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Petite Anatomie de L’Image de Olivier Smolders

Les secrets intérieurs du corps humain sont tabous pour nombre de civilisations. La révélation de notre horlogerie interne est trop souvent synonyme de souffrance et de mort. Le tabou, pourtant, fut enfreint. Médecins, scientifiques, artistes et curieux, pour des raisons plus ou moins sérieuses, révélèrent, siècle après siècle, ce que la morale désirait invisible. Mieux que ça, tantôt par fascination, tantôt par nécessité clinique, ils en laissèrent des traces. Aujourd’hui, les planches de Vésale ou de De Vinci, ou l’Atlas Anatomique de Bourgery, illustré par Nicolas Henry Jacob, ou bien encore les gravures très approximatives d’Ambroise Paré, remplissent les bibliothèques. Comment détourner son regard ? Comment ne pas nous retrouver happés par le mystère de notre être ? De notre condition ? De notre mortalité ? Chirurgiens et artistes, bien sûr, ne se sont pas arrêtés là. Les Egyptiens momifiaient, avant d’enfermer les corps loin des yeux des hommes. Les savants du XVIIIème siècle, eux, momifiaient afin d’exposer éternellement le corps au regard. Fragonard, en France, avec son Cavalier de l’apocalypse, fut le plus célèbre. En Italie, les naturalistes recouraient à une autre technique, moins morbide et ô combien plus proche de l’orfèvrerie : la sculpture en cire d’abeille. Ainsi demeurent les machines anatomiques de Raimondo di Sangro, et les stupéfiantes pièces de la collection Specola, à Florence, nourrie des travaux de Clemente Susini et de Felice Fontana.

Au temps de la photographie et du cinéma, l’attrait ensorcelant du corps n’a fait que décupler. Le pionnier de l’autopsie filmée fut sans aucun doute le docteur Eugène Doyen qui, non content d’offrir au monde la première encyclopédie anatomique entièrement photographiée, commanda, en 1902, la capture cinématographique de ce qui deviendra l’un de ses plus célèbres exploits : La Séparation des sœurs siamoises Radika et Dodika, opération menée, pour les besoins de la caméra, en une petite dizaine de minutes. D’autres films médicaux verront le jour dans les années suivantes, dont le mystérieux Restaurative a sub speciality of Embalming Art (1938), avant que de véritables artistes s’emparent du sujet, à l’image de Stan Brakhage en 1971, qui réalisera le sulfureux The act of seeing with one’s own eyes à la morgue de Pittsburgh. Le genre se répartira ainsi entre la pure documentation médicale (Autopsy, de Michael Kriegsmann, 1999), le documentaire anthropologique (Der Weg Nach Eden, de Robert-Adrian Pejo, 1995 ; ou encore Orozco the Embalmer, de Kiyotaka Tsurisaki, 2001), le mondo d’exploitation (Face à la Mort, de John Alan Schwartz, 1978 ; ou la série japonaise Death File, fin des années 1990 et début des années 2000), et le poème macabre (Frülhing, de Marian Dora, 2009). Parmi ces aèdes du corps disséqué, il faut citer le méconnu Bogdan Barkowski, auteur du court-métrage Le Poème (1986), dont l’œuvre est à rapprocher du cinéma d’Olivier Smolders, notamment par l’entrecroisement de l’image morbide et de la plus sublime littérature. Coïncidence ? Ce film et le métrage Adoration, de Smolders, se retrouverons associés en 2007 dans l’anthologie Cinema of Death, qui regroupera aussi les films Pig (de Nico B., 2000), Hollywood Babylon (même année, même réalisateur), et Dislandia (de Brian Viveros et Eriijk Ressler, 2005).

Nous en arrivons donc à Olivier Smolders, qui ajoutera sa pierre à l’édifice en 1998, avec Mort à Vignole. Évocation parlée de l’indicible, le film se veut une déambulation à travers le souvenir. Le grain de la pellicule dévorant les visages à la manière d’insectes nécrophages, les captations répétées d’une ville qui ne change jamais, la foudroyante absence d’un enfant mort-né qui ne laissa, derrière lui, aucune image… Mort à Vignole porte bien son nom, tant la condition périssable de l’homme sous-tend chaque syllabe du discours de Smolders. Entre de vieilles bobines et des films de vacances paraît soudain, sans avertissement, une abjecte séquence de morgue. Abjecte par l’image, mais abjecte surtout par ce qu’elle révèle, sans le moindre filtre, de notre enveloppe et de notre destinée, quand le reste du film nous avait jusque là bercé d’une abstraite mélancolie. Dix ans plus tard, en 2008, Voyage autour de ma chambre poursuit l’aventure introspective du cinéaste belge. Comme l’intitulé l’indique, il y est question de voyages. D’abord, de voyages autour du monde, puis de voyages immobiles, imaginaires. Et du voyage intérieur spirituel, nous passons à l’exploration charnelle. C’est ainsi que la caméra d’Olivier Smolders échoue à Florence, au Musée de la Specola, dans la grande suite des cires anatomiques. Et la boucle est ainsi bouclée.

Mais les quelques plans fugitifs placés à la fin de Voyage autour de ma chambre ne rendent pas suffisamment hommage à la collection extraordinaire de la Specola. C’est du moins l’avis de Smolders, qui voit dans les corps nus, étalé, écorchés devant lui, un potentiel opératique non encore atteint dans aucun de ses films. En 2009, il choisit de remonter l’ensemble des rushs captés à Florence, les passant au moulinet de ses expérimentations plastiques et de ses références littéraires. Il accouchera de Petite Anatomie de l’Image.

Le titre est emprunté à un essai de Hans Bellmer, daté de 1957 (bien qu’essentiellement écrit en 1933). Grand représentant de l’art dégénéré – en un sens qui, dépassant les définitions nazies, nous semble encore compréhensible aujourd’hui –, Bellmer fait partie de ces défiguratifs qui ont viscéralement marqué les cultures élitistes et populaires du XXème siècle, à l’image d’un Otto Dix, d’un Francis Bacon, d’un Miodrag Đurić, d’un Zdzisław Beksiński ou d’un Hans Ruedi Giger. Aujourd’hui, le grand public le connait surtout pour avoir été l’un des inspirateurs du bestiaire des jeux Silent Hill. Quelle meilleur renaissance pourrait-on rêver pour ses poupées de chair recomposée et ses amas de membres vivants, que de jouer les croquemitaines dans un univers aussi cauchemardesque que celui de Masahiro Itô, Keiichirô Toyama et Akira Yamaoka ? Dans son essai, donc, Hans Bellmer, imprégné par le surréalisme (et, par voie de conséquence, par la psychanalyse freudienne), s’attache à déterminer les modalités de la vision et du désir. Il pousse à l’extrême le concept de fétichisme, en postulant que l’image mentale de l’objet désiré ne se forme qu’après démembrement, dislocation, puis recomposition dudit objet, en l’occurrence de la femme. La jambe ne devient la jambe que quand le cerveau l’a d’abord séparé du corps et identifié en tant qu’objet désirable à part entière. C’est cet état intermédiaire du processus inconscient, l’image la plus signifiante du désir, qu’il tente de récréer à travers ses créatures décapitées, cousues de bras surnuméraires et de tétons informes.

L’élève se montrera fidèle au maître. Pour illustrer Bellmer, Smolders utilisera le procédé le plus simple que l’on puisse concevoir. Un simple axe de symétrie, placé au milieu de chaque plan, suffira à transformer son film en galerie de chimères et d’aberrations tératologiques. Soudain, tel squelette se voit doté d’un corps sirénien, tel cadavre de femme devient bicéphale et tel visage d’homme devient cyclopéen. Le rapprochement des commissures des lèvres crée une bouche en cul-de-poule, et celui des mèches de cheveux, un rideau de poils hirsutes en lieu et place d’un visage. Une main se voit dotée de six doigts et de pouces opposables. L’entrejambe d’un gisant laisse pendre deux sexes, et son ventre s’entrouvre sur deux intestins. En détournant la loi du corps symétrique, si chère au monde vivant, ce sont les lois de la nature elle-même que Smolders pervertit, recomposant des symétries non-intuitives, et, finalement, monstrueuses. À quoi ressemblerions-nous en effet, si les lois mathématiques qui régissent notre monde avaient voulues, plutôt que notre œil gauche ressemble à notre œil droit, que notre haut ressemble à notre bas, ou notre face à notre dos ?

Mais l’ombre de Bellmer n’est pas la seule à planer sur Petite Anatomie de l’Image. Comme à son habitude, Olivier Smolders fait suivre le titre de son court-métrage par un sous-tire ironique : « Film à l’eau de rose ». Comme bien souvent chez ce cinéaste, la blague, après avoir fait rire, devient une clé de compréhension, résumant à elle seule l’âme profonde de l’œuvre, ici la charge érotique des corps écorchés. Une autre farce suit, encore plus mystérieuse : un panneau faisant valoir le film comme une « théorie destinée à réunir toutes les théories ». Et, effectivement, Petite Anatomie de l’Image sera divisée en chapitres, chacun intitulé Théorie de… : Théorie des Catastrophes, Théorie de Gustave Courbet, Théorie des Larmes, Théorie de Narcisse, Théorie du Papillon, etc.

Ces titrages n’ont rien d’anodin. La séquence Théorie des Catastrophes introduit le bestiaire du film, fait d’hybrides contre-natures et d’anomalies biologiques. La Théorie de Gustave Courbet, en référence au plus célèbre tableau du peintre (L’Origine du Monde, 1866), met à l’honneur les sexes féminins et les embryons momifiés. La Théorie de Don Juan présente des corps féminins lascivement allongés, imbriqués dans des séries de boîtes, comme sortis de l’usine. Celle de D. A. F. de Sade, écrivain chantre de toutes les souffrances et de toutes les paraphilies, montre des visages lisses, réduits à des bouches tordues et des yeux exorbités. Le chapitre consacré à Isidore Ducasse, dit « Comte de Lautréamont », grand-père tourmenté du surréalisme, semble faire directement référence à la deuxième strophe du troisième de ses Chants de Maldoror, contant la vivisection d’une jeune fille, depuis le pubis jusque au cou. Les Théories du Papillon ou des Fractales, elles, renvoient directement à la discipline mathématiques et à la théorie du chaos.

Petite Anatomie de l’Image devient un jeu de piste culturel, confrontant science, art, mythologie et littérature tout autour d’un même sujet : l’enveloppe terminale de l’animal humain. Ce que nous devons entendre par le mot « théorie » c’est bien un certain angle de vue, une certaine façon de voir le monde. À l’aide de quelques expérimentations plastiques, Olivier Smolders donne un véritable cours de mise en scène : la manière dont on film un objet trahit un point de vue, donc une manière de voir tout l’univers, et donc une « théorie globale » de notre monde et de la condition humaine. Presque sans un mot, Smolders démontre l’insignifiance, dans la création d’un film ou d’une œuvre d’art, du choix du sujet, tant seul le regard porté sur ledit sujet est véritablement révélateur de l’artiste. Petite Anatomie de l’Image est ainsi lancé comme une machine folle, partant de quelques points de vue particuliers d’artistes ou d’écrivains célèbres pour se diriger vers des conceptions de plus en plus abstraites, et par là même de plus en plus universelles et englobantes. Le corps humain s’en trouve éclaté au cours d’un climax psychédélique aux proportions logiquement cosmiques.

Ces références, que Smolders se plaît à essaimer dans son film, nous les retrouvons partout, tout au long de son œuvre. La thématique du regard érotique, chère à Bellmer, et plus encore à Bataille, hante Point de Fuite (1987) et L’Amateur (1997). L’Amateur qui a tout du Don Juan fantasmatique aux pêchés non consommés. De Bellmer et Bataille, nous passons au Marquis de Sade, dont Smolders réalise une « adaptation » en 1991 avec La Philosophie dans le Boudoir. Les larmes sont celles de Mort à Vignole ; le Narcisse peut-être le Sagawa de Adoration (1987), ou le doux fou de  La Légende Dorée (2014), qui se voit en rejeton de chacune de ses idoles. La Légende Dorée d’ailleurs, qu’est-ce-là ? Sinon le penchant spirituel du cabinet de curiosité ultime que constitue Petite Anatomie de l’Image ? Le labyrinthe que bâtit, de vitrines en vitrines, le musée de la Specola, c’est le dédale mélancolique d’Axolotl (2018), hérité de Kafka et de Borges. Et ces corps démembrés, arrachés à la vie, nous les retrouvons depuis les origines, depuis Adoration bien sûr, en passant par Pensées et visions d’une tête coupée (1991), jusque à La Part de l’Ombre (2013). Olivier Smolders trace ici sa propre carte mentale, dessinant le sommaire de son œuvre, un sommaire si efficace qu’il en vient, au travers de quelques élans prémonitoires, à trouver des échos dans ses films les plus récents. Un auteur est condamné à refaire éternellement des rondes dans son propre cerveau. Smolders a synthétisé ses voyages passés, et a deviné ses voyages futurs.

Au XVIIème siècle, à l’âge baroque, naît la Vanité. Peintres et sculpteurs représentent la mort, à travers un crâne, quelques os ou un peu de gibier, dans le coin des portraits et des scènes de genre. Ces cadavres illustrent le memento mori latin, ou l’adage hébraïque : « Souviens toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière ». Les corps morts d’Olivier Smolders poursuivent le même motif. Petite Théorie de L’Image est la Vanité moderne, qui parle de culture, et ne montre que la mort. La civilisation, l’intellect, l’art, la littérature, la science, la vie, tous les regards et toutes les visions du monde, tout cela n’est rien au regard de notre implacable condition.

Virgile Van de Walle

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Retrouvez prochainement notre interview de Olivier Smolders, juré au Festival de Clermont-Ferrand 2020

P comme Petite Anatomie de L’Image

Fiche technique

Synopsis : À la fin du XVIIIe siècle, des artistes florentins ont reproduit dans la cire des corps mis à nu par les scalpels de la chirurgie. Dans un geste symétrique, cette petite anatomie découpe les images elles-mêmes, pratiquant des incisions, des greffes, des mises en abîme. Il s’ensuit la naissance d’un peuple d’étranges créatures.

Genre : Expérimental

Durée : 21′

Pays : Belgique

Année : 2009

Réalisation : Olivier Smolders

Scénario : Olivier Smolders

Image : Louis-Philippe Capelle

Montage : Olivier Smolders

Musique : Alain Wergifosse

Production : Le Scarabée asbl

Article associé : la critique du film

Oscars 2020, les courts primés, visibles en ligne !

Et hop, voici les 3 courts primés aux Oscars 2020, tous visibles en ligne (bouchon!).

Court-métrage : The Neighbor’s Window de Marshall Curry (USA)

Court-métrage d’animation : Hair Love de Matthew A. Cherry et Bruce W. Smith (USA)

Court-métrage documentaire : Learning to Skateboard in a Warzone (If You’re a Girl) de Carol Dysinger (USA, Royaume-Uni)

Aurélie Reinhorn : « J’aime que ce ne soit pas si simple pour le spectateur de statuer sur ce qu’il est en train de vivre »

Dans son deuxième court-métrage, Raout Pacha, qui vient de remporter le Prix Canal + et le Prix du rire « Fernand Raynaud » à Clermont-Ferrand, la comédienne de formation Aurélie Reinhorn nous invite à repenser la notion de travail aux côtés de trois personnages aussi fantasques qu’attachants, empêtrés dans des travaux d’intérêt général.

Format Court : D’où t’est venue cette envie de réinterroger la valeur travail ? N’as-tu pas toujours évolué dans une sphère artistique supposée peu castratrice ?

Aurélie Reinhorn : Avant d’exercer mon métier de comédienne, j’ai connu une adolescence mouvementée. Mon père, qui a fait l’ENA, a une idée très normative de la société, avec des critères de réussite bien précis. De l’autre côté, ma mère, que j’ai suivie après le divorce de mes parents, n’est pas carriériste, elle ne s’est jamais définie par son travail, et a fait le choix de déménager tout le temps. Au Maroc, en Lozère, en Guyane française, à Madagascar, au Sénégal, au Luxembourg. C’est cette éducation, double et ambulante, qui m’a amenée à reconsidérer les choses, à être sensible au mépris de classe. J’étais une bonne élève et j’aimais plutôt l’école mais la douleur est arrivée au fur et à mesure que mon envie de faire du théâtre s’affirmait. Après le bac, je suis entrée dans une prépa littéraire option sciences politiques, où on nous disait qu’on était l’élite de la nation alors qu’on venait d’avoir dix-huit ans. Ca me mettait mal à l’aise et je n’ai pas tenu plus de trois mois. Je suis alors montée sur Paris pour faire du théâtre. C’était un choix difficile à assumer à ce moment-là. C’était la première fois que je ne faisais pas ce qu’on attendait de moi. Mais ça a été très émancipateur de me jeter dans le vide absolu. Pour financer mes études au Conservatoire du 5ème arrondissement puis à la Comédie de Saint- Étienne, il fallait que je trouve du travail, notion sur laquelle j’ai continué à m’interroger. Je la trouvais de plus en plus suspicieuse, autant que l’intérêt qu’on y porte au point de l’essentialiser comme un moteur de vie central. De là est né mon désir de personnages marginaux. La question du film, c’est : “Qu’est-ce que la valeur travail quand elle est posée à deux personnages pour lesquelles elle n’a aucun valeur ?”. Dans Raout Pacha, Varec et Clint se débrouillent comme ils peuvent et ne font que la déplacer.

Pourquoi avoir choisi l’absurde pour traiter d’un thème aussi social, aussi ancré dans le réel ?

A.R. : Je viens du théâtre et la représentation théâtrale se réinvente de soir en soir, laissant une place importante au regard du spectateur. En tant que spectatrice, j’ai été plus frappée, agitée quand j’ai vu des œuvres qui n’étaient pas claires pour moi, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Devant Beckett bien sûr, Le charme discret de la bourgeoisie de Buñuel, les Monty Python, le cinéma danois ou suédois de Roy Andersson. Tarkovsky, par exemple, je ne savais pas ce que j’avais vu mais je savais que j’étais face à quelque chose d’important pour moi, au-delà de moi. De la même façon, je veux raconter des histoires qu’on n’est pas sûr de pouvoir situer, qui laissent une part active au spectateur. J’aime que ce ne soit pas si simple pour le spectateur de statuer sur ce qu’il est en train de vivre. Je sais qu’on peut trouver ça horrible, que ça peut cliver. Quand 1400 personnes rient à un même moment de ton film, c’est une expérience unique dans ta vie mais la plupart du temps ça fonctionne par grappes. Quinze se marrent sur un truc précis alors que trente autres restés perplexes riront d’une autre situation. Ca me va bien, ça m’inquiéterait de faire un film unanime.

Pour écrire une histoire “classique”, il y a des recettes plus ou moins simples à appliquer. Mais pour écrire un truc aussi barré, c’est quoi le processus ? Etais-tu en état d’ébriété ?

A.R. : Pas du tout ! Je pars toujours des acteurs avec lesquels je vais travailler et j’essaie de sentir leur point de démence. Dans la libido du travail, ça m’excite beaucoup d’aller chercher cet endroit irréparable, irrévérencieux qu’on va pouvoir faire émerger d’une personne. Je me demande : “Qu’est-ce que j’aimerais voir ? Qu’est-ce qui me fait rire ?” Mais j’essaie tout le temps de me tendre des pièges. Quand je sais où je vais aller je m’auto-piège, il faut s’auto-niquer en fait. J’écris des trucs qui me passent par la tête et une fois qu’on a compris très concrètement les enjeux, les situations, les objectifs même s’ils sont souvent complètement décalés, je laisse la liberté aux comédiens de proposer ou dire autre chose. Je ne suis pas fétichiste de ce que j’écris, même s’il y a des idées que j’aime plus que d’autres, non pas que j’en sois fière d’un point de vue littéraire mais je suis sûre qu’elles leur vont bien. Bien sûr, ça m’aide beaucoup de travailler avec des comédiens qui sont des amis avec qui j’ai joués et que j’ai connus au Conservatoire du 5ème à Paris il y a plus de dix ans. Ce joyeux mélange d’écriture et d’improvisation donne une matière très riche pour pouvoir choisir le film qu’on veut faire.

Comment la comédienne de théâtre en est arrivée à la réalisation au cinéma ?

A.R. : J’ai fait mon premier film de façon totalement imprévue alors que j’étais encore à Saint-Étienne. Je devais monter une pièce pour mon école et, afin de faire une résidence de mise en scène, j’avais réservé une maison dans la Creuse. Mais le projet s’est cassé la gueule. J’étais dégoûtée mais je trouvais ça bête de décommander les comédiens et de rendre la maison. Je me suis alors demandé ce que je pouvais faire qui tienne en dix jours et qui soit une expérience artistique énergisante. J’avais une amie monteuse, mes amis comédiens et un décor, alors j’ai décidé de faire un film. Ca parlait de retrouvailles amicales absurdes avec beaucoup de scènes de repas. J’adore les scènes de repas. Festen, La Grande bouffe. Ce film m’a mis le pied à l’étrier, et m’a fait réaliser que j’aimais beaucoup faire ça. Quand je suis sortie de l’école et que je décrochais mes premiers contrats de comédienne, cette envie de réalisation ne m’avait pas quittée. Et l’occasion de réaliser mon deuxième film s’est présentée avec le Festival Situ à Veules-les-Roses en Normandie, dont le principe est de créer in situ pendant quatre semaines de résidence une pièce ou un film. Les directeurs ont été sensibles à ma démarche de curiosité vis-à-vis des habitants et de ces falaises désolées pour en faire émerger une histoire. Grâce à eux, j’ai pu créer mon film dans un contexte de liberté absolue car de précarité complète, interrogeant le processus de travail non seulement devant mais aussi derrière la caméra. Je trouve ça très complémentaire avec le jeu d’être moteur d’un projet. Je détesterais en revanche de me faire jouer dans mes films. Cela créerait un rapport biaisant à ma propre image. J’assiste au montage et je serais incapable de faire des choix intéressants.

Propos recueillis par Yohan Levy

Festival de Clermont-Ferrand 2020, le palmarès

L’édition 2020 du festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand  s’est achevée ce weekend.  Découvrez l’ensemble du palmarès de cette 42e édition.

Palmarès international

Grand prix : Da Yie d’Anthony Nti (Belgique / Ghana)

Prix spécial du jury : All the fires the fire d’Efthimis Kosemund Sanisdis (Grèce)

Prix du meilleur film d’animation : Pulsión (Pulsion) de Pedro Casavecchia (Argentine, France)

Prix étudiant : City of Children (La ville des enfants) d’Arantxa Hernández Barthe (Royaume-Uni)

Prix CANAL+ / CINÉ+ : I Väntan på Döden (En attendant la mort) de Lars Vega, Isabelle Björklund (Suède)

Prix du meilleur film européen : Invisível Herói (Invisible héros) de Cristèle Alves-Meira (Portugal, France)

Prix du meilleur film documentaire : Quebramar (Brise-lames) de Cris Lyra (Brésil)

Prix du public International : The Present (Le cadeau) de Farah Nabulsi (Palestine, Qatar)

Mentions spéciales du jury international : Mascot (La mascotte) de Leeha Kim / Corée du Sud

The Water Will Carry Us (L’eau nous emportera) de Shasha Huang / Chine

Family Plot (Conspiration familiale) de Shuichi Okita / Japon

Palmarès labo

Grand prix : Günst ul Vándrafoo (Rafales de vie sauvage) de Jorge Cantos (Espagne)

Prix spécial du jury : Freeze Frame (Arrêt sur image) de Soetkin Verstegen (Belgique, Allemagne, Finlande)

Prix du public Labo : California on Fire (La Californie en flammes) de Jeff Frost (États-Unis)

Mentions spéciales du jury labo :

Average Happiness (Les stats en folie) de Maja Gehrig / Suisse

Blessed Land (Un endroit sacré) de Lân Pham Ngoc / Vietnam

El Infierno y Tal (L’enfer, etc.) d’Enrique Buleo / Espagne

Palmarès national

Grand prix, Prix de la meilleure première œuvre de fiction (SACD), Prix étudiant : Olla d’Ariane Labed

Prix spécial du jury : Clean with Me (After Dark) de Gabrielle Stemmer

Prix Égalité et Diversité : Amour(s) de Mathilde Chavanne

Prix de la meilleure musique originale (Sacem) : Pierre Desprats pour Massacrede Maïté Sonnet et Champ de bosses d’Anne Brouillet

Prix du meilleur film d’animation francophone (SACD) : Traces d’Hugo Frassetto, Sophie Tavert Macian

Prix Adami d’interprétation : Meilleure comédienne : Megan Northam dans Miss Chazelles de Thomas Vernay

Meilleur comédien : Lawrence Valin dans The Loyal Man de Lawrence Valin

Prix CANAL+, Prix du rire « Fernand Raynaud » : Raout Pacha d’Aurélie Reinhorn

Prix des effets spéciaux par Adobe : Mémorable de Bruno Collet

Prix de la presse Télérama : Disciplinaires d’Antoine Bargain

Mentions spéciales du jury national : 

Genius Loci d’Adrien Mérigeau

La maison (pas très loin du Donegal) de Claude Le Pape

Mention spéciale du jury étudiant international : An Arabian Night (Une nuit arabe) de Pierre Mouzanar (Royaume-Uni, Liban)

Mention spéciale du jury presse national : La maison (pas très loin du Donegal) de Claude Le Pape

Prix du public National : Mémorable de Bruno Collet

D comme Dibbuk

Fiche technique

Synopsis : Dan, un homme pieux qui évolue en marge de sa communauté, la communauté juive du XIXe arrondissement de Paris, est convoqué par Sarah pour ausculter son mari Eli, visiblement pas dans son état normal. Dan réunit alors un minian, un office de dix personnes de confession israélite, afin de performer un exorcisme selon un rite précis et éreintant.

Genre : Fiction

Durée : 33’55″

Pays : France

Année : 2019

Réalisation : Dayan David Oualid

Scénario : Dayan D. Oualid

Image : Quentin Rebuttini

Son : Antonin Guerre

Montage : Solène Cotten

Interprétation : Marc Allal, Vladimir Hugot, Sophie Arama, Zohar Wexler, Benjamin Aboulker, Dan Azoulay, Olivier Gouez, Dayan David Oualid, Jérémie Stora, Solal Dahan, Michael Charny, Alexandre Gonin, Elishay Unglick

Production : Trois Jours de Marche, ADJCI – Association des Jeunes Cinéastes Indépendants

Articles associés : la critique du film, l’interview du réalisateur

Dibbuk de Dayan David Oualid

Premier film du réalisateur Dayan David Oualid, Dibbuk, présenté cette année à Clermont, nous plonge au cœur d’une séance d’exorcisme juif. Loin des effets de ce modèle indépassable qu’est L’Exorciste, il nous présente cette expérience avec une sobriété et une simplicité qui lui donnent la force du naturel et de l’évidence.

Les premiers plans du film nous invitent à suivre un homme coiffé d’une casquette, qui remonte une rue parisienne sous la lueur des lampadaires, au son d’une musique mêlant cordes et percussions. Pour le spectateur contemporain, ces signes sont ceux de la familiarité : la casquette qui recouvre la kippa des Juifs pratiquants, une nuit apprivoisée par les lumières de la ville et les sons des voitures, la musique qui scande les rythmes religieux. Rien donc pour nous suggérer l’immixtion de la magie.

C’est l’ouverture d’une porte qui fera entrer cette dernière dans le film. Une magie d’abord convoquée par un objet on ne peut plus ordinaire : la mezouzah, réputée éloigner les mauvais esprits, que l’homme à casquette – Dan – embrasse machinalement. Un office mal rempli puisque, de l’autre côté de cette porte mal gardée, le mari de Sarah est en proie à un dibbuk, nom hébreu désignant l’esprit malin qui vient posséder un être humain.

C’est dans cette coexistence de la magie et de la vie quotidienne que réside une grand part du film, qui conduit le spectateur à ressentir le fameux « doute » fantastique défini par Todorov, celui de l’hésitation entre une explication rationnelle à un événement étrange – le mari de Sarah serait simplement fou – et une explication surnaturelle à ce même événement – il est bel et bien possédé.

Aussi la suite du film consiste-t-elle en cette séance d’exorcisme, menée par Dan, épaulé des neuf autres hommes requis pour procéder à une telle opération. Les étapes qui vont suivre seront filmées comme la préparation d’un combat, des tefilin enroulés sur les bras comme on revêt une armure à une mise au point aux étranges allures de conseil de guerre. Une épopée toujours enracinée dans le réel et la modernité, où manuscrits et formules magiques sont lus sur des écrans d’ordinateurs.

Cette intrusion du surnaturel dans la vie contemporaine est faite avec l’évidence des nouvelles fantastiques de Maupassant et conduit le plus matérialiste d’entre nous à douter de ses certitudes scientistes. Quant au jeu des acteurs, de la gravité de Sophie Arama – Sarah, la femme du possédé – à la certitude de cet exorciste érudit campé par le réalisateur lui-même, il nous emporte également dans ce monde où l’on peut à la fois se déplacer en métro et être possédé par un démon.

Dayan David Oualid voulait faire un film qui renouvelle le genre de l’exorcisme, le déplaçant du catholicisme, où on le représente habituellement, vers le judaïsme, moins présent au cinéma mais abondant dans la littérature ashkénaze – que l’on pense, par exemple, à Singer ! Il est vrai que le judaïsme s’y prête puisque la magie, considérée par la religion romaine comme superstition, et partant marginalisée, est au contraire intégrée à la pratique religieuse juive.

Enfin, notons la qualité de l’image pour un film auto-produit, réalisé à petit budget, grâce à ce que le réalisateur appelle la « production guérilla », où l’art de faire beaucoup avec peu de moyens. Aussi la maigreur des budgets conduit-elle à privilégier la suggestion sur la représentation : pas d’effets spéciaux, mais un jeu d’acteurs au cordeau et des mouvements de caméra qui qui rendent palpable la séance d’exorcisme. Gageons que ce film, en lice à la compétition nationale de Clermont, remportera les prix qu’il mérite.

Julia Wahl

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Article associé : l’interview du réalisateur

Bérangère Mc Neese. Vivre tout ce qu’il y a à vivre

Actrice et réalisatrice, Bérangère Mc Neese est habituée des caméras depuis son enfance. Il y a une semaine, elle a remporté en Belgique le Magritte du meilleur court-métrage pour Matriochkas, un très beau film porté par le trio formé par Héloïse Volle, Victoire du Bois et Guillaume Duhesme. Un film qu’elle présente en ce moment au Festival de Clermont-Ferrand, programmé en compétition internationale. À l’occasion de cet entretien, elle aborde la surprise de la composition, l’auto-production, les rôles chouettes et la confiance des réalisateurs de courts.

Format Court : Matriochkas (2019) est ton premier court-métrage produit. Auparavant, tu as fait deux courts auto-produits, Le Sommeil des Amazones (2015) et Les Corps purs (2017). Quels sont les avantages et les inconvénients de l’auto-production ?

Bérangère Mc Neese : J’ai fait de l’auto-production car je ne voulais pas attendre les délais très longs de financement des Commissions. J’ai eu la chance d’être très bien entourée, dès le départ. Mon chef opérateur, Olivier Boonjing, est un ami. Il m’a dit que si j’avais envie de faire un film, il me suivrait. Il est très expérimenté, il a fait plusieurs longs-métrages et la série La Trêve. Il est arrivé avec son matériel et son savoir-faire. Des amis techniciens sont venus en renfort. Le désavantage de l’auto-production, c’est l’inconfort, le manque d’argent. Tout est à négocier, les décors, les autorisations, la régie, tout est compliqué, mais j’ai quand même pu faire 3 films (dont un produit) en 4 ans et demi et me faire ainsi la main rapidement. Moi, je trouve ça hallucinant d’attendre 3 ans pour financer un court-métrage….

Ton deuxième film, Les Corps purs, dure 30 minutes. Est-ce que ça a été compliqué de le faire aussi en auto-production ?

B.M : Ce film-là a été le plus difficile car sur le premier, je ne me rendais pas compte où j’allais. Le deuxième en revanche, je savais. On a eu des désistements de décors. On a tourné en deux fois : on a filmé plusieurs séquences quelques mois après la première partie du tournage. En plus, on filmait à Bruxelles et à Ostende en plein mois de février. Il faisait hyper froid. Ca a été très dur.

Tu as joué dans beaucoup de courts-métrages. Comment se fait-il qu’il y en ait autant dans ton parcours ?

B.M : L’avantage quand tu es comédien, c’est que dans les courts, tu peux rapidement jouer beaucoup plus de choses intéressantes, des choses qu’on ne donnerait jamais à des inconnus dans des longs-métrages. Tu peux jouer des rôles principaux, aborder des grands enjeux sur des formats courts. Quand j’ai commencé à faire des longs, j’ai joué beaucoup “les filles de”, “les petites copines de”, … C’est normal, personne ne me connaissait, je débarquais, c’est tout ce qui m’était donné à faire.

En courts, il y a moins de “filles de”, de “petites copines de” ?

B.M : C’est plutôt des rôles principaux avec des personnages vraiment complexes où on peut developer vraiment autre chose. Je pense notamment à un film Juin, juillet d’Emma Séméria qui a été une expérience de jeu géniale, l’histoire d’une jeune fille qui décide volontairement d’entrer dans un hôpital psychiatrique parce qu’elle a des symptômes de dépression qu’elle ne comprend pas bien. C’était fascinant à faire. En long-métrage, je pense que ce serait compliqué de pouvoir avoir un rôle comme ça.

C’est fascinant parce que ce n’est pas évident comme sujet ou parce qu’on te donne plus de liberté ?

B.M : Parce qu’on me fait plus rapidement confiance. Quelque part, on en est un peu tous en train d’expérimenter dans le court-métrage. Tu peux avoir faire moins de choses et te voir confier des choses plus importantes. Il n’y a pas de business plan. Pour le long-métrage, il faut des têtes d’affiches, ce n’est pas le cas du court où tu peux encore faire ce que tu veux.

Quelle est ta formation ?

B.M : J’ai commencé à travailler quand j’ai eu 8-9 ans. J’ai pris des cours de théâtre ici et là. J’ai fait 5 ans de journalisme à la Sorbonne – Paris 3 et à l’ULB à Bruxelles. Je tournais toujours en même temps.

Comment as-tu eu envie d’explorer des projets propres sachant que ce n’est pas toujours facile de cumuler les étiquettes et qu’on est très vite catalogué, surtout en France ?

B.M : Oui, mais même ici, en Belgique. La question que j’ai le plus souvent, même par rapport aux Magritte, c’est : “Du coup, tu réalises maintenant, tu ne joues plus ?”.

Comme si on ne pouvait pas faire les deux…

B.M : Oui, c’est un peu dommage…

Quand on choisit d’écrire, de produire, de faire des courts-métrages, comment on sent quand on est prêt ?

B.M : C’est parti d’un point de vue professionnel et personnel. C’est quand même une drôle de vie que d’attendre que les gens aient envie de travailler avec toi. C’est quand même très étrange et assez insupportable en même temps d’être tributaire du désir de quelqu’un d’autre, mais à un moment, j’ai trouvé ça très difficile d’envisager une vie qui soit uniquement ça. Et du coup, il y a eu une dimension hyper proactive dans l’idée de porter ses propres projets, moi, ça m’a énormément apaisé. J’avais très envie de personnages féminins forts. C’est un peu bateau de dire ça en 2020 mais j’avais aussi un peu envie de m’écrire des rôles chouettes. Au final, je l’ai assez peu fait car c’est difficile de jouer et réaliser en même temps.

En termes de casting, comment fonctionnes-tu? As-tu envie de mélanger comédiens professionnels et non professionnels ou favorises-tu plutôt le hasard des rencontres ?

B.M : Héloïse Volle, c’est une non professionnelle, âgée de 15-16 ans. Il y a eu une mode du casting sauvage où les personnes qu’on caste sont vraiment les personnages du film. Je le comprends mais en tant que comédienne, je crois très fort à la composition. Je pense qu’on ne compose pas assez en France et en Belgique. Moi, je trouve ça dommage.

C’est quoi pour toi, composer ?

B.M : Par exemple, Victoire du Bois, son personnage, dans le film est très loin de ce qu’elle est dans la vie. Elle a pris du poids, on l’a changé physiquement et dans le langage. Il a fallu créer un personnage qui est très loin d’elle. On ne fait pas ça ici, c’est très américain. Si tu veux une femme hyper sûre d’elle, un peu trash, la cinquantaine, tu prends Béatrice Dalle. Si tu veux quelqu’un de coincé, tu prends Karine Viard. Elles peuvent faire plein de choses mais on va avoir tendance à aller vers quelque chose qu’on connait déjà plutôt que d’aller vers la surprise. Je trouve ça très frustrant comme comédien. Et comme réalisatrice, je n’ai pas envie de favoriser ça.

Victoire était très emballée parce que c’est le genre de personnage qu’on ne lui propose pas souvent. Ce rôle était vraiment très loin d’elle et ça l’a excitée de faire autre chose. Je préfère tester des choses et après, on voit si ça marche ou pas mais au moins, on peut aller plus loin que la vraie vie, que ce qu’on dégage.

Est-ce que tu te sens mieux maintenant dans le jeu et dans l’écriture que quand tu as commencé ?

B.M : Oui. J’ai l’impression d’être plus légitime déjà. C’est toujours un combat quand tu passes d’une étape à un autre. Tu vois là, le long-métrage, je ressens le syndrôme de l’imposteur.

Ca fait combien de temps que tu bosses sur le long ?

B.M : Depuis peu de temps, depuis le mois de septembre.

Cette année, tu as présenté la cérémonie des Machins (les petits prix du cinéma belge) à Bruxelles. Comment ça se passe ? Est-ce très écrit ou est-ce de l’improvisation ?

B.M : C’est très écrit. C’est la première fois que je le faisais cette année. J’étais assez surprise quand on m’a appelée pour présenter la cérémonie. C’est flippant et marrant à faire. On rit des clichés du cinéma belge, on vit dedans toute l’année tout comme les gens qui sont dans la salle. Ce sont des choses qui nous lient.

Je n’ai pas encore compris pourquoi vous remettiez des moules en guise de prix…

B.M : Moi non plus, je ne sais pas.

Comment est-ce que tu choisis tes rôles en général ?

B.M : Comme comédienne et au quotidien, je multiplie les projets. J’ai joué la fille de Danny Boon dans l’un des premiers longs-métrages conséquents que j’ai faits. Le film s’appelle Le Volcan, c’est une grosse comédie française. J’ai fait des séries de comédies et à côté de ça, j’ai fait un téléfilm d’Alain Tasma, Le Viol, qui était assez dramatique. À un moment, quand j’étais plus jeune, c’était très important que tout ça soit d’une grand cohérence pour que je puisse me définir. Maintenant, je n’en ai plus rien à foutre parce que la vie est trop courte.

À partir du moment où il y a quelque chose qui m’intéresse ou qui m’amuse, je pars de l’idée qu’il s’agit toujours d’expériences humaines aussi. C’est marrant parce que quand on arrive à Paris à 18 ans, on se dit qu’on va être découvert par Abdellatif Kechiche dans la rue et qu’on va avoir son César avant 22 ans. Plus le temps passe, plus on se dit que ça ne va jamais se produire. Là, ça devient intéressant de vivre tout ce qu’il y a à vivre.

Et on peut donc faire des courts aussi parce qu’il y a moins d’enjeux.

B.M : Oui. Et aussi pour se faire la main parce que si tu as envie de réaliser, tu es obligé de passer par là parce que tu ne vas pas auto-produire ton long-métrage.

Tu as joué dans Air comprimé de Antoine Giorgini. Ca se passe comment la collaboration avec lui ?

B.M : Génial. Il arrive avec un scénario hyper solide et du coup, il est très bien accompagné et financé, ce qui offre un confort de tournage que je n’avais jamais expérimenté en court. On prend le temps de faire les choses, bien, sans stress. C’est quelqu’un de très serein ou en tout cas, il cache très bien son stress ! Du coup, on s’amuse. Je garde aussi un souvenir vraiment génial de Thomas Blanchard. Pour la première fois, je n’ai pas eu l’impression que c’était “roots” sur un court. En fait, ce n’est pas obligé d’être la galère. C’était assez novateur pour moi.

En tant que réalisatrice, qu’est-ce que tu as le sentiment d’apprendre de film en film ?

B.M : L’expérience humaine que je vis, que j’ai envie de raconter, avec les trois courts-métrages que j’ai fait, j’ai l’impression qu’en face, il y a un public qui vit les mêmes experiences que moi, que ça intéresse. Il s’agit pour moi de passer à un autre format mais de conserver un cinéma qui est très ancré dans le réel et en même temps, un peu fantaisiste, qui raconte des experiences humaines qu’on entend de plus en plus.

J’ai envie de parler d’expériences féminines mais aussi de zone grise, trouble. C’est quelque chose que j’ai envie de continuer à explorer car je trouve ça tellement plus intéressant que de parler de quelqu’un qui est dans le bien ou le mal. On est fait de tellement de nuances que je trouve que les histoires qu’on raconte doivent être tout autant nuancées.

Propos recueillis par Katia Bayer

Tomorrow I Will Be Dirt de Robert Morgan

Cette édition 2020 du Festival du court-métrage de Clermont-Ferrand a pris, comme chaque année, sa part de risques. Entre autres films audacieux, le public clermontois a découvert le dernier-né du réalisateur britannique Robert Morgan. Tomorrow I Will Be Dirt avait, dès le départ, tout pour intriguer. Se vendant comme la « suite du film Schramm, de Jörg Buttgereit » – long-métrage particulièrement violent et presque inconnu du grand public –, ses projections ont, de surcroît, fait l’objet d’avertissements spéciaux de la part des organisateurs du festival. Les spectateurs ont découvert, parfois malgré eux, un métrage sépulcral, malsain et virant souvent vers un gore inqualifiable. L’intrigue semble incompréhensible, mettant en scène un humanoïde torse nu s’échappant de sa chambre pour s’engouffrer dans un piège infernal, peuplé de figures bizarroïdes et de monstres hideux. En réalité, difficile de saisir le noyau dur du film au cours d’une telle projection. Présent dans les bonus Blu-ray du film Schramm à l’occasion de sa réédition par Arrow Films, le court-métrage de Robert Morgan trouve naturellement sa place. En effet, comment séparer l’œuvre de celle qui l’a engendrée ?

Jörg Buttgereit est assis, depuis le milieu des années 1980, sur le trône papal de l’underground allemand. Auteur de nombreux clips et court-métrages, il se fait surtout connaître pour trois films particulièrement extrêmes : Nekromantik en 1987, contant l’étrange histoire d’un couple nécrophile se disputant un cadavre nécrosé (le film aura une suite en 1991, du même auteur) ; Der Todesking en 1989, chef d’œuvre expérimental gravitant autour des thématiques de la solitude et du suicide ; et Schramm en 1993, psycho killer mélancolique, héritier des Maniac (1980), Schizophrenia (1983), et autres Henry, Portrait of a Serial Killer (1986). Si Buttgereit a su se creuser une place au milieu des myriades de torture porn et de films d’exploitation, c’est bien par ce que son œuvre n’a que peu de points communs avec l’essentiel de la production.

Poétiques et contemplatifs, ses films, bien qu’outrageusement obscènes, s’enrobent chacun d’une ambiance éthérée, nébuleuse, renforcée d’effets de brume et d’effets de lumière, ou d’airs opératiques, à la fois sinistres et imposants. Ce sont comme des rêves fous, des souvenirs déformés, constellés de silhouettes squelettiques, de paysages enténébrés, d’espaces clos claustrophobes et de métaphores occultes. Buttgereit aura, à l’image d’autres cinéastes de sa catégorie, une influence majeure, bien que souvent ignorée, sur le cinéma actuel. Parmi ses successeurs les plus directs et les plus intéressants, il faut bien sûr citer Marian Dora (auteur de Cannibal en 2006, Melancholie der Engel en 2009, ou Carcinoma en 2014), et peut être, dans une certaine mesure, le Russe Andrey Iskanov (Nails en 2003, Visions of Suffering en 2006, ou encore Philosophy of a Knife en 2008).

Robert Morgan, lui, de son côté, est issu d’une autre branche du cinéma extrême : la nouvelle génération d’animateurs underground britanniques. Entre un David Firth cultivant un univers profondément lynchien (notamment avec sa série Salad Fingers, démarrée en 2004), et un Lee Hardcastle partisan d’un gore débridé, Robert Morgan fait office de doyen. Son univers est, des trois, le plus abouti techniquement, mais aussi le plus morbide, avec ses textures suintantes et ses visages hybrides de nourrissons et de cadavres.

Il partage avec ses deux compatriotes et Jörg Buttgereit un même goût de l’onirisme, des atmosphères étranges et des contes indéchiffrables. Paranoid, déjà, en 1994, bien qu’assez classique pour un projet étudiant, met en place les premières pierres de son cinéma, avec son postulat cauchemardesque et ses textures cartilagineuses. Il poursuivra son travail avec de nombreux courts-métrages, dont The Cat with Hands en 2001, qui restitue à merveille l’ambiance des histoires de fantôme d’Edgar Poe ou de Lafcadio Hearn ; puis The Separation (2003) et Bobby Yeah (2011) qui restent à ce jour les plus renommés. En 2014, il marque de son sceau l’anthologie ABCs of the Death 2 avec le segment D is for Deloused, peut être à ce jour son métrage le plus hermétique et le plus perturbant. Chacun de ses univers a sa propre logique interne, que l’on devine emprunte de différentes pathologies psychiatriques. Ce sont des mondes à la fois mentaux et organiques, principalement sculptés de fluides et de viande.

Robert Morgan et Jörg Buttgereit étaient destinés à se rencontrer, tant leurs travaux et leurs obsessions, malgré la différence de medium, semblent proches. Cette rencontre prendra la forme d’un hommage de Morgan envers son aîné. Schramm, qui semble avoir durement marqué l’animateur anglais, déroule la vie d’un chauffeur de taxi solitaire, Lothar Schramm, qui, par désespoir et misère sexuelle, s’adonnera au meurtre et à l’automutilation. Du long-métrage, Morgan n’extraira que quelques motifs particuliers, afin d’en tisser ce qu’il imagine être l’au-delà de Lothar. Ainsi apparaît Tomorrow I Will Be Dirt. Mort, le psychopathe de Buttgereit se réveille dans sa chambre, aux côtés de son propre corps étendu. Bien vite, des hallucinations l’assaillent, le poursuivant jusque en une plaine obscure faite de morceaux de charognes. La vision est digne de Dante : sous un ciel complètement noir, des corps enfouis, découpés en morceaux, continuent, péniblement et au-delà de la mort, de respirer. Schramm se verra ensuite confronté à un double de lui-même, éternellement torturé, ainsi qu’à une horreur vaginiforme armée de mâchoires tranchantes.

Le film de Morgan se veut une densification de l’œuvre d’origine. Les images fortes de Buttgereit, telles que le monstre tentaculaire ou la scène de mutilation génitale, sont ici reprises et recomposées, réinsérées dans une narration à la fois plus libre et plus restreinte. La construction d’un purgatoire pour le psychopathe allemand n’est qu’un prétexte à la recréation d’un monde sans règles, où les visions de Schramm s’entrecroisent et se confrontent selon les lois anarchiques de l’autre monde. Nous pourrions y voir la métaphore des traces que laisse un film après coup : quelques flashs, des images, des fragments de scènes, dont on ne finit par se souvenir qu’avec des mots. Ces mots engendrent à leur tour d’autres images, qui tourbillonnent dans l’esprit du public, victimes d’une immuable et progressive déformation. Avec Tomorrow I Will Be Dirt, Robert Morgan nous offre le témoignage d’un spectateur : une récréation du film, trouée, hachée, mutilée, et longtemps macérée tout au fond du puits à souvenirs. C’est peut être là la forme la plus humble et la plus intéressante que puisse prendre un hommage.

Virgile Van de Walle

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T comme Tomorrow I Will Be Dirt

Fiche technique

Synopsis : Après sa mort, Lothar Schramm se retrouve plongé dans un au-delà terrifiant et cauchemardesque. Un film d’animation qui fait suite au film « Schramm » de Jörg Buttgereit (1993).

Genre : Animation

Durée : 8’10 »

Pays : Royaume-Uni, Pays de Galle

Année : 2018

Réalisation : Robert Morgan

Scénario : Robert Morgan

Image : Robert Morgan

Son : Robert Morgan

Montage : Robert Morgan

Musique : Robert Morgan

Interprétation : August Ivanoff

Production : Robert Morgan

Article associé : la critique du film

Riad Bouchoucha : « J’aime me dire que ta famille, c’est à la fois tes limitations et ta force »

Dans son deuxième court-métrage, La Veillée, en sélection nationale à Clermont-Ferrand, Riad Bouchoucha raconte le malaise de Salim qui étouffe dans le petit appartement familial et ne trouve pas le calme et l’intimité auxquels il aspirait pour veiller le corps de sa mère.

Format Court : Écrire sur un événement aussi intime que la perte de ta maman répondait à un besoin d’exprimer quelque chose ou à une volonté de partir d’un sujet que tu connaissais bien ?

Riad Bouchoucha : Ca s’est imposé à moi. Ce n’était pas juste une source d’inspiration mais un point de départ nécessaire. J’avais plus besoin d’écrire là-dessus comme une catharsis qu’envie de traiter d’un sujet utile que je connaissais. D’ailleurs, quand c’est arrivé, je n’envisageais pas de réécrire de la fiction. Je faisais des recherches sur l’immigration des mes grands-parents et le bidonville marseillais où mes parents ont grandi, que je voulais raconter sous un prisme documentaire. Peut-être que je n’osais pas retenter une fiction, que la marche me paraissait haute et que j’avais peur de la franchir. Mais après cet événement, je ne pensais plus qu’à ça. Je me suis dit que j’avais quelque chose de fort et de touchant et je me suis lancé. Je ne savais pas vraiment écrire un scénario alors j’ai cherché comment m’améliorer et j’ai rejoint une résidence d’écriture.

Qu’as-tu appris pendant cette résidence ?

R.B. : J’y ai acquis un vrai savoir-faire. J’estime que je ne savais pas écrire avant et j’ai été familiarisé à des outils pour mieux appréhender le scénario. Je ne pense pas qu’il y ait de recette miracle mais c’est bien de connaître les bases. La résidence, La Ruche, s’articule en trois parties. À l’issue de chaque partie, on doit rendre un document spécifique. Après la première partie, je n’ai même pas écrit de scénario mais un séquencier. J’ai appris à me poser la question de quelles séquences j’allais choisir et pourquoi. Et j’ai écrit des back-stories pour mes personnages, ce qui m’a non seulement aidé à construire leurs relations mais a aussi constitué par la suite une solide base pour les comédiens. C’était d’autant plus important pour moi que les films que j’aime sont portés par les personnages, qui façonnent l’intrigue et ne la subissent pas comme dans un film de genre ou un film policier. Et cela m’a aussi permis d’apprendre à lutter contre la tendance qu’on a de vouloir tout de suite écrire les dialogues alors que ça doit venir à la toute fin, après avoir caractérisé ses personnages, écrit son séquencier puis sa continuité non dialoguée. Avant, je faisais tout ça en même temps.

Est-ce que la transformation d’un réel intime en une fiction est difficile à opérer ? A cause d’un trop grand attachement au sujet, d’un manque de recul…

R.B. : Ca a été compliqué au début car j’ai écrit le personnage du protagoniste à partir de ce que j’avais vécu. Or, soit j’arrivais à m’en écarter pour que le film devienne quelque chose de différent soit je ne le faisais pas. Heureusement, mon envie de fiction a pris le dessus assez vite. Les échanges pendant la résidence puis avec mes producteurs m’ont beaucoup aidé à prendre de la distance vis-à-vis de mon sujet. Quand je m’empêchais d’inventer des choses sur mon personnage, on me rappelait constamment que je faisais une fiction pour m’aider à amener le film là où je voulais. Par exemple, au début, des antagonismes existaient entre le personnage principal et tous les autres personnages mais du coup la tension était diluée, surtout sur un court-métrage. On m’a alors donné l’idée de créer le personnage du frère, qui a permis de resserrer les enjeux tout en véhiculant l’idée que tu peux être lié par le sang à quelqu’un que tu ne connais pas. Ce n’est pas la relation que j’entretiens avec mon frère mais j’y ai mis ce que j’ai vécu avec un cousin ou un oncle quand la tradition se mêle aux attentes que ta famille a vis-à-vis de toi. Il ne fallait pas non plus tomber dans quelque chose de trop simpliste ; j’ai passé du temps à trouver la bonne relation, à creuser les différences sans négliger le passé commun. Finalement, j’ai voulu que la colère des frères passe par les mots tandis que leur amour s’exprime par les gestes, comme dans la scène d’apaisement et de transmission, où le lien intime de la cellule familiale ressurgit après les tensions.

Il semble exister un fil rouge entre tes deux courts-métrages : la pression familiale. Est-ce un sujet qui t’obsède ?

R.B. : Oui, certainement. J’ai fait un master en droit alors que j’ai toujours voulu faire du cinéma. Je me suis engagé dans ces études par dépit, en raison d’une certaine pression familiale sur le petit dernier et bon élève que j’étais. J’ai un grand frère artiste plasticien qui ne mène pas une vie facile et mes parents ont cherché à me dissuader de suivre la même voie. Mais après mon master, je me suis lancé en autodidacte et j’ai réalisé mon premier film (Héritages), avec des amis étudiants et grâce au financement participatif, pour me prouver que j’en étais capable. J’aime les histoires de famille, je trouve que tu es toujours piégé par ta famille. Quand j’ai abandonné le droit pour le cinéma alors qu’ils me voyaient déjà comme un avocat qui allait gagner sa vie rapidement, mes parents ont eu peur. Nos parents ne veulent pas que l’on galère comme eux, ils ont galéré. Ils pensent nous avoir donné les moyens de réussir financièrement alors qu’en réalité, ce qu’ils nous ont donné c’est le choix de faire ce qu’on veut. Mes parents ont fini par accepter. Ils ont vu que j’étais sérieux dans ce que je faisais et que c’était vraiment ce que je voulais faire. J’aime me dire que ta famille, c’est à la fois tes limitations et ta force. Les films de James Gray comme The Yards, Little Odessa sont de grandes références pour moi. L’atmosphère familiale y est pesante et tes proches peuvent t’élever comme te détruire en un claquement de doigt. La question de la transmission, de l’intergénérationnel, du décalage entre rêves des parents et aspirations des enfants m’intéressent beaucoup.

Propos recueillis par Yohan Levy

D comme Duszyczka

Fiche technique

Synopsis : Un mort gît près d’une rivière. Sous la peau en décomposition, au milieu des organes en putréfaction, une âme humaine se cache encore… Une fois sortie du cadavre, elle décide de s’aventurer dans une contrée désolée.

Genre : Fiction

Durée : 9′

Pays : Pologne

Année : 2019

Réalisation : Barbara Rupik

Scénario : Barbara Rupik

Image : Barbara Rupik

Son : Barbara Rupik

Montage : Barbara Rupik

Musique : Maurycy Raczynski

Production : Polish National Film School in Łódź

Article associé : la critique du film

Duszyczka de Barbara Rupik

Le XIXème siècle est fasciné par la mort. Du romantisme sinistre de Goethe à la poésie gothique de Poe, en passant par les tables tournantes de Victor Hugo ou Le Vampire de Polidori, la littérature de ce temps est imbibée de revenants et d’ectoplasmes. Comment en être étonné en un âge où les progrès de la science permettent enfin de fossiliser ce qui ne pouvait l’être : le son, l’image, et bientôt le mouvement. Comment en être étonné en un âge où les progrès de la science semblent confirmer toutes les intuitions occultes de la sorcellerie et de la superstition. L’électricité, le magnétisme, la médecine offrent la maîtrise de forces invisibles. En parallèle, les romantiques, par fascination, déterrent les vieilles croyances médiévales, les châteaux hantés, les lutins et les elfes, les diables ricanant au sommet des églises, les ogresses terrées au fond des étangs, et l’Ankou, promenant sa faux au travers des chemins creux.

C’est nourrie de contes celtes et slaves, mais aussi d’un imaginaire funèbre issu tout droit de Poe, que Barbara Rupik dessine sa fantasmagorique vision de l’au-delà. Duszyczka (traduit en The Little Soul), achevé en 2019, est son quatrième court-métrage. Primé à la Cinéfondation de Cannes l’an passé, il est présenté dans la section Labo à Clermont-Ferrand ces jours-ci.  Un petit spectre émerge d’une carcasse en décomposition. D’abord seul, il croisera un petit cheval blanc, lui aussi accouché d’une charogne. Tous deux remonterons le cours de la rivière sombre qui coule paisiblement tout à côté de leurs cadavres. Au bout de leur voyage, les attendent un monde grotesque et surréaliste, une cacophonie d’aberrations croisées de Bruegel et de Bosch. Là, notre « petite âme » devra faire le choix entre deux formes très différentes de l’Enfer.

En neuf minutes, Barbara Rupik concentre tout un folklore macabre, croisement de figures archétypales et de superstitions intemporelles. Sa rivière, boueuse à souhait, c’est le Styx, l’Achéron, la mare aux damnés que nous retrouvions, il y a quelques siècles encore, dans chaque province de notre monde. Du Moyen Âge, elle tire son petit peuple, ici fait de fantômes, qui s’attroupe loin des hommes en d’étranges festivals, poussant hululements et cris de nourrissons. Des écrits d’Edgar Allan Poe, reste le marécage safrané de Silence, le cheval funeste de Metzengerstein, et le battement régulier du Cœur Révélateur.

Duszyczka c’est aussi, pour sa jeune réalisatrice, l’occasion de synthétiser son propre travail. Nous retrouvons ainsi son goût des textures décomposées, mis en avant dans Wcielenie (Incarnation) en 2017, ou ce destrier pâle, messager de la mort, qui était déjà au centre de Piąty jeździec (Le Cinquième Cavalier) en 2014. De film en film, sa technique ne cesse de s’améliorer, de toucher plus juste. Elle fait ici le choix d’une animation en bas-relief, faite de matières visqueuses et de crasse décomposée. Toute l’action ne se déroulera que sur un axe horizontal – la rivière, toujours présente dans la partie inférieure du plan, servant de repère. L’univers s’en trouve spatialement limité, réduit à la configuration très picturale d’une fresque. Ici, pour les personnages comme pour le spectateur, il n’ y a qu’une route à parcourir. Cette revendication par la forme d’une œuvre purement plastique se trouve encore renforcée par le choix de l’arrière-plan, qui transparaît parfois à travers les couleurs les plus fines : une simple toile de peintre.

Mais par dessus ce cadre très stylistique, le film prend l’apparence d’un véritable maelstrom de vase et de chair morte, de peinture et de poteries gluantes. Ici, tout est informe, incohérent, délire psychédélique et cauchemardesque inondé d’absinthe et d’opiacés. D’une densité surnaturelle, aussi hypnotisant par son image que par sa bande-son, nous ne pouvons qu’espérer qu’un tel film serve de tremplin à son auteur, tant le désir est grand pour le spectateur de voir cet univers encore développé. Élégie aux âmes disparues, ode à la solitude et à la mélancolie, Duszyczka est un véritable joyau de poésie gothique, de ce gothisme ancien et noble que notre art semble avoir aujourd’hui perdu.

Virgile Van de Walle

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Girl in the Hallway de Valerie Barnhart

Il est des vérités difficiles à expliquer aux enfants. Rien n’arrête pourtant la marche de l’horreur, et nul, malgré son âge, n’est épargné. Comment un père ou une mère peuvent-ils mettre en garde leur fille de sept ans contre des dangers qu’elle ne peut pas même concevoir ? Le conte de fées, dans une mesure tout à fait relative, remédie à ce problème. Les abîmes de l’homme y sont représentés à coups d’archétypes jungiens, de bêtes affamées, d’ogres et de sorcières qui, tous, depuis des millénaires, et sous toutes les formes, hantent l’imaginaire collectif. Les ombres grotesques de Perrault, aux gueules hérissées de dents pointues, les chimères et gorgones des grecs, les reines rouges, les croquemitaines et les méchants de Disney sont autant d’Albert Fish, de Gilles de Rais, de Jimmy Savile, de Garavito, d’Émile Louis, de Gacy, de Dahmer ou de Jean Epstein.

Mais la fable, par sa nature même, confronte deux regards. L’enfant n’y voit pas ce que l’adulte y voit, et il y a peu à parier qu’en craignant Le Grand Méchant Loup, un bambin se mette aussi à craindre les regards ambigus de son oncle ou de son voisin. De l’autre côté, l’adulte, lui, décryptant les sous-textes, reste pétrifié devant les abominations décrites par un Grimm ou un Andersen. Et peut-être tremblotera-t-il en récitant ce qui, aux yeux de son fils, n’est qu’une gentille comptine ou un innocent poème.

C’est le point de départ du premier film d’animation de Valerie Barnhart : Girl in the Hallway, présenté à Clermont-Ferrand en compétition internationale  2019. Un père divertit à sa fille en lui lisant chaque soir Cendrillon et La Belle au Bois Dormant. Mais jamais, jamais, il ne lui lit le classique entre les classiques : Le Petit Chaperon Rouge. Au gré d’une cigarette fumée au milieu de la nuit, sous un porche mal éclairé, le père nous conte à nous, spectateurs, la véritable histoire de la fillette en rouge, et du monstre qui l’a dévorée. Ce père, c’est Jamie DeWolf. Arrière-petit-fils de l’écrivain et célèbre fondateur de l’Église de Scientologie, L. Ron Hubbard, il est aussi l’un des adversaires les plus acharnés de la secte internationale. Il se consacre tôt au slam et à la poésie, ce qui lui permettra, de nombreuses années après les faits, de relater un fait divers dont il fut, malgré lui, l’un des témoins privilégiés : la disparition de la petite Xiana Fairchild, alors âgée de sept ans. Lui même fête sa vingt-et-unième année et la naissance de son premier enfant. Ses angoisses de jeune père se trouvent peu à peu exacerbées par le crime sordide et l’enquête qui s’ensuit.

Malheureusement, ce qui aurait peut-être dû prendre la forme d’une confession à cœur ouvert se trouve diminué par la forme très artificielle et très maîtrisée du slam, chose que DeWolf compense en partie d’une voix à la fois puissante et tordue par le souvenir. Mais le génie du film viendra de sa jeune réalisatrice, Valerie Barnhart, qui fera le choix de n’animer que la première performance live de l’artiste, la plus fragile, la plus branlante, et par là même la plus forte. Elle-même, selon ses propres dires, apprendra l’animation sur le tas, au fur et à mesure, choisissant, afin d’être plus libre, une technique qui lui permette de détruire ses dessins plutôt que de les modifier.

Tout le film est parcouru par le geste artisanal et destructeur de Barnhart, qui représente la mémoire douloureuse de DeWolf sous la forme d’un chaos de gravats sombres, de poussière rouge et de papiers découpés. Tout y est noir et évanescent. Des images cauchemardesques – plutôt dans ce qu’elles suggèrent que dans ce qu’elles montrent – émergent parfois, telle cette photo de petite fille qui part en lambeaux pour dévoiler un squelette blanchi, ou ce loup omniprésent tantôt dissimulé derrière le masque neutre d’un chérubin, tantôt persiflant, la bave aux lèvres et les yeux exorbités, de ses trois langues tentaculaires.

En parallèle, la voix de DeWolf nous dévoile un univers gangrené par le mal, la suspicion et la peur. Il décrit un quartier délabré bercé par les coups de feu et les sirènes d’ambulances, des voisins aveugles à la misère, une mère droguée, un beau-père violent… Lui-même, au moment de secourir la jeune Xiana, se retient, de peur de ce que ses voisins pourraient dire s’il laissait une enfant inconnue entrer dans son appartement. Le loup est partout, prenant des formes de paysages dont les arbres sont ses crocs acérés. Le loup, c’est le monde réel qui ne cherche, à tout instant, qu’à croquer les plus faibles.

Mais si le récit a la forme d’une mise en garde, comme la version naturaliste d’une fable pour enfants, elle trouve en notre époque des échos très particuliers. Aux États-Unis, depuis l’élection de Donald Trump, les tensions raciales et les discours sécuritaires ont explosé. Depuis quelques temps, les vigilantes, des miliciens biberonnés au Mark Millar et au Frank Miller, se multiplient dans les rues américaines, faisant régner une forme très personnelle d’auto-justice. S’il est, dans une certaine mesure, vrai que le monde est horrible, que les gens sont horribles, que le mal, la souffrance et la mort nous attendent partout, en tout lieu et à chaque seconde, un univers noir sombre, se revendiquant à la fois d’un fait divers réel et d’une expérience vécue, tel que celui dépeint par DeWolf et Barnhart, confine à une certaine forme de misanthropie. DeWolf lui-même confesse, au cours de son poème, son obsession des portes verrouillées, son manque de jugement vis-à-vis de l’un de ses voisins qu’il failli agresser afin de satisfaire son besoin de justice, ou bien sa crainte générale du monde extérieur.

C’est donc bien comme une mise en garde qu’il faut voir Girl in the Hallway, mais pas uniquement contre les Grands Méchants Loups qui toquent à nos portes pour nous voler nos fils, nos filles, nos agneaux et nos cochons. C’est aussi une mise en garde contre nous-mêmes, contre l’ogre qui sommeille en nous, l’ogre dans lequel Freud voyait le père saturnien, surprotecteur, incarnant la Loi avec tant de force qu’il en vient à écraser et dévorer ses propres enfants. Cet ogre ne vient pas du dehors, c’est nous même, c’est l’homme qui, par peur, par suspicion, par croyance en une justice qui ne vaut que pour lui-même et pour les siens, se transforme peu à peu en geôlier, en bourreau et, finalement, en prédateur.

Virgile Van de Walle

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G comme Girl in the Hallway

Fiche technique

Synopsis : Un homme témoigne des circonstances qui entourent la disparition d’une enfant et porte avec difficulté le lourd poids de son silence et de son inaction.

Genre : Animation, documentaire

Durée : 10’35 »

Pays : Canada

Année : 2019

Réalisation : Valerie Barnhart

Scénario : Jamie DeWolf

Image : Valerie Barnhart

Son : Pat Miller

Montage : Valerie Barnhart

Musique : Alex Mandel

Interprétation : Jamie DeWolf

Production : Valerie Barnhart

Article associé : la critique du film

Dayan D. Oualid : « Il y a eu des larmes et de la sueur dans mon film »

À peine auréolé du Grand Prix du Court-métrage au Festival international du film fantastique de Gérardmer, Dayan D. Oualid est venu à Clermont-Ferrand présenter sa première réalisation, Dibbuk (compétition nationale), qui raconte le chemin de croix d’un homme pieux convoqué par une femme pour guérir son mari d’un mal mystérieux.

Format Court : On pourrait dire que ton film est à mi-chemin entre le documentaire et le fantastique. Comment es-tu parvenu à traiter avec autant de réalisme un sujet aussi ésotérique ?

Dayan D. Oualid : Mon parti pris de départ était exactement celui-ci. Fasciné depuis toujours par la mystique et l’occulte, j’ai voulu, avec Dibbuk, aborder le genre par une approche quasi-documentaire. J’ai donc commencé par effectuer énormément de recherches. J’ai passé des heures au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris, beaucoup lu sur la kabbale et rencontré de nombreux rabbins, parfois réticents à parler d’un sujet considéré comme tabou. Et plus mes recherches avançaient, plus je me suis rendu compte du formidable potentiel cinématographique de ce rituel d’exorcisme, qui rassemblait beaucoup de traditions et coutumes juives comme le shofar, cette corne de bélier que l’on sonne lors de certaines prières.

On a l’impression que ce rituel d’exorcisme, qui fourmille de symboles et de références, pourrait évoquer une infinité de choses. Qu’évoque-t-il pour toi ?

D.D.O : Figure-toi que je suis toujours resté très premier degré dans l’interprétation de ce rituel. Dibbuk est un mot yiddish qui vient de l’hébreu debbek, qui signifie “qui colle”, et qui désigne une âme qui colle à une autre en attendant sa réparation. Ces âmes, si elles sont en grande difficulté, peuvent être accompagnées d’un autre être supérieur afin de mener à bien leur quête, c’est le cas dans le film. Mais si on voulait s’éloigner de cette définition littérale, je dirais que le personnage de Dan, cet exorciste qui a besoin de réunir un quorum de dix personnes plus ou moins pratiquantes pour mener à bien le rituel, peut faire penser à un jeune producteur, qui cherche à rassembler des personnes plus ou moins expérimentées autour d’un réalisateur qui voudrait exorciser quelque chose. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai à la fois joué Dan et produit le film.

Il s’agit donc d’un film entièrement auto-produit ? On dirait pourtant qu’il y a pas mal de moyens.

D.D.O : Plus que d’auto-production, je parlerais carrément de “production guerrilla”. Ou comment faire beaucoup à partir de rien. Les moyens sont dérisoires, le film a coûté 4000 euros, il n’y pas d’effets spéciaux. Mais il y a une équipe, une équipe incroyable, qui a travaillé bénévolement et m’a donné toute sa confiance. Il y a eu des larmes et de la sueur dans ce film. Beaucoup sont des camarades que j’ai connus à l’école et avec lesquels on s’est réunis en association. Et puis on a été épaulés par des partenaire extraordinaires comme Transpa, qui nous ont énormément aidés, et par le corps professoral de notre ancienne école, l’ESEC, qui nous a prodigué de précieux conseils.

As-tu peur de ne plus avoir la même créativité le jour où vous aurez plus de moyens ?

D.D.O : Non. La “production guérilla” n’est pas qu’une contrainte, c’est un état d’esprit, une façon de se battre, contre la météo, contre le temps qui file, pour des choix audacieux, pour l’art. Plus de moyens ne voudra pas dire tomber dans le confort, mais pouvoir aller au bout. Même si notre présence ici, à Clermont, démontre le contraire, j’aurais pu aller beaucoup plus loin avec un peu plus d’argent. Je n’ai pas pu utiliser de longue focale à cause de la petitesse de l’appartement où on tournait. J’aurais aimé que la scène de fin soit visuellement plus impressionnante avec un décor foisonnant. Une équipe lumière plus nombreuse m’aurait permis de mieux travailler les contrastes. Mais surtout, tout le monde aurait pu être payé pour son travail formidable.

Propos recueillis par Yohan Levy

Article associé : la critique du film

Carrière de Pissy de Eliott Chabanis

Des paysages meurtris de roches morcelées, des étendues de cendre, des graviers, des débris, le tout semblant sans vie, et, pourtant, quelques flammes isolées qui se consument au loin. Des tentes brunes se gonflent et se dégonflent sous l’effet du vent, presque aussi anciennes, presque aussi immobiles que des monuments antiques. De plans en plans, les reliefs hachurés, aux géométries malades, commencent à composer un espace aux délimitation précises : les contreforts d’un gouffre immense, prison d’un peuple qui, en cet instant, nous est encore invisible. Nous voilà projetés dans l’abîme du temps, au temps des premiers feux, au temps des premiers hommes.

Et puis l’oeil découvre, dans les recoins du gouffre, de petits détails, d’infimes anomalies : un reflet métallique, un reflet de plastique, un bidon renversé, une caisse éventrée, signes d’un âge post-apocalyptique plutôt qu’antédiluvien. Finalement, le spectateur perdu entre des temps contraires, raccroche la vision – toute de granit et de flammes – à cette autre vision, universelle, intemporelle, et qu’il connaît si bien, et qui, au fond, se révélera plus juste : l’Enfer.

C’est alors qu’apparaît une première silhouette humaine. Elle ne porte ni cornes, ni peau de bête, ni même quelques bandes de cuir cloutées. Ici, ce n’est ni l’aube de l’humanité, ni son crépuscule, ni son châtiment éternel, mais un peu des trois à la fois. Le spectateur vient de faire la rencontre de la carrière de Pissy, à Ouagadougou, au Burkina Faso.

Commence le tintement des marteaux. Trois jeunes hommes vigoureux balancent leurs énormes masses à travers le ciel brûlant. La rencontre des trois têtes métalliques et de trois rocs hors-champs produit trois notes distinctes qui, au fil des chocs répétés, se mêlent et s’entremêlent en une polyphonie tout d’abord discordante, et finalement monotone. C’est la psalmodie interminable du geste réitéré, d’heure en heure, de jour en jour, et d’année en année.

Et quand le spectateur, via un effet de déconnexion perverse, commence à apprécier ce petit jeu musical, le son, soudain, au sommet d’une note, se coupe. Et c’est le souffle qui est coupé. Ne reste que l’image de ces corps tendus, épuisés, à bout de souffle. Leurs gestes ralentissent, se font plus pesants. La parabole décrite par la masse énorme se trouve interrompue, par le montage, en son zénith. Privé de la satisfaction d’un ultime relâchement, le spectateur est prisonnier de ces levées de poids sans fin. Et ce poids se décuple, et se décuple encore sous l’effet de la fatigue et de la répétition.

Ce n’est pas la pierre que l’on brise, cette pierre hors-champs, immatérielle, sans consistance ; non, c’est le muscle. C’est le biceps, le deltoïde, le radial, le brachial et l’abducteur que l’on déchire, que l’on fracasse, que l’on émiette d’heure en heure, de jour en jour, d’année en année. Le spectateur, indécemment calfeutré au fond de son siège rembourré de velours, commence à ressentir le concassage de son propre corps. De cette séquence – qui ne constitue qu’une tendre ouverture – il émerge physiquement épuisé.

Difficile de ne pas songer au mythe de Sisyphe, dont l’exégèse par Camus devint l’une des définitions les plus populaires de la condition humaine. Pour avoir réussi, un temps, à déjouer la mort, Sisyphe fut condamné au Tartare, un lieu de damnation enfoui au plus profond du royaume d’Hadès. Là, il devait chaque jour rouler un lourd rocher jusque au sommet d’une montagne. Mais chaque fois qu’il était sur le point d’atteindre son objectif, le roc retombait, l’obligeant à recommencer en vain sa tâche. Nous retrouvons dans La Carrière de Pissy de de Eliott Chabanis (Clermont-Ferrand, compétition labo) les motifs d’un enfer entouré de montagnes, semblable à une prison, pleine d’imposants rochers sur lesquels s’acharnent, stérilement et sans repos, et sans espoir, sans horizon à leur supplice, des hommes harassés, des ados et des femmes, et même des enfants.

Camus voyait dans le mythe grec une intuition, chez les peuples antiques, de l’absurdité de notre vie. Nous roulons en vain, constamment, de lourds fardeaux plus ou moins allégoriques, y greffant des sens et des significations qui n’existent pas, et ce jusque à notre mort. Mais l’allégorie se concrétise atrocement dans le destin des mineurs burkinabè.

Virgile Van de Walle

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C comme Carrière de Pissy

Fiche technique

Au cœur de la ville de Ouagadougou, un immense cratère de granite emprisonne des hommes qui tentent tant bien que mal de s’en extirper. Finalement, seule leur image en sortira.

Genre : Docu-fiction

Durée : 13′

Pays : France, Burkina Faso

Année : 2019

Réalisation : Eliott Chabanis

Scénario : Eliott Chabanis

Image : Maciej Edelman, Kévin Agboton

Son : Marilou Cuffini-Fabre, Rocelin Houngbo

Montage : Trésor Loumbou, Eliott Chabanis

Production : La Cinéfabrique

Article associé : la critique du film

#Clermont-Ferrand 2020

Le 42ème Festival de Clermont-Ferrand a démarré fin janvier. Il se déroule jusqu’au 8 février prochain. Comme chaque année, depuis 11 ans, retrouvez sur Format Court nos sujets (critiques, interviews, reportages, films en ligne), histoire d’en savoir un peu plus sur le court et le festival.

Nos sujets :

Festival de Clermont-Ferrand 2020, retour sur la compétition Labo

– La critique de « Adoration » de Olivier Smolders (Courts de rattrapage, Belgique, France)

– La critique de « Petite Anatomie de L’Image » de Olivier Smolders (Courts de rattrapage, Belgique)

L’interview de Aurélie Reinhorn, réalisatrice de Raout Pacha, Prix Canal + et le Prix du rire « Fernand Raynaud

Festival de Clermont-Ferrand 2020, le palmarès

– La critique de « Dibbuk » de Dayan David Oualid (compétition nationale, France)

– L’interview de Bérangère McNeese, réalisatrice de « Matriochkas » (compétition internationale, Belgique, France)

– La critique de « Tomorrow I Will Be Dirt » de Robert Morgan (compétition labo, Pays de Galle, Royaume-Uni)

– L’interview de Riad Bouchoucha, réalisateur de « La Veillée » (compétition nationale, France)

– La critique de « Duszyczka » de Barbara Rupik (compétition labo, Pologne)

– La critique de « Girl in the Hallway » de Valerie Barnhart (compétition internationale, Canada)

– L’interview de Dayan D. Oualid, réalisateur de « Dibbuk » (compétition nationale, France)

– La critique de « Carrière de Pissy » de Eliott Chabanis (compétition labo, France)

Films déjà chroniqués, projetés pendant le festival :

– La critique de « La distance entre le ciel et nous » de Vasilis Kekatos et l’interview du réalisateur (compétition internationale)

– La critique de « L’Heure de l’ours » d’Agnès Patron (compétition nationale)

– La critique de « Mémorable » de Bruno Collet (compétition nationale)

– L’interview d’Ariane Labed, réalisatrice d’« Olla » (compétition nationale)

– L’interview de Erenik Beqiri, réalisateur de « The Van » (compétition nationale)

Damien Bonnard : « De plus en plus, je me rends compte que j’ai envie d’aller vers le cinema qui, gamin, me faisait rêver »

Il y a un an, nous avons rencontré Damien Bonnard au Carreau du Temple, à Paris. Parrain de la première édition du Festival Format Court (avec Philippe Rebbot), il nous a parlé avec générosité de peinture, de mini mondes, de bons scénarios,  de rôles de composition, de ses débuts, de piliers (Bertrand Blier, Alain Guiraudie) comme de la relève (Ladj Ly, Sylvain Desclous). Aujourd’hui, il est nommé aux César 2020 comme meilleur acteur pour Les Misérables. Nous publions son long entretien autour de son parcours, de son métier et de sa vision du cinéma.

© James Weston

Format Court : J’ai vu que tu as été l’assistant de la peintre Marthe Wéry. Comment s’est passée cette collaboration. Qu’est-ce que ça t’a apporté à l’époque ?

Damien Bonnard : En fait, Marthe Wéry était une peintre belge qui était un peu la seule femme présente dans le mouvement de la peinture minimaliste abstraite américaine, très masculin à l’époque. Elle est assez méconnue en France, mais son travail est hyper vaste. Elle a une salle d’ailleurs à Beaubourg, située avant celle de Joseph Beuys.

Je l’ai rencontrée quand elle enseignait aux Beaux-Arts de Nîmes. À l’époque, j’y faisais mes trucs, je ne faisais pas vraiment de peinture, je découpais des morceaux de tissus que je collais sur les murs. Elle est entrée dans mon atelier en disant : “Enfin, un peintre !”. On s’est lié d’amitié et elle m’a emmené avec elle à Bruxelles où elle m’a proposé de faire une école qui s’appelle l’ERG (Ecole de Recherche Graphique).

Je suis resté vivre à Bruxelles dans une ancienne usine qu’elle avait achetée pour faire des ateliers. Il y avait d’autres anciens élèves à elle qui vivaient et qui travaillaient là-bas. Petit à petit, elle m’a demandé si je pouvais l’aider car elle avait de l’arthrite aux mains. Il fallait qu’elle se fasse opérer, ce qui voulait dire qu’elle ne peindrait pas pendant des mois, ce qui était juste impossible pour elle. Je l’ai juste aidée en lui facilitant le travail, en préparant des choses pour qu’elle puisse travailler, en transportant ce qui était lourd ou en installant des expositions.

C’est quelqu’un qui m’a apporté beaucoup. La peinture abstraite, pour moi, est celle qui parle le plus du réel. Marthe est quelqu’un qui m’a toujours touché, qui avait une espèce d’énergie, équivalente à dix fois la mienne alors qu’elle avait déjà plus de 70 ans. Elle m’a fait découvrir beaucoup de choses en peinture, m’a emmené dans tous les coins de la Belgique, à des expos, à des vernissages pour découvrir de jeunes artistes. À l’époque, je terminais les Beaux-Arts, je passais beaucoup de temps à lire et c’est un moment qui m’a servi de transition, qui m’a permis de digérer les années d’école que j’avais eues, sans trop savoir ce que j’allais faire, si j’allais être artiste ou pas.

Pourquoi te posais-tu la question de devenir un artiste ?

D.B. : Parce que ce n’était pas certain … Sur une promotion de 20 étudiants qui sortent des Beaux-Arts, une ou deux personnes vivra peut-être de son art. C’est une super école dans le sens où ça mène à plein de choses, ça fournit un bagage à plein de gens qui vont faire des choses dans des arts différents, mais c’est quand même un truc que tu as besoin de digérer car tu apprends beaucoup en quelques années. J’ai fait mes études hyper jeune, je suis sorti à l’âge auquel on y rentre : j’ai commencé à 16 ans ans, j’ai terminé à 23 ans. Je n’étais pas tout à fait fini.

Et maintenant, tu es « fini » ?

D.B. : Non, on continue tout le temps. Mais je sais un peu plus ce que je veux. À l’époque, il y avait plein de choses qui m’intéressaient, je savais que j’avais envie de me retrouver dans l’artistique. Mon grand-père était sculpteur. Je l’avais surtout observé comme quelqu’un d’heureux, un peu fou et en même temps un peu en dehors du monde.

Est-ce que tu as retrouvé ce bonheur et cette folie à travers le cinéma ?

D.B. : Non car, pour reprendre les choses dans l’ordre, après les Beaux-Arts, j’ai fait plein de métiers, des tas de trucs différents. J’ai fait beaucoup de chantiers, j’ai travaillé dans un laboratoire du CNRS, puis j’ai fait de la pêche. Je ne savais pas trop où j’allais, mais à chaque fois ce qui me fascinait, c’était les codes de chaque métier, les univers. Ce sont des fonctionnements différents comme des mini mondes. Et après, quand j’ai décidé de faire ce métier d’acteur, je me suis dit que j’allais retrouver dans chaque rôle le plaisir que j’avais à m’intéresser avant à des mondes inconnus. Je me suis rendu compte que le cinéma rassemblait tous les arts. C’est pour ça que je fais ce métier.

« Les Misérables »

Qu’est-ce qui t’a mené au cinéma ?

D.B. : Il y a deux choses. La première, c’était une pièce de théâtre que j’avais vue un soir. Je m’étais dit que les gens sur scène avaient l’air hyper heureux. Je les ai vus sur scène et hors scène et je me suis dis : « Tiens, ils ont l’air bien ! ».

En même temps, j’étais coursier à Paris, je livrais beaucoup de boîtes de production en scooter. J’ai demandé un jour s’il n’y avait pas de figuration, des trucs comme ça. Et petit à petit, des producteurs me disaient qui je pouvais contacter. La personne qui m’employait comme coursier me laissait assez libre de mon temps. Je pouvais m’absenter pour tourner, ça m’a facilité la tâche de pouvoir commencer à devenir intermittent et être disponible sur des projets de courts-métrages non rémunérés tout en gagnant ma vie en même temps.

Du coup, tu as appris ton métier via la pratique ?

D.B. : J’ai eu quelques cours, j’étais chez Blanche Salant au tout début. Après, j’ai fait des stages, dont un chez Ariane Mnouchkine. J’avais besoin de passer par la pratique. Puis, je me suis inscrit dans certaines écoles : la Fémis, l’ESRA, l’EICAR… J’avais laissé une photo avec un contact pour essayer de participer à des courts-métrages.

Ça a donné des résultats ?

D.B. : Ça a marché, j’en ai fait plein, avec plus ou moins de petits rôles. Mais après, j’ai eu un vrai plaisir à apprendre sur le tas, sur les rôles qu’on me proposait. Ça marchait un peu avec les écoles, et puis j’ai forcé les portes pendant pas mal de temps. De toute façon, j’arrivais de nulle part, personne ne me connaissait, et personne ne m’attendait. Je me suis dit que dans le pire des cas, on me dirait non, donc je contactais beaucoup de directeurs de casting.

Je n’écrivais pas à tout le monde, je regardais des filmographies et, si c’était un cinéma qui m’intéressait, je contactais les réalisateurs. Du coup à chaque fois, j’écrivais un vrai mot qui concernait ce que la personne faisait. Ce n’était pas du copier-coller, je voulais vraiment aller vers des univers précis. Des fois ça marchait, des fois ça ne marchait pas. Des fois, ça marchait des années après.

C’était quel type de cinéma qui t’intéressait à l’époque ?

D.B. : Alain Guiraudie par exemple, c’est quelqu’un à qui j’ai écrit après avoir vu Le Roi de l’évasion. Il y avait des choses qu’il filmait que je n’avais jamais vues de cette manière-là, notamment des scènes de cauchemars ou de rêves qu’il filmait comme des choses réelles. Je me suis dit que j’aimerais bien travailler avec lui et je lui ai envoyé une lettre. Il m’a dit qu’il ne l’avait jamais reçue, je ne sais pas si c’est la vérité ou pas, mais 4 ou 5 ans après, j’ai passé un casting pour son film Rester vertical et on a fait ce film-là ensemble.

« Rester vertical »

Comment t’es-tu lancé ?

D.B. : J’ai fait beaucoup de figuration pendant quatre ans. Et puis à un moment donné, j’étais mort de peur, mais j’avais envie d’avoir quand même au moins une phrase dans un film. Je passe un casting pour le film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi. J’avais une semaine de figuration et au moment où j’allais faire les essayages et signer le contrat pour la scène de figuration, j’ai juste demandé à la directrice de casting, Judith Chalier, si à la place de la semaine, il n’y avait pas juste une journée avec une phrase. Elle m’a dit : »Mais pourquoi ? T’es acteur ? ». J’ai répondu que j’aimerais bien l’être. Du coup, on a essayé deux textes et j’ai été pris. J’ai eu un rôle pendant une journée dans ce film. Ça a un peu démarré comme ça et après, j’ai demandé à chaque fois si je pouvais non plus faire que de la figuration mais avoir une petite phrase par-ci par-là. Et petit à petit, on m’a proposé un peu plus, des gens me gardaient en tête, pensaient à moi et me rappelaient. Ça s’est un peu construit comme ça.

C’est vrai que dans ta filmographie, à tes débuts, tu n’as pas d’identité, c’est plutôt anonyme : employé de cabaret, loubard, passager de l’avion, fils, gardien, ouvrier, policier …

D.B. : Au début, en plus on ne me confiait que des trucs de policiers ou de voyous. J’attendais avec impatience de pouvoir jouer un père ou un mari, mais ça ne venait pas. Et au début, c’est vrai, je n’avais pas de nom, pas de prénom, j’avais juste des fonctions.

Comment t’es-tu retrouvé à jouer dans Le bruit des glaçons de Bertrand Blier ?

D.B. : Bertrand Blier cherchait les deux voyous du film et Reda Kateb que je connaissais lui a parlé de moi. Je démarrais, Laurent Desponts aussi. Du coup, j’ai eu un rendez-vous avec lui mais je n’ai pas passé d’essais, on a juste parlé. Finalement, il m’a dit : “J’ai envie de te rappeler Bonnard, on verra. » Une semaine après il m’a rappelé et je me suis retrouvé sur le plateau.

Ça, c’était un de mes premiers rôles. J’étais hyper impressionné parce que le mec, c’est un monument du cinéma et le premier jour, la première scène où je devais rentrer dans la pièce avec Laurent Desponds, on devait sortir nos flingues pour tuer Anne Alvaro et Jean Dujardin. Je me rappelle avoir fait trois pas dans la pièce et Bertrand a dit : “Non coupez, coupez, coupez ! ». Puis il m’a dit : “ Mais tu vas jouer comme ça tout le temps ? » Je me suis que j’étais dans la merde puisque je n’avais pas passé de casting. Et en fait, c’était juste pour me détendre car il a vu que j’étais tendu à mort, et d’un coup il a dit : » En fait non je déconne, t’es très bien, on reprend. » C’était un peu sa manière à lui de me mettre dedans en disant : “T’inquiète pas, tout va bien se passer.” C’était pour moi la pression de me retrouver avec un réalisateur pareil et des acteurs qui ont fait plein de choses avant. Il a trouvé une belle manière de m’accompagner. C’est drôle car des années après qu’il m’ait dirigé, on s’est retrouvé à jouer ensemble. Je jouais le fils, lui, le père dans un court (Papa, Alexandre, Maxime et Eduardo de Simon Masnay).

On t’a vu dans des longs mais aussi dans beaucoup de courts ces dernières années. Quel est ton rapport avec le court-métrage ?

D.B. : Je pense qu’aujourd’hui, si je suis dans des longs, c’est clairement parce que j’ai eu ce parcours dans les courts. J’ai fait par exemple un film avec Dominik Moll, Seules les bêtes. Il m’a découvert dans Mon héros (le moyen-métrage de Sylvain Desclous). Il ne m’avait jamais vu avant, ou alors il n’avait jamais fait attention, mais il a vu ce film-là, et c’est celui-là qui a fait que j’ai fait le long avec lui.

« Mon héros »

Dans chaque court, on me proposait des rôles différents, je pouvais aller à des tas d’endroits. Avant le Guiraudie qui fut mon premier rôle principal en long, je n’ai eu que des petits rôles dans des longs-métrages mais, ce que je faisais le plus, c’était les courts-métrages.

Pour moi, avant tout, un court c’est une histoire qui a une durée particulière, et du coup cette histoire sera courte, elle fera 15, 20 ou 30 minutes et c’est sa forme à elle. Ça ne veut pas dire que le film ne dure pas plus longtemps parce que l’on ne peut pas faire plus, mais que cette histoire-là existe dans cette durée. J’ai l’impression qu’on peut être plus libre que dans certains longs-métrages, qu’on peut prendre plus de risques car il y a moins d’enjeux financiers. C’est un endroit où on peut vraiment faire des expériences.

Travailler avec un réalisateur sur un court, c’est aussi un moyen d’accéder au long avec lui.

D.B. : Oui, mais c’est vrai que ça ne s’est jamais fait en pensant à un long derrière. Quand on a fait Les Misérables, on ne s’est jamais dit qu’on ferait un long derrière. Je trouve ça intéressant de continuer à explorer des choses avec des gens avec lesquels tu as commencé. Chacun grandit un peu de son côté, on se retrouve et on essaye de nouvelles choses ensemble. C’est quelque chose qui me plaît.

C’est quoi, un bon scénario pour toi ?

D.B. : J’ai appris, il n’y a pas longtemps, que l’objet du scénario existe aujourd’hui tel quel parce qu’il y avait une époque où les gens qui finançaient les films avaient besoin d’avoir un truc concret. C’était une manière pour eux de se rassurer et de se dire : « Regarde ce qu’on a financé, c’est ce qui est écrit là et c’est ça qui va avoir lieu.” Les scénarios de Buñuel et des autres de sa génération tenaient en général sur une feuille A4 avec 20 phrases : « Une rose tombe d’un bouquet, une femme traverse la rue, une voiture freine… ». Après, ils développaient leur histoire. L’objet du scénario, c’est devenu un truc dont on a absolument besoin mais ça n’a pas été le cas tout le temps.

J’ai fait un film, Thirst Street (C’est qui cette fille ?) avec un jeune réalisateur américain, Nathan Silver. Lui, il avait un scénario qui tenait sur 10 pages, non dialogué. Par contre, il savait exactement ce qu’il voulait jouer dans chaque scène, donc on a passé beaucoup de temps ensemble à s’éclaircir et à se dire précisément ce qu’on voulait jouer, quels étaient les enjeux des scènes. Les dialogues venaient s’ajouter sans que ce soit de l’improvisation car on les décidait à l’avance. Ça, c’était un scénario qui n’en était pas vraiment un, c’était juste une espèce de cahier de route.

« Thirst Street » (« C’est qui cette fille » ?)

Un bon scénario du coup, c’est un bon film aussi. De plus en plus, je me rends compte que j’ai envie d’aller vers le cinéma qui, gamin, me faisait rêver. Le cinéma où on sent que c’est du cinéma, je crois que c’est ça qui me plaît de plus en plus.

Un bon scénario, c’est quand on laisse de la place au spectateur, un truc où on n’explique pas tout à tout le monde, un truc où on essaie de faire ressentir des choses par l’image. J’aime bien quand ça ne parle pas trop. J’ai regardé des tas de trucs sur Hitchcock parce qu’il est passé du muet au parlant. Quand il faisait des films muets, sa mission c’était d’arriver à faire comprendre l’histoire aux gens par les images. Ça se voit dans son cinéma qu’il a travaillé comme ça parce qu’après, dans la plupart de ses films, on pourrait couper le son et comprendre se qui se passe. Et c’est ça que je cherche dans un scénario.

En fait, je trouve ça beau dans les films quand on ne sait pas vraiment d’où viennent les personnages, quand tout n’est pas expliqué et que ça nous laisse notre place de spectateur. Comme lorsqu’on lit un livre et qu’on se crée nos propres images. J’aime tout ce qui se construit dans…

Dans la marge ?

D.B.: Ouais, j’aime bien tout ce qui se construit dans la marge, tout ce qu’on peut aller inventer derrière en tant que spectateur. Il faut que les scénarios et les spectateurs soient libres.

Au cinéma, ce qui est bien, c’est de proposer d’autres vies. Ça m’intéresse beaucoup quand on parle du réel mais avec un petit décalage, avec un petit recul. J’ai l’impression que l’art est fait pour ça.

Comment choisis-tu tes rôles ?

D.B.: Je suis attentif à trouver des rôles de composition, j’essaie d’aller en permanence à des endroits où je ne m’attends pas moi-même et où on ne m’attend pas forcément afin d’explorer de nouvelles choses aussi et puis, c’est ce que je trouve excitant aussi, ce truc de gamin, ce déguisement et cet amusement à croire à quelque chose.

Ça peut être aussi hyper intéressant de jouer ce qu’on est dans la vie, mais le faire tout le temps m’ennuierait vite, donc je cherche toujours des choses très différentes. Ce qui est étrange dans ce métier, c’est qu’il y a des choses qui se passent dans tes rôles qui ont des échos sur ta vie. Il y a même des films qui arrivent dans ta vie à des moments où tu as choisi de les faire et qui parlent où règlent des trucs que, toi, tu as en tête depuis longtemps mais qui sont des trucs personnels. Il y a plein d’émotions dans la vie que je n’ai jamais ressenties mais que maintenant je commence à vivre dans des films. Je commence à me mettre en colère dans des films alors que je n’y arrivais pas du tout et que dans la vie, je ne le fais pas trop. Il y a plein de va-et-vient qui sont hyper intéressants.

Comment arrives-tu à te mettre en colère dans les films ?

D.B.: Je sais pas comment je me mets en colère mais ce n’est pas un truc que j’arrivais à faire avant. Après, c’est des muscles, le jeu d’acteur, en faisant, il se développe. Et même le texte, au début, apprendre une phrase me faisait peur, c’était l’enfer.

En fait, tu fais une psychanalyse payée ?

D.B.: Voilà, exactement (rires) !

Interview : Katia Bayer (assistée d’Elsa Levy et de Pierre Le Gall).

Retranscription : Manon Guillon