Tous les articles par Katia Bayer

Riad Bouchoucha : « J’aime me dire que ta famille, c’est à la fois tes limitations et ta force »

Dans son deuxième court-métrage, La Veillée, en sélection nationale à Clermont-Ferrand, Riad Bouchoucha raconte le malaise de Salim qui étouffe dans le petit appartement familial et ne trouve pas le calme et l’intimité auxquels il aspirait pour veiller le corps de sa mère.

Format Court : Écrire sur un événement aussi intime que la perte de ta maman répondait à un besoin d’exprimer quelque chose ou à une volonté de partir d’un sujet que tu connaissais bien ?

Riad Bouchoucha : Ca s’est imposé à moi. Ce n’était pas juste une source d’inspiration mais un point de départ nécessaire. J’avais plus besoin d’écrire là-dessus comme une catharsis qu’envie de traiter d’un sujet utile que je connaissais. D’ailleurs, quand c’est arrivé, je n’envisageais pas de réécrire de la fiction. Je faisais des recherches sur l’immigration des mes grands-parents et le bidonville marseillais où mes parents ont grandi, que je voulais raconter sous un prisme documentaire. Peut-être que je n’osais pas retenter une fiction, que la marche me paraissait haute et que j’avais peur de la franchir. Mais après cet événement, je ne pensais plus qu’à ça. Je me suis dit que j’avais quelque chose de fort et de touchant et je me suis lancé. Je ne savais pas vraiment écrire un scénario alors j’ai cherché comment m’améliorer et j’ai rejoint une résidence d’écriture.

Qu’as-tu appris pendant cette résidence ?

R.B. : J’y ai acquis un vrai savoir-faire. J’estime que je ne savais pas écrire avant et j’ai été familiarisé à des outils pour mieux appréhender le scénario. Je ne pense pas qu’il y ait de recette miracle mais c’est bien de connaître les bases. La résidence, La Ruche, s’articule en trois parties. À l’issue de chaque partie, on doit rendre un document spécifique. Après la première partie, je n’ai même pas écrit de scénario mais un séquencier. J’ai appris à me poser la question de quelles séquences j’allais choisir et pourquoi. Et j’ai écrit des back-stories pour mes personnages, ce qui m’a non seulement aidé à construire leurs relations mais a aussi constitué par la suite une solide base pour les comédiens. C’était d’autant plus important pour moi que les films que j’aime sont portés par les personnages, qui façonnent l’intrigue et ne la subissent pas comme dans un film de genre ou un film policier. Et cela m’a aussi permis d’apprendre à lutter contre la tendance qu’on a de vouloir tout de suite écrire les dialogues alors que ça doit venir à la toute fin, après avoir caractérisé ses personnages, écrit son séquencier puis sa continuité non dialoguée. Avant, je faisais tout ça en même temps.

Est-ce que la transformation d’un réel intime en une fiction est difficile à opérer ? A cause d’un trop grand attachement au sujet, d’un manque de recul…

R.B. : Ca a été compliqué au début car j’ai écrit le personnage du protagoniste à partir de ce que j’avais vécu. Or, soit j’arrivais à m’en écarter pour que le film devienne quelque chose de différent soit je ne le faisais pas. Heureusement, mon envie de fiction a pris le dessus assez vite. Les échanges pendant la résidence puis avec mes producteurs m’ont beaucoup aidé à prendre de la distance vis-à-vis de mon sujet. Quand je m’empêchais d’inventer des choses sur mon personnage, on me rappelait constamment que je faisais une fiction pour m’aider à amener le film là où je voulais. Par exemple, au début, des antagonismes existaient entre le personnage principal et tous les autres personnages mais du coup la tension était diluée, surtout sur un court-métrage. On m’a alors donné l’idée de créer le personnage du frère, qui a permis de resserrer les enjeux tout en véhiculant l’idée que tu peux être lié par le sang à quelqu’un que tu ne connais pas. Ce n’est pas la relation que j’entretiens avec mon frère mais j’y ai mis ce que j’ai vécu avec un cousin ou un oncle quand la tradition se mêle aux attentes que ta famille a vis-à-vis de toi. Il ne fallait pas non plus tomber dans quelque chose de trop simpliste ; j’ai passé du temps à trouver la bonne relation, à creuser les différences sans négliger le passé commun. Finalement, j’ai voulu que la colère des frères passe par les mots tandis que leur amour s’exprime par les gestes, comme dans la scène d’apaisement et de transmission, où le lien intime de la cellule familiale ressurgit après les tensions.

Il semble exister un fil rouge entre tes deux courts-métrages : la pression familiale. Est-ce un sujet qui t’obsède ?

R.B. : Oui, certainement. J’ai fait un master en droit alors que j’ai toujours voulu faire du cinéma. Je me suis engagé dans ces études par dépit, en raison d’une certaine pression familiale sur le petit dernier et bon élève que j’étais. J’ai un grand frère artiste plasticien qui ne mène pas une vie facile et mes parents ont cherché à me dissuader de suivre la même voie. Mais après mon master, je me suis lancé en autodidacte et j’ai réalisé mon premier film (Héritages), avec des amis étudiants et grâce au financement participatif, pour me prouver que j’en étais capable. J’aime les histoires de famille, je trouve que tu es toujours piégé par ta famille. Quand j’ai abandonné le droit pour le cinéma alors qu’ils me voyaient déjà comme un avocat qui allait gagner sa vie rapidement, mes parents ont eu peur. Nos parents ne veulent pas que l’on galère comme eux, ils ont galéré. Ils pensent nous avoir donné les moyens de réussir financièrement alors qu’en réalité, ce qu’ils nous ont donné c’est le choix de faire ce qu’on veut. Mes parents ont fini par accepter. Ils ont vu que j’étais sérieux dans ce que je faisais et que c’était vraiment ce que je voulais faire. J’aime me dire que ta famille, c’est à la fois tes limitations et ta force. Les films de James Gray comme The Yards, Little Odessa sont de grandes références pour moi. L’atmosphère familiale y est pesante et tes proches peuvent t’élever comme te détruire en un claquement de doigt. La question de la transmission, de l’intergénérationnel, du décalage entre rêves des parents et aspirations des enfants m’intéressent beaucoup.

Propos recueillis par Yohan Levy

D comme Duszyczka

Fiche technique

Synopsis : Un mort gît près d’une rivière. Sous la peau en décomposition, au milieu des organes en putréfaction, une âme humaine se cache encore… Une fois sortie du cadavre, elle décide de s’aventurer dans une contrée désolée.

Genre : Fiction

Durée : 9′

Pays : Pologne

Année : 2019

Réalisation : Barbara Rupik

Scénario : Barbara Rupik

Image : Barbara Rupik

Son : Barbara Rupik

Montage : Barbara Rupik

Musique : Maurycy Raczynski

Production : Polish National Film School in Łódź

Article associé : la critique du film

Duszyczka de Barbara Rupik

Le XIXème siècle est fasciné par la mort. Du romantisme sinistre de Goethe à la poésie gothique de Poe, en passant par les tables tournantes de Victor Hugo ou Le Vampire de Polidori, la littérature de ce temps est imbibée de revenants et d’ectoplasmes. Comment en être étonné en un âge où les progrès de la science permettent enfin de fossiliser ce qui ne pouvait l’être : le son, l’image, et bientôt le mouvement. Comment en être étonné en un âge où les progrès de la science semblent confirmer toutes les intuitions occultes de la sorcellerie et de la superstition. L’électricité, le magnétisme, la médecine offrent la maîtrise de forces invisibles. En parallèle, les romantiques, par fascination, déterrent les vieilles croyances médiévales, les châteaux hantés, les lutins et les elfes, les diables ricanant au sommet des églises, les ogresses terrées au fond des étangs, et l’Ankou, promenant sa faux au travers des chemins creux.

C’est nourrie de contes celtes et slaves, mais aussi d’un imaginaire funèbre issu tout droit de Poe, que Barbara Rupik dessine sa fantasmagorique vision de l’au-delà. Duszyczka (traduit en The Little Soul), achevé en 2019, est son quatrième court-métrage. Primé à la Cinéfondation de Cannes l’an passé, il est présenté dans la section Labo à Clermont-Ferrand ces jours-ci.  Un petit spectre émerge d’une carcasse en décomposition. D’abord seul, il croisera un petit cheval blanc, lui aussi accouché d’une charogne. Tous deux remonterons le cours de la rivière sombre qui coule paisiblement tout à côté de leurs cadavres. Au bout de leur voyage, les attendent un monde grotesque et surréaliste, une cacophonie d’aberrations croisées de Bruegel et de Bosch. Là, notre « petite âme » devra faire le choix entre deux formes très différentes de l’Enfer.

En neuf minutes, Barbara Rupik concentre tout un folklore macabre, croisement de figures archétypales et de superstitions intemporelles. Sa rivière, boueuse à souhait, c’est le Styx, l’Achéron, la mare aux damnés que nous retrouvions, il y a quelques siècles encore, dans chaque province de notre monde. Du Moyen Âge, elle tire son petit peuple, ici fait de fantômes, qui s’attroupe loin des hommes en d’étranges festivals, poussant hululements et cris de nourrissons. Des écrits d’Edgar Allan Poe, reste le marécage safrané de Silence, le cheval funeste de Metzengerstein, et le battement régulier du Cœur Révélateur.

Duszyczka c’est aussi, pour sa jeune réalisatrice, l’occasion de synthétiser son propre travail. Nous retrouvons ainsi son goût des textures décomposées, mis en avant dans Wcielenie (Incarnation) en 2017, ou ce destrier pâle, messager de la mort, qui était déjà au centre de Piąty jeździec (Le Cinquième Cavalier) en 2014. De film en film, sa technique ne cesse de s’améliorer, de toucher plus juste. Elle fait ici le choix d’une animation en bas-relief, faite de matières visqueuses et de crasse décomposée. Toute l’action ne se déroulera que sur un axe horizontal – la rivière, toujours présente dans la partie inférieure du plan, servant de repère. L’univers s’en trouve spatialement limité, réduit à la configuration très picturale d’une fresque. Ici, pour les personnages comme pour le spectateur, il n’ y a qu’une route à parcourir. Cette revendication par la forme d’une œuvre purement plastique se trouve encore renforcée par le choix de l’arrière-plan, qui transparaît parfois à travers les couleurs les plus fines : une simple toile de peintre.

Mais par dessus ce cadre très stylistique, le film prend l’apparence d’un véritable maelstrom de vase et de chair morte, de peinture et de poteries gluantes. Ici, tout est informe, incohérent, délire psychédélique et cauchemardesque inondé d’absinthe et d’opiacés. D’une densité surnaturelle, aussi hypnotisant par son image que par sa bande-son, nous ne pouvons qu’espérer qu’un tel film serve de tremplin à son auteur, tant le désir est grand pour le spectateur de voir cet univers encore développé. Élégie aux âmes disparues, ode à la solitude et à la mélancolie, Duszyczka est un véritable joyau de poésie gothique, de ce gothisme ancien et noble que notre art semble avoir aujourd’hui perdu.

Virgile Van de Walle

Consulter la fiche technique du film

Girl in the Hallway de Valerie Barnhart

Il est des vérités difficiles à expliquer aux enfants. Rien n’arrête pourtant la marche de l’horreur, et nul, malgré son âge, n’est épargné. Comment un père ou une mère peuvent-ils mettre en garde leur fille de sept ans contre des dangers qu’elle ne peut pas même concevoir ? Le conte de fées, dans une mesure tout à fait relative, remédie à ce problème. Les abîmes de l’homme y sont représentés à coups d’archétypes jungiens, de bêtes affamées, d’ogres et de sorcières qui, tous, depuis des millénaires, et sous toutes les formes, hantent l’imaginaire collectif. Les ombres grotesques de Perrault, aux gueules hérissées de dents pointues, les chimères et gorgones des grecs, les reines rouges, les croquemitaines et les méchants de Disney sont autant d’Albert Fish, de Gilles de Rais, de Jimmy Savile, de Garavito, d’Émile Louis, de Gacy, de Dahmer ou de Jean Epstein.

Mais la fable, par sa nature même, confronte deux regards. L’enfant n’y voit pas ce que l’adulte y voit, et il y a peu à parier qu’en craignant Le Grand Méchant Loup, un bambin se mette aussi à craindre les regards ambigus de son oncle ou de son voisin. De l’autre côté, l’adulte, lui, décryptant les sous-textes, reste pétrifié devant les abominations décrites par un Grimm ou un Andersen. Et peut-être tremblotera-t-il en récitant ce qui, aux yeux de son fils, n’est qu’une gentille comptine ou un innocent poème.

C’est le point de départ du premier film d’animation de Valerie Barnhart : Girl in the Hallway, présenté à Clermont-Ferrand en compétition internationale  2019. Un père divertit à sa fille en lui lisant chaque soir Cendrillon et La Belle au Bois Dormant. Mais jamais, jamais, il ne lui lit le classique entre les classiques : Le Petit Chaperon Rouge. Au gré d’une cigarette fumée au milieu de la nuit, sous un porche mal éclairé, le père nous conte à nous, spectateurs, la véritable histoire de la fillette en rouge, et du monstre qui l’a dévorée. Ce père, c’est Jamie DeWolf. Arrière-petit-fils de l’écrivain et célèbre fondateur de l’Église de Scientologie, L. Ron Hubbard, il est aussi l’un des adversaires les plus acharnés de la secte internationale. Il se consacre tôt au slam et à la poésie, ce qui lui permettra, de nombreuses années après les faits, de relater un fait divers dont il fut, malgré lui, l’un des témoins privilégiés : la disparition de la petite Xiana Fairchild, alors âgée de sept ans. Lui même fête sa vingt-et-unième année et la naissance de son premier enfant. Ses angoisses de jeune père se trouvent peu à peu exacerbées par le crime sordide et l’enquête qui s’ensuit.

Malheureusement, ce qui aurait peut-être dû prendre la forme d’une confession à cœur ouvert se trouve diminué par la forme très artificielle et très maîtrisée du slam, chose que DeWolf compense en partie d’une voix à la fois puissante et tordue par le souvenir. Mais le génie du film viendra de sa jeune réalisatrice, Valerie Barnhart, qui fera le choix de n’animer que la première performance live de l’artiste, la plus fragile, la plus branlante, et par là même la plus forte. Elle-même, selon ses propres dires, apprendra l’animation sur le tas, au fur et à mesure, choisissant, afin d’être plus libre, une technique qui lui permette de détruire ses dessins plutôt que de les modifier.

Tout le film est parcouru par le geste artisanal et destructeur de Barnhart, qui représente la mémoire douloureuse de DeWolf sous la forme d’un chaos de gravats sombres, de poussière rouge et de papiers découpés. Tout y est noir et évanescent. Des images cauchemardesques – plutôt dans ce qu’elles suggèrent que dans ce qu’elles montrent – émergent parfois, telle cette photo de petite fille qui part en lambeaux pour dévoiler un squelette blanchi, ou ce loup omniprésent tantôt dissimulé derrière le masque neutre d’un chérubin, tantôt persiflant, la bave aux lèvres et les yeux exorbités, de ses trois langues tentaculaires.

En parallèle, la voix de DeWolf nous dévoile un univers gangrené par le mal, la suspicion et la peur. Il décrit un quartier délabré bercé par les coups de feu et les sirènes d’ambulances, des voisins aveugles à la misère, une mère droguée, un beau-père violent… Lui-même, au moment de secourir la jeune Xiana, se retient, de peur de ce que ses voisins pourraient dire s’il laissait une enfant inconnue entrer dans son appartement. Le loup est partout, prenant des formes de paysages dont les arbres sont ses crocs acérés. Le loup, c’est le monde réel qui ne cherche, à tout instant, qu’à croquer les plus faibles.

Mais si le récit a la forme d’une mise en garde, comme la version naturaliste d’une fable pour enfants, elle trouve en notre époque des échos très particuliers. Aux États-Unis, depuis l’élection de Donald Trump, les tensions raciales et les discours sécuritaires ont explosé. Depuis quelques temps, les vigilantes, des miliciens biberonnés au Mark Millar et au Frank Miller, se multiplient dans les rues américaines, faisant régner une forme très personnelle d’auto-justice. S’il est, dans une certaine mesure, vrai que le monde est horrible, que les gens sont horribles, que le mal, la souffrance et la mort nous attendent partout, en tout lieu et à chaque seconde, un univers noir sombre, se revendiquant à la fois d’un fait divers réel et d’une expérience vécue, tel que celui dépeint par DeWolf et Barnhart, confine à une certaine forme de misanthropie. DeWolf lui-même confesse, au cours de son poème, son obsession des portes verrouillées, son manque de jugement vis-à-vis de l’un de ses voisins qu’il failli agresser afin de satisfaire son besoin de justice, ou bien sa crainte générale du monde extérieur.

C’est donc bien comme une mise en garde qu’il faut voir Girl in the Hallway, mais pas uniquement contre les Grands Méchants Loups qui toquent à nos portes pour nous voler nos fils, nos filles, nos agneaux et nos cochons. C’est aussi une mise en garde contre nous-mêmes, contre l’ogre qui sommeille en nous, l’ogre dans lequel Freud voyait le père saturnien, surprotecteur, incarnant la Loi avec tant de force qu’il en vient à écraser et dévorer ses propres enfants. Cet ogre ne vient pas du dehors, c’est nous même, c’est l’homme qui, par peur, par suspicion, par croyance en une justice qui ne vaut que pour lui-même et pour les siens, se transforme peu à peu en geôlier, en bourreau et, finalement, en prédateur.

Virgile Van de Walle

Consulter la fiche technique du film

G comme Girl in the Hallway

Fiche technique

Synopsis : Un homme témoigne des circonstances qui entourent la disparition d’une enfant et porte avec difficulté le lourd poids de son silence et de son inaction.

Genre : Animation, documentaire

Durée : 10’35 »

Pays : Canada

Année : 2019

Réalisation : Valerie Barnhart

Scénario : Jamie DeWolf

Image : Valerie Barnhart

Son : Pat Miller

Montage : Valerie Barnhart

Musique : Alex Mandel

Interprétation : Jamie DeWolf

Production : Valerie Barnhart

Article associé : la critique du film

Dayan D. Oualid : « Il y a eu des larmes et de la sueur dans mon film »

À peine auréolé du Grand Prix du Court-métrage au Festival international du film fantastique de Gérardmer, Dayan D. Oualid est venu à Clermont-Ferrand présenter sa première réalisation, Dibbuk (compétition nationale), qui raconte le chemin de croix d’un homme pieux convoqué par une femme pour guérir son mari d’un mal mystérieux.

Format Court : On pourrait dire que ton film est à mi-chemin entre le documentaire et le fantastique. Comment es-tu parvenu à traiter avec autant de réalisme un sujet aussi ésotérique ?

Dayan D. Oualid : Mon parti pris de départ était exactement celui-ci. Fasciné depuis toujours par la mystique et l’occulte, j’ai voulu, avec Dibbuk, aborder le genre par une approche quasi-documentaire. J’ai donc commencé par effectuer énormément de recherches. J’ai passé des heures au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris, beaucoup lu sur la kabbale et rencontré de nombreux rabbins, parfois réticents à parler d’un sujet considéré comme tabou. Et plus mes recherches avançaient, plus je me suis rendu compte du formidable potentiel cinématographique de ce rituel d’exorcisme, qui rassemblait beaucoup de traditions et coutumes juives comme le shofar, cette corne de bélier que l’on sonne lors de certaines prières.

On a l’impression que ce rituel d’exorcisme, qui fourmille de symboles et de références, pourrait évoquer une infinité de choses. Qu’évoque-t-il pour toi ?

D.D.O : Figure-toi que je suis toujours resté très premier degré dans l’interprétation de ce rituel. Dibbuk est un mot yiddish qui vient de l’hébreu debbek, qui signifie “qui colle”, et qui désigne une âme qui colle à une autre en attendant sa réparation. Ces âmes, si elles sont en grande difficulté, peuvent être accompagnées d’un autre être supérieur afin de mener à bien leur quête, c’est le cas dans le film. Mais si on voulait s’éloigner de cette définition littérale, je dirais que le personnage de Dan, cet exorciste qui a besoin de réunir un quorum de dix personnes plus ou moins pratiquantes pour mener à bien le rituel, peut faire penser à un jeune producteur, qui cherche à rassembler des personnes plus ou moins expérimentées autour d’un réalisateur qui voudrait exorciser quelque chose. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai à la fois joué Dan et produit le film.

Il s’agit donc d’un film entièrement auto-produit ? On dirait pourtant qu’il y a pas mal de moyens.

D.D.O : Plus que d’auto-production, je parlerais carrément de “production guerrilla”. Ou comment faire beaucoup à partir de rien. Les moyens sont dérisoires, le film a coûté 4000 euros, il n’y pas d’effets spéciaux. Mais il y a une équipe, une équipe incroyable, qui a travaillé bénévolement et m’a donné toute sa confiance. Il y a eu des larmes et de la sueur dans ce film. Beaucoup sont des camarades que j’ai connus à l’école et avec lesquels on s’est réunis en association. Et puis on a été épaulés par des partenaire extraordinaires comme Transpa, qui nous ont énormément aidés, et par le corps professoral de notre ancienne école, l’ESEC, qui nous a prodigué de précieux conseils.

As-tu peur de ne plus avoir la même créativité le jour où vous aurez plus de moyens ?

D.D.O : Non. La “production guérilla” n’est pas qu’une contrainte, c’est un état d’esprit, une façon de se battre, contre la météo, contre le temps qui file, pour des choix audacieux, pour l’art. Plus de moyens ne voudra pas dire tomber dans le confort, mais pouvoir aller au bout. Même si notre présence ici, à Clermont, démontre le contraire, j’aurais pu aller beaucoup plus loin avec un peu plus d’argent. Je n’ai pas pu utiliser de longue focale à cause de la petitesse de l’appartement où on tournait. J’aurais aimé que la scène de fin soit visuellement plus impressionnante avec un décor foisonnant. Une équipe lumière plus nombreuse m’aurait permis de mieux travailler les contrastes. Mais surtout, tout le monde aurait pu être payé pour son travail formidable.

Propos recueillis par Yohan Levy

Article associé : la critique du film

Carrière de Pissy de Eliott Chabanis

Des paysages meurtris de roches morcelées, des étendues de cendre, des graviers, des débris, le tout semblant sans vie, et, pourtant, quelques flammes isolées qui se consument au loin. Des tentes brunes se gonflent et se dégonflent sous l’effet du vent, presque aussi anciennes, presque aussi immobiles que des monuments antiques. De plans en plans, les reliefs hachurés, aux géométries malades, commencent à composer un espace aux délimitation précises : les contreforts d’un gouffre immense, prison d’un peuple qui, en cet instant, nous est encore invisible. Nous voilà projetés dans l’abîme du temps, au temps des premiers feux, au temps des premiers hommes.

Et puis l’oeil découvre, dans les recoins du gouffre, de petits détails, d’infimes anomalies : un reflet métallique, un reflet de plastique, un bidon renversé, une caisse éventrée, signes d’un âge post-apocalyptique plutôt qu’antédiluvien. Finalement, le spectateur perdu entre des temps contraires, raccroche la vision – toute de granit et de flammes – à cette autre vision, universelle, intemporelle, et qu’il connaît si bien, et qui, au fond, se révélera plus juste : l’Enfer.

C’est alors qu’apparaît une première silhouette humaine. Elle ne porte ni cornes, ni peau de bête, ni même quelques bandes de cuir cloutées. Ici, ce n’est ni l’aube de l’humanité, ni son crépuscule, ni son châtiment éternel, mais un peu des trois à la fois. Le spectateur vient de faire la rencontre de la carrière de Pissy, à Ouagadougou, au Burkina Faso.

Commence le tintement des marteaux. Trois jeunes hommes vigoureux balancent leurs énormes masses à travers le ciel brûlant. La rencontre des trois têtes métalliques et de trois rocs hors-champs produit trois notes distinctes qui, au fil des chocs répétés, se mêlent et s’entremêlent en une polyphonie tout d’abord discordante, et finalement monotone. C’est la psalmodie interminable du geste réitéré, d’heure en heure, de jour en jour, et d’année en année.

Et quand le spectateur, via un effet de déconnexion perverse, commence à apprécier ce petit jeu musical, le son, soudain, au sommet d’une note, se coupe. Et c’est le souffle qui est coupé. Ne reste que l’image de ces corps tendus, épuisés, à bout de souffle. Leurs gestes ralentissent, se font plus pesants. La parabole décrite par la masse énorme se trouve interrompue, par le montage, en son zénith. Privé de la satisfaction d’un ultime relâchement, le spectateur est prisonnier de ces levées de poids sans fin. Et ce poids se décuple, et se décuple encore sous l’effet de la fatigue et de la répétition.

Ce n’est pas la pierre que l’on brise, cette pierre hors-champs, immatérielle, sans consistance ; non, c’est le muscle. C’est le biceps, le deltoïde, le radial, le brachial et l’abducteur que l’on déchire, que l’on fracasse, que l’on émiette d’heure en heure, de jour en jour, d’année en année. Le spectateur, indécemment calfeutré au fond de son siège rembourré de velours, commence à ressentir le concassage de son propre corps. De cette séquence – qui ne constitue qu’une tendre ouverture – il émerge physiquement épuisé.

Difficile de ne pas songer au mythe de Sisyphe, dont l’exégèse par Camus devint l’une des définitions les plus populaires de la condition humaine. Pour avoir réussi, un temps, à déjouer la mort, Sisyphe fut condamné au Tartare, un lieu de damnation enfoui au plus profond du royaume d’Hadès. Là, il devait chaque jour rouler un lourd rocher jusque au sommet d’une montagne. Mais chaque fois qu’il était sur le point d’atteindre son objectif, le roc retombait, l’obligeant à recommencer en vain sa tâche. Nous retrouvons dans La Carrière de Pissy de de Eliott Chabanis (Clermont-Ferrand, compétition labo) les motifs d’un enfer entouré de montagnes, semblable à une prison, pleine d’imposants rochers sur lesquels s’acharnent, stérilement et sans repos, et sans espoir, sans horizon à leur supplice, des hommes harassés, des ados et des femmes, et même des enfants.

Camus voyait dans le mythe grec une intuition, chez les peuples antiques, de l’absurdité de notre vie. Nous roulons en vain, constamment, de lourds fardeaux plus ou moins allégoriques, y greffant des sens et des significations qui n’existent pas, et ce jusque à notre mort. Mais l’allégorie se concrétise atrocement dans le destin des mineurs burkinabè.

Virgile Van de Walle

Consulter la fiche technique du film

C comme Carrière de Pissy

Fiche technique

Au cœur de la ville de Ouagadougou, un immense cratère de granite emprisonne des hommes qui tentent tant bien que mal de s’en extirper. Finalement, seule leur image en sortira.

Genre : Docu-fiction

Durée : 13′

Pays : France, Burkina Faso

Année : 2019

Réalisation : Eliott Chabanis

Scénario : Eliott Chabanis

Image : Maciej Edelman, Kévin Agboton

Son : Marilou Cuffini-Fabre, Rocelin Houngbo

Montage : Trésor Loumbou, Eliott Chabanis

Production : La Cinéfabrique

Article associé : la critique du film

#Clermont-Ferrand 2020

Le 42ème Festival de Clermont-Ferrand a démarré fin janvier. Il se déroule jusqu’au 8 février prochain. Comme chaque année, depuis 11 ans, retrouvez sur Format Court nos sujets (critiques, interviews, reportages, films en ligne), histoire d’en savoir un peu plus sur le court et le festival.

Nos sujets :

Festival de Clermont-Ferrand 2020, retour sur la compétition Labo

– La critique de « Adoration » de Olivier Smolders (Courts de rattrapage, Belgique, France)

– La critique de « Petite Anatomie de L’Image » de Olivier Smolders (Courts de rattrapage, Belgique)

L’interview de Aurélie Reinhorn, réalisatrice de Raout Pacha, Prix Canal + et le Prix du rire « Fernand Raynaud

Festival de Clermont-Ferrand 2020, le palmarès

– La critique de « Dibbuk » de Dayan David Oualid (compétition nationale, France)

– L’interview de Bérangère McNeese, réalisatrice de « Matriochkas » (compétition internationale, Belgique, France)

– La critique de « Tomorrow I Will Be Dirt » de Robert Morgan (compétition labo, Pays de Galle, Royaume-Uni)

– L’interview de Riad Bouchoucha, réalisateur de « La Veillée » (compétition nationale, France)

– La critique de « Duszyczka » de Barbara Rupik (compétition labo, Pologne)

– La critique de « Girl in the Hallway » de Valerie Barnhart (compétition internationale, Canada)

– L’interview de Dayan D. Oualid, réalisateur de « Dibbuk » (compétition nationale, France)

– La critique de « Carrière de Pissy » de Eliott Chabanis (compétition labo, France)

Films déjà chroniqués, projetés pendant le festival :

– La critique de « La distance entre le ciel et nous » de Vasilis Kekatos et l’interview du réalisateur (compétition internationale)

– La critique de « L’Heure de l’ours » d’Agnès Patron (compétition nationale)

– La critique de « Mémorable » de Bruno Collet (compétition nationale)

– L’interview d’Ariane Labed, réalisatrice d’« Olla » (compétition nationale)

– L’interview de Erenik Beqiri, réalisateur de « The Van » (compétition nationale)

Damien Bonnard : « De plus en plus, je me rends compte que j’ai envie d’aller vers le cinema qui, gamin, me faisait rêver »

Il y a un an, nous avons rencontré Damien Bonnard au Carreau du Temple, à Paris. Parrain de la première édition du Festival Format Court (avec Philippe Rebbot), il nous a parlé avec générosité de peinture, de mini mondes, de bons scénarios,  de rôles de composition, de ses débuts, de piliers (Bertrand Blier, Alain Guiraudie) comme de la relève (Ladj Ly, Sylvain Desclous). Aujourd’hui, il est nommé aux César 2020 comme meilleur acteur pour Les Misérables. Nous publions son long entretien autour de son parcours, de son métier et de sa vision du cinéma.

© James Weston

Format Court : J’ai vu que tu as été l’assistant de la peintre Marthe Wéry. Comment s’est passée cette collaboration. Qu’est-ce que ça t’a apporté à l’époque ?

Damien Bonnard : En fait, Marthe Wéry était une peintre belge qui était un peu la seule femme présente dans le mouvement de la peinture minimaliste abstraite américaine, très masculin à l’époque. Elle est assez méconnue en France, mais son travail est hyper vaste. Elle a une salle d’ailleurs à Beaubourg, située avant celle de Joseph Beuys.

Je l’ai rencontrée quand elle enseignait aux Beaux-Arts de Nîmes. À l’époque, j’y faisais mes trucs, je ne faisais pas vraiment de peinture, je découpais des morceaux de tissus que je collais sur les murs. Elle est entrée dans mon atelier en disant : “Enfin, un peintre !”. On s’est lié d’amitié et elle m’a emmené avec elle à Bruxelles où elle m’a proposé de faire une école qui s’appelle l’ERG (Ecole de Recherche Graphique).

Je suis resté vivre à Bruxelles dans une ancienne usine qu’elle avait achetée pour faire des ateliers. Il y avait d’autres anciens élèves à elle qui vivaient et qui travaillaient là-bas. Petit à petit, elle m’a demandé si je pouvais l’aider car elle avait de l’arthrite aux mains. Il fallait qu’elle se fasse opérer, ce qui voulait dire qu’elle ne peindrait pas pendant des mois, ce qui était juste impossible pour elle. Je l’ai juste aidée en lui facilitant le travail, en préparant des choses pour qu’elle puisse travailler, en transportant ce qui était lourd ou en installant des expositions.

C’est quelqu’un qui m’a apporté beaucoup. La peinture abstraite, pour moi, est celle qui parle le plus du réel. Marthe est quelqu’un qui m’a toujours touché, qui avait une espèce d’énergie, équivalente à dix fois la mienne alors qu’elle avait déjà plus de 70 ans. Elle m’a fait découvrir beaucoup de choses en peinture, m’a emmené dans tous les coins de la Belgique, à des expos, à des vernissages pour découvrir de jeunes artistes. À l’époque, je terminais les Beaux-Arts, je passais beaucoup de temps à lire et c’est un moment qui m’a servi de transition, qui m’a permis de digérer les années d’école que j’avais eues, sans trop savoir ce que j’allais faire, si j’allais être artiste ou pas.

Pourquoi te posais-tu la question de devenir un artiste ?

D.B. : Parce que ce n’était pas certain … Sur une promotion de 20 étudiants qui sortent des Beaux-Arts, une ou deux personnes vivra peut-être de son art. C’est une super école dans le sens où ça mène à plein de choses, ça fournit un bagage à plein de gens qui vont faire des choses dans des arts différents, mais c’est quand même un truc que tu as besoin de digérer car tu apprends beaucoup en quelques années. J’ai fait mes études hyper jeune, je suis sorti à l’âge auquel on y rentre : j’ai commencé à 16 ans ans, j’ai terminé à 23 ans. Je n’étais pas tout à fait fini.

Et maintenant, tu es « fini » ?

D.B. : Non, on continue tout le temps. Mais je sais un peu plus ce que je veux. À l’époque, il y avait plein de choses qui m’intéressaient, je savais que j’avais envie de me retrouver dans l’artistique. Mon grand-père était sculpteur. Je l’avais surtout observé comme quelqu’un d’heureux, un peu fou et en même temps un peu en dehors du monde.

Est-ce que tu as retrouvé ce bonheur et cette folie à travers le cinéma ?

D.B. : Non car, pour reprendre les choses dans l’ordre, après les Beaux-Arts, j’ai fait plein de métiers, des tas de trucs différents. J’ai fait beaucoup de chantiers, j’ai travaillé dans un laboratoire du CNRS, puis j’ai fait de la pêche. Je ne savais pas trop où j’allais, mais à chaque fois ce qui me fascinait, c’était les codes de chaque métier, les univers. Ce sont des fonctionnements différents comme des mini mondes. Et après, quand j’ai décidé de faire ce métier d’acteur, je me suis dit que j’allais retrouver dans chaque rôle le plaisir que j’avais à m’intéresser avant à des mondes inconnus. Je me suis rendu compte que le cinéma rassemblait tous les arts. C’est pour ça que je fais ce métier.

« Les Misérables »

Qu’est-ce qui t’a mené au cinéma ?

D.B. : Il y a deux choses. La première, c’était une pièce de théâtre que j’avais vue un soir. Je m’étais dit que les gens sur scène avaient l’air hyper heureux. Je les ai vus sur scène et hors scène et je me suis dis : « Tiens, ils ont l’air bien ! ».

En même temps, j’étais coursier à Paris, je livrais beaucoup de boîtes de production en scooter. J’ai demandé un jour s’il n’y avait pas de figuration, des trucs comme ça. Et petit à petit, des producteurs me disaient qui je pouvais contacter. La personne qui m’employait comme coursier me laissait assez libre de mon temps. Je pouvais m’absenter pour tourner, ça m’a facilité la tâche de pouvoir commencer à devenir intermittent et être disponible sur des projets de courts-métrages non rémunérés tout en gagnant ma vie en même temps.

Du coup, tu as appris ton métier via la pratique ?

D.B. : J’ai eu quelques cours, j’étais chez Blanche Salant au tout début. Après, j’ai fait des stages, dont un chez Ariane Mnouchkine. J’avais besoin de passer par la pratique. Puis, je me suis inscrit dans certaines écoles : la Fémis, l’ESRA, l’EICAR… J’avais laissé une photo avec un contact pour essayer de participer à des courts-métrages.

Ça a donné des résultats ?

D.B. : Ça a marché, j’en ai fait plein, avec plus ou moins de petits rôles. Mais après, j’ai eu un vrai plaisir à apprendre sur le tas, sur les rôles qu’on me proposait. Ça marchait un peu avec les écoles, et puis j’ai forcé les portes pendant pas mal de temps. De toute façon, j’arrivais de nulle part, personne ne me connaissait, et personne ne m’attendait. Je me suis dit que dans le pire des cas, on me dirait non, donc je contactais beaucoup de directeurs de casting.

Je n’écrivais pas à tout le monde, je regardais des filmographies et, si c’était un cinéma qui m’intéressait, je contactais les réalisateurs. Du coup à chaque fois, j’écrivais un vrai mot qui concernait ce que la personne faisait. Ce n’était pas du copier-coller, je voulais vraiment aller vers des univers précis. Des fois ça marchait, des fois ça ne marchait pas. Des fois, ça marchait des années après.

C’était quel type de cinéma qui t’intéressait à l’époque ?

D.B. : Alain Guiraudie par exemple, c’est quelqu’un à qui j’ai écrit après avoir vu Le Roi de l’évasion. Il y avait des choses qu’il filmait que je n’avais jamais vues de cette manière-là, notamment des scènes de cauchemars ou de rêves qu’il filmait comme des choses réelles. Je me suis dit que j’aimerais bien travailler avec lui et je lui ai envoyé une lettre. Il m’a dit qu’il ne l’avait jamais reçue, je ne sais pas si c’est la vérité ou pas, mais 4 ou 5 ans après, j’ai passé un casting pour son film Rester vertical et on a fait ce film-là ensemble.

« Rester vertical »

Comment t’es-tu lancé ?

D.B. : J’ai fait beaucoup de figuration pendant quatre ans. Et puis à un moment donné, j’étais mort de peur, mais j’avais envie d’avoir quand même au moins une phrase dans un film. Je passe un casting pour le film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi. J’avais une semaine de figuration et au moment où j’allais faire les essayages et signer le contrat pour la scène de figuration, j’ai juste demandé à la directrice de casting, Judith Chalier, si à la place de la semaine, il n’y avait pas juste une journée avec une phrase. Elle m’a dit : »Mais pourquoi ? T’es acteur ? ». J’ai répondu que j’aimerais bien l’être. Du coup, on a essayé deux textes et j’ai été pris. J’ai eu un rôle pendant une journée dans ce film. Ça a un peu démarré comme ça et après, j’ai demandé à chaque fois si je pouvais non plus faire que de la figuration mais avoir une petite phrase par-ci par-là. Et petit à petit, on m’a proposé un peu plus, des gens me gardaient en tête, pensaient à moi et me rappelaient. Ça s’est un peu construit comme ça.

C’est vrai que dans ta filmographie, à tes débuts, tu n’as pas d’identité, c’est plutôt anonyme : employé de cabaret, loubard, passager de l’avion, fils, gardien, ouvrier, policier …

D.B. : Au début, en plus on ne me confiait que des trucs de policiers ou de voyous. J’attendais avec impatience de pouvoir jouer un père ou un mari, mais ça ne venait pas. Et au début, c’est vrai, je n’avais pas de nom, pas de prénom, j’avais juste des fonctions.

Comment t’es-tu retrouvé à jouer dans Le bruit des glaçons de Bertrand Blier ?

D.B. : Bertrand Blier cherchait les deux voyous du film et Reda Kateb que je connaissais lui a parlé de moi. Je démarrais, Laurent Desponts aussi. Du coup, j’ai eu un rendez-vous avec lui mais je n’ai pas passé d’essais, on a juste parlé. Finalement, il m’a dit : “J’ai envie de te rappeler Bonnard, on verra. » Une semaine après il m’a rappelé et je me suis retrouvé sur le plateau.

Ça, c’était un de mes premiers rôles. J’étais hyper impressionné parce que le mec, c’est un monument du cinéma et le premier jour, la première scène où je devais rentrer dans la pièce avec Laurent Desponds, on devait sortir nos flingues pour tuer Anne Alvaro et Jean Dujardin. Je me rappelle avoir fait trois pas dans la pièce et Bertrand a dit : “Non coupez, coupez, coupez ! ». Puis il m’a dit : “ Mais tu vas jouer comme ça tout le temps ? » Je me suis que j’étais dans la merde puisque je n’avais pas passé de casting. Et en fait, c’était juste pour me détendre car il a vu que j’étais tendu à mort, et d’un coup il a dit : » En fait non je déconne, t’es très bien, on reprend. » C’était un peu sa manière à lui de me mettre dedans en disant : “T’inquiète pas, tout va bien se passer.” C’était pour moi la pression de me retrouver avec un réalisateur pareil et des acteurs qui ont fait plein de choses avant. Il a trouvé une belle manière de m’accompagner. C’est drôle car des années après qu’il m’ait dirigé, on s’est retrouvé à jouer ensemble. Je jouais le fils, lui, le père dans un court (Papa, Alexandre, Maxime et Eduardo de Simon Masnay).

On t’a vu dans des longs mais aussi dans beaucoup de courts ces dernières années. Quel est ton rapport avec le court-métrage ?

D.B. : Je pense qu’aujourd’hui, si je suis dans des longs, c’est clairement parce que j’ai eu ce parcours dans les courts. J’ai fait par exemple un film avec Dominik Moll, Seules les bêtes. Il m’a découvert dans Mon héros (le moyen-métrage de Sylvain Desclous). Il ne m’avait jamais vu avant, ou alors il n’avait jamais fait attention, mais il a vu ce film-là, et c’est celui-là qui a fait que j’ai fait le long avec lui.

« Mon héros »

Dans chaque court, on me proposait des rôles différents, je pouvais aller à des tas d’endroits. Avant le Guiraudie qui fut mon premier rôle principal en long, je n’ai eu que des petits rôles dans des longs-métrages mais, ce que je faisais le plus, c’était les courts-métrages.

Pour moi, avant tout, un court c’est une histoire qui a une durée particulière, et du coup cette histoire sera courte, elle fera 15, 20 ou 30 minutes et c’est sa forme à elle. Ça ne veut pas dire que le film ne dure pas plus longtemps parce que l’on ne peut pas faire plus, mais que cette histoire-là existe dans cette durée. J’ai l’impression qu’on peut être plus libre que dans certains longs-métrages, qu’on peut prendre plus de risques car il y a moins d’enjeux financiers. C’est un endroit où on peut vraiment faire des expériences.

Travailler avec un réalisateur sur un court, c’est aussi un moyen d’accéder au long avec lui.

D.B. : Oui, mais c’est vrai que ça ne s’est jamais fait en pensant à un long derrière. Quand on a fait Les Misérables, on ne s’est jamais dit qu’on ferait un long derrière. Je trouve ça intéressant de continuer à explorer des choses avec des gens avec lesquels tu as commencé. Chacun grandit un peu de son côté, on se retrouve et on essaye de nouvelles choses ensemble. C’est quelque chose qui me plaît.

C’est quoi, un bon scénario pour toi ?

D.B. : J’ai appris, il n’y a pas longtemps, que l’objet du scénario existe aujourd’hui tel quel parce qu’il y avait une époque où les gens qui finançaient les films avaient besoin d’avoir un truc concret. C’était une manière pour eux de se rassurer et de se dire : « Regarde ce qu’on a financé, c’est ce qui est écrit là et c’est ça qui va avoir lieu.” Les scénarios de Buñuel et des autres de sa génération tenaient en général sur une feuille A4 avec 20 phrases : « Une rose tombe d’un bouquet, une femme traverse la rue, une voiture freine… ». Après, ils développaient leur histoire. L’objet du scénario, c’est devenu un truc dont on a absolument besoin mais ça n’a pas été le cas tout le temps.

J’ai fait un film, Thirst Street (C’est qui cette fille ?) avec un jeune réalisateur américain, Nathan Silver. Lui, il avait un scénario qui tenait sur 10 pages, non dialogué. Par contre, il savait exactement ce qu’il voulait jouer dans chaque scène, donc on a passé beaucoup de temps ensemble à s’éclaircir et à se dire précisément ce qu’on voulait jouer, quels étaient les enjeux des scènes. Les dialogues venaient s’ajouter sans que ce soit de l’improvisation car on les décidait à l’avance. Ça, c’était un scénario qui n’en était pas vraiment un, c’était juste une espèce de cahier de route.

« Thirst Street » (« C’est qui cette fille » ?)

Un bon scénario du coup, c’est un bon film aussi. De plus en plus, je me rends compte que j’ai envie d’aller vers le cinéma qui, gamin, me faisait rêver. Le cinéma où on sent que c’est du cinéma, je crois que c’est ça qui me plaît de plus en plus.

Un bon scénario, c’est quand on laisse de la place au spectateur, un truc où on n’explique pas tout à tout le monde, un truc où on essaie de faire ressentir des choses par l’image. J’aime bien quand ça ne parle pas trop. J’ai regardé des tas de trucs sur Hitchcock parce qu’il est passé du muet au parlant. Quand il faisait des films muets, sa mission c’était d’arriver à faire comprendre l’histoire aux gens par les images. Ça se voit dans son cinéma qu’il a travaillé comme ça parce qu’après, dans la plupart de ses films, on pourrait couper le son et comprendre se qui se passe. Et c’est ça que je cherche dans un scénario.

En fait, je trouve ça beau dans les films quand on ne sait pas vraiment d’où viennent les personnages, quand tout n’est pas expliqué et que ça nous laisse notre place de spectateur. Comme lorsqu’on lit un livre et qu’on se crée nos propres images. J’aime tout ce qui se construit dans…

Dans la marge ?

D.B.: Ouais, j’aime bien tout ce qui se construit dans la marge, tout ce qu’on peut aller inventer derrière en tant que spectateur. Il faut que les scénarios et les spectateurs soient libres.

Au cinéma, ce qui est bien, c’est de proposer d’autres vies. Ça m’intéresse beaucoup quand on parle du réel mais avec un petit décalage, avec un petit recul. J’ai l’impression que l’art est fait pour ça.

Comment choisis-tu tes rôles ?

D.B.: Je suis attentif à trouver des rôles de composition, j’essaie d’aller en permanence à des endroits où je ne m’attends pas moi-même et où on ne m’attend pas forcément afin d’explorer de nouvelles choses aussi et puis, c’est ce que je trouve excitant aussi, ce truc de gamin, ce déguisement et cet amusement à croire à quelque chose.

Ça peut être aussi hyper intéressant de jouer ce qu’on est dans la vie, mais le faire tout le temps m’ennuierait vite, donc je cherche toujours des choses très différentes. Ce qui est étrange dans ce métier, c’est qu’il y a des choses qui se passent dans tes rôles qui ont des échos sur ta vie. Il y a même des films qui arrivent dans ta vie à des moments où tu as choisi de les faire et qui parlent où règlent des trucs que, toi, tu as en tête depuis longtemps mais qui sont des trucs personnels. Il y a plein d’émotions dans la vie que je n’ai jamais ressenties mais que maintenant je commence à vivre dans des films. Je commence à me mettre en colère dans des films alors que je n’y arrivais pas du tout et que dans la vie, je ne le fais pas trop. Il y a plein de va-et-vient qui sont hyper intéressants.

Comment arrives-tu à te mettre en colère dans les films ?

D.B.: Je sais pas comment je me mets en colère mais ce n’est pas un truc que j’arrivais à faire avant. Après, c’est des muscles, le jeu d’acteur, en faisant, il se développe. Et même le texte, au début, apprendre une phrase me faisait peur, c’était l’enfer.

En fait, tu fais une psychanalyse payée ?

D.B.: Voilà, exactement (rires) !

Interview : Katia Bayer (assistée d’Elsa Levy et de Pierre Le Gall).

Retranscription : Manon Guillon

César 2020, les 9 courts finalistes

Après vous avoir proposé ces derniers jours sur nos réseaux des films et des articles en lien avec les 34 courts nommés aux César 2020, voici les 9 titres retenus par les membres de l’Académie, dévoilés ce mercredi matin à l’occasion de la conférence de presse des César. Les lauréats seront connus le 28 février prochain.

Côté fiction, 5 films sur 24 ont été retenus pour le César du Meilleur Court-Métrage :

– Beautiful Loser de Maxime Roy

– Le chant d’Ahmed de Foued Mansour

Chien bleu de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh

Nefta Football Club d’Yves Piat

– Pile poil de Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller

En animation, 4 film, sur 10, sont en lice pour le César du Meilleur Court-Métrage d’Animation :

– Ce magnifique gâteau !, d’Emma de Swaef et Marc James Roels

– Je sors acheter des cigarettes d’Osman Cerfon

– Make it Soul de Jean-Charles Mbotti Malolo

La nuit des sacs plastiques de Gabriel Harel

Entre les lignes de Frédéric Farrucci

L’habile signature d’un observateur

Ce sont les brèches et les failles de notre réalité quotidienne qui semblent définitivement intéresser Frédéric Farrucci. Après L’offre et la demande, Suis-je le gardien de mon frère ? et Sisu, Entre les lignes confirme le penchant du réalisateur à mettre en scène l’invisible.

L’invisible ici, c’est celui d’une enfance livrée à la ville, celle de cinq « petits voleurs » que l’on juge mais que l’on ne voit plus. Tout au long d’une journée de fin d’été, on suit ce groupe nomade qui chaparde presque mécaniquement, rodé, tristement habitué, tandis que les passants l’ignorent ou l’évitent. Parmi la troupe, le jeune Stefan a parfois le regard qui se perd sur ce qui l’entoure. Entre deux portefeuilles, sur une affiche publicitaire du commissariat ou sur un bout de journal, il essaye d’apprendre à lire.

Frédéric Farrucci réalise loin du registre pathétique, il ne cherche pas apitoyer gratuitement, au contraire, il offre un constat enrichi par une poésie des possibles. La journée, étendue par des ellipses, s’arrête lorsque s’arrête le film; on l’imagine pouvoir recommencer telle quelle des années durant, avec la même errance, les mêmes vols, la même indifférence, la même exclusion implacable… à ceci près qu’un des enfants apprend à lire et c’est cette donnée, amenée finement par petites allusions, qui a la potentielle puissance de tout bousculer. Après un développement troublant de réalisme, le réalisateur nous laisse finalement, sur cet espoir, composer le futur de ses personnages.

Farrucci nous entraîne dans l’effrayante autonomie de jeunes mineurs livrés à eux-mêmes, poussés au vol par des voleurs d’enfances, retrouvant leurs âges seulement le temps d’un jeu ou lors d’un bref échange avec une présence maternelle.

Entre les lignes est construit selon une logique d’immersion : caméra à hauteur d’enfant, mouvements organiques, langue du groupe non sous-titrée comme par souci de produire un effet mimétique du rapport d’exclusion des enfants avec la société commune dont ils ne partagent justement pas la langue, une direction d’acteur qui sait se faire oublier et, par dessus tout, savants jeux de regards. En effet, nombreuses scènes du films ont été tournées en caméra sauvage au milieu de réels passants qui, bien évidemment, ont tendance à braquer leurs yeux inquiets sur l’objectif. C’est autant de visages qui se retournent vers la caméra à son passage et donc de paires d’yeux rivées sur nous, spectateurs, qui ne nous sentons alors pas regardés mais dévisagés, interrogés, au même titre que doivent l’être ces enfants. Lorsqu’ils ne passent pas complètement inaperçus, la brève attention qui leur est accordée est synonyme de méfiance.

Sur le chemin du retour qui les emmène dans des bidonvilles périphériques, ils jouent à faire des doigts d’honneur et à cracher du haut d’un pont vers les voitures qui filent au-dessous comme ont filé toute la journée les passants. Le vol est le seul contact qu’ils ont avec la société urbaine, ils en font un jeu dont ils maîtrisent parfaitement les règles, un jeu d’enfant.

Tandis qu’Entre les lignes est actuellement pré-sélectionné aux César 2020 du meilleur court-métrage, nous guettons la sortie en avril prochain du premier long de Frédéric Farrucci : La nuit venue.

Gaspard Richard-Wright

Consulter la fiche technique du film

E comme Entre les lignes

Fiche technique

Synopsis : Fin de l’été. Cinq petits voleurs arpentent la ville. Parmi eux, Stefan tente d’apprendre à lire le français.

Genre : Fiction

Durée : 19’13 »

Pays : France

Année : 2018

Réalisation : Frédéric Farrucci

Scénario : Frédéric Farrucci, Nicolas Journet

Image : Antoine Parouty

Son : Hugo Deguillard

Montage : Avril Besson

Musique : Maxime Mary

Interprétation : Avram Ion, Trayko Atanazov, Jennifer Ion, Béatrice Serban, Lazar Serban

Production : Local Films

Article associé : la critique du film

Nefta Football Club de Yves Piat

Attaquer le cinéma par l’animation, c’est l’attaquer directement par la racine. Il ne s’agit pas de poser la caméra et de la laisser enregistrer. L’animateur travaille photogramme par photogramme. Le moindre détail de la composition, le moindre mouvement visible au sein de l’image, doivent lui être imputés. Rien ne peut apparaître à l’écran qui ne soit directement issu de sa tête ou de ses mains. Il en résulte une maîtrise démiurgique de l’image en deux dimensions.

Attaquer le cinéma via le métier de décorateur, au contraire, c’est l’attaquer par l’espace. Concevoir spatialement un film n’est pas nécessairement chose innée. Au terme de la production, ne subsiste qu’une série de tableaux dépourvus de relief. Être décorateur, c’est faire exister, le temps d’un tournage, le cinéma en trois dimensions.

De sa collaboration avec le maître de l’animation Joël Tasset (père de Buzuk, le petit ver jaune et bleu), et de son travail d’assistant décorateur pour la firme Fouillet-Wieber, Yves Piat a conservé ces deux obsessions que sont la perfection de la composition picturale et la volonté d’une spatialité visible et signifiante. C’est donc d’abord un espace que construit le cinéaste nantais, un espace clairement structuré, d’une beauté plastique sidérante, et d’une profondeur allégorique qui l’est tout autant. C’est un espace de vie, réaliste, mais aussi un espace de fable, un espace mythologique au sein duquel une série de figures archétypales auront tout le loisir de vivre le conte qui est le leur.

Régulièrement primé par le public, présélectionné aux César et nommé aux Oscars, Nefta Football Club peut déjà s’enorgueillir d’une soixantaine de prix, encourageant son jeune auteur sur la voie qu’il s’est choisie.

Les premiers plans du film nous invitent au milieu du désert, à la frontière algéro-tunisienne. C’est un sable gris, terne, que nous découvrons, pâlement éclairé par un soleil invisible, caché derrière un océan de nuages lourds. Nous ne sommes pas là dans un décor de carte postale vantant la chaleur jaune et bleue de l’été saharien. Le paysage n’en apparaît que plus minéral, plus hostile, sublimement découpé par la caméra. Deux hommes errent, à la recherche de quelque chose. L’un a perdu, l’autre le lui reproche. Leur duo fonctionne à coups de réparties comiques, comme une itération modernisée, et un peu sinistre, de Laurel et Hardy. Qu’ont-ils égaré ? Un âne, amateur de la chanteuse Adèle, qui se ballade paisiblement, un fardeau énigmatique sur le dos et un casque audio vissé sur ses longues oreilles.

De l’autre côté de la frontière, en Tunisie, un autre duo. Deux enfants : un jeune adolescent, rebelle, motard et fumeur, et son petit frère, enthousiaste, des étoiles plein les yeux. Tous deux débattent de leurs footballeurs préférés. Au cours d’une pause pipi, le plus jeune, par jeu et par provocation, décide d’aller marquer son territoire de l’autre côté de la frontière. L’occasion de découvrir, pour le spectateur, que ladite frontière, en dehors des cartes, est inexistante. Quelques pas dans le désert suffisent au petit homme pour passer en Algérie. Là, il rencontrera l’âne, protagoniste de la saynète précédente, chipera son casque et, avec son frère, découvrira le contenu de son mystérieux bagage. Quelques minutes auront suffi à Yves Piat pour construire un univers à la fois restreint, clairement défini, mais riche de détails sinon fantaisistes, du moins insolites, et à fort potentiel symbolique.

C’est précisément cette accumulation de détails, de trouvailles, qui composent peu à peu, à la manière d’une mosaïque, une situation initiale à la fois absurde et vraisemblable. Là commence le conte, un conte qui met en jeu l’enfance, et le mal – l’ogre – incarné par le monde des adultes, qui sera déjoué, comme il se doit, à coups de pureté et d’innocence. Et cette pureté, cette innocence, passent par deux visages, ceux de Eltayef Dhaoui et de Mohamed Ali Ayari. L’un est l’incarnation du chérubin espiègle, blotti, comme la chenille dans sa chrysalide, à l’intérieur d’un monde propre, chaud et brillant, où la violence humaine se limite aux affrontements sportifs en périphérie de Nefta. L’autre arbore des traits déjà durs, se donne des airs, se veut caïd, côtoie la pègre, mais souffre encore de sa morphologie juvénile, et se découvrira peut-être plus proche de son petit frère que des hommes mûrs qu’il voudrait ses égaux.

Cette pureté, cette innocence, elles passent aussi par l’écriture. Une écriture qui, à l’image du reste du film, reste finement calculée, tissée de répliques évidemment scénarisées, esthétiques dans leurs formulations, et pourtant terriblement naturalistes. Un peu de l’enfance passe à travers les dialogues de nos deux protagonistes, une enfance-souvenir plutôt qu’une enfance maladroitement réinventée. De la fragilité aussi, particulièrement de la part du grand frère qui, se croyant adulte et bien armé, se jette irresponsablement dans la gueule du loup.

De l’autre côté, le monde des grands apparaît à la fois menaçant et burlesque, grotesque en tous points, kafkaïen, obéissant à des codes qui, s’ils sembleront tristement limpides aux yeux du spectateur, resteront hermétiques au regard ingénu de l’enfance. Deux âges s’affrontent. Mais le duel, la confrontation de deux entités antithétiques, s’étend bien au delà de cet unique fil rouge. Ici, tout l’univers se construit en paires opposées. Les personnages, au nombre de six, se groupent invariablement en dyades. Les environnements, obscurément délimités, se font face : la ville et le désert, la Tunisie et l’Algérie, le ciel et la terre, qui se renvoient, comme deux miroirs, leurs dunes livides. Et, invariablement, l’action fleurit sur cette ligne floue, indéfinie, tremblotante, qui démarque et désaccorde.

Alors, nous comprenons le cœur de Nefta Football Club, nous comprenons toute l’importance que Yves Piat accorde à la délimitation de ses espaces. La frontière, voilà ce qui l’intéresse, et, plus que ça, la nécessité d’une frontière clairement définie. Quand la frontière n’est pas distinctement figurée, le chaos affleure. La frontière entre l’Algérie et la Tunisie n’est ni un mur, ni une limite, et c’est cette inexistence réelle qui sera à l’origine d’un premier désordre, l’élément perturbateur constructeur du récit.

Le duo d’enfants, et particulièrement le grand frère, se place sur une autre ligne tout aussi nébuleuse, celle de l’adolescence. Et cette adolescence, à la fois partie de deux mondes différents et repliée sur elle-même, sera source de nouveaux conflits. Le problème géographique de la non-délimitation se révélera encore dans des détails plus subtils et plus souterrains, comme ce terrain de football dépourvu de tracés, situé lui même, symboliquement, exactement entre le désert sauvage et les dernières maisons de Nefta. Le football lui-même, qui apparaît central dans le titre du film, n’est-il pas, à l’échelle internationale, que l’expression ritualisée de toutes les confrontations, de toutes les frontières, de tous les territoires à la fois unis et opposés dans la pratique de ce même sport ?

Nefta Football Club fonde un cosmos miniature, fait de codes minimalistes, d’archétypes, de lignes géométriques, dissimulant son horlogerie sous une surface illusoirement naturaliste. Il crée une expérience de pensée, qui a la force universelle du conte, de la fable ou du mythe, mais qui conjugue cette puissance avec une pertinence certaine quand au choix des environnements et du contexte. Aussi, peut-on interpréter le film comme une allégorie très actuelle des relations algéro-tunisienne, comme une métaphore plus large de l’adolescence, ou comme l’expression globale de tous les nomad’s land. La conclusion du film n’oubliera pas de rétablir, à travers un dernier plan magistral, toute la portée géo-politique de ce qui pourrait n’apparaître que comme une inoffensive historiette.

Virgile Van de Walle

Consulter la fiche technique du film

N comme Nefta Football Club

Fiche technique

Synopsis : Dans le sud tunisien, à la frontière de l’Algérie, deux frères fans de football tombent sur un âne perdu au milieu du désert. Bizarrement, l’animal porte un casque audio sur ses oreilles.

Genre : Fiction

Durée : 17’15 »

Pays : France, Tunisie

Année : 2018

Réalisation : Yves Piat

Scénario : Yves Piat

Image : Valentin Vignet

Son : Sabri Thabet, Victor Vilette, Jérémie Halbert, Antoine Bertucci

Montage : Jérôme Bréau

Musique : Jérôme Rossi

Interprétation : Eltayef Dhaoui, Mohamed Ali Ayari, Lyes Salem, Hichem Mesbah

Production : Les Valseurs

Article associé : la critique du film

Berlinale 2020, les courts programmés

Le 70ème Festival de Berlin aura lieu du 20 février au 1er mars 2020. Comme vous le savez, les sélections courtes nous intéressent toujours autant à Format Court. Voici les 24 films issus des 18 pays retenus en compétition.

2008, Blake Williams, Canada
À l’entrée de la nuit, Anton Bialas, France
Aletsch Negative, Laurence Bonvin, Suisse
Atkūrimas, Laurynas Bareisa, Lithuanie
Cause of Death, Jyoti Mistry, Afrique du sud / Autriche
Celle qui porte la pluie, Marianne Métivier, Canada
A Demonstration, Sasha Litvintseva, Beny Wagner, Allemagne / Pays-Bas / Royaume-Uni
Écume, Omar Elhamy, Canada
Filipiñana, Rafael Manuel, Philippines / Royaume-Uni
Genius Loci, Adrien Mérigeau, France
Girl and Body, Charlotte Mars, Australie
Gumnaam Din, Ekta Mittal, Inde
HaMa’azin, Omer Sterenberg, Israël
How to Disappear, Robin Klengel, Leonhard Müllner, Michael Stumpf, Autriche
Huntsville Station, Chris Filippone, Jamie Meltzer, Etats-Unis
Inflorescence, Nicolaas Schmidt, Allemagne
It Wasn’t the Right Mountain, Mohammad, Mili Pecherer, France
My Galactic Twin Galaction, Sasha Svirsky, Russie
Playback. Ensayo de una despedida, Agustina Comedi, Argentine
So We Live, Rand Abou Fakher, Belgique
Stump the Guesser, Guy Maddin, Evan Johnson, Galen Johnson, Canada
T, Keisha Rae Witherspoon, Etats-Unis
Union County, Adam Meeks, Etats-Unis
Veitstanz/Feixtanz, Gabriele Stötzer, GDR, 25’, 1988 (hors compétition)

Point de fuite d’Olivier Smolders

POINT DE FUITE un film d’Olivier Smolders (1987 – Film pédagogique – 10 min. – couleurs) 

Ce court métrage d’Olivier Smolders, membre du jury au Festival de Clermont-Ferrand 2020, est le premier qu’il a réalisé en couleurs, en 1987, à partir d’une nouvelle de l’écrivain et plasticien surréaliste belge Marcel Mariên.Le réalisateur indique « film pédagogique » comme si cela était le genre du film, « fable sur le malaise du corps enseignant » pour le résumer, sans le dévoiler.

C’est certainement son film le plus accessible, mais aussi celui avec le plus d’humour noir dont les surréalistes étaient friands. Ce film repose sur  une simplicité dans la mise en scène et dans le propos, soutenu par le jeu retenu de la comédienne Catherine Aymerie, entourée d’une classe de grands adolescents un peu vicieux ou sadiques. Cette fable interroge le statut du groupe face à l’individu et le point de fuite du titre annonce la tangente que prend le récit, avec une chute surprenante.

Dans le cadre du cycle « Pleins feux sur Olivier Smolders », ce court- métrage précédera le documentaire inédit, « L’Accord du pluriel » qu’Olivier Smolders a réalisé en 2017, en filmant ses derniers élèves de terminale, en donnant ainsi le portrait d’une jeunesse bruxelloise métissée (dimanche 26 janvier à 18h30).

Louis Héliot. Responsable du cinéma, Centre Wallonie-Bruxelles / Paris.

Vos films préférés en 2019

Ce mois-ci, Format Court fête son 11ème anniversaire (bouchon !). Après avoir publié il y a quelques jours notre propre Top 5 des meilleurs courts-métrages de l’année, voici les résultats de votre propre Top, suite à  notre appel publié sur notre site internet.

4 films ont remporté le plus de suffrages. Voici lesquels :

Le chant d’Ahmed de Foued Mansour (France)

Article associé : l’interview du réalisateur

L’heure de l’ours de Agnès Patron (France)

Article associé : la critique du film

La Chanson de Thipaine Raffier (France)

Article associé : la critique du film et l’interview de la réalisatrice

Nefta Football Club de Yves Piat (France)

Concours : 5 Pass à gagner / Cycle Pleins feux sur Olivier Smolders

À la faveur de l’exposition Démons et Merveilles, Critique de la raison pure – Olivier et Quentin Smolders, le Centre Wallonie-Bruxelles (46, rue Quincampoix, 75004 Paris) propose un cycle Pleins feux sur Olivier Smolders, du 23 au 26 janvier 2020, qui présente l’intégrale de ses films, avec une lecture-concert le 23 janvier et une classe de cinéma le 25 janvier. Format Court vous propose de remporter 5 Pass valables pour toutes les séances. Pour gagner l’un d’entre eux, écrivez-nous à info@formatcourt.com.

Pour info/rappel, Olivier Smolders est producteur, scénariste et réalisateur de films. Fildefériste, pêcheur à la mouche, agnostique dissident, auteur d’essais sur la littérature et le cinéma, membre de l’amicale des zutistes », il est l’un des auteurs et cinéastes les plus novateurs du cinéma belge contemporain.

Son œuvre cinématographique, essentiellement constituée de courts métrages, d’abord en 35mm noir et blanc puis en numérique et en couleurs, interroge constamment la question des limites de la représentation. Ses films ont reçu plus de soixante-dix récompenses dans des festivals internationaux. Il recevra un Vercingétorix d’honneur le 31 janvier prochain, en ouverture de la 42e édition du prochain Festival du court-métrage de Clermont-Ferrand.

Programme du cycle organisé au Centre Wallonie-Bruxelles

Jeudi 23 janvier 2020 > 20h30 | Ouverture

Lecture-Concert : A bâtons rompus, par Olivier Smolders et Leonor Swyngedouw. Olivier Smolders évoque des souvenirs et des textes qu’il affectionne, d’Arthur Rimbaud à Paul Nougé, accompagné par Léonor Swyngedouw qui interprète des Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach.

Vendredi 24 janvier

18h30 : 4 courts métrages d’Olivier Smolders (durée totale : 1h18)
Adoration (Belgique/France – Film anonyme – 1987 – 15 min. – N/B)
Seuls, co-réalisé avec Thierry Knauff (Belgique/France – 1989 – 12 min. – N/B)
Mort à Vignole (Belgique – 1998 – film solitaire – 25 min. – N/B)
Voyage autour de ma chambre (Belgique/France – 2008 – film immobile – 26 min.)

20h30 : 3 courts métrages d’Olivier Smolders (durée totale : 1h18)
La Part de l’ombre (Belgique/France – 2014 – Film en voie de disparition – 28 min.)
La Légende dorée (Belgique/France – 2015 – Film sphérique – 25 min.)
Axolotl (Belgique/France – 2018 – Film chimérique – 25 min.)

Samedi 25 janvier

15h30 : Classe de cinéma
Olivier Smolders revient sur son parcours de cinéaste, depuis ses études à l’INSAS jusqu’à la réalisation et la production de ses derniers courts métrages, en passant par son unique long métrage de fiction et un documentaire inédit.
Entrée libre.

18h30 : 4 courts métrages d’Olivier Smolders (durée totale : 1h13)
La Philosophie dans le boudoir (Belgique/France – 1991 – 14 min. – N/B)
Ravissements (Belgique/France – 1991 – 7 min. – N/B)
Pensées et visions d’une tête coupée (Belgique/France – 1992 – Film pour Antoine Wiertz – 26 min.)
L’Amateur (Belgique/France – 1997 – Film en forme de poire – 26 min. – N/B)

20h30 : Nuit Noire (Belgique/Pays-Bas – 2005 – 1h30 – inédit)

Dimanche 26 janvier

16h30 : 3 courts métrages d’Olivier Smolders (durée totale : 1h06)
Neuvaine (Belgique – 1984 –Film pour amuser les chaises – 30 min. – N/B)
L’Art d’aimer (Belgique – 1985 – Film dramatique en couleurs – 15 min.)
Petite anatomie de l’image (Belgique – 2009 – Film à l’eau de rose – 21 min.)

18h30 : (durée totale de la séance : 1h20)
Point de fuite (Belgique/France – 1987 – Film pédagogique – 10 min. – couleurs)
L’Accord du pluriel (Belgique – 2017 – Documentaire – 1h10 – inédit)

Mémorable de Bruno Collet

En lice aux César et aux Oscars 2020, Mémorable de Bruno Collet est un court-métrage d’animation touchant sur la perte de la mémoire. Il a raflé plusieurs récompenses en France avec le prix du public, le Cristal du court métrage et le prix du jury junior au Festival d’Annecy en 2019.

C’est sans oublier ses nombreuses récompenses à travers le monde, notamment au Portugal, aux Etats-Unis, en Arménie, en Corée du Sud… . Réalisé à Rennes, Mémorable est un film qui mélange marionnettes animées et effets spéciaux en 3D créés par ordinateur.

Ce court-métrage offre un regard doux et bienveillant sur la maladie d’Alzheimer. Louis, le protagoniste, personne âgé souffrant de cette maladie est aussi un artiste peintre. Il dépeint ici sa propre vision des choses sur ses toiles colorés, c’est un univers nocturne et galactique qui en ressort. Sa maison se retrouve incorporée dans le tableau La Nuit étoilée de Vincent Van Gogh, peut-être le signe avant-coureur d’une dégénérescence ?

Louis vit avec sa femme, Michelle, leur monde semble entrer dans une étrange mutation. Le film suit l’évolution de la maladie, les objets et personnes disparaissent en même temps que ses souvenirs. Le thème de la mémoire est d’ailleurs  récurrent chez Bruno Collet, déjà abordé dans son précédent court-métrage, Son Indochine, réalisé en 2012. Le personnage principal se remémore, avec angoisse et nostalgie, ses années de combat durant la guerre d’Indochine. La guerre, elle aussi, fait partie  de plusieurs oeuvres du réalisateur, présente dans Le jour de gloire, un film sur l’histoire d’un soldat combattant dans les tranchées.

Nous la retrouvons, plus subtilement dans Mémorable avec des poissons aux apparences guerrières, ainsi que les membres de la famille de Louis aux visages déformés rappelant les Gueules cassées de la première guerre mondiale.

Cependant, l’humour est de mise, le vieil homme toujours blagueur, semble déjouer la maladie en riant d’elle. Malgré la dégradation des souvenirs de Louis, la vie continue et plus encore, elle prend tout son sens, au moment même où sa mémoire s’évanouit. C’est ainsi que ce film apporte espoir et nostalgie en se donnant un genre comique et dramatique à la fois.

Il ne se souvient plus de sa femme, mais en re-tombe amoureux. C’est alors qu’on peut se demander si l’amour est plus puissant que la maladie. S’il ne dépend pas d’une habitude mais d’un réel sentiment que même la perte des souvenirs ne peut arrêter, qu’il subsiste à la maladie.

Bruno Collet s’inspire de l’art pictural de William Utermohlen, lui aussi atteint de la maladie d’Alzheimer pour recréer un univers qui se complète dans ses formes, ses couleurs et ses textures. Il soumet de la matière pour tenter de combler le néant auquel Louis essaie d’échapper.

Dès les premières images de Mémorable, nous survolons une peinture comme un territoire inconnu, nous laissant penser qu’une nouvelle aventure commence. Sur une composition musicale de Nicolas Martin, le son des violons s’accorde afin d’explorer ces derniers souvenirs avant que l’oubli ne vienne les emporter.

Manon Guillon

Consulter la fiche technique du film

Voir le film dans son intégralité en cliquant sur ce lien

Article associé : l’interview de Bruno Collet