier ou non ce qu’on lui propose de conjecturer. Le film se passe dans la tête du spectateur, c’est ce qu’il y a de plus précieux. Et ce film a été très difficile à faire. Cette méthode que vous avez proposée était très intéressante parce que ça nous a permis d’être dans l’artisanat mais en connaissance de cause, avec des retours de la salle, d’expérience de cinéma.

Tu as monté Anatomie dʼune chute, quelle différence as-tu pu vivre ?

L.S : En termes de temps, le montage a pris 38 semaines pour Anatomie dʼune chute ; mais le film était encore plus long. Justine est tout aussi exigeante que Jonathan et Pauline. Mais c’est aussi son quatrième film donc elle a réussi à imposer une durée où elle était sûre d’avoir tout exploré. Pour Les Fantômes, on est sorti nous aussi de la salle de montage avec la sensation d’avoir tout exploré.

J.M : La différence avec nous cʼest que cʼest un film avec très peu de rushes.

L.S : On sentait régulièrement qu’on avait une seule option dans les 5-6 prises qu’on faisait. Il y avait une espèce dʼéconomie. Il y a eu quelque chose de raisonnable par rapport au nombre de prises, un principe de réalité sʼest imposé au tournage. Mais on a quand même eu le loisir, au montage, d’être dans lʼexigence, dans la précision, et ça cʼest un vrai courage de production de miser là-dessus, parce que ça représente des coûts. Mais le film nʼaurait pas du tout été pareil sans ce temps de réflexion et de maturation.

P.S : On se donne cette possibilité tous ensemble, c’est une affaire d’intelligence de travail.

Pourquoi vous avez pensé à lui ?

P.S : Qui ne pense pas à Laurent ?

J.M : Laurent a lu le scénario dans un cadre non-professionnel. Il était intervenant aux Ateliers dʼAngers. Cʼétait lʼun des endroits où on a pu penser la façon de le fabriquer après. On ne sʼest pas rencontré sur une proposition de montage pour Laurent mais sur ses retours sur le projet.

L.S : J’ai trouvé que le projet sortait du lot pour son ambition. J’avais plein de questions, de réserves. J’avais été assez direct et j’étais plein de doutes. Et Jonathan a eu l’intelligence d’aller vers quelqu’un qui soulève des doutes. C’est un premier film mais il y a déjà beaucoup de maturité parce qu’il n’a pas peur qu’on vienne le bousculer dans des endroits d’auteur. C’est très agréable quand tu es collaborateur. Jʼétais par exemple attaché à l’idée qu’un personnage qui a subi autant de traumas soit pris par de la noirceur. On est resté dans une trame de rédemption, il y a de la lumière pour ce personnage mais la manière, le chemin par lequel on y arrive, n’est pas simple. Jonathan tenait à ce que le personnage aille vers la lumière mais on n’est pas non plus dans un film réparateur. J’ai tenu à le dire dès le début aux ateliers d’Angers. Je trouvais qu’il y avait deux écueils : je trouvais que c’était un film un peu « dossier », « Courrier international » parce qu’édifiant et pansement. Je pense qu’on a vraiment évité ça.

P.S : Laurent était déjà sur les listes…

J.M : On fait des listes pour tout ! Mais quand on lʼa rencontré, je me suis dit quʼil était tellement pointilleux dans ses retours que ça devait forcément être lui le monteur du film.

L.S : Jʼadore les récits et rentrer dans les détails. Je trouve que les auteurs qui savent que le moment du montage permet dʼaller très loin sont les plus malins. Si on ne se pose pas toutes les questions, après on sort le film mais des choses peuvent apparaitre trop tard. Moi jʼaime bien quand on secoue les films dans tous les sens au montage pour être à peu prêt sûr quʼon a tout fait et de notre mieux pour raconter lʼhistoire.

J.M : Il était piquant dans ses retours, cʼétait un moment où le scénario était écrit dʼune certaine manière où tout le monde nous faisait des retours élogieux. Pauline et moi, on était les seuls à se dire quʼil y avait encore du travail et que ce nʼétait pas du cinéma mais de la littérature. Mais nous, on savait quʼon allait repartir à zéro en commençant à tourner.

P.S : Ce qui te tire vers le haut, cʼest ceux qui te critiquent et qui sont constructifs. La complaisance cʼest ce quʼon doit éviter tout le temps. Il y en a beaucoup dans ce métier mais ça ne sert à rien. Le film avait besoin de collaborateurs dans le travail, dans la remise en question, même sur des choses stables.

L.S : Il est possible d’être piquant seulement quand il y a de la force et de la bienveillance en face. Je ne pense jamais avoir été piquant pour un plaisir pervers. C’est parce que je pense que le film est intéressant et c’est gonflé de sortir un premier film avec un sujet comme ça sans être dans les facilités. On fait énormément participer le spectateur mais quand on fait ça, il faut aussi le rétribuer et cet équilibre-là nécessite d’être attentif. On demande mais il faut donner. C’est être bienveillant. Il y a des gens qui n’ont pas le courage et c’est une grande force pour un jeune réalisateur.

J’ai découvert l’ADN du film en cours de route, je pensais l’avoir compris et j’ai fini par découvrir après le premier montage que je n’en avais compris qu’une partie. Jonathan m’a expliqué ses intentions et je ne les voyais pas bien parce que précisément elles étaient sonores. C’est un réalisateur qui s’intéresse au son et à la manière dont le son peut amener une autre lecture des images. Il conduit beaucoup par le son ce qu’il demande au spectateur. Son travail est stimulé par le son et ça n’apparaissait pas beaucoup dans le premier montage. L’image a quelque chose d’assez réaliste, respectueux du réel, avec une vision d’être humble du quotidien d’Hamid et c’est par le son qu’on est allé chercher toute l’intériorité, de l’ordre du trauma, de la sensorialité. Je n’avais pas mesuré à quel point ça allait être comme ça. C’est là qu’on a commencé un nouveau laboratoire.

Propos recueillis par Katia Bayer et David Khalfa

Retranscription : Agathe Arnaud

Ils sont présélectionnés aux César 2025

Ce mercredi 25 septembre 2024, les Comités Court Métrage de l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma se sont réunis pour établir les 3 sélections officielles des César 2024, en animation, documentaire et fiction. Voici les 48 films en lice aux prochains César.

Bon à savoir : comme chaque année, Format Court organisera 4 After Short (soirées de Q&A en présence des équipes) en lien avec ces sélections, en partenariat avec l’ESRA.

Courts-métrages en lice pour le César 2025 du meilleur court-métrage d’animation

BEURK ! réalisé par Loïc Espuche
PAPILLON réalisé par Florence Miailhe
GIGI réalisé par Cynthia Calvi
LA PERRA réalisé par Carla Melo Gampert
KAMINHU réalisé par Marie Vieillevie
PLUS DOUCE EST LA NUIT réalisé par Fabienne Wagenaar
MARGARETHE 89 réalisé par Lucas Malbrun
PORTRAIT DE FAMILLE réalisé par Lea Vidaković
MAURICE’S BAR réalisé par Tom Prezman et Tzor Edery
SOLEIL GRIS réalisé par Camille Monnier
MISÉRABLE MIRACLE réalisé par Ryo Orikasa
LA VOIX DES SIRÈNES réalisé par Gianluigi Toccafondo

Courts-métrages en lice pour le César 2025 du meilleur court-métrage documentaire

AUCUN HOMME N’EST NÉ POUR ÊTRE PIÉTINÉ réalisé par Narimane Baba Aïssa et Lucas Roxo
PETIT SPARTACUS réalisé par Sara Ganem
BOOLEAN VIVARIUM réalisé par Nicolas Bailleul
LA RENAISSANCE réalisé par Nader S. Ayache
LE CŒUR AILLEURS réalisé par Laura Tuillier
RETOUR À MAMANVILLE réalisé par Stéphane Rizzi
LES FIANCÉES DU SUD réalisé par Elena López Riera
THE OASIS I DESERVE réalisé par Inès Sieulle
MEMORIES OF AN UNBORN SUN réalisé par Marcel Mrejen
TORNADES réalisé par Annabelle Amoros
NAFURA réalisé par Paul Heintz
UN CŒUR PERDU ET AUTRES RÊVES DE BEYROUTH réalisé par Maya Abdul-Malak

Courts-métrages en lice pour le César 2025 du meilleur court-métrage de fiction

A SHORT TRIP réalisé par Erenik Beqiri
LES MARQUISES réalisé par Adrien Selbert
L’ANNIVERSAIRE D’ENRICO réalisé par Francesco Sossai
MÉMOIRES DU BOIS réalisé par Théo Vincent
ANUSHAN réalisé par Vibirson Gnanatheepan
MONTSOURIS réalisé par Guil Sela
APRÈS L’AURORE réalisé par Yohann Kouam
LES MYSTÉRIEUSES AVENTURES DE CLAUDE CONSEIL réalisé par Marie-Lola Terver et Paul Jousselin
BOUCAN réalisé par Salomé Da Souza
NA MAREI réalisé par Léa-Jade
CE QUI APPARTIENT À CÉSAR réalisé par Violette Gitton
PERDRE LÉNA réalisé par Mathilde Profit
CULTES réalisé par David Padilla
PLEURE PAS GABRIEL réalisé par Mathilde Chavanne
L’ENVOÛTEMENT réalisé par Nicolas Giuliani
QUEEN SIZE réalisé par Avril Besson
ET SI LE SOLEIL PLONGEAIT DANS L’OCÉAN DES NUES réalisé par Wissam Charaf
RESET réalisé par Souliman Schelfout
GRAND LITTORAL réalisé par Augustin Bonnet
RIEN D’IMPORTANT réalisé par François Robic
LES LIENS DU SANG réalisé par Hakim Atoui
THE MAN WHO COULD NOT REMAIN SILENT réalisé par Nebojša Slijepčević
MALGRÉ LA NUIT réalisé par Guillermo García López
UNE ORANGE DE JAFFA réalisé par Mohammed Almughanni

 

Les Corti d’Autore à Locarno

C’est la fin de l’été et déjà les premières lueurs de l’automne apparaissent. En ce temps de rentrée, que de mieux que de se remémorer quelques instants estivaux ? Et ainsi, se replonger dans le fameux festival suisse italien de Locarno qui a eu lieu en août. Une rencontre éclectique avec notamment une vaste proposition de courts métrages, mis à l’honneur cet été avec trois compétitions au sein de la catégorie « Pardi di Domani ». Nous y retrouvons une compétition internationale, une nationale et une nommée « Concorso Corti d’Autore » qui regroupe les courts métrages de réalisateur.ice.s établi.e.s.

C’est à cette dernière que nous prêterons attention. « Pardi di Domani » promet « un territoire pour l’expérimentation et les formes innovantes de poésie ». Un pari tenu, puisque parmi les dix œuvres des Corti d’Autore, nous pouvons apprécier un kaléidoscope de visions cinématographiques. Des propositions touchantes, des regards émergents et un goût prononcé pour raconter les histoires. Dix courts métrages qui questionnent notre part d’humanité, de belles visions poétiques qui remettent en question les structures normées et conventionnellement acceptées.

Ces réalisateur.ice.s ont à cœur de nous conter des histoires. Dans The Masked Monster, court métrage coréen, le réalisateur Syeyoung Park nous dévoile un conte horrifique en noir et blanc. Cette fulgurante apparition ou plutôt émanation de nos peurs irrationnelles est telle que nous suivons avec effroi les aventures d’une sœur et d’un frère tourmenté.e.s par les vices les plus cruels de nos existences à l’image de la peur et de la violence. Perdue dans une forêt, la sœur est à la recherche de son frère qu’elle a abandonné en échange d’un sac de riz. Inquiète de sa sûreté, elle essaie de le retrouver au plus profond des bois, prête à marchander avec un corbeau sournois, guide métaphorique d’un destin fatidique. Dans la forêt, se cache aussi une créature masquée. Anonyme, elle est le visage de nos inquiétudes les plus primaires. Tour à tour, c’est contre elle que se débattent nos deux protagonistes, aveuglé.e.s par la peur, occultant les intentions inoffensives du monstre. Car, il n’est de monstre que le nom, le mal que celle-ci représente n’est qu’illusoire puisque rien ne prouve son agressivité. Ainsi, la sœur l’attaque une première fois et prend alors sa place, devenant dorénavant la créature. Sous les traits du monstre orné d’un masque et dans l’incapacité de parler, elle continue de poursuivre son frère, qui finit par l’abattre retranché dans son instinct de survie. Finalement, ces deux êtres voués à se retrouver seront réduits à se confronter dans la violence, sous le regard mesquin du corbeau. Ce conte se rapproche de la fable, miroir de nos peurs, de la crainte de l’inconnu et de la violence réactionnaire. Accompagné d’un univers sonore strident, composé de cris et de percussions, ce film atypique et brutalement beau s’est vu décerné une Mention spéciale au festival.

La violence est aussi au cœur du film français de Caroline Poggi et Jonathan Vinel : La fille qui explose, qui a obtenu une nomination aux European Film Awards en tant que candidat de Locarno. Dans un univers numérique, une jeune femme nous raconte qu’elle ne cesse d’exploser. Son avatar éclate et laisse place à un corps reconstitué de bout en bout et à un visage défiguré. Le film suit la narration de ce personnage qui nous parle de sa relation avec une personne qui ne lui parle plus, de sa solitude et de ses interrogations. Son histoire est celle d’une angoisse, une angoisse générationnelle face à un monde de plus en plus en proie aux atrocités, et d’une question : « Elles vont où toutes ces horreurs ? ». Que devient toute celle violence qui nous entoure ? La fille qui explose y répond : elle est partout. Elle ricoche sur tout ce qui existe, s’infiltre dans nos vies, dans nos corps, dans nos vêtements. C’est esthétiquement choquant, cru, gore et perturbant. On s’interroge alors : est-ce que montrer des horreurs, dénonce l’horreur ? Cela prend sens dans le film de Caroline Poggi et Jonathan Vinel et fonctionne. Une dystopie inquiétante dans un univers de jeu vidéo et un personnage tourmenté par des troubles existentialistes. Finalement, cette histoire est celle d’une personne à bout, à force d’exploser littéralement, elle finit par chercher à détonner pour de bon et mettre fin à son clavaire. Le film devient ainsi une lettre d’adieu, à l’image de nos tourments. C’est une mise en scène déstabilisante pour un court métrage renversant.

Face à cette violence existe pourtant une lueur d’espoir. Un sentiment qui se manifeste par la tendresse avec laquelle ces réalisateur.ice.s écrivent leurs histoires. Le grand lauréat de cette compétition, un film produit par la Palestine, la France et l’Italie, réalisé par Maha Haj et intitulé Upshot (récompensé du Pardino d’Or) en est l’exemple. C’est avec un regard tendre que la réalisatrice nous dévoile une œuvre bercée par une douceur amer. Dans l’insouciance des discussions d’un couple à la campagne, dans un futur lointain, quelque part, se trame les tourments d’une actualité déchirante. Il et elle sont ancré.e.s dans une routine casanière au maintien de la ferme. Une série de repas se joue devant nous, l’occasion d’évoquer les aléas du quotidien de leurs enfants. Leurs aspirations, l’avenir qu’iels espèrent pour eux, la santé des petits-enfants, des dialogues qui font sourire tant par l’affection qu’ils témoignent que par leur banalité. Cette tranquillité tangible se craquelle à l’apparition d’un journaliste devant leur propriété. En demandant une interview à ce couple reclus de la société, des interrogations surviennent. La réalité rattrape l’insouciance des scènes précédentes. Le journaliste nous révèle qu’iels sont des survivants des bombardements à Gaza et qu’il souhaite recueillir leur témoignage sur leur famille marquée par le drame. C’est le deuil que peint Maha Haj dans son film. La perte et un rappel flagrant des horreurs ignorées. Leurs enfants ne sont que les mirages d’une réalité fantôme, marquée par les espoirs qu’iels auraient voulu pour elleux qui ne sont plus. Vivre au travers de ces souvenirs inventés est une manière de faire face au drame, car comment résister devant l’atrocité de ce qui est advenu et qui continue de se perpétuer sous nos yeux à l’heure actuelle ? C’est avec la plus grande empathie que la réalisatrice aborde le sujet. Ses personnages sont emplis de tendresse. L’absurdité n’est pas celle de leur illusion mais bien celle d’une réalité trop brutale. Le film nous confronte à ce qui ne peut être ignoré, à ce qui est en train d’arriver à des milliers de personnes en ce moment même. Ce Léopard d’or récompense la maîtrise de cette cinéaste et rappelle que l’art est politique, il est vecteur d’une parole, d’une voix qui s’élève pour témoigner de notre monde. Si il est porteur d’espoir, il est aussi une marque dans notre histoire. Et c’est pour cela qu’Upshot émeut autant qu’il est nécessaire.

Les Corti d’Autore sont innovants, inspirants et exigeants. Ces trois courts métrages bouleversants sont un aperçu des dix films qui composent cette compétition animée par un désir cinématographique fort. Les réalisateur.ice.s de cette programmation ont démontré leur talent pour écrire un récit ou expérimenter les formes visuelles. Ces courts métrages suscitent la curiosité, ils sont piquants et touchants, leurs regards témoignent d’une d’envie insatiable de cinéma.

Garance Alegria

W comme WAShhh

Fiche technique

Synopsis : Dans un camp du Service National Malaisien, une étudiante chinoise est ordonnée par l’enseignante pour diriger ses camarades multiraciales pour laver les coussinets sanitaires tachés au milieu de la nuit.

Genre : Fiction

Durée : 23’

Pays : Malaisie, Irlande

Année : 2024

Réalisation : Mickey Lai

Scénario : Mickey Lai

Image : Kah Giap Lee

Montage : Kai Yun Wong

Son : Loi Hooi Yeo

Production : Ninjia Production, Janji Pictures

Interprétation : Li Xuan Siow, Esha Anum, Kaana Selvam, Farah Ahmad

Article associé : la critique du film

WAShhh de Mickey Lai

Dans le camp du Service National Malaisien, un groupe de jeunes filles est réveillé en pleine nuit par leur superviseure, car elles doivent aller nettoyer les toilettes et laver leurs serviettes hygiéniques déjà usagées et jetées. Voici le sujet de WAShhh, nouveau film de la jeune réalisatrice malaisienne Mickey Lai, lauréat du Pardino d’Oro pour le meilleur court-métrage international à Locarno.

Dans la culture musulmane malaisienne, il est courant pour les femmes de laver leurs serviettes hygiéniques avant de les jeter à la poubelle. Les locaux croient que cette habitude est non seulement plus hygiénique, mais qu’elle éloigne aussi les démons attirés par le sang.

Cette pratique peut sembler étrange aux spectateurs occidentaux, et elle est certainement désagréable pour les jeunes filles du camp. Alors que Hui, la chef de groupe chinoise, remet en question cette action, on se demande si sa plainte principale concerne l’acte lui-même ou le manque de respect avec lequel ces adolescentes sont traitées par leur enseignante. Les menaces de possession par les démons se nourrissant du sang sont renforcées par l’évanouissement d’une des filles, qui pourrait aussi être simplement attribué à l’épuisement ou au dégoût.

Cependant, l’aspect véritablement captivant du film réside dans la relation entre ces filles multiraciales et multilingues. Le Programme de Formation du Service National Malaisien a été créé en 2003 et a existé jusqu’en 2018, dans le but de promouvoir l’amitié entre des jeunes issus des nombreux groupes ethniques et culturels du pays. Sa durée était de trois mois. La réalisatrice elle-même a participé à ce camp durant son adolescence et son souvenir principal en est la diversité parmi ses camarades. Le spectateur en fait l’expérience, non seulement en voyant tous ces phénotypes différents, mais aussi en les entendant communiquer dans diverses langues, une vision véritablement magnifique qui explore les multiples facettes de la Malaisie.

L’union et la diversité sont les thèmes essentiels de WAShhh. Malgré quelques conflits internes, il est clair que ces adolescentes restent soudées à travers une situation pénible, alors qu’elles pleurent et s’évanouissent en nettoyant intensément une salle de bain commune. Fait intéressant, ces filles sont unies par une représentation absolue de la féminité : le sang menstruel. Tout comme le premier cycle menstruel marque la transition entre la fille et la femme, le camp du Service National est aussi un protocole obligatoire pour les jeunes de 18 ans. Ces filles font face à des rituels de croissance entrelacés en entrant dans l’âge adulte et en nouant des relations avec leurs pairs issus de différents milieux culturels, enrichissant ainsi leurs esprits et leurs capacités sociales.

Le choix du noir et blanc dans le film ne le rend pas seulement plus évocateur du passé, il crée également des visuels percutants pour le sang. Lorsque Hui verse l’eau du seau contenant les serviettes, elle semble presque noire, faisant allusion à la saleté et au dégoût que l’enseignante mentionne constamment. La couleur du liquide pousse le spectateur à presque détacher son action du sang lui-même, et à se concentrer sur l’inconfort que le personnage ressent.

L’espace habité par ces filles est capturé par la caméra à travers de nombreux plans larges, panoramiques et travellings entourant les personnages. De façon militaire, la structure, loin d’être accueillante, est définie par des objets rigides et répétitifs, se multipliant en rangées : des filles raides se présentant pour le service, des petits lits avec des draps plats, des éviers sans aucun produit personnel, comme si personne ne les utilisait régulièrement. Ces rangées illustrent un univers marqué par l’austérité et la discipline.

Regarder l’inconfort des personnages en écoutant les sons du ménage, de l’eau qui coule, et entendre les cris de l’enseignant, fatigue le spectateur. Ces bruits deviennent accablants et chaotiques, ils provoquent une sonorité hyper stimulante qui ajoute au stress de la situation et à l’inconfort vu à l’image.

WAShhh de Mickey Lai réussit à capturer un instant de vie peu documenté, révélant à la fois la richesse et la complexité des traditions culturelles et des interactions humaines. À travers une situation inhabituelle pour les yeux occidentaux, le film explore des thèmes universels tels que la féminité et la solidarité avec une mise en scène sobre, qui nous immerge dans l’univers des personnages. La réalisatrice propose un regard unique sur la transition vers l’âge adulte et la richesse des différences culturelles en Malaisie, tout en offrant un commentaire subtil sur les défis de la croissance.

Bianca Dantas

Consulter la fiche technique du film

Etrange Festival 2024

Sans être habitué à accueillir des festivals au thème précis explorant le fantastique et l’horreur, c’est pourtant bien au cœur de la capitale que nos regards se portent. L’Étrange Festival revient ainsi pour sa 30e édition, qui se déroule jusqu’au 15 septembre au Forum des images. Un retour marqué par une programmation qui se présente comme un trésor pour tout cinéphile ou cinéphage en quête d’inédit, de visions d’auteur jouant avec les règles de plusieurs genres.

Cette édition met au centre de son dispositif une pluralité de sélections et de films qui ne peut que nous enchanter. De l’inédit à la rétrospective, de la fiction au documentaire, de l’émergence de nouveaux auteurs (comme Ryan J. Sloan avec Gazer) à la confirmation de certains talents, tels que Fabrice du Welz, nous ne pouvons qu’être impatients de découvrir, et pour certains de redécouvrir, des œuvres uniques.

Nos yeux seront évidemment rivés cette année sur la sélection internationale variée de courts métrages, allant de la comédie musicale macabre aux œuvres expérimentales sur la famille. Nous suivrons également de près les différentes cartes blanches offertes par des personnalités ayant officié dans le domaine du fantastique et de l’horreur, comme Alexis Langlois (dont nous avons déjà évoqué le prochain long-métrage, Les Reines du drame) et Coralie Fargeat, deux réalisateurs qui nous avaient tous deux enchantés lors du dernier Festival de Cannes.

En laissant la parole à ces nouveaux auteurs, le festival cherche à nous faire découvrir des pulsions insoupçonnées et à nous éveiller à la différence. C’est dans cette célébration de la diversité que cette édition rend hommage au producteur Roger Corman, roi de la série B à petit budget et qui réussit à faire émerger de grands auteurs et acteurs dans les années 60-70 comme Jack Nicholson ou encore Martin Scorsese.

Du court au long une fois de plus, l’Etrange Festival sera couvert par Format Court qui vous livrera ses coups de cœur dans les prochains jours.

Dylan Librati

Festival Format Court 2025, appel à films !

Merci pour vos participations : l’appel à films est clos depuis ce 30 novembre 2024, minuit !!! 

Plus de 900 films ont finalement été soumis à notre appel à films. Merci à tous et à toutes pour vos candidatures. Le comité de sélection a du boulot !

En 2022 et 2023, nous avions reçu autour de 500 films pour notre festival. Depuis l’an passé, un peu plus de 900 films nous sont soumis. On sent un engouement pour le Festival Format Court et on en est ravi !

⏰ L’annonce de la sélection officielle sera consultable sur le site de Format Court, relayée par ses différents réseaux sociaux, et communiquée aux réalisateur.ices ou producteur.ices par e-mail avant le 1er février 2025. Rendez-vous en salles, pour notre 6ème édition, début avril 2025, au Studio des Ursulines !


Chères toutes, chers tous,

Chères toutes, chers tous,

L’appel à films de la 6ème édition du Festival Format Court est ouvert depuis le 4 septembre 2024. Il se clôturera le mercredi 20 novembre 2024 à 23h. L’an passé, nous avons reçu plus de 900 films. 19 d’entre eux ont été retenus par le comité de sélection. Pas moins de 8 prix dotés (Grand Prix, Prix du scénario, Prix de l’image, Prix de la création sonore, Prix d’interprétation, Prix de la critique, Prix du jury étudiant, Prix du public) ont été attribués par nos trois jurys (professionnel, presse, étudiant) ainsi que par le public !

Vous avez réalisé ou produit un court-métrage (hors film d’école) de fiction, d’animation, documentaire ou expérimental d’une durée de 30 minutes maximum, en prises de vues réelles ou animées, produit après le 1er janvier 2023 ?

Vous avez jusqu’au mercredi 20 novembre 2024 à 23h pour postuler à notre compétition pour la 6ème édition de notre festival. Celui-ci se tiendra du jeudi 3 au dimanche 6 avril 2025, au Studio des Ursulines (Paris, 5e).

Nous sommes impatients de découvrir vos œuvres !

C’est désormais à vous de jouer !

À très vite,

L’équipe de Format Court

Pour postuler :

– Prendre connaissance du règlement téléchargeable sur le site de Format Court

– Vous rendre sur la plateforme Film Fest pour inscrire votre film.

15 ans de Short Screens, fêtés à Bruxelles !

Short Screens, une association très active en matière de diffusion de courts-métrages à Bruxelles, organise son 15ème anniversaire cette semaine via un festival (Shorts d’été) de 3 jours et 4 séances au cinéma Aventure. Cela se passera du jeudi 29 au samedi 31 août : une trentaine de courts métrages et de nombreux invités seront mis à l’honneur.

Short Screens #132 : Sound & Cinéma, jeudi 29 août – 19:00

La thématique « son et cinéma » sera abordée avec des courts métrages de fiction, d’animation, expérimentaux et documentaires qui donnera la paroles aux bruiteurs, preneurs de son, musiciens, voix off, et le tout grand David Lynch qui parlera de l’importance du sonore dans son cinéma. Avec le réalisateur Basile Vuillemin qui viendra partager toute son expérience et sa passion pour le montage son, après la diffusion de son film, Les Silencieux (Magritte du Meilleur Court Métrage de fiction 2024)

Short Screens # 133 : Films d’écoles de cinéma belges, vendredi 30 août – 19:00

Pour célébrer ses 15 ans de l’association, la thématique de la toute première séance Short Screens en 2009 sera mise à l’honneur avec des films d’écoles de cinéma belges et des cinéastes de demain. En présence de plusieurs équipes de films.

Short Screens # 134 : Best of 15 ans de Short Screens, vendredi 30 août – 21:30

Des courts métrages coups de poing, de l’émotion, des films engagés, du rire, des fictions, du documentaire, des films expérimentaux, de l’animation, des films d’hier et d’aujourd’hui, de Belgique et d’ailleurs, reflétant un condensé des 15 ans de Short Screens. Suivi d’une soirée festive autour du bar du Cinéma Aventure !

Short Screens # 135 : Séance kids, samedi 31 août – 15:00 * Séance jeune public *

Près de 80 minutes de courts métrages autour de la nature et du vivre ensemble, pour petits et grands, afin de clôturer en beauté cette nouvelle édition des Shorts d’été.

Infos, programmation : http://www.shortscreens.be/

Mon ami Robot de Pablo Berger

L’adaptation, par Pablo Berger, du roman graphique de Sara Varon Rêves de Robot (Dargaud, 2009) sort en DVD et Blu-Ray chez Wild Side. L’occasion de (re)voir le film et de découvrir, grâce à de nombreux bonus, une partie des secrets de sa fabrication. Mon Ami Robot avait obtenu le Grand Prix Contrechamp à Annecy les prix du Meilleur scénario et Meilleur film d’animation aux Goya 2024.

Dog s’ennuie. Un peu trop timide pour se faire des ami.es, il se sent seul et aimerait se socialiser un peu plus. Il décide alors d’acheter un robot, qui lui arrive par la poste, à la manière d’un jouet commandé sur catalogue. L’étincelle est immédiate et Dog et Robot deviennent inséparables. Jusqu’à ce qu’une sortie à la plage ait raison de la motricité du robot, abimé par le sable. Dog a bien tenté de l’en sortir, mais sans succès. Les mois passent et Robot reste, seul, échoué sur la plage, le métal de son corps de plus en plus rongé par les éléments. Qu’arrivera-t-il de lui et de sa relation avec Dog ? Plus que l’aventure de cette amitié, c’est celle des rêves de ce Robot, qui n’a plus que l’imagination pour s’évader, que nous conte le roman graphique de Sara Varon.

C’est cette trame minimale que le réalisateur Pablo Berger (Blancanieves) a entrepris d’adapter au cinéma pour son premier film d’animation. Il a pour cela conservé le dessin faussement naïf du livre tout en l’extrayant de son indétermination : les murs nus de Sara Varon se recouvrent de briques new-yorkaises chez Pablo Berger, des gratte-ciels apparaissent au loin et de la musique des années 1980 accompagne désormais les rêveries et péripéties imaginaires de Robot.

Plus que l’histoire elle-même, c’est cette résurrection du New-York des années 1980 qui fait l’intérêt du film. La précision des décors y est pour beaucoup, qui laisse entrevoir un espace clair et défini, sans le réduire aux poncifs sur la ville américaine. De même, les différentes occupations auxquelles rêve Robot reproduisent de façon convaincante cette fin de siècle et participent d’une atmosphère un rien nostalgique, comme si les amitiés du chien et du robot étaient avant tout le prétexte à l’évocation d’un monde pas si ancien, mais déjà disparu. De nombreuses références cinématographiques, souvent issues de films de patrimoine, participent de cette nostalgie.

Outre la justesse du dessin, la bande son vaut le détour : si la musique, on l’aura compris, nous accompagne dans ce New-York passé et fantasmé, les personnages communiquent sans parole. Et c’est là une autre grande réussite du film : rendre éloquents ces personnages muets. Pablo Berger et ses animateur.rices ont pour cela créé une grammaire des gestes et des attitudes qui remplace avec bonheur le langage articulé.

Le DVD/Blu Ray propose un long bonus permettant d’accéder aux coulisses de la création. Le réalisateur, mais surtout ses collaborateurs et collaboratrices expliquent comment iels ont créé l’image et la bande son du film, comment iels sont passé.es de prises de vue réelles à l’animation. Les explications sur la restitution d’un New-York révolu, notamment, sont passionnantes, nous permettant d’articuler la bande son au décor et de découvrir que le réalisateur y a lui-même vécu dans les années 1980, ce qui explique sans doute la teinte nostalgique du film. Le passage sur la répartition du dessin et de l’animation entre les équipes vouées aux personnages, celles dédiées au décor et les dernières, qui s’occupent de la couleur, nous fait (re)voir le film d’un autre œil. In fine, le film et les incursions dans les secrets de sa fabrication se complètent avec bonheur et sont susceptibles d’intéresser autant les parents que leurs enfants.

Julia Wahl

L’homme d’argile d’Anaïs Tellenne

Raphaël (Raphaël Thiéry) vit dans le château isolé d’un petit village, seul avec sa mère (Mireille Pitot). Avec un seul œil et une apparence rustique, cet homme, gardien de propriété, apparaît comme une espèce d’ogre au bon cœur. Il est grand et fort, très à l’aise pour les travaux manuels. Malgré son apparence, Raphaël est un géant gentil, dont la sensibilité s’exprime à travers la musique, tout seul le soir, avec sa cornemuse.

La délicatesse de Raphaël n’a pas de place dans son entourage : sa copine, la factrice locale (Marie-Christine Orry), fantasme qu’il l’attaque violemment. Le leader de son groupe musical ne lui permet pas de jouer sa chanson mélancolique, en faveur de morceaux plus joyeux. Sa mère semble le voir plus comme un assistant qu’un fils aimé. Raphaël s’habitue à ce manque d’affect, jusqu’au jour où Garance (Emmanuelle Devos) débarque dans le château.

Héritière de la propriété, cette artiste visuelle renommée fascine le gardien dès son arrivée. L’intérêt est discret, mais mutuel. Il devient très vite sa muse, elle reproduit son corps et son visage dans plusieurs travaux, mais surtout dans une sculpture d’argile, qui deviendra son chef d’œuvre. À l’image, on retrouve un plaisir physique, sensuel, de Garance quand elle touche sa sculpture, qui porte des brusques marques de ses doigts. L’artiste laisse ses éternelles impressions sur son travail, tel que fera cette femme chez Raphael.

Une relation complexe et un peu platonique se noue entre eux. Garance semble être la seule personne qui voit de la beauté en cet homme, dans son corps, dans sa musique. Le regard qu’elle pose sur lui change la façon dont il se perçoit lui-même. Le gardien qui vivait sous l’ombre de la complète discrétion et de la négligence envers lui-même se sent plus confiant, il développe une nouvelle préoccupation esthétique, il apprend à s’imposer.

Les sentiments ressortant de cette relation artiste-muse sont quand même bloqués par une barrière : la hiérarchie sociale.À la fois source d’inspiration et serviteur, Raphael tombe amoureux de cette femme intrigante et mysterieuse, si différente de toutes. En certains moments, tendre et amicale, en d’autres, distante et directive, elle n’oublie pas son statut de patronne, contrairement à lui.

L’une des plus grandes forces du film est sa beauté esthétique. La thématique de l’art se manifeste dans l’image elle-même. Les scènes extérieures ressemblent à des Renoir, à des Singer Sargent, aux intérieurs de Degas. L’homme d’argile contient pour le coup et réveille une vraie passion pour les arts visuels.

L’un des moments les plus réussis de la belle mise en scène d’Anaïs Tellenne est aussi l’une des séquences les plus intimes du film. Raphaël, libéré et pris par un courage soudain, décide de poser nu pour Garance. Sa vulnérabilité est palpable. L’ensemble des éléments du décor, complémentés d’une lumière baroque, forment une image à l’Artemisia.

Dans le DVD édité par Blaq Out le 16 juillet, il est possible de mieux saisir cette belle réinterprétation du mythe du Pygmée, avec des séquences bonus commentées par la réalisatrice, ce qui nous permet d’en savoir plus sur le scénario original et sur les éléments de la narration sur lesquels elle a voulu vraiment se concentrer pour son premier film.

Toujours dans les bonus, nous trouvons le court-métrage Le Mal Bleu, d’Anaïs Tellenne et Zoran Boukherma, qui marque la première collaboration de la réalisatrice avec l’acteur Raphaël Thiery, et qui montre déjà le goût de la cinéaste pour les histoires d’amour non traditionnelles.

La musique, élément essentiel et présent tout au long du film, est aussi mise en avant dans les suppléments. Il est possible de découvrir l’enregistrement de la chanson thème du film, une composition originale d’Amaury Chabauty, par l’Orchestre Symphonique de Budapest.

Anäis Tellenne a su capter la beauté des lieux (une maison de campagne raffinée, l’habitation accueillante de Raphaël, mais aussi la nature environnante) et la mettre au service du cinéma. Son premier long-métrage est bel et bien une démonstration d’amour pour les arts plastiques.

Bianca Dantas

Les Colons de Felipe Gálvez Haberle

Le premier long-métrage de Felipe Gálvez Haberle, Les Colons, est sorti fin mai en DVD chez Blaq Out. Un western intense et original, qui nous entraîne dans un Chili lointain et méconnu.

Du Chili, nous connaissons bien sûr l’ère Pinochet, qui succéda un peu trop rapidement aux espoirs suscités par Allende et entraîna la mort de ce dernier. Le film de Felipe Gálvez Haberle nous montre que la violence politique au Chili ne date pas du XXe siècle. Il nous convie en effet à un détour par sa colonisation et les horreurs qu’elle a engendrées.

Ce récit d’appropriation, par des forces occidentales, d’une terre perçue comme sauvage puise à première vue dans les codes du western John Ford, première période : nous suivons en grande partie ces « explorateurs » persuadés de civiliser un continent farouche, mais fertile. La violence physique, avec les viols, les bras coupés et les meurtres à bout portant, participe de cet ancrage générique assumé. De même, les plans larges sur l’immensité des espaces inscrivent là encore le film dans les incontournables des épopées racontant la conquête de l’Ouest.

Pourtant, on l’aura compris, l’histoire se situe un peu plus au Sud que les westerns habituels. Il s’agit moins ici de chanter la geste des « pionniers » que d’interroger les massacres engendrés par cette aimantation de l’ouest et de la Terre de feu. La caméra délaisse ainsi volontiers les batailles pour nous livrer la vie quotidienne de deux colons et de la façon dont les perçoit Segundo, un jeune métis suspendu entre ses deux identités. Plus que le personnage principal – il n’y a pas, à proprement parler, de protagoniste principal – Segundo fait donc figure de témoin.

Camilo Arancibia, qui le joue, est magnifique de précision et de sobriété. S’il écoute et regarde ceux qui se présentent comme ses maîtres, il parle peu, exprime encore moins, tout en retenu, voyant pour nous, mais ne commentant rien. Les crimes dont il est témoin n’en sont que plus saisissants, cette simplicité nous les livrant sans fioritures, à la manière des viandes chevalines non cuites dont se repaît l’un des colons.

L’intérêt du film réside toutefois autant dans son esthétique, aussi âpre que délicate, que dans son propos. Les scènes qui voient Segundo écouter et regarder ses maîtres – Mark Stanley et Benjamin Westfall, très bons eux aussi – alternent avec de longs plans fixes sur des paysages sublimes, où les reliefs se découpent avec précision et dont les êtres animés – çà un cheval, là un homme – , minuscules, sont semblables à de tout petits points qui ne bougent que très progressivement. Ce travail sur les échelles symbolise à lui seul la vanité de cette conquête, en opposant l’immensité et la beauté des lieux à la petitesse des hommes. S’il ne fallait qu’une seule raison de (re)voir ce film, ce serait celle-là.

Mais ce DVD présente d’autres ressources : une interview d’une demi-heure avec le réalisateur et sa co-scénariste, Antonia Girardi, nous permet d’en apprendre plus non seulement sur la difficile création du film – qui fut, à elle seule, une épopée de neuf ans – , mais aussi sur la colonisation de la Terre de feu et les conséquences, toujours actuelles, de cette histoire vieille de plus d’un siècle. Felipe Gálvez Haberle et Antonia Girardi nous parlent de leur film avec sincérité et passion, comme d’un compagnon de longue date qui continue de les fasciner.

Julia Wahl

Alexey Evstigneev : « L’animation me permet d’être dans la métaphore »

Diffusé pour la première fois au Festival de Clermont-Ferrand, le film d’animation franco-russe Father’s letters de Alexey Evstigneev raconte l’histoire vraie d’un météorologue envoyé au goulag, en pleine purge stalinienne, qui a maintenu coûte que coûte le lien avec sa fille. Jusqu’à la fin, en lui envoyant des lettres et herbiers tout en lui prétextant être en voyage. Ce conte émouvant avait été diffusé en avril dernier au 5ème Festival Format Court, lors de la séance consacrée à la Ville de Paris, en présence du réalisateur et de ses producteurs russe, Yanna Buryak (Mimesis) et français, Clémence Crépin Neel et Igor Courtecuisse (Moderato). Nous avions rencontré plusieurs membres de l’équipe à Clermont : le réalisateur, ses producteurs français ainsi que Dasha Dorofeeva qui a travaillé comme animatrice sur le film. Échange autour de la guerre, de l’animation et des défis de réalisation et de production.

En haut, de gauche à droite : Alexey Evstigneev, Igor Courtecuisse. En bas, de gauche à droite : Clémence Crépin Neel, Dasha Dorofeeva

Format Court : À travers l’animation, le film traite de l’histoire des purges et des goulags en Russie. Alexey, comment as-tu été amené à choisir ce sujet ?

Alexey Evstigneev : Avec Dasha, on est allé avant la guerre à Moscou voir une exposition. Elle était organisée par l’ONG Memorial qui est dédiée aux victimes de goulags et de la guerre actuelle. Il y avait des documents, des commentaires et une lettre de Alexeï Vangengheim (victime du stalinisme, il est mort en 37, exécuté par le régime stalinien, NDLR). J’ai été très impressionné par cette histoire. Beaucoup de familles en Russie ont été touchés par le stalinisme, mais pour moi, cette histoire était une histoire plus intime.

Clémence Crépin Neel : Memorial est une association qui a été dissoute par Vladimir Poutine. Elle rassemblait toutes les lettres et en gros, toutes les preuves du goulag. Elle disposait notamment des lettres de ce vrai personnage qu’a été Vangengheim.

De qui s’agissait-il ?

A.A. : C’était un météorologue qui avait créé le service hydro-météorologique à l’époque de Staline.

C.C.N : Il a été arrêté, envoyé au goulag. Il a écrit à sa fille des lettres en lui faisant croire qu’il était en voyage, en expédition dans le Nord. En voyant à Moscou cette exposition avec ces lettres qui parlaient du goulag, Alexey a été extrêmement ému, notamment par son côté universel. Il a senti qu’il y avait l’histoire de l’amour d’un père pour sa fille et vice versa. C’est quelque chose qui, a priori, touche tout le monde, l’amour d’un parent et cette relation, au-delà du goulag. Cette histoire peut être transposable aujourd’hui, avec la guerre et tout ce qu’on connaît.

À distance et malgré le contexte, Alexeï Vangengheim a continué à s’occuper de l’éducation de sa fille qui avait quatre ans à l’époque en lui faisant des devinettes. Par exemple, il prenait une feuille à quatre pointes pour lui apprendre à compter. Il lui envoyait des herbiers et des énigmes. Il lui apprenait à lire, à écrire. Il a maintenu ce monde imaginaire et ce conte de fées pour sa fille. Jusqu’à la fin, jusqu’au bout, il lui a transmis ce monde fantaisiste.

A.A. : Je pense qu’il a survécu à lui-même aussi. À travers ses lettres, bien sûr. Cette situation ressemble beaucoup à la situation en Russie, mais c’est très bizarre parce qu’on a commencé cette histoire bien avant la guerre. Il y avait déjà quelques répressions mais ce n’est pas comme maintenant.

Quel a été l’aspect visuel du film ?

A.A. : Pendant la production, on a dû changer trois fois de types de images. En fait, les fleurs, les herbiers, c’était trop friable à animer. C’était trop fragile. Ça ne fonctionnait pas. On a utilisé un petit peu d’After Effects. On a décidé avec Dasha d’utiliser du papier à découper, du crayon pastel.

Dasha, Alexey, est-ce que vous vivez toujours en Russie ?

A.A. : On vivait..

Igor Courtecuisse : Ils vivent tous deux maintenant en France.

A.A. : Maintenant, pour moi, ce n’est plus possible de retourner en Russie à cause de la mobilisation. Ca fait quelques mois maintenant qu’on est à Paris. La loi en Russie a changé. Avant, c’était obligatoire de faire l’armée jusqu’à 27 ans, maintenant, c’est jusqu’à 30. J’en ai 26.

Igor, Clémence, comment avez-vous rencontré Alexey ?

C.C.N : On s’est rencontré virtuellement quand Alexey était encore à Moscou. Il avait fait un super film, The Golden Buttons, qu’Igor a vu à Visions du Réel (festival de documentaires à Nyon, en Suisse, NDLR). À partir de là, on s’est écrits.

I.C. : Quand on s’est rendu compte que ça avait été réalisé par un réalisateur russe de 22 ans, on a encore plus adoré le film ! Il était encore plus un passionné à nos yeux. Clémence, qui a un peu vécu à Moscou, avait envie de travailler avec la Russie. Il y a eu un concours de circonstances où on a contacté Alexey qui nous a dit qu’il avait 3-4 projets. Il a toujours beaucoup de projets ! Le plus avancé, c’était celui-là. Nous, on n’avait jamais fait d’animation. Lui non plus. On s’est dit que c’était une histoire qui était très belle et qu’on avait envie de la faire ensemble. Et après, il y a eu la guerre qui, de fait, a changé pas mal de choses. On a aidé Alexey et Dasha à venir en France, à avoir des visas. En fait, ça a dépassé le cadre de la guerre.

Être en situation de guerre et faire un film sur la guerre en même temps, ça doit être quand même particulier, non ?

C.C.N : Oui. Déjà, The Golden Buttons, le film d’Alexey, est passé sous le joug de la censure. On ne comprenait pas comment il a même réussi à tourner ce film et à sortir du placard. Par après, je ne sais pas exactement comment, mais il est tombé sous le coup de la censure. Dasha, à ce moment-là, était encore à Moscou, donc il a fallu la faire venir en avril, en car, parce qu’il n’y avait plus de vol. Elle a dormi sur notre canapé au milieu de la nuit car elle ne peut plus rentrer dans son pays.

A.A. : Maintenant, ce n’est plus possible de tourner un film comme ça. Non, c’est sûr.

I.C. : C’est un film qui dénonce des cadets qui sont formés très tôt, à 7-8 ans, et qui sont à la solde de Poutine.

La fille de Alexeï Vangengheim est-elle encore en vie ?

I.C. : Non, elle est décédée.

A.A. : Elle s’est suicidée.

Est-ce que les lettres présentées dans le film sont toutes des lettres d’origine ou est-ce que vous vous êtes autorisés à prendre des libertés avec l’histoire ?

Dasha Dorofeeva : On a utilisé beaucoup d’éléments documentaires grâce au Mémorial. Le site dispose de beaucoup d’archives.

A.A. : Olivier Rolin a aussi écrit un livre qui s’appelle Le Météorologue et qui traite de ce sujet, justement. Le livre est sorti il y a peut-être une dizaine d’années. Ça nous a aidés aussi. (…) On s’est quand même offert quelques libertés avec le sujet. À un moment, dans le film, Vangenheim donne une lettre pour sa fille à un soldat. Pour nous, c’était grand débat. Est-ce qu’on peut trouver quelque chose d’humain dans cet homme qui tuait des hommes ? Qu’est-ce qui reste de l’humanité à partir du moment où tu as en toi une violence extrême ?

C.C.N : Enfin, en tout cas, on ne sait pas comment les lettres sont arrivées jusqu’à nous.

D.D : On était en contact avec Olivier Rolin, l’histoire est vraie. Dans le film, le personnage est fusillé parce qu’il prend un pissenlit dans le parterre de fleurs qui représente Staline. On ne sait pas comment ça s’est passé. Vangengheim n’a sûrement pas volé une fleur dans un parterre du portrait de Staline et ce n’est pas pour ça qu’il a été fusillé.

I.C. : Ça reste une fiction parce que l’histoire est quand même assez romancée. La lettre du Pissenlit, elle existe par exemple. Tout le film s’est focalisé sur cette lettre-là parce que c’était un peu la métaphore aussi de la fragilité de la vie. Après, il y a une partie romancée car Alexey n’a pas pu donner la lettre à sa fille à un
soldat de cette manière.

Pourquoi était-ce pertinent pour vous de passer par l’animation pour raconter cette histoire, un procédé qui est bien plus cher et compliqué que la fiction et le documentaire ?

A.A. : L’animation me permet d’être dans la métaphore. Pour les films documentaires, c’est d’autres langues. Et en fiction, comme on travaille avec des comédiens, c’est du concret. Ce personnage, c’est un symbole, une icône. Ce n’est pas moi, ce n’est pas quelqu’un. C’est pourquoi, quand on travaille avec l’animation, parfois, c’est plus fort.

D.D. : Ça aurait été trop difficile de faire ce film en fiction avec notre scénario. Grâce à l’animation, on a pu représenter tout ce qui était imaginaire et rendre l’histoire plus universelle.

I.C. : On peut s’ouvrir à d’autres gens parce que c’est justement une histoire universelle. Je pense que ça peut parler à beaucoup plus de monde grâce à l’animation que grâce au documentaire.

Quand vous avez appris l’existence des goulags, des purges de Staline, comment en tant qu’adolescents, avez-vous géré cette information ?

D.D. : Ça a toujours été présent. C’est toujours compliqué pour notre pays… Il est toujours difficile pour notre pays d’accepter que les gens en poste étaient responsables d’exactions. Beaucoup de familles comptaient des policiers ou des soldats et d’autres étaient des victimes. Les phrases comme « c’était de notre faute », « ce n’était pas une bonne chose », on ne les entendait pas. Les professeurs et les membres des Ministères de la culture et de l’éducation, ils essayaient de cacher tout ça.

A.A. : Comme par exemple avec Vladimir Medinski (Ministre de la culture sous Poutine, NDLR). Il a minimisé le nombre de prisonniers qui ont été fusillés dans l’archipel des îles Solovki (dans la mer Blanche, NDLR). Il y a des discussions au sujet du nombre de morts. Certains parlent d’un million, d’autre de 80.000. C’est du relativisme. Notre film aborde l’histoire intime, privée, et mon but, c’était juste de créer un pont avec la société. C’est pour ça que dans la dernière image du film, quand le père se fait fusiller, il disparait en plein de petites fleurs de pissenlit. À la fin, au-dessus du ciel de Moscou, tu retrouves tous ces fleurons de pissenlit qui sortent de toutes les maisons, dont les habitants sont les victimes du goulag. Cela fait le lien avec toutes les familles touchées par la guerre aujourd’hui en Russie.

Ça a été quoi, les défis de ce film pour vous ?

I.C. : Le projet est né en 2019. On s’est rencontré virtuellement en 2020 et on a été sélectionné à Euro Connection à Clermont en 2021. C’est la première fois qu’on s’est rencontré physiquement. Je pense que tous les films sont difficiles et qu’il y a toujours des challenges, mais sur celui-là, on a tout expérimenté sans jamais savoir comment on allait faire. On ne savait pas faire de l’animation. On a déposé des dossiers avec des budgets qui ne correspondaient pas forcément. On s’est renseigné, on a pris des contacts. On ne savait pas ce que c’était que le layout, le compositing, … On ne parlait pas la même langue non plus. Et maintenant, Alexey parle très bien français. Au début, la communication, elle était très différente !

C.C.N : On a appris à faire des visas aussi, à réserver des bus pour sortir du pays, à se faire vacciner en Turquie parce qu’il y avait le Covid, car le vaccin russe n’était pas validé en France. Honnêtement, ça a été beaucoup de problèmes et en même temps, ça a été une aventure absolument incroyable pour nous.

I.C. : Humainement, Dasha et Alexey sont des gens brillants. Le film, on l’adore. On a appris plein de choses parce qu’on s’est lancés dedans et qu’à un moment donné, on ne pouvait plus faire machine arrière En plus, on a eu de la chance et je pense qu’on a bien travaillé tous les quatre. C’est le film qu’on a finalement eu le moins de mal à faire. On a quasiment eu tous les guichets qu’on a demandé. On a été très bien financés, en tout cas, à la hauteur du film. On ne pensait pas qu’il serait aussi cher de faire un film d’animation. Et heureusement qu’on a tout eu parce que sinon je ne sais pas comment on l’aurait fait.

C.C.N : On a vraiment appris en faisant et on a été aidés. On a posé des questions aux animateurs, aux producteurs. On a tout improvisé.

Vous avez d’autres projets ensemble ?

C.C.N. : On a le long-métrage de Father’s Letters en écriture. Et après, on a un autre projet d’animation en cours et aussi des projets en prises de vues réelles.

Je suppose que vous avez toujours des copains en Russie. Comment envisagez-vous l’avenir pour les jeunes qui ont envie d’apprendre à faire des films dans votre pays ?

A.A. : C’est une question qui est très difficile pour moi. Les écoles ne sont pas fermées. Ça continue. Les films sont plus propagandistes. Le Ministère de culture soutient une liste de sujets. Pour avoir des subventions, ces sujets sont prioritaires. En Russie, maintenant, c’est très compliqué. Travailler comme réalisateur, faire du cinéma, c’est être confronté à un dilemme : tu fais de l’art ou de la propagande. Si tu veux faire de la propagande, bien sûr, tu peux gagner de l’argent, tu peux travailler, tu peux créer. Mais choisir une autre vie, c’est très difficile et dangereux aussi.

Propos recueillis par Katia Bayer

Lubna Azabal : « Ça me fait du bien de pouvoir ouvrir une fenêtre, de mettre de la lumière là où c’est noir »

Présidente du Jury des courts-métrages et des films d’écoles de la Cinef en compétition cette année à Cannes, Lubna Azabal raconte en toute franchise son parcours, depuis ses premières années à Bruxelles en tant qu’étudiante au Conservatoire le jour et serveuse le soir. Qu’elle laisse parler le silence, écoute le petit Louis du coin ou prenne l’accent chibani de son père, la comédienne (vue dans Amal, Le Bleu du Caftan, Incendies,…) en impose, tant dans sa générosité que dans son humilité, comme rarement cela se passe en entretien.

Format Court : Ton rapport au court-métrage, c’est lié à quoi ?

Lubna Azabal : Moi, je suis fascinée par le court. Pour moi, c’est un exploit, un court-métrage. C’est quand même toutes les exigences d’un long, sans la complaisance du temps et souvent de l’argent. J’aime bien l’idée de collaborer à la naissance d’un futur cinéaste, d’un futur nom, de voir un bébé qui va se mettre à marcher. Il y a quelque chose de frais, il y a des maladresses. Quand je peux aider, je le fais. C’est un vrai laboratoire, pour le coup. Que ce soit pour l’équipe technique, le chef op, le réalisateur, tout le monde se cherche un peu. Tout le monde essaie de faire son premier film. En tout cas, le tout premier court-métrage, c’est extrêmement émouvant. J’aime bien ça. Ça me rappelle mes débuts. On se permet la chute. On se permet certaines choses qu’on ne pourrait peut-être pas faire après, dans les années qui suivent, avec énormément de passion et d’envie. Il y a quelque chose de l’ordre du désir. On n’est pas blasé. On veut réussir, il y a vraiment cette cuisine où tout le monde s’y met. Et souvent, d’ailleurs, quand il n’y a pas de temps et qu’il n’y a pas d’argent, c’est la passion qui prend le pas.

Moi, ça me touche énormément. Pouvoir faire un vrai début, un vrai milieu et une vraie fin en essayant de réinventer des choses, en essayant de surprendre, que ce soit par la construction narrative ou de son cadre, ça peut être un vrai casse-tête, beaucoup plus angoissant, je crois, que la préparation d’un long. J’ai vu certains courts-métrages qui faisaient 4 minutes et j’étais bluffée.

C’est quoi, la chute ? Ça veut dire l’erreur ?

L.A. : Oui, c’est l’erreur, la maladresse, comme un enfant qui tombe et qui se relève, qui apprend, en fait, à marcher. Et ça, c’est émouvant, quoi. Quand on a une notoriété, à un moment, on vous attend au tournant, la chute est moins acceptée. Avec un court, on peut se permettre ça. Je pense au tout premier court, mais même au deuxième, au troisième, … .

Tu as commencé avec le court, dans un film du réalisateur belge Vincent Lannoo, qui s’appelle J’adore le cinéma. Ça tombe bien !

L.A. : Je crois qu’il y avait Olivier Gourmet dedans. Oui, je me rappelle, j’étais au Conservatoire. C’était ma première année. C’était une histoire d’amour entre moi et une autre gamine qui était dans la même classe. C’était mon premier court. Mais lui, je crois qu’il avait de l’expérience, il avait déjà fait deux ou trois choses avant.

Comment as-tu approché ce premier plateau ?

L.A. : À l’époque, je n’étais pas du tout sûre que j’avais envie de continuer de faire ça.

Pourquoi ?

L.A. : Moi, j’ai fait le Conservatoire au début pour juste faire quelque chose de mes journées parce que j’étais serveuse le soir. Je l’ai fait en suivant les conseils d’un ami. Je n’ai jamais rêvé d’être comédienne. J’ai toujours rêvé d’être reporter de guerre quand j’étais plus jeune. C’était ça, ma passion.

« Incendies

Qu’est-ce qui nourrissait justement cette envie, cet intérêt ? C’était par rapport à des conflits qu’il y avait à ce moment-là dans le monde ?

L.A. : Par rapport à des conflits et puis, à une image qui m’avait assez choquée quand j’étais petite. J’ai vu l’exécution de Ceaușescu, le président romain, et sa femme. Je crois que je devais avoir 8-9 ans à ce moment-là. Ça passait à la télé, dans les journaux. Ça m’a terriblement choquée. Je voulais comprendre ce que c’était en fait. D’ailleurs, j’ai fait un travail là-dessus parce qu’à l’école, on nous a demandé de faire une dissertation. Ma première élocution, du coup, a été sur Ceaușescu. J’avais fait des recherches et j’essayais de comprendre pourquoi on l’avait exécuté. Je ne comprenais pas, en fait. On tue un homme et on le montre à la télé. Ce n’est pas un film, c’est la vie.

J’ai eu un grand frère qui m’a aussi, très vite, très tôt, fait lire Holocauste, Siddartha, .… J’avais déjà cette envie de comprendre, en fait, de mettre ça dans une caméra, de filmer, et de ramener un témoignage.

Je dis toujours que ce qui m’intéresse, c’est de faire parler le silence. J’ai toujours eu ça en moi : donner la parole au silence, que ce soit par l’image ou par le verbe, maintenant. C’est vrai que c’est quelque chose qui vit en moi et qui a commencé par cette image d’exécution de Ceaușescu fusillé.

Pourquoi n’as-tu pas continué dans cette voie-là ?

L.A. : Parce que je suis partie. J’ai quitté le cocon familial à l’âge de 15 ans, et il fallait vraiment vivre. J’ai continué un peu l’école, mais tant bien que mal. Mes parents évidemment ne m’aidaient pas. J’ai dû faire des tas de boulots, et éviter la rue, c’était compliqué. Il fallait manger, et puis, voilà. J’ai fait le chapeau avec un musicien aussi.

C’est toi qui faisais passer le chapeau ?

L.A. : C’est moi qui faisais passer le chapeau. Je ne joue pas, c’est mon pote violoniste du Conservatoire qui jouait. Pour moi, le cinéma, c’était plus de l’ordre du fantasme. C’est l’étoile que tu vois très, très loin, inapprochable. C’était un monde dont je ne me permettais pas de rêver.

Tu n’aimes pas trop l’idée de rôles engagés. Tu parles de silences et moi, ce que je retiens, c’est plutôt de comprendre le monde. À travers les films que tu fais, que ce soit avec un réalisateur belge, français, marocain, israélien, c’est une façon aussi de comprendre ce monde-là en fait.

L.A. : Disons que les réalisateurs viennent avec des sujets qui tout d’un coup m’interpellent aussi. Ce n’est pas moi qui vais vers ça. On m’appelle et puis effectivement, quand je vois la nécessité de faire ces films, j’ai du mal à dire : « Non ça ne m’intéresse pas, c’est trop compliqué ». Moi, j’ai grandi avec des Louis de Funès, des Bourvil, et c’était très bien, c’était le cinéma familial. Je suis fan mais c’est aussi très important d’apprendre quelque chose, de comprendre. Quand je fais Le Bleu du caftan de Maryam Touzani qui parle de l’homosexualité, dans un pays (Le Maroc), où quand tu es homosexuel, tu vas en taule, tu te prends les sévices qui vont avec, et que ce film a un visa d’exploitation pour sortir dans les salles marocaines alors que c’est toujours interdit, je me dis que c’est une putain de victoire parce que tu accompagnes un spectateur qui n’est plus seul, qui est compris. Ça me fait du bien à chaque fois de pouvoir ouvrir une fenêtre, de mettre de la lumière là où c’est noir. C’est vrai que c’est important de pouvoir poser les yeux sur les invisibles. Ça a l’air bateau comme ça, mais c’est important, comme de dire bonjour à un SDF, de lui demander comment il ou elle va. C’est un être humain, l’idée, ce n’est pas juste de l’ignorer et de lui dire : « Tu m’emmerdes, laisse-moi passer ».

« Le Bleu du caftan »

Autant les films peuvent parler aux gens, autant ils ont besoin de visibilité, de promotion. Tu parles de regarder l’autre. Comment gardes-tu ton authenticité, comment arrives-tu à rester toi-même ?

L.A. : Après un tournage ou un passage à Cannes, je retourne à Bruxelles. La première chose que je fais, c’est d’être avec ma maman et mon papa. Ma mère, c’est quelqu’un qui a nettoyé les chiottes des gens, dans 3-4 maisons toute sa vie. Je n’oublie pas d’où je viens comme je n’oublie pas mon papa qui a aussi trimé toute sa vie. Moi, j’ai une chance incommensurable, je n’ai pas l’impression de travailler. Quand tu exerces une passion, ce n’est pas du travail. Jouer, c’est bien ce que ça veut dire : c’est jouer. Je ne peux pas oublier d’où je viens parce que j’y reviens toujours. C’est un socle pour moi qui est tellement important et qui me permet aussi de pouvoir incarner des personnages qui sont par moments extrêmement compliqués, de pouvoir les comprendre et de me mettre dans leur peau. Elle est là, ma nourriture aussi. Elle est là, elle est dans l’humanité. 90% de gens sont dans la merde. Les 10% restants, c’est super agréable, c’est génial, c’est fascinant, ça reste un rêve éveillé mais après, c’est comme Cendrillon : tu enlèves tout et tu reviens à autre chose, avec ta famille et tes amis proches. Dans mon univers, la vie de tous les jours, ce n’est pas exactement ce qu’on appelle la grande famille du cinéma. Je suis avec des peintres, des photographes, des chanteurs, le petit Louis du coin qui a 500 balles de pension par mois et qui me raconte sa vie avec sa clope et son vin blanc à 8h du mat’. Moi, j’adore ça et puis, j’apprends énormément.

Tu te nourris aussi de ces gens-là quand tu joues ?

L.A. : C’est un puits d’inspiration énorme. J’ai été serveuse pendant 8 ans à l’Ultime Atome (brasserie à Bruxelles, NDLR). Mon métier, c’est ça, c’est de comprendre l’humanité dans ce qu’elle a de beau, mais aussi de dégueulasse et d’essayer de ne pas la juger en fait. Voilà, c’est ce que j’essaye de faire en tout cas. Je n’ai pas honte, je ne suis pas gênée.

Quelle attention portes-tu aux jeunes réalisateurs pris à Cannes dont certains sont encore étudiants ?

L.A. : Sincèrement, j’ai du respect, et je dois aussi les traiter avec exigence et bienveillance. Je garde en tête les heures et les mois potentiels d’angoisses, de nuits blanches : comment trouver l’argent, comment créer le film qu’on a en tête ? C’est tellement précieux, tellement important de pouvoir respecter ces œuvres et d’avoir également un regard exigeant pour les pousser encore plus loin. C’est une forme de pari sur l’avenir. Dans ce qu’on a vu sincèrement, on a été bluffé par certains d’entre eux, il y a une espèce de maîtrise et de maturité hallucinante. Et puis, il y a cette envie féroce de parler, de décrypter une fragilité d’un monde qui ne va vraiment pas bien. Je ne sais pas si c’est lié aux problèmes de l’écologie, dans 20-50 ans, mais il y a cette peur, cette urgence de dire, de faire bouger les lignes. Ils n’ont plus envie d’attendre, il faut y aller et ça se ressent. C’est très émouvant de nouveau. Ils m’ont bluffée. Je sais qu’à leur âge, j’aurais été incapable de faire ça, j’ai déjà très envie en tant qu’actrice de travailler avec eux, même ceux qui n’ont pas eu de prix.

On te contacte encore pour des courts-métrages ? Parfois, les réalisateurs n’osent pas le faire car la personne est déjà trop loin dans son parcours.

L.A. : Je suis quelqu’un d’extrêmement accessible. Vraiment. On m’en a proposé un que je devais tourner au mois de mai mais il était trop vert, j’ai donné mon avis, j’ai dit ce qu’il fallait probablement retravailler, que j’étais là et que je serais ravie de travailler avec la personne mais quand il y a des faiblesses, pour le coup, je me dis qu’on peut attendre.

À la lecture d’un scénario, qu’est-ce qui arrive ? Qu’est-ce qui va t’inciter à y aller justement ?

L.A. : Je fais plusieurs lectures. Il y a une première lecture juste pour voir plus ou moins la vision scénaristique, ce qu’on a envie de me raconter, dans quel bateau je vais embarquer et si le sujet me parle. Je vois très très vite là où je pense qu’il faut retravailler et après, quand j’accepte vraiment, j’y vais en profondeur. Je décortique et là, c’est des notes et on ne reconnait plus le texte. Il y a des notes partout parce que je vois en images, je parle, je collabore énormément avec le réalisateur ou la réalisatrice, je ne fais pas ça dans mon coin parce que c’est un travail de groupe.

« Loin »

Depuis quelques années, il y a de plus en plus de comédiens et comédiennes qui passent à la réalisation. Es-tu tentée par cet exercice de raconter tes propres histoires, de livrer ta propre vision des choses ?

L.A. : J’écris en ce moment un court avec Nathalie Hertzberg qui a travaillé avec Cédric Kahn entre autres (Le Procès Goldman, NDLR) et puis, j’écris également en parallèle mon projet. Je suis partie sur un long mais je suis quelqu’un qui a besoin de temps, de procrastiner, de repenser et Nathalie m’aide dessus aussi. Je travaille en séquencier, j’ai besoin de prendre le temps. Comme je suis quelqu’un d’extrêmement pas sympa avec moi-même, je suis très exigeante dans le travail. Je ne suis pas chiante mais je suis exigeante.

Ce sera l’intro (rires) !

L.A. : Ça peut même être un titre de film ! J’ai les personnages, je sais avec qui je veux travailler, mais ça va prendre du temps et je veux le prendre, c’est important en plus. Celui avec Nathalie sera fait avant par contre.

Tu as étudié au Conservatoire, qu’est-ce que tu retiens de ce passage ?

L.A. : Le Conservatoire, pour moi, c’était vraiment un passage. J’y étais un an et demi. Comme je ne me voyais pas du tout faire ça, j’avais un regard de spectatrice sur moi et sur les autres. Tout me semblait assez ridicule. Quand on devait faire un exercice comme jouer le tournesol ou la confiture de fraises, j’avais l’impression d’être dans un hôpital psychiatrique en permanence. J’avais du mal à prendre les choses au sérieux parce que je n’y croyais pas moi-même. Ce n’était pas quelque chose que je comptais faire ou continuer. Seulement, j’ai très vite été happée par des jeunes réalisateurs, sur des courts-métrages et puis, j’ai croisé la route d’André Téchiné et il a fallu que je fasse deux films avec lui (Loin en 2001 et Les Temps qui changent en 2004, NDLR), grâce à lui ou à à cause de lui, pour que je prenne les choses vraiment plus sérieusement. Là, j’ai compris l’importance aussi de ce que c’était cette passion-là et de ce qu’on pouvait en faire.

C’est un pouvoir, en fait, de jouer ?

L.A. : Ce n’est pas un pouvoir, c’est presque une bénédiction, c’est une chance incroyable et on peut aussi l’utiliser pour parler de certaines choses. Quand je fais Amal de Jawad Rhalib et que j’ai envie de démonter l’islamisme radical, c’est très important pour moi parce que j’en ai ras-le-cul de ces merdes-là et que ça me fait souffrir. Ça fait souffrir des tas de gens, ça a fait souffrir aussi mon père qui est parti, il ne comprenait pas pourquoi au nom de Dieu, on assassinait, on massacrait, on décapitait des gens. Il ne comprenait pas, il disait : « Ma chérie, je me sens sale. Ces salopards nous salissent ». Il les appelait les salopards avec son accent chibani. Moi, je ne peux pas garder le silence, moi qui ai baigné aussi dans une culture arabo-musulmane, je me dis que si je ne prends pas ce sujet-là, qui va le prendre ? On ne va pas attendre, il faut le prendre.

« Amal »

Ton personnage dans Amal refuse le silence…

L.A. : Elle refuse le silence, c’est une Antigone, elle refuse de se plier, de se taire. C’est un « Not in our name ». C’est terrible, la culpabilité qu’on ressent. La seule façon de la casser, de s’en sortir, c’est de s’exprimer par rapport à ça, de sortir de sa tanière, d’arrêter de se cacher, de s’excuser, de dire non. Je lis souvent ces termes d’antidote. Je pense que nous sommes les antidotes aussi pour contrecarrer puisqu’ils utilisent l’islam pour commettre des atrocités. C’est aux musulmans aussi de dire : « Non, pas en notre nom, t’es juste un assassin en fait, mec ».

As-tu l’impression que ce rôle-là, c’est un pivot dans ta carrière ?

L.A. Non, je ne pense pas, je n’en sais rien, je n’ai même pas vu le film. Je ne regarde pas mes films sauf quand je suis obligée. Moi, je fais les choses avec passion tout le temps. On m’a demandé si Incendies de Denis Villeneuve ou même Le Bleu du caftan, c’était un tournant. C’est juste que je fais les choses avec passion et que j’y crois quand je les fais. J’ai besoin de croire et je continue jusqu’au long-métrage.

Propos recueillis par Katia Bayer

Côté Court 2024, nos coups de coeur

Rendez-vous annuel phare des cinéphiles comme des professionnels, le Festival Côté Court a animé le Ciné 104 de Pantin du 5 au 15 juin 2024. Les programmes Fiction, Essais vidéo, Grand Angle ainsi qu’un focus sur le cinéma iranien promettaient une riche programmation à la hauteur des attentes d’un public avide de découvertes. 32 films étaient présentés au sein de la compétition Fiction, qui regroupe comme son nom l’indique les courts-métrages de fiction programmés tout au long du festival. Voici 4 de nos coups de cœur parmi cette sélection aussi diversifiée que passionnante.

« Comment savoir si je suis amoureux de mon ami Harry ? » C’est la question que se pose Stari : c’est aussi le titre du film (Comment savoir… ?) de Joachim Larrieu (J’ai grandi ici, 2022) dont il est le héros. Stari (Léon Exbrayat) vit près d’un lac, mais malgré la chaleur et le défilé de duos d’amis essayant de le convaincre de venir se baigner, il n’a pas envie de s’y rendre. Il préfère rester chez lui et demander l’avis d’une intelligence artificielle sur la nature de sa relation avec Harry, son meilleur ami. Lauréat du prix de la presse, mention spéciale (ex aequo) du jury, ce court marqué par la beauté singulière de la fin de l’été semble parler à quiconque le voit. Visuellement empreint d’une joie nostalgique et d’une certaine précision dans le cadrage, il nous transporte dans ce quartier où chaque pied a sa chaussure. Sauf Stari, dans lequel beaucoup pourront se reconnaître tant l’écriture de ce personnage et de ceux qui l’entourent est réussie. Stari est seul mais pas désespérément, son histoire est remplie de promesses. En témoignent les séquences de diaporama photo en surimpression qui nous transportent au cœur de ce duo. Ce film nous réconforte et nous apprend qu’il n’y a pas de limite à un amour véritable : il reste toujours de quoi faire. À l’origine de ce bijou indépendant : le collectif J’ai grandi ici, composé de jeunes diplômés de la Cinéfabrique.

En parlant d’été et de chaleur (surtout de chaleur), la sélection Fiction était aussi embellie par la présence de 43°C à l’ombre de Pauline Bailay (Safety Matches, 2022). Porté par Ecce Films, le film raconte l’histoire désarmante de Ferdinand (Ferdinand Niquet-Roux), désemparé après avoir perdu un objet dont on ignore la nature. Pour détourner l’attention de sa maladresse, il embarque ses amis dans diverses activités au fil de la journée. Tout indique que Ferdinand et ses amis sont en vacances d’été : l’atmosphère détendue, les baignades, mais surtout la chaleur qui engloutit tout sur son passage (n’oubliez pas vos chaussures au soleil !). Les départements décoration, costumes et effets spéciaux se distinguent dans la création d’un univers visuel coloré, désarmant et presque futuriste à sa manière. On trouve aussi à ce film des qualités subversives : la réalisatrice applique des codes de prime abord surprenants mais jamais absurdes. On est également séduit par les acteur.i.ces, drôles et bien assortis, à la hauteur d’une écriture qui fait mouche.

Les mystérieuses aventures de Claude Conseil réalisé Paul Jousselin et Marie-Lola Terver et produit par Les Films du Sursaut prend place dans une forêt bruissant de battements d’ailes et de chants d’oiseaux. Claude (Catherine Salviat) et son mari Claude (Olivier Saladin) sont des retraités passionnés d’ornithologie : ils coulent des jours paisibles dans leur chalet et passent le temps en postant des chants d’oiseaux sur leur chaîne YouTube. Un jour qu’elle tente d’enregistrer le chant d’une grive discrète, Claude se met à recevoir des coups de téléphones intempestifs de jeunes fans (et autres haters) qui utilisent un langage pour le moins fleuri. Cette comédie loufoque et délicate fait brillamment le lien entre deux générations et la passion qui les habite, en plus d’offrir un univers visuel vivant et drôle, de la forêt au monde virtuel. L’humour du film est brillamment réfléchi : il parle à tous car il ne se limite pas à une seule dimension, il est visuel, sonore, implicite… Le son occupe également dans ce film une place primordiale : les chants d’oiseaux se transforment en messages téléphoniques habitant la forêt, constituant la toile d’une histoire qui allie originalité et sincérité.

La sincérité est aussi une grande qualité de notre quatrième coup de cœur, Ximinoa d’Itziar Leemans, un court-métrage main dans la main avec la réalité produit par Gastibeltza Filmak et Al Borde Films. Touchant de simplicité, Ximinoa (“singe” en basque) raconte quelques semaines dans la vie de June (Ainara Leemans), une jeune femme basque embauchée par une famille parisienne bourgeoise pour garder la jeune Constance pendant leurs vacances. June est issue d’un milieu populaire : si elle connaît évidemment les codes de la famille de Constance, elle est aux prises avec leur cruauté. Le film montre avec un réalisme troublant le clivage entre ces deux strates de la société, en abordant en un temps réduit plusieurs manifestations de racisme ordinaire et de classicisme sans jamais se précipiter dans le cliché ni tomber dans le cynisme. Ximinoa répond incontestablement à un besoin existant dans le cinéma et dans l’art au sens large, celui de perspectives nouvelles sur la discrimination insidieuse que vivent les minorités dans chaque strate de leur vie. Itziar Leemans s’applique à représenter chaque personnage de manière naturelle et réussit ce pari haut la main.

Sirine Lehoux