Small Deaths de Lynne Ramsay

En 2007, The Guardian fait un classement des 40 meilleurs réalisateurs vivants. En douzième position, juste au-dessus de Béla Tarr, Wong Kar-Wai, Perdo Almodovar, Todd Haynes et Quentin Tarantino, nous trouvons Lynne Ramsay. Un cinéphile attentif reconnaîtra peut-être le nom de celle qui réalisa We Need to Talk About Kevin (2011), Le Voyage de Morven Callar (2002), Ratcatcher (1999), ou plus récemment A Beautiful Day (2017). Si ces films ont leur réputation, peu sont ceux qui auront l’audace de leur donner l’impact d’un Pulp Fiction ou d’un Cheval de Turin (pour peu que l’on puisse placer ces deux films dans une même phrase). Comment expliquer, alors, le choix du journal britannique ? Pour comprendre l’importance allouée à Lynne Ramsay, il faut revenir à son premier court-métrage.

Small Deaths est, au départ, un film de fin d’études pour la National Film and Television School, où elle fait ses études. La jeune Lynne Ramsay, en 1996, n’est cependant pas à prendre à la légère. Car Small Deaths sera sélectionné au Festival de Cannes, et gagnera même le Prix du Jury (un moyen comme un autre de lancer sa carrière). Le film est composé de trois scènes, chacune mettant en scène une jeune fille, Anne-Marie, à trois moments de sa vie – l’enfance, le début de l’adolescence, et la fin de celle-ci. Dans la première, Ma and Pa, on voit la très jeune protagoniste qui refuse d’aller au lit, pendant que son père se prépare à aller au pub; une ombre plane sur son retour. Dans la deuxième scène, Holy Cow, Anne-Marie et sa jeune soeur sortent jouer dans un pré, profiter de la nature, précédées par un groupe de garçons qui jouent à faire peur aux vaches avec des cailloux. Soudain, les filles tombent nez à nez avec une vache blessée au ventre, en train d’agoniser. Son oeil et celui d’Anne-Marie se croisent. Enfin, dans la troisième scène, The Joke, elle se rend dans un triste appartement, où une bande de copains se trouve. Ils sont aux prises avec une fille qui semble avoir fait une overdose. L’inquiétude d’Anne-Marie monte, jusqu’au moment où la fille se réveille en souriant, montrant que c’était évidemment une blague. Dégoûtée, Anne-Marie s’en va, croisant le regard d’un garçon qui semble trouver ça aussi peu drôle qu’elle. Elle hésite, et finit par le suivre dans l’escalier.

Ce qu’il faut d’abord remarquer, c’est que Ramsay est une plasticienne : ce qui compte plus que tout, c’est l’image et le son. La matière qui compose le film heurte, cueille, éblouit le spectateur. Small Deaths est avant tout un choc de lumière et de contraste. Il ne s’agit pas de plonger le spectateur dans la réalité du moment, mais de dépasser ce qui serait du pur réalisme. L’objectif est de capter et de retranscrire une réalité ressentie, une intensité profonde. Ainsi on se passe de musique pour des bruitages bruts, une ambiance visant à retranscrire l’entièreté de l’atmosphère des lieux. Le son prend déjà cette fonction moderne de faire sentir la scène de manière presque cutanée, afin que l’on soit pris par les sensations avant toute autre chose. C’est par elles que l’on accède au contenu émotionnel du film, lequel est un mélange de nostalgie, de mélancolie, de tristesse, parfois de joie – surtout de violence. C’est ici que commence la carrière de Ramsay, dont les films s’évertuent à faire physiquement mal : le choc brutal de ses films ne consiste pas cependant tout à fait en la brutalité graphique ou sonore, mais bien en une violence symbolique, retranscrite avec d’autant plus de clarté que les sens du spectateur n’ont accès qu’à une agression étouffée, partielle, qui laisse à l’imagination et à la sensibilité le soin de compléter ce dont il est témoin.

De la mort réelle d’une vache à celle simulée d’une adolescente, le choc est avant tout celui du traumatisme. Car c’est de cela qu’il s’agit dans Small Deaths : trois morts symboliques, trois morts qui sont d’abord la mort de quelque chose à l’intérieur du personnage principal. Si le film nous fait voir ce plan serré de la tête d’Anne-Marie, avec en fond ses parents, c’est pour nous signifier que nous sommes justement dans un univers mental. On a aussi le son des enfants qui jouent dehors, que la petite fille semble entendre, par fantasme toutefois, puisqu’il disparaît aussi vite qu’il est venu. De même la lumière naturelle puissante permet de créer un contraste fort entre les extérieurs et les intérieurs, et de faire des ombres marquées sur les visages, souvent vus de très près et avec une courte focale, pour en déformer les traits. Ceux qui ne sont pas déformés ou obscurcis apparaissent d’autant plus doux : c’est un moyen, en un sens, de leur donner la consistance du souvenir, où les personnes seront parfois réduites à de simples silhouettes ou caricatures.

On pourrait même dire du cinéma de Ramsay qu’il est un cinéma de la mémoire. Au lieu de nous montrer le présent, on sent bien que les scènes auxquelles on assiste sont des sortes de souvenirs, des souvenirs traumatiques. Le propre du trauma est précisément de ne pas être une image lointaine, mais un moment perpétuellement revécu. C’est dans ce souci de faire « plus vrai que vrai » que l’ensemble de la mise en scène semble s’articuler, pour donner une consistance brutale et pourtant presque mythique aux événements, en particulier en ce qui concerne la mort de la vache. On ne peut que songer à une scène similaire dans Requiem pour un Massacre d’Elem Klimov, lui aussi un film à la fois brutalement réaliste et pourtant halluciné, où l’on assiste au même plan sur un oeil bovin. Ce qui est sûr c’est que Ramsay convoque ici tout son bagage cinéphile, de Cassavetes – dans sa façon de filmer les visages et les rapports humains – à Bergman ou Fassbinder pour la consistance hallucinée des images traumatiques, ainsi qu’une froideur percutante. La réalité d’une Écosse morne et pauvre, la violence des enfants et des jeunes laissés seuls, rappelle aussi de loin les films de Larry Clark.

Le traumatisme se présente toujours avant ses causes, avant son origine, cachant dans le labyrinthe de la mémoire les explications salutaires. Small Deaths nous montre l’ennui, la pauvreté, l’exploration des enfants, mais aussi un rapport particulier aux rôles de genre. Si Ramsay n’aime pas être considérée en tant que réalisatrice, ou comme cinéaste féministe, on constate bien ici une attention toute particulière portée aux différences de genre. La mère d’Anne-Marie coupe les cheveux de son mari, lui fait le café, le ménage. Lui est absent même lorsque son corps est là. Ce sont les garçons qui lancent des pierres sur les vaches. Ce sont eux aussi qui sont les plus nombreux au moment de la blague, qui font d’une fille la victime idéale. Pourtant, Anne-Marie semble bien intéressée par les hommes, les contemple de loin. De là jusqu’à A Beautiful Day, la question des identités de genre est généralement montrée dans une profonde ambiguïté, un conflit complexe et douloureux. L’origine du mal sera toujours laissée, comme ici, à l’interprétation.

Small Deaths lance une approche subtile et décalée, fantasmatique et poétique, très souvent bien sombre, que Ramsay explore en longs et en courts métrages – souvent oubliés. Swimmer (2012) ou Gasman (1997) sont d’autres pistes à privilégier vers ces rêves étranges ou ces interrogations sociales et psychologiques – émotionnelles, en fin de compte.

Théo Mathis

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