Tous les articles par Katia Bayer

Le travail, c’est la santé

Nombreux films, tout format confondus, traitent différemment du thème du travail aux 11èmes journées dionysiennes qui s’achèvent aujourd’hui à St-Denis. « Misère au Borinage » « Le Sabotier du Val de Loire » et « Le 1er mai à Saint-Nazaire » sont trois courts qui déclinent ce concept complexe et souvent aliénant situé au cœur de notre société.

Misère au Borinage de Joris Ivens et Henri Storck

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Si le cinéma wallon avait une origine, paradoxalement, il la trouverait sans doute dans ce film réalisé par un Flamand (Storck) et un Néerlandais (Ivens). Dans la lignée du documentaire social dont on fera la réputation bien après, le film de Joris Ivens et d’Henri Storck aborde la réalité ouvrière de front et, tel un pamphlet cinématographique contre le capitalisme montant, il dénonce la misère criante du Borinage en 1932.

Le contenu du film a des airs d’un « J’accuse » et la forme est aussi naturaliste que « Germinal », évoquant les conditions extrêmes dans lesquelles vivaient les mineurs de cette région sauvagement touchée par la crise économique. Des intertitres dénonciateurs et dirigés ne cachant pas leur couleur communiste appuient des images muettes (le film n’a été sonorisé qu’en 1963) laissant découvrir une misère sociale sans nom. Une misère qui sclérose un territoire où se construisent des terrils en guise de cathédrales, où l’ignorance et l’illettrisme font l’apanage d’une masse grouillante et purulente exploitée par une élite dominante. Ouvertement politique, ce documentaire militant a été tourné dans la clandestinité la plus complète et a subi le couperet de la censure avant d’être adulé dans le monde entier. De Paul Meyer, « Déjà s’envole la fleur maigre », à Simon Van Rompay, « Le chant de Geppino » en passant par Patric Jean, « Les Enfants du Borinage, lettre à Henri Storck », la région a inspiré bien des cinéastes qui, le temps d’un film, se font les porte-paroles d’un lieu unique qui reste encore à réinventer.

Le Sabotier du Val de Loire de Jacques Demy

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Loin de toute préoccupation politique, le premier court métrage de Jacques Demy montre déjà l’intérêt du cinéaste pour l’histoire individuelle, celle qui concerne le quotidien des petites gens. En bord de Loire, à La Chapelle Basse-Mer, un sabotier et sa femme (les mêmes qui ont accueilli Demy lors des bombardements de Nantes pendant la Seconde Guerre Mondiale) vivent de leur travail artisanal. Le film s’avère être aussi bien un documentaire sur la fabrication d’un sabot que le témoignage sur la vie d’un vieux couple en milieu rural dans les années 50. Fortement influencé par l’un des maîtres du genre, Georges Rouquier, Demy lui emprunte la narration et le commentaire en voix off qui oriente l’interprétation des images, ancrant ainsi le film dans une tradition plus littéraire et fictive que proprement documentaire. Toutefois, une dimension onirique et philosophique se dégage de ce petit récit par le biais d’une jolie réflexion sur le temps qui passe, et qui le rend universel.

Le 1er mai à Saint-Nazaire de Marcel Trillat et Hubert Knapp

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Jamais diffusé à la télévision, le reportage documentaire de Marcel Trillat et Hubert Knapp plonge sa caméra dans les profondeurs du mouvement de grève des ouvriers de Saint-Nazaire de 1967. Tout comme « Misère au Borinage », le film dénonce les conditions de vie d’hommes et de femmes travaillant sans relâche pour un salaire minimum au profit d’une minorité qui s’enrichit. A la différence du film belge, celui-ci réalisé à la fin des années 60 donne directement la parole aux ouvriers. On y sent la dimension solidaire et fraternelle qui a uni les grévistes pendant des mois comme on y perçoit aussi le soulagement d’avoir trouvé un accord avec le patronat. Si le film n’a pas bénéficié de diffusion télévisée, c’est parce que les journalistes, ayant été sommés de donner également, par souci d’équité, la parole aux patrons, ont refusé cette condition, rétorquant qu’ils n’en avaient vu aucun défiler dans les rues pendant le tournage. Dans « Le 1er mai à Saint-Nazaire », le représentant d’un syndicat résume la société capitaliste en une phrase cinglante et parfaite : « Produis, consomme et tais-toi ! « . Le plus effarant, c’est que malgré les plus de 40 ans qui nous sépare de ces évènements, cette phrase reste d’actualité, et les paroles de l’Internationale continuent de résonner comme le souvenir d’un passé résolument révolu.

Marie Bergeret

Consulter les fiches techniques de « Misère au Borinage », « Le Sabotier du Val de Loire » et « Le 1er mai à Saint-Nazaire »

« On ne mourra pas », lauréat du Prix France Télévisions

Pour la deuxième année le prix France Télévisions du court métrage a été remis, lors du 33ème festival international du court métrage de Clermont-Ferrand, à Amal Kateb pour son film « On ne mourra pas », produit par Les Films au long-cours.

Cette édition 2011 présidée par Zabou Breitman, composée de huit membres : Macha Séry (Le Monde), Danièle Ohayon (France Info), Aude Dassonville (Le Parisien), Anne Cochard (CNC), Valérie Boyer (France2 Cinéma), Daniel Goudineau (France 3 Cinéma), Sophie Gigon (Pôle Fiction France télévisions), Frédéric Prallet-Dujols (Direction des Acquisitions) a décerné 3 mentions spéciales :

– Mention spéciale meilleure comédienne à Sophia Leboutte pour son interprétation dans le court métrage « Thermes » réalisé par Banu Akseki, produit par Frakas Productions, Anonyme Films et Premium Films.

– Mention spéciale meilleur comédien à Julien Bouanich pour son interprétation dans « Monsieur l’Abbé » réalisé par Blandine Lenoir, produit par Local Films.

– Mention spéciale à la réalisatrice Baya Kasmi pour son film « J’aurais pu être une pute », produit par Karé Productions.

Pour cette deuxième édition du prix du court métrage France télévisions, en association avec le journal Le Monde, a été créé Le Prix 2011 des internautes du Monde.fr qui a été décerné au film « Le Piano » réalisé par Lévon Minasian, produit par Boa Films.

Le Prix 2011 « On ne mourra pas » sera diffusé sur France 2 dans l’émission « Histoires Courtes » le dimanche 13 février 2011 en troisième partie de soirée. La réalisatrice Amal Kateb va bénéficier d’un pré achat automatique pour son prochain film ainsi que d’un prix numéraire de 5000 euros en récompense.

Luc Moullet : « C’est en tant que cinéaste que s’élabore mon travail critique, et non pas en tant que critique de cinéma »

Outre son travail de critique de cinéma, Luc Moullet est un cinéaste à part entière. Sa forte personnalité, son jeu sur les répétitions et ses formules truculentes trouvent un écho dans les sujets de société, comme le consumérisme, les conditions de travail et sa déshumanisation, que seule la comédie peut à la fois pointer et détourner. Clown amer, oscillant du burlesque au politique, Luc Moullet nous raconte, dans la seconde partie de notre entretien, comment il est devenu le « poil-à-gratter du cinéma français ».

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Format Court : Comment avez-vous abordé le tournage de votre premier film, Un steak trop cuit ? À l’époque des Cahiers, aviez-vous une expérience des plateaux ?

Luc Moullet : J’ai suivi des tournages un peu accidentellement. Je suis allé sur le tournage du Coup du berger (1956) de Rivette, ou des Espions (1957) de Clouzot, et puis j’ai interviewé des réalisateurs. Je me souviens, par exemple, d’une rencontre avec Richard Fleisher. Il était en train de tourner Crack in the Mirror (1960), dans les studios de Boulogne, avec Irina Demick, Orson Welles et Juliette Gréco, et m’a reçu en interview alors qu’on préparait le plan suivant, ce qui ne se produirait probablement pas de nos jours avec un réalisateur français. Je ne sais pas si ces rencontres m’ont beaucoup servi, mais je voyais un peu comment ça se passait. Ce sont les seuls contacts que j’ai eus avec la prise de vue.

Mon premier film a été un film simple à faire car je m’étais mis dans une bonne situation. Je n’étais pas dépaysé : il se tournait dans mon studio qui n’était pas un studio de prise de vue mais un studio d’appartement. J’étais donc chez moi, entouré de mes meubles et mon frère jouait dans le film. Je ne me suis pas retrouvé en face de figurants d’une super production. Par conséquent, c’était un passage assez aisé, et l’équipe technique était très petite.

La distribution du film a par contre été un petit peu difficile parce que le producteur, Georges de Beauregard, venait de produire Le petit soldat (1963) de Godard qui avait été interdit par la censure. Il est devenu paranoïaque. Comme les dialogues étaient assez grossiers, il était persuadé que le film ne passerait jamais la censure, ce qui m’a bien fait rigoler. Le film a passé à la censure mais il l’avait pris en grippe. Un steak trop cuit avait un côté roturier, moitié rabelaisien, moitié Audiberti ou Queneau. De Beauregard, c’était un noble et ça l’a choqué, alors il l’a un peu mis de côté. J’ai réussi quand même à le faire passer au Festival de Tour, mais c’était assez tendu.

En général, comment vivez-vous la sortie de vos films ? Ces derniers sont-ils bien accueillis ?

L.M. : Disons que j’ai une position incertaine, intermédiaire. En général, on me définit comme “le poil à gratter du cinéma français”. Cette différence peut jouer contre vous et puis, au-delà d’un certain stade, jouer en votre faveur parce que vos films se différencient des autres. Mais il y a un premier stade où on se différencie tellement des autres qu’on vous rejette. J’ai gardé une critique espagnole de Brigitte et Brigitte qui disait que c’était “le film le plus débile intellectuellement de toute l’histoire du cinéma”. Je l’ai utilisé pour la promotion du film parce que si vous avez six ou sept bonnes critiques, c’est amusant d’en mettre une comme ça.

J’ai rencontré beaucoup de réticences, j’ai eu pas mal d’adversaires. Mais de manière générale, la réception critique de mes films s’est améliorée avec le temps. Au bout de cinquante ans, les gens s’acclimatent à vous, vous considèrent avec un certain respect. D’ailleurs, j’ai eu des prix pour mes premiers films : Terre noire a reçu le prix du Groupe des Trente, et Brigitte et Brigitte a eu le Prix spécial du Jury du Jeune cinéma.

Quand on voit vos films, on repère une familiarité avec les films muets américains dans le rapport au corps, l’immobilité du visage et la répétition des gestes. Ce qui vous rapproche également de ces cinéastes burlesques, c’est le fait qu’ils utilisent leur propre corps de cinéaste pour élaborer leur comique. Pourquoi utilisez-vous votre propre corps à l’image ?

L.M. : Le cinéma burlesque est une référence pour moi, surtout le cinéma comique américain, d’ailleurs, récemment j’ai fait un article sur Easy street (1917) de Chaplin. En ce qui concerne le corps, il existe un principe selon lequel l’acteur comique ne doit pas rire. Moi-même, j’aime bien faire rire l’audience, celle-ci rit d’autant plus que je ne ris pas. Mais, si ma présence à l’écran est si récurrente, c’était pour des raisons matérielles à la base. Il n’y avait pas de figurants, je pouvais donc jouer quatre ou cinq rôles en étant déguisé. C’était plus économique comme système et ça m’évitait de m’égosiller pour donner des consignes, vu que je ne me parle pas à moi-même, et en même temps, c’était plus facile parce que je n’ai pas de problème de carrière. J’ai rencontré des comédiens qui calculaient les films par rapport aux suivants ou qui comptaient le nombre de répliques. Moi, quand je joue, je n’ai pas peur de prendre des risques.

Quelle est la nature de votre relation avec les acteurs sur le plateau ?

Quand j’ai tourné avec Jean-Pierre Léaud, je lui ai laissé une très grande marge de manœuvre. Ca m’intéressait de voir ce qu’il pouvait donner de lui-même. Souvent quand on fait un film, on parle de la « direction d’acteurs », mais souvent on choisit un acteur, on écrit le scénario pour lui, et ça roule. On ne travaille pas tellement avec lui, on le freine simplement, on voit le mouvement de son jeu à travers le film. Mais, en fait, il y a quatre acteurs qu’on ne dirige pas et un qu’on dirige parce qu’il est mauvais et qu’il a des problèmes. Donc la direction d’acteurs est une forme de rattrapage pour les acteurs qui sont susceptibles d’être un peu défaillants par rapport aux autres.

Dans vos films, les dérives de la société de consommation sont souvent traitées avec humour. Peut-on critiquer en faisant rire ?

L.M. : Je me suis fondé sur l’œuvre de Chaplin, qui a fait des films comiques sur des sujets très dramatiques. Dans Un roi à New York (1957), il traite de la chasse aux sorcières, dans Monsieur Verdoux (1947), d’un tueur en série, dans Le dictateur (1940) et Les Temps Modernes (1936), il fait la critique du taylorisme, dans La ruée vers l’or (1925), il relate une période où des centaines d’hommes sont morts de froid dans le but de trouver de l’or, et il y en a encore beaucoup d’autres comme ça. C’était un principe de base, faire rire avec des choses dramatiques, mais, pour moi, c’est une sorte de défi.

Vous avez toujours eu ce regard très proche du présent et vous continuez à l’avoir. Comment vos films naissent-ils ?

L.M. : J’observe la réalité et je note les choses drôles ou curieuses dans ma tête. J’ai toujours un petit stock d’idées en réserve. Par exemple, j’avais un projet qui s’appelait L’Art du trou, c’était un film sur le trou dans le pantalon, je voulais en faire l’historique, mais ça ne s’est pas fait. C’est en tant que cinéaste que s’élabore mon travail critique, et non pas en tant que critique de cinéma. En tant que critique, je suis essentiellement un laudateur. La critique peut fonctionner avec des mots, mais le mot est toujours plus discutable que l’image. L’image, elle, tord un peu la réalité mais peut frapper visuellement. Un distributeur automatique de baguettes de pain, c’est plus visuel à l’image qu’à l’écrit, n’est-ce pas ? Et bien, voilà, c’est ce que je filme !

Propos recueillis par Katia Bayer et Mathieu Lericq

Articles associés : la première partie de notre entretien avec Luc Moullet, Luc Moullet : le short lui va si bien

M comme The Music of Regret

Fiche technique

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extrait du film et bande annonce du DVD

Synopsis : Une comédie musicale qui assume totalement les codes du genre et revendique sa fantaisie et sa gaieté. Laurie Simmons s’est entourée pour l’occasion de musiciens, de marionnettistes professionnels, de danseurs de la compagnie Alvin Ailey, du cinéaste Ed Lachman et surtout de la comédienne Meryl Streep.

Genre : Fiction

Durée : 40′

Année : 2006

Pays : Etats-Unis

Réalisation : Laurie Simmons

Scénario : Laurie Simmons, Matthew Weinstein

Image : Edward Lachman

Musique : Michael Rohatyn

Montage : Laura Israel

Interprétation : Meryl Streep, Adam Guettel

Production : Double Wide Media, Performa, Salon 94

Article associé : la critique du film

F comme Forst

Fiche technique

Synopsis : Déroulant les atours de la fiction, Connaissance du monde propose un voyage cinématographique onirique et précis entre couleurs et noir et blanc, solitude et nécessité de la rencontre, l’ici et l’ailleurs. Une mise à jour du monde par ses fonds lumineux et sombre.

Genre : Documentaire

Durée : 50′

Année : 2005

Pays : Autriche

Réalisation : Ascan Breuer, Ursula Hansbrauer, Wolfgang Konrad

Scénario : Philippe Fernandez

Production : Karé production

Article associé : la critique du film

P comme Pick Up

Fiche techniques

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Synopsis : Explorant la voie d’un cinéma non narratif, bannissant le commentaire, Pick Up détourne la petite station balnéaire de Benidorm en un endroit multiforme et démesuré, cocasse et inquiétant à la fois.

Genre : Documentaire

Durée : 36’

Année : 2005

Pays : France

Réalisation : Lucia Sanchez

Montage musical : Chazam

Production : Local Films

Article associé : la critique du film

C comme Connaissance du monde (drame psychologique)

Fiche technique

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extrait du film

Synopsis : Déroulant les atours de la fiction, Connaissance du monde propose un voyage cinématographique onirique et précis entre couleurs et noir et blanc, solitude et nécessité de la rencontre, l’ici et l’ailleurs. Une mise à jour du monde par ses fonds lumineux et sombre.

Genre : Fiction

Durée : 44′

Année : 2004

Pays : France

Réalisation : Philippe Fernandez

Scénario : Philippe Fernandez

Image : Fred Mousson, Pierre Wéité

Son : Philippe Léchelle

Montage : Philippe Fernandez

Interprétation : Bernard Blancan

Production : Karé production

Article associé : la critique du film

Festival Silhouette 2011, ouverture des inscriptions

Rendez-vous sur la plateforme d’inscription en ligne Short Film Depot pour enregistrer votre film :

Date limite d’inscription : 22 mai 2011
Frais d’inscription : gratuit
Films terminés après le 1er septembre 2009
Durée maximale : 60 minutes (35′ pour les documentaires)
Pays de production : tous
Formats de projection : 35 mm, Digital Betacam, Betacam SP DV, DV Cam (Pal)
Genres acceptés : tous

(voir le règlement et les conditions sur Short Film Depot)

EN

Submission deadline: May 22nd, 2011
Entry fee: no fee

Requirements :
1) Films completed after : 1st September 2009
2)
Maximum running time : 60 minutes (Documentary : 35min.)
3) Country of production : all
4) Screening formats : 35 mm, Digital Betacam, Betacam SP DV, DV Cam (Pal)
5) Genres accepted : all

Link : Short Film Depot

Luc Moullet : « À l’époque, il était difficile pour un critique des Cahiers du cinéma de ne pas réaliser de film. Les producteurs se jetaient à vos genoux. »

Avant de passer derrière et devant la caméra, Luc Moullet a usé de sa plume aux Cahiers du cinéma. Dès 1956, il officiait aux côtés de Jacques Rivette, Éric Rohmer, François Truffaut et Jean-Luc Godard, avec lesquels il entretenait des rapports étroits et partageait une conception commune du cinéma. Devenu réalisateur, Luc Moullet s’est distingué rapidement du groupe par sa présence et son flegme caractéristiques. D’Un steak trop cuit (1960) à Toujours moins (2010), son œuvre compte aujourd’hui plus de quarante films, en majorité des courts-métrages. La première partie de notre entretien aborde les débuts d’une personnalité sous-estimée de la Nouvelle Vague, les relations avec ses pairs et l’essence comique de son inimitable travail de cinéaste.

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Format Court : Avant d’analyser votre œuvre de cinéaste, il est difficile de ne pas évoquer votre carrière de critique de cinéma et, plus précisément, votre travail aux Cahiers du cinéma. Avant de tourner votre premier film, vous avez en effet écrit pour cette revue dès 1956. Comment vous êtes-vous glissé dans l’équipe des Cahiers ? Sur quels sujets, sur quels auteurs, se sont fixés vos écrits ?

Luc Moullet : Très tôt, je souhaitais rentrer aux Cahiers. Avant d’y parvenir, j’ai eu deux ou trois textes de refusés. Mais le quatrième est passé, c’était un article sur Edgar George Ulmer. J’avais pu, étant bien documenté, faire une bio-filmographie assez complète d’Ulmer que j’étais le seul à pouvoir obtenir parce que j’étais assez débrouillard. J’ai un côté “rat de bibliothèque”. L’article, qui n’était pas très bon d’ailleurs, est passé uniquement pour la filmographie, donc si je suis rentré, c’est parce que j’étais le mieux documenté. Et une fois qu’un premier texte est passé, il y en a un deuxième, un troisième, etc. Concernant les thèmes et les sujets, mes textes étaient variés, ils portaient sur Ulmer, sur Samuel Fuller, sur Luis Buñuel aussi. Après, j’ai été amené à travailler pour d’autres journaux dans lesquels il fallait écrire les articles du mercredi, en fonction des films qui sortaient en salle.

Progressivement, un lien de confiance semble s’être créé avec cette “bande”, composée de Jean-Luc Godard, Jacques Rivette et quelques autres. C’est d’ailleurs Godard qui vous a permis de réaliser votre premier court-métrage, n’est-ce pas ?

L.M. : Oui. Mon premier texte important dans Les Cahiers fut un article d’une dizaine de pages sur l’œuvre de Godard, lors de la sortie d’À bout de Souffle (1960). J’ai été invité au cocktail juste avant la sortie du film et Godard a dit à son producteur, Georges de Beauregard : « Produisez un film de Moullet ». Le producteur a obtempéré car Godard l’avait sauvé de la faillite grâce aux recettes colossales d’À bout de souffle. Il ne s’y connaissait pas trop en cinéma donc il se fiait à la parole de Godard. Godard, c’était une sorte de “pygmalion du cinéma français” puisque c’est lui qui a dit : « Produisez un film de Demy, de Rozier, de Varda… » Il a également attiré son attention sur Jean-Pierre Melville qui a fait son premier film dans le système – avant cela, il était assez underground – et il a permis la production de La Religieuse, le deuxième film de Rivette. Il donnait beaucoup de coups de main aux autres réalisateurs et à ceux qui voulaient tourner. Il avait un petit côté “Saint-François-d’Assise”, Godard.

Justement, vous-même, songiez-vous déjà à réaliser des films à cette époque-là ? En écrivant sur les autres cinéastes, aviez-vous eu la tentation de devenir réalisateur ?

L.M. : Oui, bien sûr. Mais, à l’époque, au moment où j’ai commencé dans la critique, il me semblait très difficile d’accéder à la réalisation parce que seulement sept premiers films étaient produits chaque année, alors qu’aujourd’hui, il y en a soixante. En plus, on accédait à la réalisation au terme d’un curriculum vitae assez long, il fallait un certain nombre d’années d’assistanat. On a l’exemple de Marcel Camus, qui a pu faire son premier film à quarante-cinq ans, après avoir fait un certain nombre de films comme stagiaire ou assistant. Moi-même, j’étais incapable d’être assistant, donc je ne pouvais pas suivre cette filière-là, qui était en plus très sélective. Cependant, en effet, j’avais l’idée de réaliser. J’avais commencé à écrire des scénarios vers l’âge de dix ans, mais ce n’était pas très sérieux. Et lorsqu’il y a eu le grand succès des réalisateurs des Cahiers, j’ai suivi la vague. D’ailleurs, il était difficile à l’époque pour un critique de ne pas réaliser de film. Les producteurs se jetaient à vos genoux. Pour eux, c’était une sorte de filon d’or, les critiques des Cahiers.

À cette époque, quand on parlait de cette équipe des Cahiers, passant du statut de “critique” à celui de “réalisateur”, on parlait surtout de la « Nouvelle Vague ». Vous sentiez-vous appartenir à ce groupe ? Certaines personnalités étaient un peu plus émergentes que d’autres. Acceptez-vous par ailleurs d’être catalogué comme “cinéaste de la Nouvelle Vague” ?

L.M. : Le sentiment d’appartenance provenait du fait qu’on avait à peu près les mêmes idées sur les films. Sur le plan de la critique, il y avait peu de divergences. Il arrivait qu’il y en ait quelques-unes, mais souvent on les gommait parce qu’il y avait un esprit de corps. Mais au niveau de la carrière, ça allait être complètement différent : rien de plus opposé qu’un film de Chabrol et un film de Rivette, par exemple, ou qu’un film de Godard et un film de Truffaut.

Quant à la carrière de cinéaste, on me catalogue assez souvent comme membre de la Nouvelle Vague. Quand j’ai débuté, c’était un an et demi après Les Quatre cent coups (1959) et il n’y avait plus d’autres places pour un grand nombre de cinéastes issus des Cahiers. Trois d’entre nous ont percé tout de suite, et d’autres autres ont connu certains malheurs avant de réaliser leur deuxième film, Rivette et Rohmer par exemple. En effet, la vis était un peu serrée; le public comme les médias ne pouvaient pas ingurgiter quinze nouveaux réalisateurs. C’est pour cela que les carrières des réalisateurs des Cahiers ont été assez difficiles. Mais on était un peu en porte-à-faux, Jean-Marie Straub, Jean Eustache, Jean-Daniel Pollet, Marcel Hanoun, Louis Garrel, Paul Vecchiali, Jacques Rozier, et moi. On était plus underground, nos œuvres étaient peut-être plus étranges, et on avait moins de talent que Godard ou Truffaut. Je crois qu’aucun de nous ne voulait appartenir à la Nouvelle Vague. Notre rapprochement était surtout important sur le plan critique : on défendait les mêmes auteurs mais il y avait d’énormes différences au niveau de notre cinéma.

Concernant les différences entre vous, certains ont rapidement choisi de réaliser des longs-métrages, alors que d’autres, comme vous par exemple, ont continué à faire des courts-métrages. Pourquoi avez-vous poursuivi votre travail de cinéaste dans la forme brève ?

L.M. : En fait, il y avait un principe qui existait dans les années 60 : on faisait d’abord de la critique, puis des courts-métrages, puis des longs. Si après avoir fait un long, on faisait un court ou de la critique, on était un peu dévalué dans le système. Pour ma part, quand j’ai réalisé mon premier long, je n’ai pas cherché à faire des courts. C’était un peu bête parce que j’ai eu des trous, comme ça, et j’ai suivi un peu le système. Ensuite, j’ai été un peu influencé par Straub, Varda, ou Vechialli, qui faisait des courts-métrages en même temps. À l’époque, de nombreux cinéastes refusaient de revenir aux courts. Je pense à Louis Daquin, par exemple, qui était bloqué après son dernier long-métrage, et qui n’a plus fait de films après. Le plus souvent, c’était le long-métrage ou rien.

L’argument de vos films est généralement très sommaire. Il est fondé sur un gag, une sorte de ligne directrice très simple que vous développez, que vous répétez, tout au long de votre travail. Dans Essai d’ouverture (1989) par exemple, vous essayez d’ouvrir une bouteille de Coca-Cola de différentes manières. Vous travaillez beaucoup avec l’effet comique. La forme brève vous aide-t-elle à susciter le rire ?

L.M. : Je me sens assez à l’aise dans des films de treize minutes par exemple, mais je peux faire des longs aussi, avec des durées assez courtes, de l’ordre d’1h20. C’est dommage d’ailleurs qu’Essai d’ouverture soit si court, j’aurais bien aimé que le film dure trois heures ! Mais c’était peut-être difficile à faire, un film de trois heures sur l’ouverture d’une bouteille, il faut vraiment être génial pour y arriver. Je sais que si Spielberg l’avait fait, ça aurait duré trente secondes. En fait, comme je fais des films comiques, c’est plus facile avec les durées courtes. Le spectateur a lui aussi des difficultés devant les films comiques très longs. Vous n’allez pas en trouver beaucoup des comédies réussies de deux heures. En général, le rire fatigue, c’est une usure des zygomatiques, et puis il y a une certaine lassitude. C’est pourquoi le film comique s’est surtout exprimé par la brièveté surtout au temps du muet ; je pense à Laurel et Hardy, à Chaplin, qui a fait soixante courts-métrages, et dix longs-métrages après, et à Buster Keaton la longueur normale pour un film comique est une durée très courte.

Le travail de critique de cinéma, à partir duquel vous avez commencé, est resté très présent : vous continuez à l’exercer aujourd’hui. Il vous arrive même de revendiquer être davantage un critique qu’un cinéaste. Qu’en est-il ?

L.M. : Pas forcément plus… D’abord, il y a moins de concurrence comme critique que comme réalisateur. Peu de gens ont la vocation d’être critique, par rapport à ceux qui veulent tourner un film. Donc on est un peu catapulté au premier rang quand on veut vraiment faire de la critique. Effectivement, moi, j’ai continué à faire de la critique. Mais je n’aime pas beaucoup le mot ” critique” parce qu’il est un peu contradictoire. C’est comme le droguiste, il ne vend pas de la drogue. Moi, j’étais plutôt un « laudateur », ou un “louangeur”. Il m’arrive rarement de dire du mal d’un film. Si celui-ci ne m’intéresse pas, je n’en parle pas.

Le nom de Godard revient souvent dans vos phrases. Quel lien entretenez-vous avec lui ? Est-ce de l’ordre de la fascination ?

L.M. : Il a une œuvre très importante. J’ai dit beaucoup de bien de certains de ses films que je considère comme les plus grands du cinéma comme Puissance de la parole (1988). On a des échanges parfois un peu distants. Je lui envoie mes DVD, je ne sais pas ce qu’il en fait. Mais Godard, il me sert d’attaché de presse, sans en avoir le titre. Il dit aux festivals : « Prenez le dernier film de Moullet », et mes films sont sélectionnés !

Propos recueillis pas Katia Bayer et Mathieu Lericq

Articles associés : la suite de notre entretien avec Luc Moullet, Luc Moullet : le short lui va si bien

Focus Est-ce ainsi que les gens vivent ?/La comédie du travail

Du 2 au 8 février 2011, les 11èmes journées cinématographiques de Saint-Denis (93) sont dédiées au thème « La comédie du travail ». À travers une programmation à la fois riche et diverse, les films et les invités — parmi lesquels Luc Moullet, Aki Kaurismäki et Marcel Hanoun — ont pour objet commun d’interroger, non sans humour parfois, les relations de l’homme et de son travail. Le clou de ce spectacle « laborieux » a eu lieu le vendredi 4 février avec la master-class du cinéaste finlandais, Aki Kaurismäki. Mais les séances se poursuivent jusqu’au 8 février avec une carte-blanche à Luc Moullet, la projection du chef d’œuvre chinois en trois parties À l’ouest des rails (2003) de Wang Bing et d’autres réjouissances aussi inattendues que pertinentes.

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Retrouvez dans notre Focus :

L’interview d’Aki Kaurismäki

Le travail, c’est la santé, un reportage autour de « Misère au Borinage » « Le Sabotier du Val de Loire » et « Le 1er mai à Saint-Nazaire »

l’interview de Luc Moullet : 1ère partie

– La suite de notre entretien avec Luc Moullet

Des nouvelles des Lutins

Le coffret DVD des Lutins du Court-Métrage 2011 arrive bientôt. Cette année, 25 films (16 fictions, 3 documentaires, 5 films d’animation, 1 documentaire animé) ont été retenus sur 609 inscrits.

Ceux qui souhaitent recevoir le coffret et participer au vote, vous pouvez dès à présent remplir votre formulaire d’adhésion aux Lutins 2011. Ainsi vous devenez un membre du jury public ou professionnel.

– Adhésion Lutins 2011 – Vote public : http://leslutins.com/du_court_metrage/spip.php?article127

– Adhésion Lutins 2011 – Vote professionnel : http://leslutins.com/du_court_metrage/spip.php?article128

Vous pouvez également télécharger votre bulletin d’adhésion et nous le faire parvenir par courrier : http://leslutins.com/du_court_metrage/spip.php?rubrique25

Pour plus d’informations : www.nuitdeslutins.com

DVD Hors Pistes, vers une narration hors des chemins battus

Entre 2007 et 2009, à l’occasion du festival Hors Pistes et en collaboration avec les éditions Lowave, le Centre Pompidou a sorti trois DVD comprenant chacun trois films issus de la sélection. Fidèles aux principes fondateurs de cet événement innovateur, et malgré leur diversité de durée, de genre, de nationalité et de style, ces œuvres partagent un trait commun : ils posent tous un regard inédit sur l’image cinématographique et son rôle narratif. Aperçu de quatre titres marquants dans les trois numéros.

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DVD #1 : 3 moyens métrages

Connaissance du monde (Drame psychologique)

 

Le troisième court métrage de Philippe Fernandez est typique de l’œuvre de ce cinéaste atypique. Avec son penchant pour exprimer la solitude et l’incommunicabilité humaines sur fond d’un humour à la fois absurde et sardonique, il se place parmi ces auteurs, en grande partie français, qui échappent à une catégorisation usuelle pour créer leur genre à part – Tati certes, mais également Huillet et Straub entre autres.

Connaissance du monde, comme le suggère son titre, se base sur la série des conférences télévisées éponymes qui ont eu le vent en poupe pendant plusieurs décennies dans toute la Francophonie. En construisant une fiction à partir de cette série, Fernandez remet en scène son acteur fétiche Bernard Blancan, qui incarne un « scientifique zététique » tentant en vain de convaincre son audience du rôle des pouvoirs extra-terrestres dans les constructions soi-disant humaines à travers différentes civilisations. Encouragé par ses collègues qui partagent son point de vue, il part aux îles de Pâques à la recherche de preuves irréfutables de ce qui pourrait selon lui altérer, ou en tout cas compléter, la vision théologique de la création.

extrait du film

Loin de favoriser un dialogue ou un jeu d’acteurs exagéré, le réalisateur prend le parti de la sobriété de forme et de fond pour renforcer l’humour noir du récit. Par exemple, il s’appuie sur le personnage de la mère du protagoniste (très probablement interprété par la mère de l’acteur lui-même), une femme inexorable qui dénigre les ambitions de son fils, pour apporter au film son aspect ouvertement hilarant, voire bouffon. Le résultat est un ton comique malgré des vacillations thématiques tout à fait sérieuses, notamment l’isolement du personnage et son incapacité à communiquer avec les autres. Ceux-ci sont représentés par un jeu scénique qui consiste à mal encadrer le protagoniste, à l’écraser sous l’imposante géométrie architecturale de la ville moderne, une technique évocatrice de la description de la non-communication moderniste opérée par Antonioni dans l’Ecclisse. Par ailleurs, Fernandez parsème son image d’éléments dédoublant le sentiment de solitude : des miroirs, de très grands espaces, une chambre d’hôtel avec deux lits simples, une table vide à côté du protagoniste, autant d’éléments qui créent une profondeur de champ vide, soulignant l’absence de l’autre.

Au final, le protagoniste est lui-même un artiste et un narrateur qui fait des expériences sonores, qui filme et qui persiste malgré l’indifférence de ses interlocuteurs. Lorsque qu’on considère cette suggestion autobiographique et l’aplomb avec lequel Fernandez combine le sérieux de son sujet avec le ton ironique (remarquable jusqu’au sous-titre « drame psychologique »), on se rend pleinement compte des mérites de ce film à l’allure si modeste.

Pick Up

Lorsque la comédienne espagnole Lucia Sanchez s’est placée derrière la caméra, nul ne se serait douté du degré d’excentricité dont ses films feraient preuve. Pick Up, par exemple, également sur le DVD #1, est un film des plus expérimentaux si non carrément déconcertant.

Ce documentaire non narratif (au sens littéral du mot) montre avec nonchalance la station balnéaire de Benidorm, fréquentée quasi exclusivement par des Européens pensionnés. Ceux-ci profitent de leur temps libre au soleil à bronzer, à manger et le soir tombé, à danser aux côtés des quelques jeunes frénétiques et débridés qui offrent un contraste marqué à cette scène. Ce n’est pas tant les corps surannés, les tentatives de s’accrocher à une jeunesse longtemps disparue ni le côté grégaire et conformiste du sujet qui interpellent. Au contraire, c’est la brillante retenue avec laquelle Sanchez pose son regard et le subtil minimalisme dont elle se sert pour se positionner sans jamais prononcer de propos explicites qui en font un bon documentaire.

En effet, hormis la caméra, son ciné-œil pudique mais fouinard, le principal outil de la réalisatrice tient dans son usage habile de la bande-son musicale. Celle-ci a rarement été aussi parlante, jouant elle le rôle de la narration en l’absence de tout autre élément narratif. Elle anime le sujet de façon diégétique, accompagnant la plupart des activités en cours. En même temps, elle sert de musique de fond extra-diégétique et conditionne le regard du spectateur, en suggérant différents registres affectifs, du ridicule au sombre. En somme, elle véhicule la voix cachée du narrateur invisible qu’est Sanchez, mais sans pour autant être catégorique. En n’explicitant pas son point de vue ironique, la réalisatrice laisse le libre choix au spectateur-comme-voyeur pour se questionner au sujet de l’intention de l’auteur et de sa propre interprétation du film.

DVD #2 = L’autre cinéma

Forst

Coréalisé par trois Autrichiens, Ascan Breuer, Ursula Hansbauer et Wolfgang Konrad, Forst est un pseudo-documentaire décrivant les expériences d’un groupe de réfugiés politiques détenus dans une forêt imaginaire quelque part en Europe. Basé sur des témoignages réels de membres du Voice Refugee Forum, le film montre la séquestration et l’abandon de la part d’un pouvoir invisible qui représente l’autre côté de la communauté internationale humanitaire.



À l’instar du « Village » dans Le Prisonnier, ou bien de l’île mythologique de La Plage et plus récemment de Lost, la forêt prend le rôle de personnage à part entière, voire de protagoniste, autour duquel tout gravite. En effet, elle dépasse le cadre narratif et explose le champ visuel pour devenir le centre même de toute la perception filmique, presque tout au long du récit. Sur fond de cette tapisserie graphique, les voix des détenus expriment tour à tour leurs craintes, leur colère et leur désespoir. Grâce à l’expérimentation formelle à l’image, le spectateur éprouve ces mêmes sentiments claustrophobes avec une grande empathie à l’envers du sujet, peut-être même plus fort que si les témoignages s’étaient faits de façon explicite. Ici en revanche, l’image floue, pixélisée et achromatisée de la verdure semble parfaitement exprimer l’état psychique du sujet. En même temps, il y a une certaine hybridité de registre due à la présence des images plus figuratives, celles qui donnent un visage aux victimes et aux autorités. La familière étrangeté qui en sort rappelle l’onirisme de Tarkovsky mais avec une dimension plus cauchemardesque, ce qui rend le traitement de cette aberration humaine plus percutant.

DVD #3 : Un autre mouvement des images

The Music of Regret

Ce n’est peut-être pas un fait très connu que la comédienne Meryl Streep, avant de s’aventurer dans les acrobaties abba-esques de Mamma Mia, s’était déjà essayée au genre de la comédie musicale dans le court (moyen) métrage de Laurie Simmons. Tout comme dans le long de Phyllida Lloyd, elle porte le film sur ses belles épaules, ses pommettes saillantes et ses cordes vocales impressionnantes.

extrait du film et bande annonce du DVD

The Music of Regret est entièrement construit sur le registre du spectacle, avec trois actes. Le premier acte, « The Green Tie », suit l’histoire de deux familles très proches à tous niveaux : les deux grands-pères sont meilleurs amis, leurs fils et filles, également proches, se marient entre eux, et leurs enfants à leur tour deviennent fatalement inséparables. Suite aux suggestions peu judicieuses de la part d’une des filles – la préparation d’un gâteau à la vanille au lieu d’un dessert au chocolat, et le port d’une cravate verte pour obtenir une promotion, la vie de l’un des deux couples est complètement basculée et bouleverse les rapports entre ces deux foyers proches, et va vers une fin relativement tragique. Le deuxième acte, nommé « The Music of Regret », mêle live-action et animation en volume, avec la gracieuse silhouette de Streep vivant une histoire d’amour rhapsodique avec de nombreuses marionnettes identiques, ce qui fait penser à l’Escale à Hollywood, où Gene Kelly danse avec Jerry la souris, ou encore au clip d’Opposites Attract, avec Paula Abdul et scat Kat MC. Finalement, le troisième acte, « The Audition », s’éloigne le plus des codes de la comédie musicale animée. Ici, il s’agit entièrement de live-action, Meryl Streep étant réduite à une voix qui commente une audition de ballet lors de laquelle les candidats sont eux-mêmes totalement déshumanisés. La figuration est ici complètement mise à mal au profit du spectacle pur, montrant ainsi une progression très intéressante de la narration vers la monstration à travers ces trois actes. Le film de Simmons est léger et divertissant sans pour autant être frivole, dans la mesure où il revisite le genre avec intelligence et humour.

Adi Chesson

Consultez la fiche technique de Connaissance du monde, de Pick Up, de Forst et de The Music of Regret

DVD Hors Pistes : Editions Lowave

 

B comme Because We Are Visual

Fiche technique

Synopsis : Cette narration documentaire est montée uniquement à partir de vidéos sur internet. Nullement moqueuse, elle présente le monde des vidéos blogs, où des adolescents livrent leurs corps et leurs âmes au regard de la communauté virtuelle, via webcam. Les vidéos choisies sont diverses et poétiques. Il en ressort pourtant avec force des angoisses, des craintes et des solitudes qui se font échos. Et un nouvel usage de l’image se confirme.

Réalisation : Olivia Rochette, Gerard Jan-Claes

Scénario: Olivia Rochette, Gerard Jan-Claes

Genre : Documentaire expérimental

Durée : 47′

Année : 2010

Pays : Belgique

Image : Olivia Rochette, Gerard Jan-Claes

Son : Olivia Rochette, Gerard Jan-Claes

Montage : Olivia Rochette, Gerard Jan-Claes

Musique : Ethan Rose, Mount Kimbie

Production : KASK

Article associé : la critique du film

Because We Are Visual de Olivia Rochette et Gerard-Jan Claes

Dialogue avec mon vlogger

« Because We Are Visual » d’Olivia Rochette et Gerard-Jan Claes, diplômés du KASK (Koninklijke Academie voor Schone Kunsten de Gand), porte un regard inédit sur la communauté des vloggers à travers le monde. Un essai documentaire d’exception sélectionné au Festival Hors Pistes.

Qu’on se le dise, le virtuel a envahi les chaumières même les plus réfractaires et a redéfini notre manière de voir et de donner à voir. Le vlogger ou vidéo blogger participe de cette révolution technologique. Exhibitionniste à souhait, il attise la pulsion voyeuriste de tout un chacun en se confessant sur la grande toile. Ainsi, on peut rentrer dans les secrets les plus intimes d’un parfait inconnu en suivant régulièrement ses vidéos postées sur l’espace cybérien. À la différence du blogger, le vlogger a un visage et il ne s’en cache pas, à la différence du journal intime traditionnel, le vlog peut être vu et commenté par le monde entier. Voilà qui pose question sur la notion d’intimité et de limite des espaces privés et publics.

Derrière les images, des vies sont tissées, des vies que l’on devine solitaires. À fleur de web, les âmes seules se dévoilent, se racontent, s’ouvrent au spectateur voyeur dans l’anonymat le plus abstrait relevant l’un des paradoxe de l’époque actuelle. Dans ce jeu de confessions, on soulève bien des non-dits, on révèle parfois des secrets sans jamais vraiment se rapprocher de la vérité car le vlogger se sait filmé alors il se permet quelques subtilités de mise en scène manipulant gentiment les répliques pour son seul en scène virtuel. C’est que le net offre un espace de liberté où tout semble possible.

Monté en évitant soigneusement de tomber dans les mailles du sensationnalisme, le film expérimente les possibilités d’un nouveau support médiatique (internet) tout en réussissant le tour de force de construire une narration captivante affichant le spectacle de la banalité comme preuve d’existence. Un récit inspiré évoquant la poétique du spleen baudelairien.

Marie Bergeret

Consultez la fiche technique du film

Focus Hors Pistes 2011

Jusqu’au 6 février 2011, se déroule au Centre Pompidou la 6ème édition du festival Hors Pistes, qui pose, au travers d’une programmation de moyens métrages, un regard sur la variété des formes que l’image prend aujourd’hui : projections, performances, installations, images en réseau ou images éphémères, projection mentale ou images en devenir. Pendant trois jours encore, intéressez-vous au cinéma hybride, à l’ouverture des frontières, et aux nouvelles narrations.


Retrouvez dans ce focus :

La critique de « Because We Are Visual » de Olivia Rochette et Gerard-Jan Claes (Belgique)

la critique des DVD Hors Pistes : Vers une narration hors des chemins battus

Festival Pointdoc, les coups de cœur

Dans la catégorie « Première création », c’est « Recardo Muntean Rostas » de Stanislas Zambeaux qui emporte à la fois les suffrages du jury et aussi du public.

Dans la catégorie « Film jamais diffusé », c’est « Yézémed Yébaèd » de Leila Morouche qui a su séduire le jury et « La Chambre Cambodgienne, situations avec Antoine D’Agata » de Tommaso Lusena De Sarmiento et Giuseppe Schillaci qui a été largement plébiscité par le public .

Les trois films « primés » seront en ligne sur le site jusqu’au dimanche 6 février 2011. Il seront également diffusés sur grand écran lors de la soirée de clôture du festival le vendredi 11 mars à la salle Jean Dame à Paris (sur réservation, nombre de places limité).

Retrouvez également notre focus consacré à Pointdoc

O comme On ne mourra pas

Fiche technique

Synopsis : Oran. Vendredi. Eté 1994. Après un reportage à Kaboul, Salim revient dans sa ville à l’heure de la prière. Il retrouve Houria, la femme qu’il aime, cachée dans un appartement clandestin. Pour fêter leurs retrouvailles, Salim sort une bouteille de vin, dénichée en Afghanistan. Seulement voilà, Houria n’a pas de tire-bouchon…

Genre : Fiction

Durée : 20′

Année : 2010

Pays : France

Réalisation : Amal Kateb

Interprétation : Kader Fares Affak, Amal Kateb

Scénario : Amal Kateb

Image : Thomas Favel

Son : Romain Cadilhac

Montage : Anita Perez

Production : Les films au long cours

Article associé : l’interview d’Amal Kateb

P comme La Parade de Taos

Fiche technique

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Synopsis : Taos, une très belle jeune femme, rencontre régulièrement un homme dans le jardin zoologique d’Alger. Les couples d’amoureux sont mal à l’aise devant les regards hostiles des promeneurs et ne trouvent d’intimité qu’à l’abri de la végétation.

Genre : Fiction

Durée : 19′

Pays : France

Année : 2009

Réalisation : Nazim Djemaï

Scénario : Nazim Djemaï, Messaoud Djemaï

Montage : Anne-Catherine Mailles

Image : Frédéric Choffat

Son : Matthieu Perrot

Interprétation : Amal Kateb

Production : Capricci Films

Article associé : l’interview d’Amal Kateb

Amal Kateb : “Je reste nourrie et habitée par un besoin de continuer à dire les choses qui me bouleversent et qui me sont proches »

Parfois, il se passe quelque chose d’important lors des interviews, ces moments peu naturels où deux inconnus se font face pour la première fois, où l’un est censé se livrer plus que l’autre. Ce genre de situation se produit rarement mais survient quand on rencontre quelqu’un comme Amal Kateb, comédienne et réalisatrice de On ne mourra pas, Prix des bibliothécaires à Angers et film en lice pour le Prix France Télévisions. Habitée par l’Algérie, marquée par l’engagement et à l’origine de trous dans les murs, elle se raconte sur le fil, autour d’un film et d’une certaine histoire.

Tu es née, tu as grandi en Algérie. Comment es-tu arrivée en France ?

Amal Kateb : J’ai grandi en Algérie, je suis arrivée en France pour faire des études universitaires. En parallèle, j’ai commencé le théâtre. C’était un rêve d’enfant que je n’avais pas pu réaliser en Algérie car quand j’ai voulu le pratiquer, le Front islamique du salut (FIS) a gagné les élections municipales législatives et leur première action a été de museler les endroits de création et de culture, de fermer les lieux de musique, de danse, de théâtre.

La peur commençait à s’amplifier, on sentait les interdits grandir et une montée de l’intégrisme et du terrorisme. Après, pour des raisons personnelles, je suis partie en France avec comme objectif de rentrer en Algérie et de partager ce que j’avais appris. Je sentais cette responsabilité-là.

Quand on part, on est exilé, on est impuissant. On ressent doublement les choses : on est loin et on est encore là-bas.

A.K. : Il y a plusieurs choses. Le départ a été douloureux. En plus, les attentats, les assassinats continuaient. Je pense que comme la plupart des Algériens, j’ai perdu des proches, des connaissances. Être loin, c’était terrible parce qu’on est impuissant. Je me rappelle, j’étais branchée tout le temps sur France Info, j’apprenais l’assassinat de gens que j’aimais, que je connaissais, en écoutant les informations. Moi, j’étais à Dijon, toute seule, je ne connaissais personne, j’écoutais la radio et j’entendais l’énumération des morts et j’avais peur pour mes proches qui étaient encore en vie. La peur est là, tout le temps là. Vivre ailleurs n’a pas empêché la peur, l’angoisse et l’impuissance. C’est vrai que ce sont des choses qu’on ne reconnait pas forcément, on a l’impression que ceux qui partent oublient ou se détachent. Ce n’est pas le cas. Même si on est ailleurs géographiquement, dans nos têtes et dans nos cœurs, on est avec nos proches, on est avec notre peuple.

En Algérie, la création diminuait publiquement, est-ce pour cela que tu voulais revenir avec un projet propre, un projet algérien ?

A.K. : Je crois que les choses étaient plus simples que ça. Les choses s’arrêtaient mais si les gens se faisaient tuer, c’est parce qu’ils n’arrêtaient jamais. Où qu’ils soient, ils continuaient à se battre, à lutter, à dénoncer, à vivre, à tomber amoureux, à jouer comme le font les enfants dans le film. La vie ne s’arrêtait pas, la pulsion de vie était beaucoup plus forte que tout ce qui se passait autour.

Effectivement, le fait d’être en France m’a permis de concrétiser des rêves, d’apprendre des choses et d’avoir du recul par rapport à moi-même. Si je n’étais pas partie, si j’avais été constamment confrontée à cette violence-là, à cette terreur-là, je n’aurais pas fait le même film, j’en suis sûre. Mais j’étais loin, ça m’a permis de prendre du recul et de nuancer des images, de faire un gros travail sur le hors champ.

Quel était le point de départ de On ne mourra pas ? T’es-tu inspirée de ta propre histoire ?

A.K. : De mon histoire, oui. Il y a des choses que j’ai vécues et d’autres que j’ai inventées. Je suis partie d’une anecdote que m’a raconté ma tante sur un tire-bouchon. Petit à petit, cet objet-là m’a marquée, cela m’intéressait de voir à quel point un objet anodin, simple pouvait devenir un objet de transgression dans un autre cadre, un cadre de terrorisme et de guerre, et à quel point il pouvait susciter des situations cocasses et terribles à la fois.

cousines

Est-ce que pour ce film, tu t’es basée sur des références extérieures à toi ? La question de la terreur, du tabou, c’est quelque chose que tu as pu voir dans d’autres courts métrages algériens ?

A.K. : Ce qui a été compliqué quand j’ai voulu écrire et réaliser cette histoire, c’est que je n’avais aucune référence de court métrage algérien. Souvent, quand on débute, on a besoin de voir les films qu’ont faits les autres sur la même situation. Je n’en ai pas trouvé donc j’ai commencé à écrire sur mon ressenti, avec mon instinct, mon vécu, mon imaginaire, mon imagination. Par hasard, quatre, cinq ans après, je suis tombée à la télévision sur le court métrage Cousines de Lyes Salem qui avait été tourné à Alger. Pendant cinq ans, je me disais que je voulais tourner en Algérie, avec des comédiens algériens parlant arabe, mais je n’avais pas d’exemple avant ce film. Ça m’a bouleversée de voir Cousines, c’était exactement le chemin que je voulais prendre. Cette année-là, il y a eu d’autres courts métrages autour du même sujet dont Le Secret de Fatima de Karim Bensalah. Ces films ont été les premiers courts de la même génération que moi, après 10 ou 15 ans sans images.

J’ai vu des films sur la guerre d’Algérie faits par des Algériens et d’autres mais, par rapport à ce que j’ai vécu, moi, je n’ai rien vu, rien trouvé. Je trouve ça terrible et dangereux de ne pas avoir d’images faites par les Algériens sur leur propre pays et sur leur propre histoire. Je me suis battue pour que ce film-ci existe, le faire était vital. Ou je le faisais ou je crevais.

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Au théâtre, tu as lu des textes engagés, des lettres de prisonniers irakiens notamment. C’est important pour toi de prendre des risques et de donner une voix, un corps à des sujets pareils ?

A.K. : Pour moi, c’est essentiel. C’est vrai que par rapport aux choix que j’ai fait, j’ai été vers des textes, des auteurs, des metteurs en scène qui avaient des choses à dire, à dénoncer, et que je me sens investie, proche et habitée par ce besoin d’écorcher, de faire des trous dans les murs. Je n’ai pas la prétention de changer le monde mais je reste nourrie et habitée par un besoin de continuer à dire les choses qui me bouleversent et qui me sont proches.

Comment as-tu vécu le fait de jouer dans ton pays lorsque tu étais comédienne sur La Parade de Taos de Nazim Djemaï ?

En tant que comédienne, ça a été très important pour moi de faire ce film. C’était la première fois que j’allais tourner en Algérie. La rencontre avec Nazim a eu lieu au bon moment par rapport à nos parcours respectifs. Je me suis rendu compte qu’il y avait des metteurs en scène qui dirigeaient trop chaque geste, chaque regard. Avec lui, on travaillait autrement, il voulait un jeu très naturel, il donnait le cadre et moi, je pouvais évoluer dedans et jouer avec mon ressenti. C’est très agréable en tant que comédienne de ressentir cette confiance.

Est-ce que On ne mourra pas a été montré en Algérie ?

A.K. : Je l’ai d’abord fait pour les Algériens. Pour moi, l’essentiel, c’est qu’il soit vu là-bas. Pour l’instant, il n’est pas encore passé dans un festival en Algérie mais je sais qu’il a été vu parce qu’il est passé sur France 2 et que pas mal de personnes l’ont vu à la télévision.

Et quels sont les retours que tu as reçus ? Les gens sont-ils prêts à mettre des mots, à parler ?

A.K. : Dans les retours que j’ai eus, il y a toujours beaucoup d’émotion. Les gens sont heureux que cette partie de leur histoire soit racontée, mise en images, parce que c’est comme un bulldozer qui est passé sur nous. Des horreurs ont eu lieu, il fallait continuer à vivre et des choses sont passées sous silence. Il n’y a pas d’images, de sons de cette période-là, mais les gens sont touchés qu’il y ait une trace de ce qu’ils ont vécu, des peurs qu’ils ont eues, des êtres qu’ils ont perdus.

Propos recueillis par Katia Bayer