Le Bunker de la Dernière Rafale de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet

En 1981, la bande-dessinée franco-belge connaît son âge d’or. La science-fiction et la fantaisie ont le vent en poupe. Bilal, Bourgeon, ou les frères Schuiten se révèlent les uns après les autres. Mœbius et Jodorowsky publient le premier tome de L’Incal, RanXerox montre enfin le bout de sa carcasse cybernétique, et Loisel planche déjà, avec Le Tendre, sur ce qui deviendra La Quête de l’Oiseau du Temps. Tardi et Druillet traînent déjà leurs univers tourmentés, l’un constellé de savants fous et dévoré par la Grande Guerre, l’autre hanté de monuments psychédéliques, de junkies ultra violents et de titans lovecraftiens. Au milieu de tout ça, Métal Hurlant mène la danse, publiant les uns et les autres, révélant les talents, et imposant pour tous ses visions fiévreuses et hallucinées. Marc Caro est alors un jeune dessinateur de vingt-cinq ans, qui a déjà vu paraître quelques unes de ses planches entre les pages d’un Fluide Glacial, d’un Écho des Savanes ou, bien sûr, d’un Métal Hurlant. Passionné par le Punk et le mouvement industriel, il fait un peu de musique à ses heures perdues. C’est un touche-à-tout. Cela fait sept ans déjà qu’il a rencontré un certain Jean-Pierre Jeunet, apprenti cinéaste. Ensemble, ils ont déjà réalisés deux films, deux petits courts-métrages d’animation : L’Évasion, en 1978, et Le Manège, en 1980. En cette année 1981, leur ambition est déjà montée d’un pallier. Depuis plusieurs mois, ils préparent leur première grande œuvre, celle qui cristallisera à elle seule leurs influences bédéphiles, cinématographiques et musicales, celle qui concrétisera, en moins d’une trentaine de minutes, l’imaginaire de leur époque.

C’est ainsi qu’ils réalisent Le Bunker de la Dernière Rafale. Le film nous enferme, comme son nom l’indique, au fond d’un souterrain lugubre, en un temps mal défini. Des militaires aux crânes rasés y observent de mystérieux radars, réparent des machines fumantes ou s’emploient à réaliser d’étranges expériences, impliquant électrochocs et cryogénie. A l’extérieur, la terre n’est plus qu’un champs de ruine, un paysage lunaire écrasé sous une nuit perpétuelle. Un compte à rebours, jusque là caché, est découvert dans un recoin oublié de la base. Nul ne sait ce qu’il adviendra lorsque le compteur atteindra zéro. Les uns après les autres, les soldats tombent dans la paranoïa, puis la folie.

Dire que l’ambiance est anxiogène relève du gentil euphémisme. Le futur que Jeunet et Caro nous invitent à contempler est un monde de ténèbres et de métal, un labyrinthe de boyaux étroits, de tuyaux rouillés et de mécanismes semblables à des appareils de torture, un dédale où se perdent quelques visages blafards, marqués par une vie sans soleil, des visages de revenants. Est-ce une retranscription fantasmée de la Seconde Guerre Mondiale ? Est-ce l’apocalypse nucléaire ? Ou une bataille sur une planète lointaine ? Est-ce l’au-delà ? Des cadavres empaquetés se cachent dans les placards. Une main flotte dans le formol. Tout est rongé, usé, décomposé, tout est sale, dégoulinant et malsain. Des cyborgs, des hommes-machines, hantent les lieux. L’un cache son œil sous un monocle futuriste, un autre répare la pince mécanique qui lui sert de bras. En regardant ce film, nous pensons à La Jetée, de Chris Marker, à son Paris post-apocalyptique et à ses savants fous cachés dans les entrailles du métro. Nous pensons à Alien, de Ridley Scott, qui vient d’ouvrir, à peine deux ans auparavant, les portes de la science-fiction horrifique, avec ses créatures biomécaniques et ses épaves organiques dessinées par Hans Ruedi Giger. Nous pensons, enfin, à l’énigmatique Eraserhead, de David Lynch, sorti en 1977, auquel les deux jeunes auteurs feront directement référence dans leur court-métrage suivant, Pas de Repos pour Billy Brakko, en 1984.

Le film baigne dans un noir et blanc granuleux, crasseux, aux ombres découpées. La pellicule est teintée d’une nuance verdâtre, et parfois bleutée. L’une colle à la terre, à la peau, au fer et au béton, l’autre aux écrans, aux émanations électriques, à ces étranges aurores boréales qui traversent le ciel obscur. Ces images monochromatiques, ce sont celles du cinéma muet. Le Nosferatu de Murnau (1922), pour ne citer que lui, usait et abusait de cette pellicule teinte, tantôt en bleu, tantôt en jaune ou en rouge, symbolisant la nuit, la lueur des torches ou l’aube ensanglantée. Le Bunker de la Dernière Rafale, par beaucoup d’aspects, se rattache à une certaine école du cinéma des années vingt, un cinéma de visages cadavériques, de monstres fous, et de ténèbres omniprésents. C’est l’expressionnisme allemand que Caro et Jeunet convoquent, et avec lui un imaginaire de rêves aliénants, de transes meurtrières, l’imaginaire d’un peuple traumatisé par la Grande Guerre. En invoquant Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene (1920), l’atmosphère gothique de Faust (1926), les hurlements de Munch ou les gravures abominables d’Otto Dix, c’est la guerre elle-même, et tout son carnaval de psychoses et de démences, que libèrent les jeunes cinéastes. C’est, en fin de compte, une passerelle dressée vers une autre époque, où les limbes du cinéma muet exprimaient encore, tout doucement, les murmures de la catastrophe passée.

La guerre, c’est, pour Jeunet et Caro, une abstraction, un moment d’Histoire qu’ils n’ont pas connus. Mais, dans les années de leur enfance, la guerre est encore sur toutes les lèvres. Leurs aînés ont connu l’horreur. Eux, non. Déjà, toute une génération réinvestit cette anomalie de la chronologie humaine que fut la Seconde Guerre Mondiale. Cette guerre qu’ils n’ont pas vécue n’existe qu’à travers les souvenirs, les témoignages, les photos, les films, les contes. Cette guerre si proche, qui n’a précédé leur existence que de dix, cinq, deux ans, quelques mois… Cette aberration, trop grande pour être pleinement conceptualisée par l’homme, commence, déjà, tout doucement, entre les mains d’une jeunesse insouciante, à devenir mythologie. La « Der des ders » hante le dessinateur Tardi, dont les tronches chauves et disproportionnées inspireront peut-être les âmes damnées du Bunker. Ces mêmes crânes chauves rappellent l’imagerie nazie, la coupe militaire, les prisonniers des camps, ou le crâne rasé des skinheads. Le Bunker de la Dernière Rafale pourrait correspondre à une vision allégorique de la guerre, non pas seulement dans ce qu’elle a d’universel, mais dans la façon précise dont toute une génération a dû la réinventer, l’imaginer, l’interpréter, afin de comprendre un passé pourtant incompréhensible.

La guerre, c’est aussi la Guerre Froide, ce conflit titanesque qui sculpte la seconde moitié du XXème siècle. Ça, Jeunet et Caro connaissent. Tout un imaginaire paranoïaque s’est développé sur la base de la confrontation invisible entre les deux blocs, un imaginaire d’espionnage, de stations d’écoute, de radios pirates, d’assassinats politiques à coups de parapluies bulgares, d’aéronefs expérimentaux, de voyages spatiaux, de militaires lobotomisés, d’athlètes dopés, et d’expériences inhumaines conduites au plus profond de laboratoires secrets. La Guerre Froide déplace la crainte d’une boucherie à découvert, pour la transformer en méfiance vis-à-vis de toutes les ruses, toutes les perfidies, toutes les nébuleuses méthodes qu’un État serait susceptible d’employer pour arriver à ses fins. Le complotisme se démocratise, et avec lui émerge une toute nouvelle mythologie. La science, sous toutes ses formes, devient objet de fantasmes. D’elle viendra notre perte. Le Bunker de la Dernière Rafale met à l’honneur les prothèses encrassées, les chars blindés gargantuesques, les machines instables prêtes à exploser et à provoquer nombre d’accidents mortels, les expériences sadiques impliquant lavages de cerveaux et insectes électrocutés. La science telle qu’elle apparaît dans le film ne va nulle part, ne cherche rien, elle ne fait qu’exprimer l’état de déliquescence mentale de pauvres erres confinés. La génération des baby boomers a troqué le positivisme du début de siècle pour une peur tenace, et parfois irraisonnée. La science n’exprime plus le progrès, mais le délitement de la civilisation. A la tête de la grande hiérarchie des paranoïas, il y a, bien évidement, la crainte du conflit nucléaire, celui-là même qui doit mettre fin à l’humanité telle que nous la connaissons, celui-là même qui transformera notre planète en ce champs de ruines verdâtres enveloppées d’une nuit perpétuelle que Caro et Jeunet ont choisi pour décor de leur cauchemar dystopique.

Bande-dessinée franco-belge, expressionnisme allemand, aberrations biomécaniques, mémoire traumatique, folklore complotiste et conflits nucléaires, se mêlent harmonieusement dans l’univers du Bunker. Plus qu’une somme de peurs et de visions, le film est la retranscription d’un certain état d’esprit, une jeunesse marquée à la fois par le triomphe de la culture populaire, de la science-fiction et de la fantaisie, et par celui des contre-cultures issues de la Beat Generation, le mouvement Punk en tête. C’est une œuvre anarchiste, qui balaie, consciemment ou inconsciemment, tous les systèmes, s’attaquant au militarisme, à l’autorité, ou à toute politique sécuritaire à grands coups de caméras dans les toilettes, de généraux impotents ou d’ordres cryptés venus d’on ne sait où. Plus que cela, c’est une œuvre nihiliste, l’expression la plus brutale du slogan « No Future » chère au mouvement Punk, la contemplation d’une humanité vouée à l’échec, condamnée à détruire le monde et à s’anéantir elle-même. Le compte à rebours du film exprime la certitude d’une fin proche, une fin inéluctable, que chacun pressent sans pour autant deviner la façon dont elle se manifestera. Dès l’année suivante, sortiront Blade Runner (Ridley Scott) et Mad Max 2 (Georges Miller), qui offriront au monde une forme analogue de misanthropie. En 1984, William Gibson publie son célèbre roman Neuromancien. Le Japon se laissera, à son tour, conquérir par la vague crépusculaire, avec le manga Akira, de Katsuhiro Ōtomo, ou bien le court-métrage avant-gardiste de Shin’ya Tsukamoto : Tetsuo (1989), plus bel héritier, sans doute, du Bunker de la Dernière Rafale. En une poignée d’œuvres sombres et viscérales, de mondes apocalyptiques, de cyborgs psychotiques et de métropoles enténébrées, naît, croît et s’impose le mouvement Cyberpunk.

Virgile Van de Walle

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