Very Gentle Work de Nate Lavey

Ne vous êtes-vous jamais interrogé sur ce que votre immeuble pourrait vous raconter de son histoire, de ce dont il a pu être témoin, sur les personnes qui ont foulé le même trottoir que vous, utilisé les mêmes transports que vous, en somme, sur l’histoire de votre rue, de votre quartier, de votre ville ? C’est de cette interrogation et d’une rencontre qu’est né Very Gentle Work de Nate Lavey, présenté cette année à la Quinzaine des Cinéastes. En effet, c’est lors d’une cérémonie de Kol Nidrei, une prière qui ouvre l’office religieux de Yom Kippour, que notre narrateur fait la rencontre de Morris, qui va lui faire découvrir l’histoire des luttes politiques inhérentes à New York.

Le film se caractérise avant tout comme une errance, une balade dans les quartiers qui symbolisent aux yeux du grand public ce qu’est ou pourrait être New York. Nous errons ainsi, en tant que spectateurs, dans un Manhattan dont la quotidienneté crépusculaire semble s’être figée dans un hiver en attente des premiers flocons de neige. Et cela, nous pouvons le souligner dès son prologue. Dès son premier plan, le film s’attaque à un Manhattan, et plus largement à un New York vide, limite anti-spectaculaire, dont le gigantisme des gratte-ciel est vite échangé avec l’intimité d’un hall d’immeuble. Une déambulation qui, au fur et à mesure, va basculer du côté de l’investigation sur ce qu’il se trouve derrière la coulée de béton, sur la forêt cachée par l’arbre. Le film se révèle ainsi d’une beauté âpre, rêche et dure à appréhender pour le spectateur qui, dès le début du film, est stimulé par plusieurs informations inédites, et cela à travers l’utilisation de la voix off.

Au cœur de ce dispositif se trouve une envie de la part de son auteur Nate Lavey de faire une sorte de cartographie des luttes, et surtout des luttes juives, qui ont façonné le New York que nous connaissons. En se plongeant dans ces archives, le réalisateur se confronte à une diaspora et à la lutte inhérente à cette dernière, cette envie d’autodétermination ou même de vengeance traitée comme un devoir religieux, presque angélique. Une violence qui nous est contée par une voix off et qui laisse place à l’imagination et à notre propre subjectivité en tant que spectateurs face aux exactions des luttes ici portées. La seule violence étant invisible, celle d’une ville en proie à une gentrification qui a mis de côté l’histoire de ces luttes, laissant place à un vide, un vide qui prend toute la place dans le cadre. Ainsi, dans la propreté de Wall Street, il ne reste plus rien de ces luttes, chaque plan essayant de capturer ce vide se révélant comme un deuil, un kaddish en hommage aux fantômes qui restent.

À travers cet objet hybride entre documentaire et fiction, le narrateur effectue son propre « Kol Nidre », sa propre rédemption d’une ville fantôme dont tout est hors-champ. Cela va jusqu’au personnage de Morris, élément déclencheur de l’histoire, qui ne restera jusqu’à la fin qu’un dialogue, rien de plus. Avec une grande fluidité et maîtrise, le film distille des clés d’appréhension de son monde et de ce qui interroge son auteur, Nate Lavey, c’est-à-dire l’histoire autour des monuments qui composent la Grosse Pomme.

Tout ce dispositif relevant du film de fantômes est traité ici avec une maestria dans la simplicité de sa narration. En effet, pendant tout le film, Nate Lavey investit une mise en scène glaciale, immobile, et dont les rapports de grandeur nous sont faussés par l’utilisation de longues focales. Une mise en scène de l’absence qui transfigure son sujet et transforme New York en un espace liminal, en dehors du temps, comme le purgatoire des exactions passées. Un travail qui rappelle l’expérimentation de Chris Marker ou encore l’invention visuelle récente de Kane Pixels avec les backrooms. Une mise en scène qui vire au vertigineux, notamment dans son introduction.

Tout cela est appuyé par un travail du son organique qui participe à notre confusion en tant que spectateurs quant à l’objet que nous observons. Entre musique analogique et voix off numérique, entre documentaire et fiction, nous nous questionnons tellement ce film vient éveiller des questionnements inhérents à la ville de New York et notre rapport à l’histoire qui nous entoure. Une histoire qui s’incarne par l’utilisation de musiques aux sonorités yiddish et en ouvrant son film sur le cantor « Kol Nidre » Ghershon Sirota.

Comme l’a très bien dit Joe Keery dans sa musique « End of Beginning », nous pouvons peut-être quitter une ville, mais cette ville et son histoire ne nous quittent jamais. Comme Very Gentle Work qui nous prend au corps et nous laisse a la fin avec un vague à l’âme qui nous renvoie a l’œuvre de T.S Eliot.

Dylan Librati

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