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Small Deaths de Lynne Ramsay

En 2007, The Guardian fait un classement des 40 meilleurs réalisateurs vivants. En douzième position, juste au-dessus de Béla Tarr, Wong Kar-Wai, Perdo Almodovar, Todd Haynes et Quentin Tarantino, nous trouvons Lynne Ramsay. Un cinéphile attentif reconnaîtra peut-être le nom de celle qui réalisa We Need to Talk About Kevin (2011), Le Voyage de Morven Callar (2002), Ratcatcher (1999), ou plus récemment A Beautiful Day (2017). Si ces films ont leur réputation, peu sont ceux qui auront l’audace de leur donner l’impact d’un Pulp Fiction ou d’un Cheval de Turin (pour peu que l’on puisse placer ces deux films dans une même phrase). Comment expliquer, alors, le choix du journal britannique ? Pour comprendre l’importance allouée à Lynne Ramsay, il faut revenir à son premier court-métrage.

Small Deaths est, au départ, un film de fin d’études pour la National Film and Television School, où elle fait ses études. La jeune Lynne Ramsay, en 1996, n’est cependant pas à prendre à la légère. Car Small Deaths sera sélectionné au Festival de Cannes, et gagnera même le Prix du Jury (un moyen comme un autre de lancer sa carrière). Le film est composé de trois scènes, chacune mettant en scène une jeune fille, Anne-Marie, à trois moments de sa vie – l’enfance, le début de l’adolescence, et la fin de celle-ci. Dans la première, Ma and Pa, on voit la très jeune protagoniste qui refuse d’aller au lit, pendant que son père se prépare à aller au pub; une ombre plane sur son retour. Dans la deuxième scène, Holy Cow, Anne-Marie et sa jeune soeur sortent jouer dans un pré, profiter de la nature, précédées par un groupe de garçons qui jouent à faire peur aux vaches avec des cailloux. Soudain, les filles tombent nez à nez avec une vache blessée au ventre, en train d’agoniser. Son oeil et celui d’Anne-Marie se croisent. Enfin, dans la troisième scène, The Joke, elle se rend dans un triste appartement, où une bande de copains se trouve. Ils sont aux prises avec une fille qui semble avoir fait une overdose. L’inquiétude d’Anne-Marie monte, jusqu’au moment où la fille se réveille en souriant, montrant que c’était évidemment une blague. Dégoûtée, Anne-Marie s’en va, croisant le regard d’un garçon qui semble trouver ça aussi peu drôle qu’elle. Elle hésite, et finit par le suivre dans l’escalier.

Ce qu’il faut d’abord remarquer, c’est que Ramsay est une plasticienne : ce qui compte plus que tout, c’est l’image et le son. La matière qui compose le film heurte, cueille, éblouit le spectateur. Small Deaths est avant tout un choc de lumière et de contraste. Il ne s’agit pas de plonger le spectateur dans la réalité du moment, mais de dépasser ce qui serait du pur réalisme. L’objectif est de capter et de retranscrire une réalité ressentie, une intensité profonde. Ainsi on se passe de musique pour des bruitages bruts, une ambiance visant à retranscrire l’entièreté de l’atmosphère des lieux. Le son prend déjà cette fonction moderne de faire sentir la scène de manière presque cutanée, afin que l’on soit pris par les sensations avant toute autre chose. C’est par elles que l’on accède au contenu émotionnel du film, lequel est un mélange de nostalgie, de mélancolie, de tristesse, parfois de joie – surtout de violence. C’est ici que commence la carrière de Ramsay, dont les films s’évertuent à faire physiquement mal : le choc brutal de ses films ne consiste pas cependant tout à fait en la brutalité graphique ou sonore, mais bien en une violence symbolique, retranscrite avec d’autant plus de clarté que les sens du spectateur n’ont accès qu’à une agression étouffée, partielle, qui laisse à l’imagination et à la sensibilité le soin de compléter ce dont il est témoin.

De la mort réelle d’une vache à celle simulée d’une adolescente, le choc est avant tout celui du traumatisme. Car c’est de cela qu’il s’agit dans Small Deaths : trois morts symboliques, trois morts qui sont d’abord la mort de quelque chose à l’intérieur du personnage principal. Si le film nous fait voir ce plan serré de la tête d’Anne-Marie, avec en fond ses parents, c’est pour nous signifier que nous sommes justement dans un univers mental. On a aussi le son des enfants qui jouent dehors, que la petite fille semble entendre, par fantasme toutefois, puisqu’il disparaît aussi vite qu’il est venu. De même la lumière naturelle puissante permet de créer un contraste fort entre les extérieurs et les intérieurs, et de faire des ombres marquées sur les visages, souvent vus de très près et avec une courte focale, pour en déformer les traits. Ceux qui ne sont pas déformés ou obscurcis apparaissent d’autant plus doux : c’est un moyen, en un sens, de leur donner la consistance du souvenir, où les personnes seront parfois réduites à de simples silhouettes ou caricatures.

On pourrait même dire du cinéma de Ramsay qu’il est un cinéma de la mémoire. Au lieu de nous montrer le présent, on sent bien que les scènes auxquelles on assiste sont des sortes de souvenirs, des souvenirs traumatiques. Le propre du trauma est précisément de ne pas être une image lointaine, mais un moment perpétuellement revécu. C’est dans ce souci de faire « plus vrai que vrai » que l’ensemble de la mise en scène semble s’articuler, pour donner une consistance brutale et pourtant presque mythique aux événements, en particulier en ce qui concerne la mort de la vache. On ne peut que songer à une scène similaire dans Requiem pour un Massacre d’Elem Klimov, lui aussi un film à la fois brutalement réaliste et pourtant halluciné, où l’on assiste au même plan sur un oeil bovin. Ce qui est sûr c’est que Ramsay convoque ici tout son bagage cinéphile, de Cassavetes – dans sa façon de filmer les visages et les rapports humains – à Bergman ou Fassbinder pour la consistance hallucinée des images traumatiques, ainsi qu’une froideur percutante. La réalité d’une Écosse morne et pauvre, la violence des enfants et des jeunes laissés seuls, rappelle aussi de loin les films de Larry Clark.

Le traumatisme se présente toujours avant ses causes, avant son origine, cachant dans le labyrinthe de la mémoire les explications salutaires. Small Deaths nous montre l’ennui, la pauvreté, l’exploration des enfants, mais aussi un rapport particulier aux rôles de genre. Si Ramsay n’aime pas être considérée en tant que réalisatrice, ou comme cinéaste féministe, on constate bien ici une attention toute particulière portée aux différences de genre. La mère d’Anne-Marie coupe les cheveux de son mari, lui fait le café, le ménage. Lui est absent même lorsque son corps est là. Ce sont les garçons qui lancent des pierres sur les vaches. Ce sont eux aussi qui sont les plus nombreux au moment de la blague, qui font d’une fille la victime idéale. Pourtant, Anne-Marie semble bien intéressée par les hommes, les contemple de loin. De là jusqu’à A Beautiful Day, la question des identités de genre est généralement montrée dans une profonde ambiguïté, un conflit complexe et douloureux. L’origine du mal sera toujours laissée, comme ici, à l’interprétation.

Small Deaths lance une approche subtile et décalée, fantasmatique et poétique, très souvent bien sombre, que Ramsay explore en longs et en courts métrages – souvent oubliés. Swimmer (2012) ou Gasman (1997) sont d’autres pistes à privilégier vers ces rêves étranges ou ces interrogations sociales et psychologiques – émotionnelles, en fin de compte.

Théo Mathis

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La Petite Histoire de Gwen la Bretonne d’Agnès Varda, en ligne !

Il y quelques jours, L’American Cinematheque a mis en ligne sur YouTube un court métrage inédit d’Agnès Varda, La Petite Histoire de Gwen la bretonne, un an après la disparition de la réalisatrice- photographe.

Rappelons-le, Agnès Varda est l’une des premières femmes à s’être imposée dans le cinéma de la Nouvelle Vague, ce qui lui vaudra de nombreux prix, dont le César du meilleur court métrage en 1984 pour Ulysse (diffusé l’an passé à notre festival).

Sorti en 2008, La Petite Histoire de Gwen la bretonne, petit court métrage de 5’13 exactement, raconte la rencontre d’Agnès Varda et de son amie, Gwen Deglise, devenue programmatrice de l’institution américaine.

Tourné à la manière d’un documentaire, alternant voix off de la grand-mère de la Nouvelle Vague et témoignages de Gwen, les deux amies se répondent et conversent sur les souvenirs de leur rencontre.

Dans un décor idyllique, à la conquête de l’ouest sur les plage de Los Angeles, l’histoire d’amitié se transforme en récit de voyage. Et Varda n’oubliera pas de nous citer quelques anecdotes de sa vie, pour notre plus grand plaisir. Un émouvant petit docu de fiction mêlant rêves et nostalgie, mettant en scène le cinéma lui-même autour d’un portrait sincère et touchant.

Remerciements : Ciné-Tamaris

Manon Guillon

L’Usine de Sergueï Loznitsa

Le réalisateur ukrainien Sergueï Loznitsa hante depuis quelques années les festivals. Depuis Dans la Brume, en 2012, nous le retrouvons régulièrement à Cannes, que ce soit pour Une Femme Douce en 2017 ou Donbass en 2018. Pourtant, sa filmographie ne saurait se limiter à quelques films primés. En parallèle de ses ambitieux films de fiction, Loznitsa ne se plaît parfaitement que dans le documentaire à tendance expérimental, que ce soit via le court ou le long-métrage, genre dont il ne semble jamais vouloir se lasser. Loin d’être prédestiné au cinéma, le réalisateur a d’abord reçu une formation de mathématicien. Ingénieur, spécialisé dans l’intelligence artificielle, il se lasse bien vite de sa carrière scientifique, pour se tourner vers des études plus artistiques. Jusque en 2010, son travail est uniquement documentaire. Son style est déjà très marqué : L’Attente (2000) propose une longue contemplation a travers les visages endormis des voyageurs assis dans une gare de province ; Portrait (2002) n’est précisément qu’un enchaînement de portraits, des hommes et des femmes tentant maladroitement de tenir la pose devant l’œil de la caméra ;  Artel (2006), sous prétexte de nous montrer des pêcheurs au travail sur un lac gelé, se vit comme une véritable expérience sensorielle, où le fond blanc neigeux, quasiment abstrait, se mêle aux sons apaisants des craquelures de la glace.

Scientifique, Loznitsa l’est resté. Obsédé par les problématiques de structure, de reconstitution et de distanciation, toute son œuvre n’est de fait qu’un long découpage du monde en fines lamelles, suivi d’un passage sous le microscope. Ses films sont d’abord dépourvus de commentaire, non seulement de la part du cinéaste lui-même (au travers d’une voix off par exemple), mais aussi de la part des protagonistes, auxquels la parole est rarement donnée. Ensuite, chacun d’eux n’a souvent d’autre scénario qu’un découpage méthodiquement étudié. Les plans s’enchâssent au sein de structures prédéfinies comme les perles sur un collier. Les durées sont prédéterminées selon des schémas seulement connus du cinéaste. Enfin, les fictions de Loznitsa sont rarement autre chose qu’une suite de reconstitutions, à l’image de Donbass qui, en 2018, proposait de découvrir la guerre russo-ukrainienne à travers un enchaînement de scènes barbares inspirées de réelles vidéos du conflit postées sur Youtube. En résulte des œuvres neutres, presque des œuvres mortes, plus mécaniques que véritablement humaines. Documentaire ou fiction, chaque film est une vivisection. La substance vivante est retirée pour ne laisser que le squelette, le schéma de l’événement, une structure muette, universelle, intemporelle. Un symbole. La froideur de Loznitsa lui sera reproché tantôt comme le symptôme d’une misanthropie latente, tantôt comme une forme d’apolitisme. Pourtant, politique, le cinéma de Loznitsa l’est. Il n’est même que ça.

En URSS, après la Seconde Guerre Mondiale, la logique du kolkhoze – mise en commun des terres et moyens de production d’un certain nombre d’exploitants agricoles – est appliquée à l’industrie. Ainsi naît le kombinat, qui rassemble, au sein d’une même structure, ateliers, entreprises et manufactures divers. C’est dans l’un de ces antiques kombinats encore en activité, que Loznitsa tourne, en 2004, son septième court-métrage : L’Usine. Long de trente minutes, le film se divise en deux parties égales : « L’Acier » et « L’Argile ». Les deux actes correspondent aux deux ateliers du site. L’un, naturellement, est une aciérie. Ici travaillent les hommes, au milieu des fours et du métal en fusion. L’autre, tout aussi naturellement, est une fabrique de briques. Ici travaillent les femmes, plongées dans une pénombre humide et froide, devant des machines qui ne s’arrêtent jamais. Ce sont deux univers, l’un noir et rouge, l’autre vert et bleu, l’un tout de feux et l’autre de néons blafards. Les uns luttent contre les ténèbres et les flammes, les autres bataillent contre la terre et l’eau, bataillent, surtout, contre la monotonie, l’ennui, la répétitivité du geste, la souffrance du muscle bientôt réduit à l’état de poussière.

L’Usine est d’abord une œuvre formelle. Fidèle à son habitude – habitude qu’il ne fera que confirmer par la suite – Loznitsa se passe de tout commentaire. Il s’en passe tant que, dans un premier temps, le film peut se lire, plus que comme un documentaire, comme une fresque, un tableau, une œuvre purement esthétique. L’environnement, les matériaux, les machines, les humains s’amalgament, s’agglomèrent, se fondent, fusionnent en une même chair, une chair biomécanique, une chair rouillée, calcinée, désagrégée, désintégrée, une chair en décomposition. Les tuyaux, noirs de suie, courent comme des viscères le long des parois minéralisées ; les machines, les fours, les valves, les soupapes, les roues, les engrenages, les poulies et les chaînes sont comme soudés ensemble, soudés par les coulures du métal fondu, et par la concrétion de quelque résidu charbonneux ; les grandes cuves, les brasiers, les tapis roulants paraissent comme des organes fatigués, vieillissants, presque déjà morts, continuant mollement à s’agiter au fond d’une titanesque carcasse ; la terre molle est humide s’accroche partout, colle aux mains, aux vêtements, aux visages, aux appareils rudimentaires qui tanguent et tremblotent sous la charge répétée des mottes et des boules gluantes. C’est d’abord cette sensation épidermique de la matière, de la pesanteur des choses, de la texture – encore renforcée par les chuchotements visqueux de l’acier, ou les clapotis de l’argile malaxée – qui frappe le spectateur au visionnage de L’Usine.

Bercée dans cette absence de message clair, de dialogues, d’explications, bercée dans ce bain de sensations vivantes, muettes et pourtant éloquentes, l’image recouvre toute sa puissance mythologique. Le symbolisme est bien présent, à travers les plans – certains volontairement iconiques –, à travers le rudiment de narration et les choix de structure. La première partie, « L’Acier » s’ouvre sur une représentation que l’on croirait purement métaphorique, amorce d’une véritable cosmogonie qui ne fera que se déployer tout au long du film : un ouvrier, un homme, émerge à la manière d’un nouveau-né de la matrice béante et noire d’une monstrueuse machine, semblable par certains aspects au Moloch de Fritz Lang (Metropolis, 1927). À la vision d’un feu dompté par les ouvriers, baladé à travers l’aciérie, partagé de poste en poste, on pense au mythe de Prométhée, qui vola le feu aux dieux pour en faire don aux hommes. À la vision de femmes réitérant indéfiniment, semblable à des automates, la même boucle gestuelle, nous songeons au mythe de Sisyphe ou à celui des Danaïdes. L’architecture du métrage, divisé en deux panneaux égaux – l’un consacré au feu et à l’acier, au monde des hommes, et l’autre au monde des femmes, à la terre et à l’eau –, cette association symbolique, cet agencement précis nous renvoie directement aux codex alchimiques, et aux genèses de chaque civilisation. L’alchimie, ainsi, lie, cryptiquement, la force masculine au souffre, force active, instable et inséminatrice ; la force féminine est liée à la terre, à l’eau, au mercure, c’est la stabilité, le sel structurant, l’entité incubatrice. Cette symbolique, nous la retrouvons dans la film, non pas seulement au travers des couleurs, des éléments, ou des ouvriers effectivement hommes ou femmes selon le poste qu’ils occupent, mais surtout au travers des deux grands supplices que réserve à ces derniers l’enfer industriel : celui des hommes, c’est le danger, la flamme dévorante, chaotique, imprévisible, qui jaillit, éclabousse, dévore ; celui des femmes, c’est la répétition, le geste robotique, c’est une forme de stabilité absolue et mortifère, un temps qui s’étire indéfiniment, un temps qui reboucle sur lui-même, dépourvu d’incertitudes, dépourvu de la moindre variation.

L’Usine, ne l’oublions pas, a une valeur documentaire. Il s’agit surtout, et avant tout, d’une œuvre politique. L’URSS avait, en son temps, élevé l’ouvrier au rang de héros. Le prolétaire se devait d’incarner, sur le modèle d’Alekseï Stakhanov, l’Homme Nouveau, travailleur acharné entièrement inféodé au bien commun. Le modèle s’est effondré. Les kombinats dépérissent les uns après les autres. Quelques manœuvres, ça et là, continuent à faire tourner les machines, dans des conditions généralement insalubres. Loznitsa film les ruines du régime soviétique. Il les filmera d’ailleurs souvent. Mais il filme avant tout le travail lui-même, dans son acceptation universelle ; le travail qui déshumanise, qui blesse, et qui, lentement, tue. Le cinéaste fait le choix des plans longs, fixes, qui laissent le temps s’écouler, qui ne coupent pas l’action, qui, particulièrement, ne coupent pas le geste de l’ouvrier. L’Usine pourrait faire office de manuel, tant le fonctionnement des hommes et des machines nous apparaît limpide. Pas la moindre étape de leur labeur n’échappe à l’œil. Aucune ellipse n’atrophie l’ampleur de leurs tâches. Chaque geste, chaque mouvement, est restitué dans sa temporalité réelle. Les secondes sont longues. La danse des bras et des mains devient monocorde, épuisante. Des bruits répétitifs et stridents, des cloches, des alarmes, des coups de marteaux, accentuent cette sensation d’emprisonnement temporel. Le spectateur souffre de ces multiples boucles pendant trente minutes. Il ne peut qu’imaginer la souffrance du travail à la chaîne, qui s’étire, s’étire, élastique, tout au long des heures, des jours, des années, des décennies. Et ces souffrances, que produisent-elles ? Quelle est leur raison d’être ? Nous voyons le geste, nous le décomposons. Pourtant, aucune explication ne nous est donnée. Pas plus, probablement, qu’elle n’a été donnée à tous ces travailleurs. Dans ces conditions, le cerveau, peu à peu, s’éteint. L’homme devient machine. Tel est l’Homme Nouveau. Cet homme, l’exploité, le robot, cet homme n’a rien d’exotique. Il n’appartient pas à la Russie, ni à l’ex-URSS, ni aux communismes et totalitarismes de tout horizon, il appartient à la civilisation. Les conditions dans lesquelles évoluent les femmes et les hommes de L’Usine ne sont pas tellement éloignées de celles qui attendent n’importe quel ouvrier français, chez Michelin par exemple, ou dans des groupes plus petits : le réveil à l’aube, le travail de nuit, la répétition du geste, la posture douloureuse, les machines d’un autre âge, les bruits stridents, les produits toxiques, les accidents, le froid, le fer, le béton, le cerveau qui, peu à peu, s’éteint, le temps qui s’étire, élastique, tout au long des heures, des jours, des années, des décennies. Et la retraite que l’on finit par ne plus même espérer.

Quelques parti pris simples, un œil clinique, une méthode à toutes épreuves, une totale absence de compromis, font toute l’œuvre de Sergueï Loznitsa. C’est à ce prix qu’il entasse des couches et des couches de lectures et de significations sur un motif a priori simple, qu’il aurait été facile de diminuer, de réduire à son contexte. Le cinéma de Loznitsa est politique. Difficile, pourtant, de savoir ce qu’il pense. En bon scientifique, il privilégie l’expérience au discours. Il montre et ne commente pas. La forme est tout. La forme, d’ailleurs, n’est pas tant un choix de mise en scène qu’une méthodologie d’expérimentation. La forme doit être telle qu’elle l’est pour préserver la distanciation, la pureté du regard, pour éviter tout parasite émotionnel ou contextuel. Le spectateur devient chercheur. À lui d’observer, de formuler des hypothèses, de recouper les informations, de tirer des conclusions. Le cinéma de Loznitsa n’est de fait qu’un vaste observatoire, tantôt microscope, tantôt télescope, une lentille qui restitue un peu de la nudité et de la simplicité du monde.

Virgile Van de Walle

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U comme L’Usine

Fiche technique

Synopsis : Une fonderie où l’on recycle le métal, une briqueterie. Les gestes du travail, la répétition. Diptyque : masculinité et féminité, continuité et interruption, intégralité et fragmentation. Contemplation impressionniste d’un monde industriel qui disparaît.

Genre : Documentaire

Durée : 29’58 »

Pays : Russie

Année : 2004

Réalisation : Sergueï Loznitsa

Image : Nicolaï Efimenko, Sergueï Mikhailchuk

Son : Vladimir Golovnitski

Montage : Sergueï Loznitsa

Production : Studio du Film Documentaire de Saint-Pétersbourg

Article associé : la critique du film

Bruno Collet : « Ca me fascine de créer des personnages qui n’existent pas »

Au Festival Anima (Belgique), nous avons rencontré Bruno Collet, sculpteur de métier et réalisateur de nombreux courts métrages, réalisés notamment en stop motion. À l’origine de Mémorable, l’un des 2 films français sélectionné aux Oscars 2020 dans la catégorie “Meilleur court métrage d’animation”, le cinéaste rennais revient sur son parcours, son goût pour la sculpture, ses débuts dans l’animation et nous explique comment il a réussi à concilier ses deux passions. Dans cet entretien, Bruno Collet évoque aussi le sujet risqué de son film (la maladie d’Alzheimer), l’animation encore trop étiquetée « jeune public », mais aussi ses doutes et son envie de passer au format long.

Comment en êtes-vous arrivé à faire de la stop motion ?

Bruno Collet : J’ai étudié aux Beaux-Arts de Rennes et j’en suis sorti en 1990. Pour remonter un peu avant, à l’école, je dessinais beaucoup dans les marges de mes cahiers, je passais mon temps à dessiner. (…) Ma scolarité a été un peu chaotique. A l’époque, les Beaux-Arts étaient accessibles sans le bac, ce qui ça m’a permis de passer le concours facilement.

Je suis allé aux Beaux-Arts avec l’idée de dessiner ou de faire de la peinture et j’y ai découvert la sculpture, j’y ai donc eu un diplôme en tant que sculpteur. En 90, je suis sorti de l’école, je faisais mon boulot personnel et en parallèle des sculptures commémoratives en bronze.

Quelques années après, on m’a appelé pour une publicité en pâte à modeler qui se tournait à Rennes. Il n’y avait personne dans la région qui faisait de l’animation, à part le réalisateur, un ancien copain des Beaux-Arts qui avait fait les Gobelins et qui tournait cette pub à Rennes. Il s’est demandé : “Qui va faire des prototypes en pâtes à modeler ?”. Il a donc appelé deux trois sculpteurs parmi ses anciens amis des Beaux-Arts. On s’est ainsi retrouvé à deux-trois à faire de la pâte à modeler, une matière qu’on n’avait pas maniée depuis la maternelle, et c’est là que j’ai découvert l’animation. Je me suis dit : “Mais c’est génial !”. Et en plus, c’était correctement payé et on avait un statut d’intermittent.

Grâce à cette expérience, j’ai réalisé que je pouvais raconter des histoires, que je pouvais faire bouger mes sculptures, les faire parler, les éclairer comme je voulais. Je passais encore un cap, je passais de la 2D à la 3D : je pouvais mettre mes sculptures en scène. C’était le média absolu pour raconter des histoires, c’était encore mieux que la sculpture.

Dans Mémorable, comme dans vos autres films, il y a un lien assez fort à la sculpture et la matière. On sent l’artisanat, les traces de doigts, l’aspect imparfait…

B.C. : Ce sont ces accidents qui rendent les choses vivantes. On a tellement voulu aseptiser les choses en animation. Quand je regarde les catalogues de festivals, tous les personnages sont lisses tout le temps. Mais… à un moment, la vie ce n’est pas ça.

J’en ai marre de cette question : “Et vous n’avez pas l’impression d’être encore dans l’univers de l’enfant ?” À chaque fois que j’appelle une chaîne de télévision, on me passe le service jeunesse et je réponds que ce n’est pas le bon service. Même au CNC où j’ai déposé un dossier sur Géricault, le peintre qui a peint Le Radeau de la Méduse, on me dit : ”C’est super ! Mais pour les enfants…” . Mais non, en fait, l’animation, ce n’est pas pour les enfants (rires). Il faut que le public bouge aussi.. Il faut que les gens aillent dans les salles.

Depuis quelques années, on remarque que de nombreux courts métrages de fiction et d’animation sont mis en ligne sur internet, y compris certains films présélectionnés aux Oscars. Avez-vous l’impression qu’il y a une conscientisation du public ?

B.C. : C’est quelque chose de nouveau pour moi, Vivement Lundi l’a fait pour Mémorable, sur une durée d’un mois, d’un mois et demi. Le film était visible par tous. Autant, les gens ne vont pas dans les salles autant ils se plaignent qu’ils ne voient plus de courts métrages en avant-programme…

La sélection des Oscars a mis en place des projections dans 400 salles aux Etats-Unis. Ça tourne du feu de Dieu, ça rapporte des milliers de dollars. Plusieurs sociétés se battent pour savoir qui va s’occuper des projections de courts. Certains ont essayé de l’appliquer en France mais personne n’allait à ces séances.

Comment expliquez-vous que ça fonctionne aux Etats-Unis et pas ici ?

B.C. : Aux Etats-Unis ils sont super friands de courts d’animation. Les salles sont pleines, ce sont des adultes qui y vont. Alors pourquoi ? C’est assez culturel, je pense. Le problème, c’est qu’on a du mal à aller au cinéma voir les films d’animation. Dès que c’est un peu pointu, on va dans des salles art et essai. Internet, c’est peut-être une piste, mais après financièrement, comment on retombe sur nos pattes ? C’est un problème économique, car les films d’animation coûtent cher, on a du mal à les monter. J’ai de la chance : France 2 est partenaire de mes courts depuis le premier, ils ont toujours été présents, mais j’ai des projets de longs que je n’arrive pas à monter.

Pendant ces dernières années, vous sentez que ça a été compliqué de faire un long ou vous vous êtes juste senti très bien dans le court ?

B.C. : Je suis resté dans le court, car on m’y laisse une grande liberté. Personne n’est jamais intervenu dans mes histoires. Après on discute, il y a des choses à régler, c’est pour ça que je travaille avec une production, je ne suis pas seul dans mon garage.

Quand trois personnes font la même remarque, il faut se poser des questions, c’est constructif. C’est quelque chose que j’aime bien, ces retours. Mais pour un long, on ne part pas sur un budget en dessous de 3 millions d’euros, en sachant que le public sera très limité, donc comment réussit-on à amortir les coûts ?

Un film comme Mémorable, ça coûte combien ?

B.C. : 230.000 euros et je suis au maximum de ce que j’ai pu obtenir pour un court de 12 minutes.

Comment se forme-t-on à l’animation à Rennes où il n’y a pas d’école spécialisée ?

B.C. : Vivement lundi a mis en place un partenariat avec une formation aux Beaux-Arts de Lorient pendant un an. Tous les professionnels avec lesquels je travaille ont formé une quinzaine de jeunes pendant neuf mois, que l’on récupère maintenant, pour renouveler les équipes parce qu’on est tous de la vieille guerre (rires).

On a tous commencé il y a une vingtaine d’années. Maintenant il y a deux maisons de production à Rennes : Vivement lundi et JPL films. Le fait qu’il y ait deux boîtes qui fassent de la stop motion, du dessin animé, permet aux équipes de faire leurs heures d’intermittence entre les deux. Ce qui a permis, depuis vingt ans, de créer un noyau d’une trentaine de personnes avec lesquelles on travaille régulièrement. C’est ce qui a permis ce savoir-faire, maintenant, on me commande des marionnettes, des décors, …. Ça fait plusieurs mois que je travaille sur des décors d’un film d’Alain Ughetto qui s’appelle Interdits aux chiens et aux italiens, c’est un long-métrage sur l’arrivée, au siècle dernier, des immigrés italiens en France. On est vingt à travailler depuis plusieurs mois grâce au fait qu’il a vu nos films. On commence à fabriquer pour les autres, c’est très bien, c’est du boulot.

Dans Mémorable, la forme est très changeante. Par exemple, les personnages changent d’apparence, on passe de l’esquisse à des marionnettes beaucoup plus travaillées avec des rides….

B.C. : C’est vraiment lié à l’histoire. Je suis parti du concept que plus on vieillit, surtout avec cette maladie, plus les souvenirs qui sont encore présents sont les anciens souvenirs, ceux de jeunesse. Louis, le personnage masculin est artiste, tout l’amour qu’il a eu pour l’art, pour les peintres, remonte à la surface alors que le quotidien s’évapore. Il lui reste donc ses amours d’adolescent dans une école d’art peut-être… C’est pour ça qu’il y a du Giacometti, du Hopper, du Van Gogh dans la maison. Il remplace par ses anciens souvenirs les trous qui sont laissés dans le quotidien à cause de la maladie. C’est pour ça qu’il y a tous ces mélanges de personnages. À table, il ne reconnaît plus les gens autour de lui. Est-ce que c’est du Bacon ? En tout cas c’est quelque chose de très jeté, très brut, très pâte à modeler. On est dans sa tête, ses fantômes apparaissent, ils lui sont très sympathiques.

C’est très compliqué d’aborder la maladie d’Alzheimer. Comment fait-on pour aborder un sujet aussi difficile sans tomber dans le pathos ?

B.C. : En plus, c’était casse gueule car je me sers quand même du violon dans la B.O. ! Je suis étonné d’ailleurs que le film ne soit pas plus attaqué que ça. Il y a eu quelques critiques un peu acerbes, mais je pense que la clé, c’est l’humour et l’amour. Avant d’être un film sur la maladie, c’est un film d’amour sur un couple. Je pense que c’est ça qui fait passer le truc. Le fait que ça soit en animation aussi, je pense que les gens ne se méfient pas du genre animé du fait qu’ils l’associent souvent aux programmes pour enfants. On regarde le film sans se protéger, je pense qu’il y a encore cette force dans l’animation de pouvoir toucher assez profondément le spectateur puisqu’il ne se méfie pas, comme on ne se méfiait pas des bandes dessinées il y a encore quelques années. Et d’un seul coup, on peut traiter des sujets vraiment violents, graves et réels avec des des documentaires dessinés. C’est une force, ce petit côté jouet. Autant s’en servir du coup pour faire passer un message. Je n’avais pas envie d’être dans le pathos complet. L’humour aux dépens du malade ne m’intéressait pas. L’autre solution, c’était que le malade, lui-même ait de l’humour et s’en serve comme une défense, c’est-à-dire, que dès qu’il commence à perdre pied, dès qu’il se rend compte qu’il est malade, il botte en touche par une blague.

J’ai croisé quelques malades, et un malade dans la rue avec sa femme, il peut faire des farces. Au quotidien, on se rend compte que cette armure est bien abimée quand même, mais cet humour permet de supporter le regard de l’aidant dans le couple. C’est une maladie qui touche Louis, mais qui touche aussi sa femme et ses enfants.

J’ai été très étonné de recevoir des prix du jury jeune, par exemple à Annecy où des 9-13 ans ont décerné leur prix à Mémorable. Je savais que le film allait plaire à des gens de nos âges ou plus âgés, mais en fin de compte, le sujet touche aussi le jeune public parce que le sujet peut concerner leurs grands-parents. Les jeunes sont donc aussi touchés par cette maladie.

Tout ça rend le film touchant. Une fois, une dame m’a dit : “Je ne trouve pas votre film triste mais j’ai pleuré.” C’est exactement ce que je cherchais à faire, le rendre émouvant. C’est une question de dosage. On peut se gourer, un peu trop de sel, un peu trop de poivre et c’est immangeable et on s’en rend compte trop tard. Là, ça fonctionne. Après, j’ai la volonté de couper, si le plan est moyen, je le coupe.

Est-ce qu’il y a des scènes que vous avez dû couper ?

B.C. : Oui, sur la fin. Il y avait un contrechamp qui n’était pas à la hauteur et comme c’était dans la scène finale, il ne fallait vraiment pas en rajouter. Quand c’est comme ça, que ce n’est pas à la hauteur du reste du film, moi, j’enlève. Un plan foireux, ça peut faire sortir le spectateur du film, surtout sur un court où pendant 30 secondes, il va se dire : “Oh mais c’était moche, ça !” Sur un court métrage, on ne peut pas laisser le temps aux gens de faire leurs lacets ou de se moucher.

Le fait de refaire son lacet ou de se moucher, ça veut dire que le film est chiant ?

B.C. : Le film est tellement court que si vous passez votre temps à chercher votre mouchoir, vous loupez le sujet. Soit vous vous emmerdez, mais bon ça c’est de ma faute, soit vous êtes enrhumé, mais vous allez passer à côté de l’histoire parce qu’elle est très courte.

Comment ça se passe entre deux films ? Quel est votre rituel de travail ?

B.C. : Il y a des gens que je vois régulièrement car ça fait 30 ans qu’on travaille ensemble, depuis les Beaux-Arts, donc c’est super agréable. On est tout le temps à l’atelier à Vivement lundi. J’y vais sauf quand je suis en période d’écriture, ou alors les enfants m’embêtent à la maison donc je vais soit dans un bar soit à Vivement lundi !

Normalement, je travaille chez moi, puis vers 16h je pars dans un bar. j’ai du mal à faire passer mon boulot avant autre chose. Il y a quand même une certaine futilité dans ce métier. Le repas du soir est plus important que mon prochain film à ce moment-là.

Comment faites-vous au quotidien ? Vous bossez, vous dessinez, vous écrivez ?

B.C. : J’écris.

Vous écrivez quoi ?

B.C. : Des scénarios, des histoires, j’écris, je réécris. Souvent c’est la troisième version sur le même sujet qui est gardée. Sur Géricault, mon projet de long, il y a 60 pages de scénario. J’ai quand même tout en tête, mais je suis dyslexique donc les fautes d’orthographe… Ca a été l’horreur. Je n’écrivais pas avant, car je faisais…, enfin je fais encore beaucoup de fautes.

Alors comment faites-vous ?

B.C. : C’est arrivé petit à petit. Avec le premier film, j’ai fait mon premier dossier. On m’a dit : “Mais c’est bien écrit.” On ne m’avait jamais dit ça (rires). J’étais très étonné, on m’a dit : “Tu as d’autres films ?” Petit à petit, ça s’est libéré.

Mémorable comporte du dialogue, chose rare dans mes autres films. J’ai l’impression, que, malgré mon âge, je commence à me libérer de plein de choses. Les films sont longs à faire, je me rends compte maintenant que je n’ai plus envie de perdre trop de temps, que je veux aller à l’essentiel. Ce film-ci est assez radical, je n’ai pas l’impression d’avoir fait beaucoup de concessions. Je vais essayer de continuer d’accélérer le processus pour aller là où je veux.

Aller à l’essentiel, c’est quoi exactement ?

B.C. : Vu que je n’ai pas fait d’école de cinéma, comme par exemple les Gobelins, j’apprends sur le tas. Tous les films m’ont permis d’apprendre. Comme je n’ai pas eu de formation, on ne va pas m’attaquer sur un moulage, une peinture ou un mélange. Les choses qu’on a apprises, on les a acquises. Quand on apprend sur le tas, il y a plus de doutes.

Vous avez beaucoup de doutes ?

B.C. : Je suis rempli de doutes, moi. Je n’ai pas de doutes sur mes films mais, moi j’ai des doutes. Le temps et le succès des courts-métrages me permettent de moins douter, et de me dire : “Vas-y, ça a l’air de marcher, de leur plaire ! Et toi, tu touches vraiment ce que tu as envie de faire.” Mais ça a été long comme processus, les films ont toujours marché, je n’ai jamais eu vraiment d’échec. Les Oscars pour moi, ont été bénéfiques.

Pourquoi ?

B.C. : On reste quand même des cinéastes de province. Quand j’ai fait ma première série, c’était pour Canal +. On s’était retrouvé, après, dans les bureaux à fumer un pétard, c’était la grande époque de Canal, celle de « L’Oeil du Cyclone », ….

La grande époque de Canal où il y avait encore des pétards ?

B.C. : Oui (rires) ! À un moment, j’ai dit :”Faut que j’y aille, j’ai un train à prendre”. On m’a répondu : “Ah bon ? Tu vas où ?”. J’ai dit : « À Rennes”. Et là : “Ah ouais, Rennes en Bretagne ?”. Il y a 20 ans, travailler pour Canal et vivre en province, c’était bizarrement vu. Il y a toujours cette petite condescendance. C’est peut-être encore plus le cas pour la fiction, mais ça existe aussi pour l’animation. 90% de l’audiovisuel se fait à Paris.

Du coup, qu’est-ce que vous ont apporté les Oscars ?

B.C. : Le fait que c’est possible. Je revendique tout à fait d’être Breton et d’habiter en Bretagne et de dire “Je fais des films, et si ça ne vous plait pas, ce n’est pas grave, ça plaît à d’autres !” Le film a remporté 50 prix que ce soit en Corée ou en Russie… Peut-être que je vis à Rennes et que je ne sors pas de mon quartier, mais mes films fonctionnent. Ce n’est pas du tout pour bomber le torse, mais ça me rassure à continuer dans la voie que j’ai essayé de tracer. Et les prix participent à ça. Ce ne sont pas les entrées des films…

Ce qui joue, ce sont les prix ?

B.C. : Ah oui, c’est le seul moyen de prendre la température ! Ca permet de savoir où on en est. Où est le curseur ? Ça marche ou ça ne marche pas ? Est-ce qu’on a trouvé son public ? (…) On n’a pas de stars, à part celles qui fait les voix des films d’animation. C’est ce qu’on fait dans certains JT, on appelle Jamel Debbouze parce qu’il a fait la voix sur un film. C’est le seul moyen d’accrocher un peu le téléspectateur.

Alors vous, vous avez recruté André Wilms et Dominique Reymond, deux super stars (rires) ! C’était comment de travailler avec ces deux comédiens qui n’ont pas forcément fait de doublages professionnels ?

B.C. : C’est ce que je voulais ! Je ne voulais pas de gens ayant l’habitude du doublage. Je voulais les enregistrer ensemble aussi. Le plus dur à caler, ça a été au niveau des plannings. André, je le voulais, car je savais qu’il allait jouer l’ironie, le râleur avec une voix qui ne fait pas cartoon. Quant à Dominique Raymond, elle a un éventail tellement large qu’elle pouvait faire peur comme être douce. À un ou deux moments dans le film, on sent qu’elle est à bout. C’était très marrant de travailler avec eux !

L’enregistrement des voix, c’est surtout la première chose qu’on fait dans le film, après l’écriture du scénario et le storyboard, on va caler les lips des marionnettes sur leurs dialogues, mais eux, les comédiens, ne savaient pas du tout ce qu’ils faisaient.

Ils avaient des images ?

B.C. : Ils avaient juste quelques images de l’animatique mais je pense qu’ils ont cru que c’était le dessin animé fini. Ils ont découvert un an après à quels personnages ils avaient prêté leur voix. Je pense qu’ils sont tombés un peu des nues.

Comment voyez-vous le secteur de l’animation aujourd’hui ? Les jeunes viennent-ils vous demander des conseils ?

B.C. : Vu que je n’ai pas fait d’école, je ne peux pas les conseiller là-dessus. Quand on me demande c’est quoi la stop motion, pour moi c’est des films comme King Kong ou Jason et les argonautes (Don Chaffey). Ces films comportent des effets spéciaux qui m’ont nourri. J’ai été élevé avec ça à la différence de réalisateurs plus jeunes. Les effets spéciaux, c’était du rêve car les animateurs de ces films arrivaient à créer des créatures, des mondes qui n’existaient pas. Mémorable, c’est 12 minutes d’effets spéciaux pour moi, d’où le coût particulier du film. Ca me fascine de créer des personnages qui n’existent pas.

Que deviennent les personnages créés après les films ?

B.C. : Ils reviennent physiquement à la production. Moi, je n’ai rien chez moi. La marionnette du dernier soldat de Le jour de gloire est dans le bureau du producteur, mes enfants m’ont demandé récemment pourquoi elle était est là-bas. Pour moi, ce qui a de la valeur, c’est le film.

La fiction, c’est quelque chose qui pourrait vous intéresser ?

B.C. : Quand la stop motion a démarré, je me suis dit : “Mets ton pied dans la porte et peut-être qu’après, tu pourras accéder à la fiction.” Sauf que très vite, on est catalogué dans un style. Pour Son Indochine, j’ai tourné avec des acteurs et je me suis rendu compte que je me suis déformé avec la stop motion. En animation, il y a une telle maîtrise de tout, ta marionnette, tu la places comme ça, tu sais comment elle va être éclairée… Quand tu tournes avec des acteurs et que tu lui dis de mettre sa main là ou là, de tourner la tête, tu réalises que l’acteur n’est pas une marionnette. En animation, je suis le Dieu suprême sur le plateau, avec un contrôle total (rires) !

Propos recueillis par Katia Bayer. Retranscription : Manon Guillon

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Festival national du film d’animation, en ligne dès aujourd’hui

Comment font les festivals en cette période trouble ? Certains annulent, d’autres reportent (nous, par exemple). Les derniers passent à la version en ligne.

Après Aubagne, avant Visions du Réel et Annecy, le Festival national du film d’animation, prévu initialement du 8 au 12 avril 2020 dans les salles de Rennes métropole et d’Ille-et-Vilaine, part sur une version alternative et web (on se souvient du festival Festival Pointdoc qui, en 2013, proposait dans un autre contexte de découvrir une programmation qualitative de cinéma – documentaire pour le coup – en ligne).

Dès ce mercredi 8 avril, à 10h, une partie de la programmation du festival d’animation sera à découvrir sur 2 plateformes au top :

UniversCiné : 7 programmes de courts en compétition, 6 longs en panorama, 2 films en AP, à voir jusqu’au 12.4 (de manière payante)

KuB : clips, films bricolés et films faits à la maison, à voir jusqu’au 8.5 (accès gratuit)

😃 Près de 90 films sont à visionner en ligne.

Six Men Getting Sick (Six Times) de David Lynch

En 1967, David Lynch est étudiant à la Pensylvania Academy of Fine Arts. Artiste plasticien et peintre comme il convient, il possède déjà un patte artistique notable, identité torturée qui le conduit à envisager une série de variations picturales, autour du thème de la fusion des corps et des machines (notamment, des corps de femmes). Finalement contraint d’abandonner le projet, il continue de se livrer à la production de peintures sombres, presque exclusivement noires, avec quelques traces de couleurs – lesquelles sont souvent signe d’une forme de vie quelconque. Devant l’un de ces tableaux, et peut-être qui sait, sous l’influence des stupéfiants en vogue dans ces années de libération des moeurs chez ces jeunes artistes, Lynch se retrouve à peindre des racines et des branches, et se perd en contemplation. Soudain, un léger vent se lève et siffle: devant les yeux de Lynch, les branches se mettent à s’agiter lentement, au rythme de souffle naturel. C’est l’épiphanie qui fait comprendre à Lynch que les tableaux peuvent bouger, et ce avec du son.

Ainsi son projet devient l’animation de la peinture. C’est vers l’animation image par image, faite maison, qu’il va se tourner. Il commence par faire une sculpture à base de moules de son visage, repris trois fois. Puis il peint chaque étape de l’animation à venir, laquelle sera projetée sur la structure. Le tout, filmé en un court-métrage: au fur et à mesure, six hommes s’animent et se pourvoient de bras qu’ils portent sur leurs visages, et d’un début de tube digestif. Au bout d’un temps, du rouge remplit ces organes, lesquels semblent pourrir ou moisir, suintent un liquide blanc, et, remontant petit à petit, provoque un vomissement général. Tout cela sera répété quatre fois, avec un son continu de sirène d’alarme. Voilà donc créé 6 Men Getting Sick, parfois nommé 6 Figures.

Ce sera donc officiellement le premier court-métrage de Lynch. L’artiste poursuivra avec The Alphabet, second court réalisé l’année suivante, et un moyen-métrage nommé The Grand- Mother en 1970. Rapidement repéré, il part faire ses études à l’American Film Institute, et passe au long métrage pour devenir l’un des réalisateurs américains les plus renommés. De Eraserhead (1977) à Inland Empire (2006), en passant par Mulholland Drive (2001) ou Elephant Man (1980), voilà un CV qui intimide tout un pan du cinéma moderne. Il est passé par la série (Twin Peaks, en 1990), et par de nombreux courts-métrages tout au long de sa carrière, entre publicités, expérimentations et clips. Pourtant, Lynch n’a jamais eu pour ambition de faire du cinéma avant Philadelphie : il est un artiste, et un artiste, c’est surtout un peintre. Et c’est par la peinture que Lynch rentre dans le cinéma; mais pas sans ses thématiques et ses techniques, ses ambitions et ses inspirations. 6 Men Getting Sick est, en réalité, le lieu de ce basculement. Déversement de la peinture dans le film, ou du film dans la peinture.

Toutefois le film est, à première vue, assez minimaliste : tout est dans le titre, pourrait-on se dire. Oui, ce que l’on voit, c’est bien 6 hommes qui semblent pris d’un mal interne et finir par vomir. La question de la narration ne se pose pas, nous sommes devant un événement : le seul intérêt manifeste est le mouvement de la maladie qui s’empare des six hommes. À y regarder de plus près, d’ailleurs, on peut en effet parler de figures : car les corps sont assez peu dissociables, représentés comme un fond noir qui remplit le cadre comme un liquide. De même, si les trois visages à gauche sont des moulures assez réalistes, les trois visages de droite sont plutôt des approximations changeantes, mélanges d’humanité et de déformations indistinctes. L’une des figure possède une sorte de scanner en guise de poitrine; le bas de l’image est troué de points blancs parallèles qui ressemblent fortement à une pellicule, zone dans laquelle clignote durant quelques images le mot sick (malade). Bref, ce qui apparemment est une animation naïve de la maladie est en fait rempli à ras-bord de détails.

D’abord il y a l’aspect composite de cette performance : les moyens employés comptent la peinture, la sculpture, le film, la photographie, l’écriture, le bruitage. Cette envie de faire feu de tout bois est une des caractéristiques de Lynch, qui déjà dans ses peintures fait beaucoup usage de ces différents moyens, dans un mélange toujours assez naturel, évident pour l’artiste. Dans ses films, on trouve quasi systématiquement des séquences d’animation, surtout en stop-motion : ses premiers courts sont remplis de séquences du genre, et son premier film, Eraserhead, est habité par la présence d’une créature animée censé être un enfant, que Lynch se chargera de créer de toutes pièces (selon la légende, à partir d’une carcasse de lapin). Cet amour pour les effets pratiques et le travail de la matière le pousse à travailler le son lui-même. Avec 6 Figures, il opte pour un bruitage très minimaliste, mais fondamental dans sa vision du mouvement. Lynch fera une description assez remarquable de son intention quant au design sonore, dans une interview pour son film Blue Velvet (1986):

« J’ai toujours un peu eu envie de faire des films. Pas tant des films-films que des films-tableaux. Je voulais l’atmosphère d’un tableau étendue à travers le film, comme un tableau mouvant. C’était vraiment la sensation que je recherchais. Je voulais qu’il y ait aussi un son très étrange, très beau, comme si Mona Lisa ouvrait sa bouche et se tournait, et il y aurait du vent – et ensuite elle se retournerait pour reprendre son sourire. Ce serait étrange. »

Ce que Lynch vise c’est donc une impression d’irréel, qui intime assez fortement à l’effroi : voir s’animer quelque chose qu’on pensait à jamais fixé ne peut que produire un choc. C’est l’un des instincts forts de Lynch : une fascination pour la complexité de la vie, c’est-à-dire quant au fait qu’elle bouge. Et ce dans toutes ses formes, y compris la décomposition, laquelle aura profondément marqué Lynch dans ses goûts esthétiques. Il ira jusqu’à conserver des animaux morts sur lesquels il fera ses expérimentations, qui ne manqueront pas de lui poser des problèmes (qui s’en serait douté?). Son père lui rendant visite à Philadelphie sera si choqué par ce que lui montre son fils qu’il lui confiera : « David, tu ne devrais jamais avoir d’enfant ». David s’obstine cependant et, du temps de Blue Velvet, produira une série de compositions comme le Fish-Kit (1979) qui désassemblent les animaux en différentes parties reliées, comme des objets à recomposer pour obtenir une fonction quelconque.Il aura aussi quatre enfants.

Au-delà de l’anecdote, cette remarque de son père fera son chemin chez Lynch. D’abord à ce moment-là sa première compagne est enceinte : ensuite les motifs de l’enfance, de la paternité, de la rupture entre l’un et l’autre ne cesseront d’apparaître dans ses films, plus particulièrement dans ses débuts. The Alphabet met en scène une femme manifestement enceinte qui se met à cracher du sang. Eraserhead raconte une angoisse profonde de paternité du personnage principal, qui voit son enfant tomber malade, et finit par tenter de le tuer. La parentalité se retrouve toujours un peu liée de ce fait à la maladie : le titre Eraserhead fait référence à la tête du personnage principal, réutilisée par une usine pour produire des gommes, ce qui peut être vu comme une caricature symbolique du meurtre de son propre enfant. Qu’arrive-t-il d’autre à cette tête? Dans un rêve, on la voit sauter comme une perruque pour faire place à une espèce de phallus. Par la suite, les créatures Lynchéennes ont souvent des têtes coupées, réduites à des ovales, presque des oeufs. Dans 6 Figures, les têtes à droite du plan peuvent ressembler à ces déformations, d’autant plus que le vomissement final est de couleur blanche.

Chez Lynch, les fluides corporels ont souvent les mêmes effets, les mêmes chemins, la même consistance profonde. Twin Peaks saison 3 fait la part belle à des vomissements, lesquels sont parfois le signe d’un chamboulement de la personnalité (un clone qui prend la place d’un autre). L’absence remarquable de sang dans ses films, pourtant généralement proches de l’horrifique, témoigne d’un sens donné à l’apparition des fluides. Les formes crachantes des têtes chez Lynch semblent être un moyen de placer ce parallèle étrange entre le vomi et l’éjaculat. L’action n’est pas tout à fait la même, mais la maladie, l’état malade, confine à l’état d’orgasme; un malaise qui ne s’estompe qu’avec l’évacuation d’un liquide. Le fluide est corporel, mais aussi moyen de la peinture, ce qui donne à ce motif une importance profonde. Lynch étale sa peinture ou ses sculptures à la main, travaillant souvent avec de la boue. Dans son enfance, il aimait beaucoup cet état régressif du bac à sable, et ce statut malléable des matériaux lui permet d’entrer dans cette transe douce. Tout est création, tout apparaît et disparaît sous le doigt, et les figures qui apparaissent et disparaissent dans ses films, parfois dans l’ombre, parfois dans la lumière, reproduisent cet état démiurgique. La peinture est toujours un fluide, et les fluides sont principe de mouvement.

Enfin, il faut noter que cette décomposition du mouvement que l’on retrouve dans 6 Figures est issue des références de l’artiste. Bien sûr il y a Francis Bacon, dont les déformations et les tortures visuelles se retrouvent ici et dans toute l’oeuvre de Lynch. On retrouve aussi H.G.Giger, créateur de l’Alien dans le film du même nom, célèbre pour son mélange pictural entre la machine et le biologique. Mais il faut aussi citer l’influence du cubisme dans 6 Figures, qui voit d’abord des formes géométriques occuper l’écran, le découper et le composer dans ses différentes phases. Cela intime aux changements fondamentaux du cubisme sur les conventions de la peinture : penchant vers l’abstrait, anarchie des perspectives, composition nouvelle du mouvement dans la peinture elle- même. Braque, Picasso, ou Duchamp tentent de recomposer le mouvement dans l’image, et mélangent les différents éléments du tableau, souvent en aplatissant ou interchangeant les perspectives. On peut comprendre tous ces aspects de 6 Figures comme une suite logique de ces interrogations internes au monde de la peinture. Ces interrogations qui vont éloigner Lynch de la toile comme objet, mais pas de la peinture comme pratique et comme imaginaire -comme questionnements artistiques. Comme il le confie à Beaux Arts Magazine en 2007 :

 »Le cinéma n’est pas fait uniquement pour raconter des histoires, mettre en scène des mots et des dialogues, mais aussi pour créer une ambiance. Ce que je vois, (…) c’est cette abstraction possible que le film partage avec la peinture. Aller plus loin dans cette abstraction, c’est aller vers une réalité plus profonde, qui existe en parallèle des autres. Si on vient de la peinture, on sait que l’histoire d’un film peut contenir une abstraction. »

Théo Mathis

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S comme Six Men Getting Sick (Six Times)

Fiche technique

Genre : Expérimental

Durée : 4’

Pays : Etats-Unis

Date : 1967

Synopsis : Un film en boucle est projeté sur des visages sculptés, les faisant prendre feu et vomir.

Réalisation : David Lynch

Scénario : David Lynch

Bruitages : David Lynch

Production : Pensylvania Academy of Fine Arts

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Din of Celestial Birds de Edmund Elias Merhige

Si le réalisateur américain Edmund Elias Merhige s’est illustré par une pincée de thrillers grand publics (deux en réalité : L’Ombre du Vampire en 2000, et Suspect Zero en 2004), sa renommée n’est due qu’à un seul et unique métrage, dont le titre reste pour certains synonyme de « film culte », à l’image d’un Tetsuo (Shin’ya Tsukamoto, 1989) ou d’un Eraserhead (David Lynch, 1977), avec lesquels il partage nombre de caractéristiques : Begotten, sorti en 1991. Begotten, c’est une expérience, une expérience douloureuse pour certains, une heure d’images stroboscopiques en noir et blanc, volontairement altérées, bien trop contrastées, illisibles, le tout sur un fond de perpétuels chants de criquets. C’est avec peine que l’on y distingue des figures humanoïdes, des divinités masquées, des tribus barbares errant dans un désert sans fin, des êtres de boue, violentés, démembrés, dévorés… Prédécesseur de la fameuse vidéo maudite de la saga The Ring, le film de Merhige propose, plus qu’un film, un magma hermétique, bouillonnant de références occultes, une matière vivante, sismique, paranormale, venue du fond des âges, qui corrompt durablement le corps et l’esprit. Relecture jungienne des multiples mythes de la genèse, Begotten réduit tous les archétypes mythologiques qui, depuis la nuit des temps, hantent l’inconscient humain, à leur état le plus simple. Les cosmogonies aztèque, orphique, osirienne ou chrétienne ne sont pas loin : la création se fait dans le sang. Fastidieux processus, fait de sacrifices répétés, de fécondations miraculeuses et de rites cannibales, le long-métrage aboutit à la germination inespérée du vivant à la surface de notre planète aride.

À l’approche mythologique, Merhige préférera une approche plus scientifique, bien que toute aussi mystique, pour le dernier film de sa courte carrière. Court-métrage de quatorze minutes, tourné en 2006, Din of Celestial Birds réutilise le noir et blanc crasseux, préhistorique, de Begotten. Pourtant, il s’en écarte de bien des manières : en premier lieu par sa durée réduite et son ambition moindre, ensuite par l’abandon de l’imagerie païenne, et par le bannissement de toute figure humaine. Merhige, autrefois peintre et plasticien, se recentre sur ce qui l’intéresse avant tout dans le cinéma : le matériau, la pellicule, la gélatine, sa fragilité, et le spectre incommensurable de nouvelles images que permet sa simple dégradation. C’est un peu de cela dont parlait, de manière très imagée, Begotten : la création naît de la destruction. C’était vrai, dans la tête des Anciens, à l’échelle des dieux et du monde, et c’est vrai, dans celle de Merhige, à l’échelle d’un film.

Le sujet, dans les deux œuvres, reste le même : un retour aux origines, une vision prophétique, monumentale, de la Création. Din of Celestial Birds s’ouvre sur une série de panneaux, avertissement à l’intention du spectateur et explication partielle du film à suivre : « Hello and welcome… do not be afraid… be comforted… remember… our origin… » Aussitôt, nous voilà projetés dans un tunnel sombre, au bout duquel brille une lumière. La séquence rappelle les descriptions d’Expériences de Mort Imminente (EMI) qui sont depuis longtemps rentrées dans la culture populaire et l’inconscient collectif comme l’illustration première du passage dans l’au-delà. Mais ce n’est pas au royaume des morts que nous aboutissons. Au contraire. Un nuage, approximativement sphérique, nous accueille, seul au milieu d’un abîme noir. Les volutes dessinent, par effet de paréidolie, des visages étranges, difformes, aux orbites élastiques et aux bouches tordues. Déjà, concernant Begotten, Merhige avait avoué avoir voulu donner à son film l’apparence d’un immense test de Rorschach en mouvement. L’affirmation est toujours valable ici. Le nuage se condense, et devient le Soleil. La Terre, stérile et couverte de cratères, semblable à la Lune, ne tarde pas à se couvrir d’océans.

Tout dans cette longue séquence d’ouverture rappelle les influences de E. Elias Merhige, à commencer par le cinéma muet – seul apte, cinéma des origines, à montrer les origines de l’homme –, David Lynch et le planétoïde d’Eraserhead, et, bien sûr, le classique de Stanley Kubrick, 2001 : Odyssée de l’Espace (1968), multiplement cité, ne serait-ce qu’au travers de ce vortex lumineux qui ouvre le film, semblable à la porte des étoiles conceptualisée par le spécialiste des effets spéciaux Douglas Trumbull, ou bien via ce plan reconnaissable entre tous montrant le Soleil et la Terre sur un même axe, l’un lointain, diffusant sa lumière, l’autre, toute près, encore plongée dans l’ombre. Moins ambitieux, nous l’avons dit, que Begotten, Din of Celestial Birds, ne s’est, semble-t-il, pas embarrassé d’un tournage aussi imposant. À l’absence d’acteurs se rajoute l’utilisation massive de stocks shots – enregistrements d’essais nucléaires, films scientifiques montrant tantôt la faune abyssale, tantôt la division accélérée d’incalculables organismes cellulaires –, y compris d’extraits de Begotten lui-même, à l’occasion, par exemple, de la naissance de l’homme, créature nue, pathétique, allongée dans la vase. Difficile de savoir ce qui fut, ou non, tourné spécifiquement pour le film. Reste donc le travail de l’image, sa destruction méthodique, ses fusions, combinaisons, chimères, son ébullition constante, qui donne toute son homogénéité à l’œuvre de Merhige.

La légende veut que le cinéaste américain ait subi, dans sa jeunesse, une Expérience de Mort Imminente. Obsédé par l’idée de retranscrire son traumatisme au cinéma, il finira par concevoir une œuvre immense, une trilogie, semblable à un texte sacré, un reste embryonnaire imprimé au plus profond de l’inconscient humain, écriture des âges premiers. Begotten aurait dû être le premier opus de cette trilogie, le film du mythe. Le second, Din of Celestial Birds, se serait consacré à quelque chose de plus grand encore, toute la Création, toute l’évolution du vivant, depuis la conscience primaire, la divinité, jusque à la naissance de l’homme. Le troisième enfin, non tourné à ce jour, aurait dû être un voyage à travers la mort et l’au-delà. Si Begotten semble avoir répondu à toutes les attentes, malgré son manque de moyens et le quasi amateurisme du cinéaste, Din of Celestial Birds a très clairement souffert d’un essoufflement de carrière qui s’avérera d’ailleurs fatal pour le théorique troisième opus de cette grande épopée. Cela fera bientôt quinze années que le réalisateur, âgé aujourd’hui de cinquante-cinq ans, n’a pas touché une caméra. Ne perdons pas espoir cependant. D’autres grands artistes, dans les temps passés, après de trop longs sommeils, ont fini, malgré tout, par se réveiller.

Virgile Van de Walle

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D comme Din of Celestial Birds

Fiche technique

Synopsis : Voyage à travers l’évolution de la conscience.

Genre : Expérimental

Durée : 14’11 »

Pays : États-Unis

Année : 2006

Réalisation :  E. Elias Merhige

Image : E. Elias Merhige, David Wexler

Son :  Ben Gillespie

Musique : Ben Gillespie, David Wexler

Interprétation : Stephen Charles Barry

Production : Brooks Branch, E. Elias Merhige

Article associé : la critique du film

La Table d’Eugène Boitsov, en ligne !

Hasard du web. La Table, réalisé par Eugène Boitsov, film d’école de la Poudrière, vient de rejoindre la Toile. Le film a reçu le Prix Format Court au Festival Premiers Plans d’Angers 2017 dans la catégorie des « Plans animés ».

À l’époque, ce savoureux court-métrage d’animation au rythme enlevé et au savant dosage d’humour et d’intelligence, avait aisément remporté tous les suffrages de notre jury.

Nous vous invitons pour l’occasion à découvrir ce film enfin visible dans son intégralité sur le web, mais aussi à parcourir notre dossier spécial consacré au réalisateur, publié en son temps sur notre site.

Initiation des Jeunes au Cinéma de Shūji Terayama

La fin des années soixante, et le début de la décennie soixante-dix furent, au Japon comme ailleurs, mouvementées. Les traumatismes de la guerre et l’invasion américaine ont laissé des meurtrissures profondes dans la population. Les mœurs changent. La modernité, économique et idéologique, est en train de transformer le pays. L’antiaméricanisme prend des proportions inédites depuis la fin des années quarante. Quand certains regrettent la dégradation du Japon impérial et du traditionaliste d’autrefois, d’autres se tournent plutôt vers le marxisme ou l’anarchisme, seuls capables de mettre le libéralisme occidental en déroute. Dans les universités, comme en France, des émeutes éclatent. Les dérives sont nombreuses, aussi bien du côté du gouvernement que des insurgés. En 1972, les révélations quant aux tortures et exécutions perpétrées par l’Armée Rouge Unifiée, un mouvement d’extrême gauche révolutionnaire, traumatisent le pays, et justifient une répression radicale des groupuscules les plus actifs.

C’est dans ce contexte qu’une génération de cinéastes politisés émerge, parmi lesquels le relativement sage Kiju Yoshida, qui disséquera méthodiquement les grands courants idéologiques de son pays à travers Eros + Massacre (1969) ou Coup d’État (1973), et, bien sûr, le virulent Nagisa Ōshima, cinéaste de Nuit et Brouillard au Japon (1960), La Pendaison (1969) ou L’Empire des Sens (1976). En marge du militantisme, des artistes désabusés, nihilistes, se font une place loin des regards du grand public. Ancien yakuza, activiste politique d’extrême gauche pendant quelques années, Kōji Wakamatsu se reconvertit dans le pinku eiga (film érotique), pervertissant un genre déjà décrié à grands coups d’ultra-violence, de cynisme politique, et d’expérimentations plastiques. Il partage le titre de « père de l’underground japonais » avec un confrère, Shūji Terayama.

Il n’y a pas de cinéma plus bizarre que celui de Terayama. Poète, acteur, dramaturge, danseur, romancier, commentateur sportif, scénariste et photographe, Shūji Terayama est un artiste total. Les arts ne sont que des moyens d’expression à travers lesquels il étend les branches de son univers tourmenté, fait de souvenirs d’enfance, de masques grotesques, d’aberrations sexuelles et d’espaces protéiformes se mouvant suivant la logique du rêve. Fasciné par la culture européenne, par la littérature française, les écrits d’Antonin Artaud, de Lautréamont, de Sade ou de Dominique Aury, le théâtre de Brecht, le cinéma de Marcel Carmé ou de Federico Fellini, il croise, mixe, détruit, recompose chacune de ses influences, distillant, à la manière d’un alchimiste, différents univers pour en tirer, chaque fois, la sève la plus délicieusement transgressive. Au-delà de ses influences occidentales, Terayama côtoiera, tout au long de sa vie, la fine fleur de l’avant-garde japonaise, dont les fondateurs du butō, cette danse surréaliste qui désarticule le corps, le dénude, et le maquille entièrement de blanc pour lui donner des airs de cadavre. Surtout, résident de Shinjuku, le quartier chaud de Tokyo, il côtoiera prostituées, homosexuels, travestis, transgenres, adeptes du bondage et du sadomasochisme, yakuzas, petits membres de la pègre, jeunes désœuvrés, artistes ratés et poètes révoltés, faune dense et hétéroclite, symptomatique de la libération des mœurs, qui nourrira profondément son œuvre.

Chaque film, chaque pièce, chaque roman, chaque poème de Shūji Terayama est un scandale. En Occident, il est surtout connu pour ses longs-métrages énigmatiques : Empereur Tomato Ketchup (1971), relecture libertaire et déviante du Sa Majesté des Mouches de William Golding (1954) ; Cache-cache pastoral (1974), pérégrination pataphysique à travers des souvenirs d’enfance, adapté d’un recueil de ses propres poèmes ; ou encore Les Fruits de la Passion (1981), adaptation du roman français Histoire d’O (1953), de Dominique Aury, et de sa suite Retour à Roissy (1970), avec, en guise d’interprètes, Klaus Kinski et Arielle Dombasle. Avec vingt-deux films à son actif, dont seize courts-métrages, Terayama a eu l’opportunité de s’attaquer à tous les styles, de tester toutes les variantes que lui permettait un imaginaire incoercible. Portant des noms aussi intrigants que L’Étude des Chats, Conte de la Variole, Labyrinthe Pastoral, La Femme à deux Têtes, ou Les Chants de Maldoror (adapté de l’ouvrage du même nom, de Isidore Ducasse), les films de Terayama prennent l’apparence d’artefacts bizarroïdes, conservés, probablement, par un collectionneur fou tout au fond d’un obscur cabinet de curiosités.

En 1974, Terayama participe au 100 Feet Film Festival organisé par le Forum des Images de Tokyo. Le principe du festival est simple : les bobines soumises doivent faire moins de cent pieds de longueur, ce que l’on pourrait traduire par une durée d’environ trois minutes. Terayama n’est pas un mauvais élève. C’est un élève mesquin. Désireux de s’amuser avec les règles et les limites qu’on lui impose, ce n’est pas trois minutes de film qu’il propose, mais neuf. Il se garde pourtant de contrevenir à la norme : sa création sera composée de trois films de trois minutes chacun, projetés en même temps sur trois écrans différents. C’est là le point de départ de son Initiation des Jeunes au Cinéma.

Trois films donc, trois écrans teintés, l’un vert, l’autre bleu, et le dernier rose. Nous reconnaissons là les trois couleurs primaires – rouge, vert, bleu – dont l’addition donne la lumière blanche ; une couleur, pour ainsi dire, complète. Le choix n’a rien d’anodin. Le film vert nous offre à voir une femme pédalant sur une étrange machine, composée de morceaux de vélo, de membres et de têtes de poupées. Un casque est vissé sur sa tête, relié par un câble à une autre machine, sorte de grande horloge. De l’horloge, la femme fera sortir une jeune femme nue, maquillée à la manière d’une poupée de porcelaine. Sur l’écran rose, des photographies défilent : un militaire posant devant un avion de l’armée, des enfants, une famille, des gravures, des photos de mode, des photos érotiques… Sur l’écran bleu, des hommes nus, outrageusement maquillés, posant lascivement dans un petit salon. L’un d’eux se lèvera pour finalement uriner sur l’objectif même de la caméra.

Énigme donc. Énigme en trois temps. Il est simple, tout d’abord, de relier quelques éléments épars à la vie, à la psychologie et à l’œuvre de l’artiste. Le vélo de l’écran vert, nous le retrouverons dans La Machine qui Lit, en 1977 ; les horloges, l’obsession du temps qui court, dans Cache-cache Pastoral ; les poupées, les maquillages, l’objectification des êtres humains, partout, partout dans l’œuvre, peut-être du fait des influences butō de Terayama, peut-être du fait d’une certaine vision de la femme et de l’être humain. L’écran vert, c’est le dadaïsme, c’est la pataphysique, c’est le collage absurde et loufoque, les symboles, les codes, le rêve, le surréalisme, la science-fiction. L’écran rose, c’est la mémoire, c’est le passé immortel. Nous reconnaissons la photographie du père de Terayama, policier réquisitionné par l’armée impériale, mort de dysenterie au sortir de la guerre. L’écran rose, c’est l’enfance, ce sont les êtres disparus, les souvenirs enfouis, les premiers émois dans les magazines, l’adolescence qui bientôt arrivera. L’écran bleu, c’est le quartier de Shinjuku, c’est la liberté, la transgression à l’état pur : transgression morale, transgression du masculin et du féminin à travers ces corps exhibitionnistes aux visages et chevelures travestis, transgression de la nudité, de la sexualité, transgression enfin de l’injure envers le cinéma lui-même, taquinerie, cynisme dans l’acte final, dans ce geste qui consiste, le plus simplement de monde, à « pisser au visage du spectateur ».  Initiation des Jeunes au Cinéma aurait pu préciser, dans son titre : « au cinéma de Terayama », tant le film synthétise, et même prophétise, tout en codes et clins d’œil, les trois grands axes, les trois monomanies, du cinéaste poète.

Mais Initiation des Jeunes au Cinéma est aussi une initiation au cinéma tout court. Au-delà d’une autobiographie secrète de Terayama, dense et brève à la manière des haïkus que le créateur affectionnaient tant, le film est un commentaire, une véritable leçon, toute aussi brève, toute aussi dense. L’écran vert, ce n’est pas l’imaginaire de Terayama, c’est l’imaginaire. L’écran rose, ce n’est pas la mémoire de Terayama, c’est la mémoire. L’écran bleu, c’est la transgression. Ce sont là les trois pouvoirs, les trois forces du cinéma : la reconstruction symbolique et fantasmatique du monde, la momification du souvenir, du temps, et, enfin, la pure puissance offensive, la force de frappe, l’impact, le choc. Les trois couleurs primaires s’assemblent et se fondent pour former un spectre complet, la lumière blanche. De même, trois caractères se fondent en un, et définissent le cinéma. Si Terayama dédie spécifiquement son guide à la jeunesse, c’est qu’il ne s’adresse pas à n’importe quelle jeunesse, mais à une génération libertaire, en attente d’une société nouvelle, avide d’explosions, de déconstructions, de pulvérisations morales et sociales, avide de reconstructions, et en recherche d’instruments de lutte. Une génération bercée par les combats et échecs politiques, une génération qui assiste à l’effondrement généralisé d’une société millénaire, une génération blasée du vieux monde, qui recherche, dans toutes les formes de liberté, y compris les libertés offertes par le sexe ou la drogue, le mirage d’un monde nouveau. Une génération, aussi, qui, peu à peu, commence à abandonner tous ses idéaux, toutes ses batailles, au profit d’un nihilisme punk, un nihilisme permissif, pour lequel l’existence se résume à une perpétuelle transgression.

Ne nous y trompons pas, Initiation des Jeunes au Cinéma, est, d’abord et avant tout, une blague, une simple facétie qui n’a d’autre objectif que la joyeuse insubordination. La farce, c’est d’abord cette idée saugrenue de vouloir absolument se jouer des règles édictées, de se moquer, le plus crûment possible, de l’institution, celle-là même qui accepte de telles œuvres en son sein. Marcel Duchamp ne poursuivait pas d’autres objectifs en proposant, en 1917, sa désormais célèbre Fontaine à la première exposition de la Society of Independent Artists de New York. La SIA s’était fixée comme règle absolue de permettre à tout artiste d’exposer son œuvre, quelle qu’elle soit, moyennant un payement de six dollars, et avec la garantie qu’elle ne soit soumise à aucun jury. Duchamp n’a fait, à la manière espiègle d’un enfant, que tester les limites du cadre qu’on lui imposait. Avec succès, puisque la SIA refusa d’exposer l’œuvre, jetant le discrédit sur sa propre charte, et, plus grave encore, sur sa raison d’être. De même, Shūji Terayama, à la manière espiègle d’un enfant, teste les limites. D’abord, il propose un film de neuf minutes là où on ne lui en demandait que trois, mais il le fait de manière à ce qu’on ne puisse rien lui objecter. Il ne refuse pas la confrontation avec la règle, il cherche la faille, la trouve et s’y engouffre. À l’image, sur l’écran vert, la femme au vélo n’est peut-être, après tout, qu’un dernier calembour : allégorie burlesque de la contrainte de temps imposée par le 100 Feet Film Festival, trois minutes que le cinéaste doit absurdement battre à la course, en casant le maximum d’idées, d’images, de narrations possibles. La farce, c’est aussi l’obscénité, la vulgarité, le grotesque, ces corps nus, ces maquillages, cette photographie érotique trouvée dans un magazine, cette urine qui gicle aux yeux du spectateur. La farce, c’est aussi le néant, un film où il ne se passe rien, un film presque sans propos, presque sans esthétique, ou qui peut, du moins, au premier visionnage, être considéré comme tel. Et peut-être est-ce ainsi que le considérait Terayama. Initiation des Jeunes au Cinéma est sans doute, finalement, l’œuvre la moins intéressante de son auteur, la moins creusée, la moins recherchée, la moins mise en scène, la moins digne de toute appellation artistique. C’est aussi la plus bizarre. C’est un objet étrange, minuscule poème vain et grossier qui contient, en quelques allusions laconiques, toute la vie d’un homme, toute la culture d’une époque, toutes les possibilités d’un art. Et pourtant, c’est une blague. Vous voulez une réelle initiation aux possibilités du cinéma ? Regardez l’œuvre, toute l’œuvre, de Shūji Terayama.

Virgile Van de Walle

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Les courts primés à Cannes et à la Cinéfondation visibles en ligne (jusqu’à ce soir)!

Ce mardi 31 mars équivaut au dernier jour de la Fête du court-métrage. Pendant quelques heures encore, vous avez la possibilité de visionner en exclusivité sur le site du Festival de Cannes les courts-métrages de la compétition et de la Cinéfondation, primés l’an passé, lors de la 72ème édition.

Films visibles jusqu’à ce soir :

Palme d’Or du court-métrage : La Distance entre nous et le ciel de Vasilis Kekatos (Grèce, France)

Articles associés : la critique du filml’interview du réalisateur

Mention spéciale : Monstruo dios (monstre dieu) de Agustina San Martín (Argentine)

1er Prix Cinéfondation : Mano a mano de Louise Courvoisier (France)

2ème Prix Cinéfondation : Hiếu de Richard Van (États-Unis)

3ème Prix Cinéfondation ex-aequo :

– Ambience de Wisam Al Jafari (Palestine)

– Duszyczka de Barbara Rupik (Pologne)

Article associé : la critique du film

La Femme qui se poudre de Patrick Bokanowski

En 1958, paraît le magnum opus d’André Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ?. En tête de l’ouvrage, un petit texte déjà paru dans dans l’indifférence générale en 1944 : « Ontologie de l’image photographique ». Bazin y postule une « interprétation psychanalytique » de la genèse des arts plastiques. L’élément premier à l’origine de toute forme de représentation serait l’embaumement du mort, c’est-à-dire, d’un point de vue plus allégorique qu’historique, le désir de conserver une réalité périssable, en l’occurrence quelque chose de la vie du défunt, son corps. Là où la majorité des arts échouent fatalement dans cette mission, du fait de leur totale artificialité, de leur totale subjectivité (une musique ou une peinture ne peut, dans l’immense majorité des cas, être autre chose que le fruit d’un travail humain, et ce jusque à la dernière note, jusque au dernier coup de pinceau), la photographie, elle, triomphe, tout aussi fatalement. La photographie se caractérise par sa mécanisation, par l’automatisme partiel du processus. Certes, le photographe choisit le cadre, l’exposition, la lentille… Mais, au final, il subsistera toujours dans l’œuvre achevée quelque chose de la réalité objective, une part de documentation mêlée à la création purement artistique. Le cinéma, qui ajoute à la captation réaliste de l’image, celle du temps, ne peut donc que être, selon Bazin, ontologiquement réaliste, peu importe le sujet filmé ou la manière dont on le filme.

Patrick Bokanowski passera sa vie entière à faire mentir Bazin. Bokanowski est l’un de ces génies encore trop peu connus du grand public, ces touche-à-tout d’une curiosité insatiable, explorateurs de toutes les voies, de toutes les possibilités, ces inventeurs absolus qui s’opposent au confortable mimétisme dans lequel s’engouffrent trop souvent nos auteurs et artistes. Il travaillera sept ans dans l’atelier du peintre Henri Dimier, en tant qu’assistant et photographe, avant de réaliser son vieux rêve de cinéma. Au cours de ces années, il survole toutes les techniques de peinture, gravure, dessin, s’intéressant à la chimie et à la physique, à l’animation, à l’art, de Francesco Guardi jusque à Lars Bo ou Piranèse. Les opinions de Dimier quant à la photographie l’influenceront durablement. Celui-ci reprochera, par exemple, aux objectifs photographiques, de se conformer à des vues purement utilitaires, de ne jamais chercher qu’a reproduire le réel avec des variations minimes, quand le travail de verrerie devrait permettre, à ce niveau, une infinité de possibles. Cette idée fixe d’un potentiel inexploité relatif aux instruments de captation photographique poursuivra Bokanowski, l’obsédera, au point que son travail pourrait finalement se résumer en un anéantissement progressif et méthodique de toute figuration, de tout référent réel.

Patrick Bokanowski se fera surtout connaître en 1982, avec L’Ange, définition même du long-métrage expérimental, longue déambulation à travers les escaliers d’une tour sans fin, au cours de laquelle le spectateur rencontrera d’étranges figures masquées prisonnières d’un quotidien cauchemardesque, cousu de gestes absurdes réitérés, en boucle, à l’infini. Bokanowski ne lésine pas sur les essais techniques, généralement fructueux. Il fabrique lui-même ses plaques photographiques, compose ses émulsions, fait construire, sur plan, des objectifs inédits chez des artisans verriers, rachète une chambre noire d’époque, s’attaque à l’animation, au dessin, au grattage de pellicule, au stop-motion, au photogramme, à la dégradation du film image par image… Les personnages sont masqués, les décors pensés pour fausser toutes les perspectives. Les surimpressions s’agrègent en images nouvelles, abstraites. Certaines scènes sont repeintes à l’encre de Chine ou à la pastel. Newton est convié, lui et ses expériences optiques, ses prismes, ses projections, ses arcs-en-ciel, quand il s’agit de travailler la lumière. Rien n’est laissé au hasard. Le contrôle est total, absolu. Tout n’est plus qu’images mentales, imaginaires. Rien, ni les décors déformés et repeints, ni les textures désagrégées, ni les visages inexistants, ni les mouvements millimétrés et inhumains, ni même le temps lui-même, recomposé à l’occasion d’un montage délibérément illogique et répétitif, rien ne rappelle plus notre réalité.

Dix ans auparavant, Bokanowski réalisait son premier court-métrage. Tout y était déjà en germe. La Femme qui se Poudre est peut-être plus ésotérique encore que L’Ange, plus mystérieux, plus saturé d’ombres et de ténèbres. L’Ange est une énigme, La Femme qui se Poudre est un cauchemar. Un bonimenteur monstrueux, tantôt homme, tantôt pantin, ouvre et ferme le film, saluant le spectateur de ses grimaces saccadées, mettant d’office l’œuvre sous le signe du théâtre, du Guignol, du spectacle de marionnettes. Ce qui va suivre est indescriptible. Une femme au visage cadavérique, spectre en linceul blanc tout droit sorti d’une légende bretonne ou japonaise, se maquille devant une glace, dans une petite pièce aux perspectives insensées, non euclidiennes. En différents endroits d’un monde sans matière, tout de dégradés de gris, de lumière, de poussière, des créatures s’avancent, des monstres cheminent, convergent vers la femme. Tous se rassembleront en un sabbat terrible, un carnaval des âmes au terme duquel ne pourra qu’advenir la violence, elliptique et pourtant insoutenable. C’est un surréalisme transcendé que met en scène Bokanowski. Ce n’est plus l’inconscient humain, ce ne sont plus ses pulsions refoulées, codées à base de symboles et d’associations instinctives, c’est le chaos, le chaos le plus total, le plus concret, le chaos d’un au-delà qui échappe à toute raison, et où se débattent des humanoïdes qui n’ont, de fait, pas conservés grand chose de leur humanité.

Toutes les techniques que Patrick Bokanowski s’évertuera à réutiliser, dans Déjeuner du Matin, deux ans plus tard, dans L’Ange, et jusque dans Un Rêve Solaire, en 2016, toutes ces techniques sont déjà là, déjà condensées dans ce premier film, déjà maîtrisées, déjà proches de la perfection. Soucieux de l’inamovibilité de la perspective dans notre monde et dans nos représentations, l’expérimentateur fera construire, sans doute sur le modèle de l’expressionnisme allemand, des meubles spéciaux, des tables aux angles et proportions inédites, des lits impossibles. Il filmera ses acteurs et ses décors de différents angles de vue, avant de combiner les différentes prises en une image, jouant encore de l’illusion d’optique, brouillant délibérément nos perceptions. Il surimprimera et surimprimera encore des photogrammes sur des photogrammes, des photogrammes sur des gravures et des encres de Chine, des encres de Chine sur des peintures en mouvement… Il fera peindre ses minuscules décors, leur donnant des lignes de fuites incohérentes et incompréhensibles, et réitérera l’opération en faisant peindre les costumes. L’espace est aboli, le temps est aboli, et les personnages fantomatiques de La Femme qui se Poudre s’en trouvent soumis à des lois que nous ne connaissons plus, à une matière, à une physique, purement fantasmées.

Malgré le génie de Patrick Bokanowski, son œuvre aurait perdu beaucoup sans l’apport de son épouse Michèle. Élève de Pierre Schaeffer, le père de la musique concrète, Michèle Bokanowski se spécialise rapidement dans la composition électroacoustique. Mêlant les mélodies de son synthétiseur à des bruitages concrets, enregistrés un peu partout, Michèle se revendique comme une plasticienne. Elle envisage le son comme une matière malléable, qu’elle déforme et sculpte tout comme son compagnon sculpte les images. Le couple travaille main dans la main depuis La Femme qui se Poudre, et jusque à aujourd’hui. Comme ils le disent eux-mêmes, leurs œuvres respectives, image et son, sont autonomes, ont chacune leur propre rythme : « Les images racontent une histoire, la musique raconte une autre histoire, et le tout acquiert du volume ». Leur méthode est celle de la séparation. L’époux ne s’intéresse qu’a l’image, et termine son montage avant que l’épouse n’y touche ; l’épouse, de son côté, travaille sans les images, ou sur leur simple souvenir, afin que l’édifice de l’un ne se plie pas à celui de l’autre. Ce n’est qu’au moment de la synchronisation que le couple se retrouve pour vérifier le résultat final. Deux créations n’en forment qu’une, tout comme ces deux artistes, liés depuis tant d’années, n’en forment maintenant plus qu’un.

Que dirait Bazin en regardant La Femme qui se Poudre, lui qui glorifiait le plan-séquence, le montage minimal, celui qui permettait à la réalité temporelle et matérielle d’advenir sans entraves, lui qui adulait le néo-réalisme, et, d’une certaine manière, le réalisme tout court ? Il y a de l’animation dans l’œuvre de Bokanowski, il y a de la peinture, de ce geste démiurge qui échappe à toute forme d’objectivité. Mais il y a aussi de la photo, il y a de ce processus automatique qui devrait garantir certains ponts, certaines passerelles avec le monde tel qu’il est, une mécanisation que le cinéaste a repoussé, refoulé dans les détails les plus infinitésimaux de ses poèmes filmés. Peut-être ce morceau de texture, là, documente-t-il quelque chose sur un environnement réel ? Peut-être le geste de cette figure anonyme, sa corpulence, sa démarche trahit-il quelque chose de l’être humain qui se cache derrière le masque ? Bokanowski lui-même a exprimé plusieurs fois son mécontentement quant à son film L’Ange, qui, selon-lui, n’allait pas assez loin, restait trop figuratif, trop ancré dans la réalité. Peut-être a-t-il raison. Peut-être ne pouvons nous pas aller, via la photographie, au-delà d’un certain seuil de subjectivité et de contrôle. Peut-être cet art est-il condamné à demeurer, éternellement, partiellement inhumain. Pourtant ce sont des imaginaires nouveaux que La Femme qui se Poudre révèle, des imaginaires que seule la peinture avait, jusque-là, effleuré.  Ses diablotins, ses revenants, ses ombres changeantes hantent encore, cinq décennies après, les territoires arides, dégradés de noirs et de blancs, balayés de meurtrissures et bourrasques chimiques, que garde, quelque part encore, un sphinx monumental, un sphinx au visage de femme, un monstre au visage de cauchemar.

Virgile Van de Walle

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F comme La Femme qui se poudre

Fiche technique

Synopsis : Une étude des angoisses humaines liées au temps, à la beauté et à la jeunesse.

Genre : Expérimental

Durée : 16’12 »

Pays : France

Année : 1972

Réalisation : Patrick Bokanowski

Musique : Michèle Bokanowski

Interprétation : Jean-Jacques Choul, Nadine Roussial, Jacques Delbosc d’Auzon, Claus Dieter Reents

Production : Renée Richard, Patrick Bokanowski

Article associé : la critique du film

Menthe – la bienheureuse de Lars von Trier

Peu d’auteurs ont autant influencé la vie et le travail de Lars von Trier que Pauline Réage (alias Dominique Aury) et son sulfureux roman, digne successeur des écrits de Sade, Histoire d’O (1954). Le livre sera adapté sur grand écran en 1975 par Just Jaeckin, réalisateur, l’année précédente, du désormais culte Emmanuelle. Claude Chabrol tentera toute sa vie d’en faire sa propre adaptation, tandis que le cinéaste et poète Shūji Terayama, s’inspirera du texte et de sa suite, Retour à Roissy (1970), pour écrire son long-métrage Les Fruits de la Passion (1981), auquel collaboreront Klaus Kinski et Arielle Dombasle.

Le roman de Dominique Aury, que celle-ci décrit comme une longue lettre d’amour dédiée à son amant Jean Paulhan (qui écrira d’ailleurs la célèbre, et polémique, préface du livre), conte les aventures d’O, jeune ingénue qui choisit de se donner toute entière à l’homme dont elle est éprise, René. L’homme l’emmène au lupanar clandestin du château de Roissy, où elle sera « dressée », réduite en esclavage, transformée en chose destinée à assouvir tous les besoins de son maître. Le roman ne décrit pas la descente aux enfers d’une jeune fille piégée, mais bien la servitude consentie d’un être humain qui choisit de s’offrir tout entier, corps et âme, à un autre être humain. Roman fondateur du sadomasochisme, aux côtés des lointains écrits de Sade et de ceux, plus récents, de Leopold von Sacher-Masoch, il devient célèbre pour son point de vue alors inédit : non seulement celui du dominé plutôt que du dominant, mais, surtout, celui de la femme, d’ordinaire condamnée au silence.

L’Histoire d’O, nous la retrouvons tout au long de la filmographie de Lars von Trier. Le masochisme féminin est au cœur de Breaking the Waves (1996), Dogville (2003) ou Nymphomaniac (2013), et, de manière peut-être plus diffuse, d’Antichrist (2009) ou de Melancholia (2011). La suite de Dogville, Manderlay (2005), est directement issue d’une anecdote contée par Jean Paulhan dans la préface du roman de Réage, récit où il est question d’esclaves affranchis ne supportant pas leur liberté, et se remettant d’eux-mêmes, volontairement, en esclavage. Si le cinéaste danois n’a jamais explicitement adapté une œuvre littéraire, la littérature, pourtant, notamment le théâtre, imprègne son œuvre. Entre un Bertolt Brecht et un August Strindberg, Dominique Aury reparaît régulièrement parmi ses influences revendiquées.

Cependant, cette règle de la non-adaptation trouve une quasi-exception en la matière de Menthe – la bienheureuse, petit film étudiant d’une trentaine de minutes, tourné en noir et blanc en 1979, alors que le jeune Lars écume encore les bancs de l’École nationale de cinéma du Danemark. Idolâtrant alors aussi bien l’Histoire d’O de Réage que la Justine de Sade (qui suit les infortunes d’une candide vertueuse, Justine, dont la bonté délétère est mise en contraste avec la perversité et la cruauté de sa sœur Juliette, à laquelle la fortune sourit), von Trier écrit un premier scénario basé sur le manifeste libertin du Divin Marquis. Ce premier texte sera impitoyablement détruit par des professeurs choqués. Lars von Trier se rabattra sur un récit légèrement édulcoré, qu’il adaptera cette fois directement du roman de Pauline Réage.

Avant d’être un film, Menthe – la bienheureuse est un travail littéraire. Von Trier conserve le français de l’ouvrage, jusque dans son titre. Le texte original est directement transposé, mais dans une forme découpée, mutilée, réduite à l’échelle d’un long monologue, qui, tout à la fois, contient le roman, et le déforme, le transforme, le change en autre chose, quelque chose qui a la puissance d’un conte, d’un rêve ou d’un souvenir. Le nouveau texte s’attache aux choses, aux objets, aux détails du quotidien, à une partie de cartes non terminée, à la faïence d’une salle de bain. Lars von Trier exploite le style descriptif, simple et méthodique de Aury pour rattacher son œuvre au nouveau roman, à Huysmans, à Perec, à Duras ou à Robbe-Grillet. Cela n’est pas innocent. L’aspect « nouveau roman » se retrouve dans l’image, qui, elle aussi, au travers de gros plans fixes, quand ce n’est pas directement via des photos immobiles, s’attarde bien plus sur les fragments d’un environnement diffus, péniblement reconstruit au cours d’un long travail mémoriel, que sur les personnages eux-mêmes. Le Robbe-Grillet réalisateur, la Duras cinéaste, se retrouvent ici ; mais se retrouvent surtout Chris Marker, et le Resnais des débuts, celui de Nuit et Brouillard (1956), Hiroshima mon Amour (1959) et L’Année Dernière à Marienbad (1961), qui s’entourera des deux célèbres romanciers. Le monologue, monocorde, de la narratrice, sera ponctué, sur le modèle d’un célèbre roman de Perec de « T’en souviens-tu ? ». Cet amour du souvenir, de la reconstruction, en partie fantasmée, d’une réalité incertaine, Lars von Trier ne s’en débarrassera pas immédiatement. Bien que plus proche d’un Tarkovski que d’un Resnais, Element of Crime, en 1984, emploiera un dispositif analogue.

Au-delà du texte, l’image, elle aussi, modifie considérablement le récit. En premier lieu, René, ici, n’est plus un homme, mais une brune stoïque au regard de glace. Cela change tout. Car ce n’est pas par voyeurisme mal placé que Lars von Trier choisit de montrer une relation lesbienne. Les deux personnages sont mis sur un pied d’égalité, une égalité non polluée par des considérations sociales ou de possibles interprétations relatives à la domination patriarcale. L’égalité des deux individus est primordiale dans le sadomasochisme. Les rôles de dominé et de dominant ne sont pas, ou plutôt ne doivent pas, idéalement, être conditionnés par un système extérieur, et surtout pas par le statut réel des individus au sein de la société. C’est un microcosme, avec des règles nouvelles, qui se crée entre les amants, où chacun est consentant, ou chacun maximise son propre désir, son propre plaisir, et le plaisir de l’autre, en assumant le rôle qu’il souhaite assumer, avec les droits que cela implique, et aussi les devoirs. De façon peut être contre-intuitive, l’essentiel des responsabilités incombent au dominant, qui doit veiller à ce que rien n’enraille la perdition volontaire du dominé, sa régression extatique au rang d’esclave, d’animal ou d’objet, son infantilisation progressive, qui doit lui permettre, dans une certaine mesure, le temps de l’acte, de perdre pied avec la réalité. Cette lecture égalitaire de la relation sadomasochiste ne pouvait qu’être entravée par le stéréotype d’un dominant mâle ou d’une dominée femelle. En filmant une relation lesbienne, Lars von Trier fait mentir Paulhan, qui, limitant abusivement le masochisme au sexe féminin, et le sadisme au masculin, s’exclame dans sa préface :

« Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? […] Qu’il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu’elles ont simplement besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté. […] Bref, qu’il faut prendre un fouet quand on va les voir. »

Malgré l’élégance et la sobriété étudiée dont Lars von Trier fait preuve, il n’évite pas quelques images furtives, quelques descriptions un peu trop littérales, rares et vites passées, qui offrent au métrage toute sa puissance souterraine. Si la fascination du cinéaste danois pour la violence se fait pressentir, elle n’en est encore qu’a ses balbutiements, réduite à une corporalité abstraite, à peine visible, à peine décrite : un sein, des initiales gravées au bas d’un dos nu, les célèbres anneaux du roman pendant d’un sexe découvert, une chaîne passée autour des mains, un fouet… Ces éléments sont essaimés, comme les résurgences immédiatement refoulées d’un souvenir peut-être trop douloureux, ou peut-être, simplement, trop honteux. Si Lars von Trier, dans le futur, se montrera parfois plus outrancier dans son imagerie, il ne délaissera jamais – ou seulement récemment – la science du « bon moment », du carnage elliptique, la rareté du choc faisant sa force.

C’est avec une certaine fascination que l’on découvre l’un des projets du jeune von Trier, un film maladroit, parfois longuet, empli de stéréotypes de forme propres au cinéma étudiant. Il ne fait pas du Resnais bien sûr, il le copie pâlement, comme le font tous les apprentis auteurs. Mais il insuffle dans son œuvre tant de germes, tant de pistes très personnelles qu’il passera sa carrière entière à approfondir, qu’il est difficile de ne pas avoir une certaine tendresse pour un film un peu bancal mais plein de bonnes idées, qui synthétise déjà les futures obsessions de celui qui, bien des années plus tard, se targuera d’être devenu « le plus grand cinéaste vivant ».

Virgile Van de Walle

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Elephant de Alan Clarke

En 2003, le cinéaste Gus Van Sant dévoile son dernier-né : Elephant. Inspiré de l’un des faits divers les plus traumatisants de la récente histoire américaine, la fusillade de Columbine, le film se fixe comme objectif de retranscrire le malaise global qui couve toute une génération de lycéens, et, plus universellement, cette période intermédiaire, difficile pour beaucoup, que l’on nomme adolescence. Railleries, harcèlement, repli sur soi, incompréhensions, absence de communication, soucis intimes et publics, problèmes familiaux, piqûres de cœurs, changements de corps, tourbillonnent en une danse évanescente, parodie macabre du classique teenage movie à l’américaine. Presque muet, le long-métrage se caractérise par sa forme construite de longs plans séquences, suivant à la trace chaque personne à travers le labyrinthe obscur de l’établissement. Inspirée en partie par le jeu vidéo, et particulièrement par la génération 3D, popularisée par la Nintendo 64 ou la PS1, qui permet – dans Tombe Rider par exemple – l’émergence d’une caméra à la troisième personne, la mise en scène de Gus Van Sant s’ancre dans l’intimité sensorielle de chaque élève, de chaque adolescent, chacun prisonnier d’une bulle de perceptions déformées, un espace vital restreint, fragile, en proie aux attaques répétées du monde réel. L’utilisation d’un grand angle combiné à une très courte focale, le tout dans un décor oppressant, kafkaïen, principalement composé de corridors sans fin et mal éclairés, contribue encore à retranscrire l’emprisonnement mental des adolescents, leurs déambulations intérieures, leur rapport belliciste, voir victimaire, au monde. Parmi les influences formelles revendiquées par Gus Van Sant, nous retrouvons, avec une certaine évidence, Chantal Akerman, Frederick Wiseman, William Eggleston, mais, surtout, Alan Clarke.

Le réalisateur Alan Clarke pourrait sembler, aujourd’hui, moins connu, voire moins important, qu’un Gus Van Sant. Ce serait vite oublier l’influence dont son travail jouit encore auprès de dizaines de cinéastes, dont Ken Loach, Michael Haneke, Nick Love, Kim Chapiron ou Emmanuelle Bercot. Issu de la télévision, longtemps considéré comme un simple faiseur pour la BBC, Clarke se démarque bien vite de ses pairs par une réalisation sobre, glaciale, souvent dénuée de musique, et par des thématiques difficilement abordables sur une chaîne grand public : la misère, la marginalité, la violence ; violence des individus et violence des institutions, des écoles, prisons et maisons de redressement. À partir de Scum, en 1979, et toute une vie passée dans la série et le téléfilm, Alan Clarke commence à prendre ses ailes, à revendiquer la liberté créative à laquelle il estime avoir droit. Il consacrera la fin de sa carrière au grand écran. Insatisfait, encore, des restrictions que lui impose l’industrie cinématographique, il se tournera à nouveau vers la télévision, qui lui offre maintenant une liberté créative absolue, mais avec le budget infime que l’on peut imaginer.

En 1989, quelques mois avant sa mort, Alan Clarke tourne Elephant, court-métrage de trente-huit minutes, scénarisé par le romancier irlandais Bernard MacLaverty. Nous sommes alors en plein conflit nord-irlandais, qui voit s’affronter, depuis les années soixante, catholiques indépendantistes et protestants unionistes. Frisant de nombreuses fois la guerre ouverte, les « Troubles » se limitent le plus souvent à des actions de petite échelle : attentats, assassinats, émeutes, grèves de la faim, etc. Cette insurrection de longue durée gangrène la région, et plonge, pendant plus de trente ans, la population dans une peur constante, impactant, nécessairement, l’économie. Les villes deviennent des friches industrielles, des familles entières se retrouvent à la rue, et d’autres luttent, comme elles le peuvent, pour ne pas mourir de faim. L’Irlande du Nord, ses plaines herbeuses couvertes de brume, ses usines désaffectées, ses maisons de briques rouges, ses marginaux, et sa violence sporadique, brutale, imprévisible, ne pouvait faire autrement qu’appâter, tôt ou tard, la caméra d’Alan Clarke, victime, comme tant d’autres, de l’instabilité politique de son pays.

On aurait pu croire que le cinéaste anglais réitérerait encore une fois dans le domaine du pamphlet social, dénonçant, avec sa mise en scène habituelle, proche du documentaire, les torts et les travers de son pays, des institutions, à l’origine de la guerre civile. Il n’en est rien. Elephant dépasse son sujet, dépasse les idéaux de son auteur. Il se veut autre chose. Les premières minutes s’ouvrent sur un homme qui marche. La caméra ne le quitte pas, le suivant pas à pas, comme dans un jeu vidéo. Grand angle, courte focale, décor hostile aux perspectives démesurées. Nul besoin de chercher plus loin l’inspiration principale du Elephant de Gus Van Sant. Même sobriété, même enfermement sensitif et mental, même violence souterraine, murmurante, qui ne demande qu’a émerger à la lumière du jour. Nous sommes bien avant Gus Van Sant, bien avant le jeu vidéo à la troisième personne. Devant les yeux, nous avons un pionnier.

Il fait jour. L’homme marche dans la rue. Nous n’entendons que le bruit de ses pas, et la circulation lointaine des voitures. Il entre dans un bâtiment de briques rouges, une piscine municipale, déserte. Il cherche quelque chose, s’aventure dans les vestiaires, près du bassin, dans les douches. Il a trouvé. Il sort un fusil, jusque là dissimulé sous son manteau, braque, tire, et s’en va, précipitamment. Nous restons quelques instants en tête à tête avec le cadavre de sa victime, étendu dans une marre de sang, près d’une serpillière. La deuxième séquence réitère le même motif. De nuit cette fois. À nouveau, un lieu désert : une station-service. Un homme tient la caisse. Un autre entre, lui tire dessus, et s’en va. À nouveau, ce tête-à-tête macabre avec le corps ensanglanté.

Le film, en moins de quarante minutes, enchaîne dix-huit scènes similaires. La plupart sont des plans-séquences. Certaines sont un peu plus découpées. Chaque fois, nous suivons un homme, ou deux ; chaque fois, l’homme abat ou est abattu. Ni dialogues, ni commentaires, ne permettent la moindre contextualisation de cette barbarie. Bien sûr, il s’agit des guerres d’Irlande, bien sûr les uns sont catholiques, les autres protestants, les uns nationalistes, les autres voués à l’Angleterre. Bien sûr, il y a des idéaux, des arguments, de la politique, derrière ces exécutions. Cette politique, le spectateur n’en saura rien. Il ne lui est pas donné de savoir pourquoi ces gens meurent, ni à quel camp ils appartiennent. Ne reste que le résultat final : des corps troués, étendus, immobiles, au milieu de nulle part.

Peu à peu, la routine s’installe. Le motif est répétitif : un espace désert, des entrepôts désaffectés, des néons, des parkings, un peu de brume et des briques rouges ; l’alternance régulière du jour et de la nuit, exacte comme le tic-tac d’une horloge ; un homme sans visage, de dos, victime ou bourreau, armé d’un revolver ou d’un fusil ; un visage, enfin, maculé de rouge, sur lequel la caméra s’attarde une poignée de secondes. Le film avance comme une machine, objectifiant ses sujets, supprimant peu à peu toute forme d’empathie. Les meurtres sont construits à la chaîne, toujours moulés sur le même modèle, usinés de manière industrielle. Le meurtre devient consommation. Il ne produit plus ni le sentiment légitime de l’horreur, ni l’excitation malsaine du gore d’exploitation, simplement l’habitude, puis l’ennui. Il devient l’ordinaire. Il devient cet éléphant dont parle MacLaverty, qui ne devrait pas être là, mais que plus personne ne remarque tant chacun s’est habitué à sa présence, cet éléphant dont personne ne veut parler, de peur que, soudain, il reprenne sa consistance réelle, redevienne la forme imposante, lourde, dérangeante, dont chacun devrait, normalement, s’alarmer.

Par moment, Alan Clarke joue avec la forme qu’il s’est lui-même imposé, se permet des grincements, des déraillements, dans sa machine pourtant bien huilée. C’est une nuit qui succède à la nuit, à la place du jour ; c’est une course-poursuite qui nous rappelle que les victimes ne sont pas toujours passives, que ce sont des humains, et qu’ils ne veulent pas mourir ; ce sont quelques mots d’une voix humaine, qui ne devraient pas êtres là, et qui injectent un peu d’empathie là où on n’en attendait plus ; c’est un bourreau qui devient victime, c’est une victime qui devient bourreau. Mais le fatalisme de Clarke reprend toujours le dessus. Nulle échappatoire, nulle rédemption, l’usine à cadavres continue son œuvre.

Le conflit nord-irlandais se termine officiellement en 1998 avec l’accord de Belfast. Peu à peu, les actes de violence diminueront jusque à s’éteindre presque complètement dans la seconde moitié des années 2000. Pourtant, le Elephant d’Alan Clarke est toujours d’actualité, et il le sera éternellement. Car ce n’est pas le conflit nord-irlandais qu’il dépeint, c’est la nature humaine : c’est la Shoah et son extermination industrielle, ce sont les attentats, les guerres, les fanatismes, ce sont toutes les idéologies, toutes les barbaries, tous les prétextes, qui ne mènent jamais qu’a cette ultime fin, cette conclusion absurde : un corps troué, étendu, immobile, le corps d’un être humain.

Virgile Van de Walle

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E comme Elephant de Alan Clarke

Fiche technique

Synopsis : Représentation, sans dialogues ni explications, de 18 meurtres particulièrement violents commis en Irlande du Nord.

Genre : Fiction

Durée : 37’37 »

Pays : Royaume-Uni

Année : 1989

Réalisation : Alan Clarke

Scénario : Bernard MacLaverty

Image : Philip Dawson, John Ward

Son : Peter Lindsay

Montage : Don O’Donovan

Interprétation : Gary Walker, Bill Hamilton, Michael Foyle, Danny Small …

Production : Danny Boyle

Article associé : la critique du film