Regards Satellites, regards stimulants

La Seine-Saint-Denis accueillait au début du mois les 23e Journées cinématographiques, un festival qui a à cœur de mettre en lumière des artistes peu distribué.es. Révélateur de ce voyage hors des sentiers battus, le titre de cette vingt-troisième édition est « Regards satellites ». C’est bien à un regard en biais, hors des focus habituels, que ces journées nous ont invité.es.

Le choix des cinémas partenaires est lui-même emblématique de cette échappée hors les murs : toutes situées en Seine-Saint-Denis, les salles de cinéma concernées – L’Ecran, Le Studio, L’Etoile et Espace 1789 – font le choix de programmations exigeantes tout au long de l’année et sont membres de l’association Cinéma 93, qui a pour ambitions de prendre part à la diffusion du cinéma sur le département, de travailler autour de l’éducation artistique et de soutenir la jeune création grâce à l’Aide au film court.

Un festival politique

C’est cette année sous le parrainage prestigieux de Ken Loach que s’est ouvert le festival. Le choix de ce cinéaste social fait sens, dans le département le plus pauvre de France métropolitaine. A l’occasion, plusieurs films phares du réalisateur ont été projetés, comme La Part des anges (2012), Sweet sixteen (2002) ou les documentaires Les Dockers de Liverpool (1996) et Which side are you on ? (1984).

La Part des Anges, Ken Loach

Cet ancrage dans le quotidien des classes populaires apparaît aussi dans le projet de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, lancée initialement par la documentariste et désormais réalisatrice de fiction Alice Diop. En partenariat avec le Centre Pompidou et pilotée par les Ateliers Médicis, cette Cinémathèque a pour objet de faire connaitre des œuvres peu connues autour de cinq séances. Preuve de l’enjeu politique de cette proposition, l’une de ces séances a été consacrée au Collectif Mohamed, monté à la fin des années 1970 dans le Val-de-Marne afin de permettre aux jeunes des quartiers défavorisés de documenter eux-mêmes leur histoire. Ce refus de laisser d’autres parler pour soi entre en résonance avec bien des combats politiques actuels, féministes, sociaux ou décoloniaux. L’histoire de Zyed et Bouna, mondialement connue depuis les « émeutes » de 2005, fait aussi l’objet d’une séance à L’Ecran avec la projection du Transformateur de Pierre-Edouard Dumora (2021) et de Kindertotenlieder de Virgil Vernier (2021).

Cette dimension politique apparaît également dans les « cartes blanches » : le festival Chéries Chéris, spécialisé dans le cinéma queer, a projeté le libano-germano-espagnol La Guerre de Miguel, d’Eliane Raheb (2023) le 8 février à L’Ecran. Le même jour, l’archiviste audiovisuelle Annabelle Venturin a présenté un programme dit « Regards inversés », où les descendant.es de personnes colonisées et objets d’études des anthropologues européen.nes ont à leur tour, par leur film, pu proposer leur vision des pays dominants. Cet engagement décolonial s’ancre, lui aussi, dans des réflexions contemporaines.  Une séance a également été programmée en hommage aux Ouïghours le 6 février, avec la projection de quatre courts-métrages : Bek, de Jing Yi ; Hair, de Pexriye Ghalip et Ina, Maria by the sea, de Tawfiq Nizamidin et Nurshad, de Ikram Nurmehmet.

Hommage au cinéma indépendant

Les « satellites » dont il est question sont aussi, bien entendu, ces films de la marge, qui jouent avec les cases, voire refusent d’y entrer. Aussi le festival a-t-il organisé des rencontres avec quatre cinéastes indépendant.es : Alain Cavalier, Françoise Romand, Marie-Claude Treilhou et Fronza Woods. Françoise Romand a présenté les courts-métrages Dérapage contrôlé (1993), Les Miettes du purgatoire (1993) et Fronza Woods les courts-métrages Killing time (1979) et Fannie’s film (1981).

La Nuit non-alignée, organisée en partenariat avec Culturopoing, a également rendu hommage à des films qui se jouent des codes, avec des cinéastes comme José Mojica Marins, Nobuhiko Ôbayashi, Lindsey C. Vickers ou Saul Williams et Anisia Uzeyman.

Outre Atlantique, nous naviguons entre Patrick Wang et la projection de son premier long-métrage In the family (2014) et un focus « Winnipeg », qui a vu notamment la projection de plusieurs courts-métrages : 1919 de Noam Gonick (1997), The Head of the world de Guy Maddin (2001), Mynarski chute mortelle de Matthew Rankin (2014) et Controversies de Matthew McKenna. Le dernier de ces films, Controversies, livre la bande-son d’une émission de radio diffusée à Winnipeg de 1971 à 1998, Action line Morning. Nous entendons alors les témoignages des auditeurs et auditrices livrer au talk-show leur désarroi devant le prix du gaz ou l’importance du racisme… Des questions toujours d’actualité, mises en valeur par une mise en scène à première vue simple, constituée d’images fixes qui semblent dire l’attente et la difficulté d’imaginer une sortie à un quotidien dur et décevant.

The Return of tragedy, Bertrand Mandico

C’est surtout grâce à l’hommage à Elina Löwensohn que le court-métrage a trouvé sa place dans ce festival. Comédienne face à la caméra de Michael Almereyda (Nadja, 1994) ou Philippe Grandrieux (Sombre, 1998), elle a beaucoup travaillé ces dernières années avec Bertrand Mandico. Aussi le focus qui lui a été consacré, en sa présence, fait-il la part belle à cette collaboration, qu’il s’agisse d’Elina Löwensohn, actrice dans The Return of tragedy (2020), qui voit deux policiers d’opérette interrompre une étrange cérémonie qui consiste à gonfler à l’hélium des viscères, ou d’Elina Löwensohn réalisatrice dans ce qu’elle appelle un « triptyque poétique », trois courts qui mettent en scène le rapport d’un.e narrateur.rice à la vue à partir d’un poème de Mandico écrit pour l’occasion. Ce poème, qui passe volontiers du coq-à-l’âne à la manière des premiers films surréalistes, se prête particulièrement bien à cette transposition cinématographique. Dans le premier volet, « J’ai grandi », est proposée une inversion des genres avec un Bertrand Mandico habillé en mariée et se mirant dans une glace. Dans le deuxième, « L’Epieur », est évoqué ce qui ressemble à un stéréotype de paradis perdu, à travers une petite fille qui s’amuse dans un espace champêtre. L’intérêt du film provient alors du hiatus entre la bande son et ces images idéalisées. Enfin, cet univers se teinte de noir et blanc dans le dernier opus, « Memory ». On retrouve dans ce triptyque les obsessions du mentor : le coq-à-l’âne, l’absurde, mais aussi l’hypersexualisation. La composition de la séance met d’ailleurs en avant cette filiation : entre Rien ne sera plus comme avant et The Return of tragedy, était projeté Boro in the box, qui raconte, depuis sa naissance, l’histoire d’un réalisateur cloitré dans une boîte de bois, obsédé à la fois par la « violence » et la « vulgarité » (les mots sont ceux de la voix off). Cette séance dédiée à Elina Löwensohn, suivi d’un échange avec elle, apparaît donc comme un détour dans un monde étrange et absurde.

Les 23e journées cinématographiques ont ainsi présenté à Saint-Denis, Aubervilliers, La Courneuve et Saint-Ouen des séances variées dont certaines font la part belle au court-métrage et à l’étrange univers que celui-ci peut créer. Ces regards « satellites », hors des productions habituelles, nous convient à des hors-pistes stimulants.

Julia Wahl

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