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India Hair : « Le cinéma, un outil d’altérité, d’empathie »

Discrète mais bien là, douce, avec un petit timbre particulier dans la voix, touchante, animée et lucide sur son métier : voici India Hair. Nommée au César du meilleur espoir du féminin pour Camille redouble de Noémie Lvovsky en 2012, on l’a retrouvée dans des films très différents : Petit Paysan de Hubert Charuel en 2017, Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain en 2020, Annie colère de Blandine Lenoir en 2022, Trois amies de Emmanuel Mouret en 2024, .… Mais aussi sur des séries comme Des gens bien et Les enfants sont rois (la liste reste longue, consultez Wikipédia). En courts, on se souvient d’elle dans Le Coup des larmes de Clémence Poésy et dans Queen Size d’Avril Besson (nommé cette année au César du meilleur court-métrage). Alors qu’elle vient de participer à Cannes à la promotion des 10 to Watch, une initiative d’Unifrance mettant en valeur des comédiens et des réalisateurs, elle revient sur ses débuts, son intérêt pour les histoires, son évasion à la campagne et son désir d’écriture.

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Format Court : Vous avez fait confiance à certains jeunes réalisateurs et à certaines jeunes réalisatrices. Avec Avril Besson, vous avez fait un court, Queen size, avant de la suivre sur son premier long, Les Matins Merveilleux. Votre partenaire de jeu est Raya Martigny. Comment a fonctionné votre collaboration ?

India Hair : Avril a commencé à écrire le long-métrages. Ça a commencé il y a environ sept ans, et j’ai été tout de suite attachée à son projet. On a eu du mal à le financer, un jour, elle a décidé qu’on ferait un court-métrage sans financement. Et hop ! Avril est extrêmement pragmatique, débrouillarde, toujours dans la recherche de solutions. On a tourné deux fois deux jours. C’était un très beau moment, il y avait une chef opératrice et quelqu’un au son et c’était tout. Elle a eu envie de rester dans un cadre intime pour le long. C’était un cadeau de faire son film. Le scénario est magnifique, équilibré entre la comédie et les fantômes qu’il traverse. Et puis, ce qui était incroyable, c’était de regarder une actrice éclore. Raya est une grande actrice, mais son premier métier est mannequin. Elle est en train de découvrir autre chose. C’est passionnant à regarder parce qu’elle est ultra intelligente. J’avais vu ça aussi avec Swann Arlaud dans Petit paysan et avec Finnegan Oldfield dans Marvin ou la Belle Éducation d’Anne Fontaine. C’est hyper touchant de voir quelqu’un au travail.

Est-ce que le jeu change lorsqu’on est face à une personne qui donne tout, comme dans un premier projet ? Y a-t-il une forme de bienveillance qui s’installe ?

I.H. : Dans le jeu, non, pas forcément. Le jeu, c’est réagir à ce qu’on reçoit. C’est toujours une question d’authenticité.

Comment vivez-vous la promotion, les interviews, le regard médiatique, la défense de vos projets ?

I.H. : Ce n’est pas facile. Mon cerveau peut vite devenir vide face à certaines questions. Mais cela permet aussi d’approfondir ma réflexion sur ce qui m’intéresse dans ce métier, de réfléchir aux questions des journalistes. Ça m’aide à mieux cerner mes envies, à envisager avec quels réalisateurs je veux travailler. C’est un exercice de collaboration.

Quel regard portez-vous sur les jeunes auteurs ? Êtes-vous curieuse de leurs courts ?

I.H. : Oui, bien sûr. Mais le scénario reste prioritaire. C’est ce qui me touche en premier. Ensuite, je regarde leur travail, si possible. Il faut que j’aie envie de rencontrer cette personne, de m’investir.

Qu’est-ce que vous recherchez dans un scénario ?

I.H. : Être touchée. C’est vraiment ça. Et si c’est un univers que je n’ai pas encore exploré, c’est encore mieux. Mais ce qui m’importe, c’est de comprendre ce que la personne a besoin de raconter.

« Queen size »

Vous avez fait un bac littéraire puis le Conservatoire de Nantes et celui de Paris. Ces formations ont-elle été déterminantes à vos débuts ou l’apprentissage s’est-il faut plutôt par les rencontres et les plateaux ?

I.H. : Pour le théâtre, indubitablement. J’y ai beaucoup appris : la technique, la langue, les auteurs. C’était passionnant. Cela m’a aussi appris à m’adapter au cinéma. Mais le vrai apprentissage du cinéma, ça reste quand même le plateau.

Les comédiens de théâtre vous inspirent-ils dans votre jeu au cinéma ?

I.H. : Complètement, surtout quand je vois des acteurs de théâtre au cinéma. Il y a chez eux une forme d’engagement différente. Quand je vois Dominique Valadié, par exemple, c’est bouleversant. Elle aurait pu tomber dans le stéréotype de la maman dans Nos batailles de Guillaume Senez, mais elle est incroyable. Elle incarne un être humain, dans toute sa profondeur. Quand je vois au cinéma des actrices comme ça, qui sont hallucinantes au théâtre, je les trouve impressionnantes, elles ont une force de proposition dans le jeu qui m’impressionne. Il faut voir Valeria Bruni-Tedeschi qui a été formée au théâtre, et qui a continué longtemps à y jouer. Elle amène des choses très différentes dans les films qu’elle fait.

Et à l’inverse, est-ce que l’expérience au cinéma influence aussi votre jeu au théâtre ?

I.H. : Oui, c’est possible. Il y a des allers-retours constants entre les projets : série, théâtre, court, long… Ce qui compte, c’est le projet.

Il y a quelque chose qui m’intéresse beaucoup, c’est comment on appréhende les castings, l’attente entre les projets, surtout pour les jeunes acteurs qui essayent de démarrer. Comment les choses se sont passées pour vous à l’époque ?

I.H. : C’était vraiment très dur. Je ressentais beaucoup de violence dans le fait de ne pas être choisie. On comprend avec le temps que c’est une question d’osmose, d’alchimie. On ne nous dit pas non à nous. On dit non à nous dans un rôle. Le réalisateur ou la réalisatrice doit voir son personnage, le voir en contact avec d’autres acteurs, dans le décor. Mais c’est toujours douloureux. Si, par exemple, j’ai envie de bosser avec quelqu’un et que, finalement, ça ne se fait pas, c’est dur. Mais c’est peut-être moins dur parce qu’on a fait d’autres choses entre-temps. À l’époque, après six mois de refus, sans boulot, je suis partie de Paris. Je suis allée vivre à la campagne. Quand je ne bosse pas, je m’occupe de mon potager.

Et aujourd’hui ?

I.H. : C’est vraiment mon métier, tout simplement. Même si ça ne se concrétise pas, je continue. Je pourrais donner des cours, écrire… D’ailleurs, j’ai commencé à écrire.

« Jeunes mères »

Qu’est-ce qui vous a donné envie de continuer ?

I.H. : Le besoin de raconter, d’écouter, de partager des histoires. Je pense que mes enfants sont nourris de ça chaque jour. Le cinéma, c’est un outil d’altérité, d’empathie. Ça nous aide à mieux comprendre l’humain. On peut y trouver vraiment du secours.

Cette écoute et cette empathie, c’est quelque chose que vous avez ressenti sur le tournage du film des frères Dardenne, Jeunes mères ?

I.H. : Oui, à son plus niveau. Ce sont des gens profondément gentils, très drôles, humains, ultra à l’écoute. Ils regardent les jeunes acteurs et les jeunes actrices, les écoutent vraiment, sans surplomb. C’est pour ça qu’ils les révèlent si bien. Ils montrent ces personnes telles qu’elles sont.

Je suis très contente qu’on ait parlé de gentillesse et d’empathie dans cette interview en tout cas. Ça fait du bien d’en entendre parler.

I.H. : Ah oui, cool. C’est important de s’intéresser aux gens en tout cas…

Propos recueillis par Katia Bayer

Megan Northam : « Mes combats nourrissent mes choix, mes rôles »

Cela fait un moment qu’on s’intéresse à Megan Northam. La comédienne, attendue dans Les Misérables, a reçu des propositions intéressantes ces dernières années que ce soit dans Rabia (pour laquelle a été nommée cette année aux César dans la catégorie Meilleur espoir féminin), Les Passagers de la nuit, Salade grecque, Pendant ce temps sur terre, … Nous l’avions découverte pourtant dans un court, Miss Chazelles de Thomas Vernay (2019) où elle jouait une Miss, en proie à la rivalité et à l’attirance pour une autre candidate au prix de la beauté. À Cannes, Megan Northam faisait partie des 10 to Watch, une initiative d’Unifrance mettant en valeur 10 comédiens et réalisateurs. À l’occasion de notre échange, on a découverte une comédienne sensible et franche qui a commencé au cinéma sans parler, devant la caméra de Yann Gonzalez, et qui s’intéresse depuis aux rôles militants saupoudrés de féminisme en gardant ses distances avec un milieu parfois difficile. Rencontre, intérêt.

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Format Court : J’ai vu que tu avais joué dans Nous ne serons plus jamais seuls (2012) de Yann Gonzalez. Tu en as gardé des bons souvenirs ?

Megan Northam : Bien sûr, c’était la toute première expérience de ma vie devant une caméra. Je n’avais jamais fait ça avant, et j’ai adoré. C’était super ! Le casting se faisait sous forme de petits stages. Moi, j’ai toujours aimé les activités de groupe, comme la danse ou les colonies. C’était une découverte incroyable de l’expression corporelle. Je me demandais ce que je faisais là. Il y avait plusieurs castings, comme des micro-stages, et à la fin, Yann a annoncé dix noms. J’étais dedans. On a tourné dans les blockhaus de Nantes. J’y avais fait la fête plus jeune, c’était ouf ! Comme le film était muet, c’était parfait pour débuter le jeu, sans avoir à gérer les dialogues tout de suite.

Tu ne parlais pas du tout ?

M.N. : Non. Je ne voulais surtout pas parler ! Et c’était très bien ainsi, car parler, ça aurait été trop d’un coup. Je n’avais jamais joué, donc c’était déjà énorme. J’ai toujours eu du mal, dans la vie et même en vieillissant, quand il y a trop d’informations à intégrer d’un coup.

Cannes, ça va ?

M.N. : C’est très brutal.

C’est pour ça que je voulais aussi te parler aussi de Miss Chazelles de Thomas Vernay. Ce court-métrage m’avait marquée. On voit beaucoup de courts, parfois les comédiens disparaissent. J’ai l’impression que ce film a représenté un tournant dans ta carrière.

M.N. : Complètement. Si on parle de cinéma, c’est grâce à ce rôle, dans le film de Thomas, que les choses ont bougé. On avait déjà fait des clips ensemble. Justement, après Nous ne serons plus jamais seuls, j’ai fait pas mal de clips. C’était cool aussi de pouvoir, encore une fois, continuer à jouer sans parler. J’adorais ça : jouer sans parler, mêler musique et image. Ça avait du sens pour moi, ça en a toujours. J’ai toujours aimé la musique. J’en ai parlé à mon agent récemment, j’aimerais refaire des clips. Il y a des clips qui sont des œuvres, qui sont vraiment très beaux. J’aimerais y retourner, oui !

« Nous ne serons plus jamais seuls »

Pour revenir à Miss Chazelles, c’est un film qui occupait la plus grosse part de ma bande démo. Il m’a permis de gagner des prix au Festival Jean Carmet et au Festival de Clermont-Ferrand. Tatiana Vialle, Présidente du jury à Jean Carmet et directrice de casting, m’a remis le Prix du jeune espoir féminin. On fêtait le prix avec une coupe de champagne. Elle m’a posé une question simple, mais directe, droit dans les yeux : « Tu veux être actrice ? ». Je ne savais pas trop, je lui ai répondu : « Je ne sais pas, c’est cool comme expérience. Peut-être qu’avec un prix, j’aurai peut-être plus de légitimité d’aller demander à une agence de me prendre ». Elle m’a dit : « Des petites blondes comme toi, il y en a plein donc si tu veux sortir ton épingle du jeu, il ne faut pas que tu ailles dans les grosses agences. Je te propose deux agents qui viennent de monter leur propre agence ». Elle avait perçu mon caractère, ma « fragilité », mon angoisse sociale, je pense. Grâce à elle, j’ai rencontré François Tessier, mon agent actuel.

La légitimité, c’est important qu’on en parle. Est-ce que tu te poses encore la question aujourd’hui ? Arrives-tu à maintenir une forme de distance avec tout ce qui concerne les comédiens qui sont mis en lumière ?

M.N. : Oui. C’est pour ça que des fois je suis un peu en colère envers moi-même, parce que je ne sais pas trop où me placer et que je maintiens cette distance tout le temps sauf quand je dois jouer une scène. Là, je n’ai plus de distance, je rentre dans le tas. Par rapport au milieu, j’essaie de garder cette distance, mais c’est assez épuisant. Je me demande pourquoi moi aussi, je ne me laisserais pas plonger dans ce système, dans les paillettes et dans le luxe. J’ai souvent l’impression de me trahir quand je plonge là-dedans. Quand je craque, je me fais de la peine, c’est-à-dire que je rentre chez moi et que je sens que je me trahis moi-même.

Tu aurais fait quoi si tu n’avais pas été actrice ?

M.N. : Je pense que j’aurais peut-être continué à être animatrice de colonie. Je me serais plus penchée vers le social ou alors j’aurais trouvé un métier manuel. Mon cerveau fonctionne en arborescence, en hyperactivité. Le concret, le manuel, ça m’apaise parce que tirer sur les ficelles des émotions tout le temps dans ce métier, ça demande beaucoup d’énergie.

« Miss Chazelles »

Tu figures au casting de Les Misérables de Fred Cavayé. Comment abordes-tu le rôle de Cosette ?

M.N. : C’est un gros film, très grand public. D’un côté, c’est assez effrayant, je n’ai jamais fait un film grand public comme ça, avec un casting pareil. D’un autre côté, je suis flippée et excitée à l’idée de rencontrer de nouvelles têtes et de nouveaux acteurs ou actrices (Vincent Lindon, Tahar Rahim, Camille Cottin, Benjamin Lavernhe, Noémie Merlant, .. ndlr.). En réalité, je suis contente, c’est un classique, Les Misérables. Petite, j’adorais Oliver Twist, les personnages pauvres, malheureux, mais lumineux. Je rêvais un peu de jouer ces petits personnages-là. Je suis très contente du rôle de Cosette adulte, il me stimule et me donne envie d’être sur le tournage. Par rapport au personnage de l’enfant, elle est moins esclave, comme ce que j’ai déjà fait dans Rabia, et elle est plus révolutionnaire, avant l’heure, pour une femme de cette époque. Je suis contente d’apporter mon féminisme et mon militantisme à travers ce rôle.

Dans quelle mesure les combats, les militantismes, ça prend de la place dans ta vie ? Tu as fait partie de l’Association des Acteur·ices. Est-ce que tu as l’impression que les choses vont mieux, dans le milieu ?

M.N. : Il n’y a pas que ce combat, il n’y a pas que le combat féminin. Il y a plein, plein de combats. J’ai fait partie de cet association à un moment où j’en avais vraiment besoin. J’ai compris que je n’étais pas seule dans ce combat-là. Je sais qu’on n’est pas seule, mais on se sent seule quand on vit quelque chose. Moi, j’ai été très soutenue grâce à ces femmes-là, et ça avait du sens, parce que j’ai déjà vécu des violences par des hommes dans ma vie, dans la vie de tous les jours, comme, je pense, à peu près toutes les femmes de ce monde. On vit toutes des violences à différents degrés. On vit les choses de façon différente. Moi, j’ai vécu des trucs qui m’ont choquée et perturbée, et là, c’était au sein du travail. Être entourée d’autres actrices, réalisatrices, m’a aidée profondément. Mais c’est un combat qui est très lourd aussi. Parfois, j’ai eu besoin de m’éloigner pour respirer et vivre ma vie aussi, parce qu’il y a d’autres choses que le cinéma dans une vie. Parfois, j’ai besoin de rebondir, recharger mes batteries mais je me rends compte que je ne suis jamais loin de ces combats et que j’y retourne. Ils nourrissent mes choix, mes rôles.

La réalisation, l’envie de raconter des histoires, c’est quelque chose qui te tente un jour ?

M.N. : Pourquoi pas, mais pas maintenant. Je suis lente à la mise en action. Une fois lancée, je fonce, mais il me faut du temps. Et gérer une équipe, ce n’est pas encore pour moi.

Propos recueillis par Katia Bayer

Adam Bessa : « L’imprévu, c’est ce qui égaye ma curiosité »

Il n’aurait pas été acteur, il aurait pu devenir avocat, agir dans l’humanitaire ou encore être voyou. Adam Bessa, révélé avec Harka de Lotfi Nathan (Meilleure performance à Un Certain Regard 2022) et nommé aux César cette année pour Les Fantômes de Jonathan Millet, a fait partie cette année des 10 to Watch d’Unifrance présentés à Cannes (10 talents qu’ils soient comédiens ou réalisateurs, choisis par des journalistes issus de la presse internationale). Avant de retrouver les interviews d’India Hair, Megan Northam et Sayyid El Alami, Format Court vous invite à en savoir plus sur l’acteur en passe de devenir réalisateur, animé par la liberté, l’intuition, la vie, l’autodidactisme et l’imprévu.

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Format Court : Tu as étudié le droit. Est-ce qu’il te reste quelque chose de cette formation, même si elle a été brève ?

Adam Bessa : Oui, je dirais une forme de sérieux dans le travail. Je suis allé jusqu’au Master 1. J’ai fait un stage dans un cabinet d’avocats, et je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi. Cela dit, ce monde continue à m’intéresser, j’y gravis toujours. Beaucoup de mes amis travaillent dans le domaine du droit international ou de la géopolitique. Si j’avais poursuivi, j’aurais sans doute visé le droit public international. L’ONU, peut-être. Mais surtout sur le terrain, pas dans les bureaux.

Tu enchaînes les interviews. En parlant de débuts, tu as commencé avec Les Bienheureux de Sofia Djama. Quelles ont été tes premières expériences face à la presse ?

A.B. : La presse a toujours été un allié. So far so good ! La presse m’a toujours soutenu dans mon travail. Même si j’ai fait des films qui n’ont pas été de grands succès en salle, la presse, pour le coup, a toujours été là pour me soutenir et pour me porter. Ça a toujours été une expérience très enrichissante et assez agréable pour moi de parler de mon travail.

Quand Jonathan Millet t’a présenté le scénario des Fantômes, est-ce que tu as vu aussi ses courts ?

A.B. : Oui, et c’est ce qui m’a convaincu. J’ai vu des choses intéressantes dans ses courts-métrages. J’ai senti ce que je pouvais lui apporter. Je me suis dit que ça allait être intéressant parce qu’il avait déjà travaillé avec de bons acteurs, donc je me suis dit : « OK, on peut combiner nos forces ». Avec Tawfeek Barhom (avec qui il partage l’affiche des Fantômes) aussi. Avec lui aussi, on est restés très proches. Il a d’ailleurs un court en sélection ici, à Cannes (I’m Glad You’re Dead Now qui a eu entre temps la Palme d’or 2025). J’ai lu le scénario quand on était sur Les Fantômes, j’ai vu le film quand il était en montage. Je suis très fier de lui. Il a fait un travail remarquable. Je trouve son film hyper fort, hyper intéressant. C’est vraiment un artiste important de notre époque. Je suis très fier de l’avoir rencontré.

« I’m Glad You’re Dead Now »

Tu t’intéresses toi-même à la forme du court-métrage ?

A.B. : Oui. Je co-réalise mon premier court d’ici peu avec Claire Fontecave. Je suis en prépa. Il est produit par Tanit Films qui a fait Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania et parle de protection infantile à l’école maternelle. C’est un thriller social psychologique. Je vais aussi y jouer. La co-réalisation me permet de déléguer certaines responsabilités tout en étant pleinement impliqué.

Tu as commencé par une école de théâtre que tu as arrêté. On t’a dit que tu étais « trop cinématographique, pas assez expressif »…

A.B. : Je pensais que le théâtre était une étape et qu’on faisait des choses en parallèle. Mais j’ai découvert finalement que pour beaucoup de gens, la carrière théâtrale était une carrière à part entière et que la carrière cinématographique, c’était autre chose. Après, quand tu réussis, tu as bien évidemment la possibilité de faire les deux. La manière d’approcher le métier d’acteur y était très théâtrale et pas du tout cinématographique. Pour moi, acteur, c’était relié au cinéma. À l’époque, ça m’a suffi. Moi, je suis d’une nature autodidacte. Je me suis formé seul en lisant énormément, en regardant des films, en faisant des analyses, en rencontrant des gens. J’ai étudié aussi les approches russes, anglaises, américaines. J’ai fait ma propre école Et surtout, j’ai appris que pour un acteur, la meilleure formation, ça restera toujours la vie. Rien ne remplace l’expérience humaine.

Justement, qu’est-ce qui t’intéresse dans la vie ?

A.B. : Les forces en puissance. Quand un individu tente d’exister dans un système qui l’étouffe. Ce rapport à la survie, à l’épanouissement, c’est un générateur d’émotions pour moi. Tout ça nourrit mon travail. La vie génère énormément de choses, que ce soit le rire, la tristesse, la frustration, .… On est là, on est homo sapiens, tout simplement, il n’y a rien d’autre de plus puissant que ça.

Quand tu bosses tes scénarios, la vie continue. Comment nourris-tu tes personnages ?

A.B. : Quand je crée un personnage, je travaille beaucoup en amont, j’essaie de me rapprocher de sa réalité, de la vivre.

Avec une distance quand même ?

A.B. : Pas tant que ça, non.

Mais ça peut être chaud quand même.

A.B. : Oui, c’est chaud, mais c’est un travail pour moi. Après, il y a toujours une partie du cerveau qui est là pour nous rappeler que c’est du travail. Je ne suis pas schizophrène, mon cerveau fonctionne bien. Même si je m’oublie complètement dans quelque chose, mon cerveau sait toujours pourquoi je le fais.

« Les Fantômes »

Quels souvenirs gardes-tu de tes courts ?

A.B. : Ce sont vraiment les débuts. Le souvenir que je garderais de ces moments-là, c’est les premières sensations de dompter un plateau. Comment se comporter face à une caméra, commencer à supporter son regard, arriver à l’oublier, … Les courts m’ont vraiment appris à me déstresser d’un plateau, à être plus à l’aise, à pouvoir commencer à travailler. C’est impressionnant quand même, au début, cette caméra.

Est-ce que tu es encore surpris sur un tournage ?

A.B. : Ma méthode repose sur l’imprévu. Moi-même, je ne sais absolument pas ce que je vais faire le lendemain. Ma manière de travailler est faite de telle sorte qu’il y a tout le temps des imprévus. Je rebondis, moi, c’est tout ce que j’ai, cette curiosité. Mon moteur, c’est l’anti-ennui. C’est cette chose qui me simule et me donne envie de comprendre. L’imprévu, c’est ce qui égaye ma curiosité. Je ne suis pas quelqu’un qui est beaucoup surpris dans la vie, je suis plutôt curieux et intéressé.

Tu aurais fait autre chose, tu aurais fait quoi tout en gardant cette curiosité ?

A.B. : Je ne sais pas, peut-être un voyou (sourire), en dehors de certains codes. Non, je crois que j’aurais fait quelque chose de libre, peut-être de l’humanitaire. Au bout d’un moment, ça m’aurait peut-être saoulé la course à l’argent, la course à la réussite, la course à être quelqu’un dans la société. Ce qui est bien avec l’art, c’est que malgré tout, il y a cette course, cette ambition, mais tu es toujours ramené à des choses fondamentales, à toi, petit, à l’autre. Je pense que j’aurais fait de toute façon des choses qui, au bout d’un moment, m’auraient connecté aux autres, avec qui j’aurais partagé des moments d’échanges.

La liberté, tu arrives encore à la retrouver dans ce métier ?

A.B. : Il faut la créer. Plus on avance dans cette industrie, plus la contrainte est là, plus les contraintes s’imposent. C’est à nous de construire des espaces de liberté pour pouvoir travailler et ne pas être, je dirais, trop étouffé par les obligations du genre. Typiquement, maintenant, on doit finir l’interview, bon ben, je prends une minute de plus s’il faut et je la termine. Ce ne sera pas la fin du monde !

La liberté, tu peux la retrouver dans le tournage de ton court prévu dans quelques jours ?

A.B. : Exactement, en mode petite équipe. La liberté permet de prendre le temps de chercher, de se tromper. Plus on avance, plus on a peu de temps pour chercher, plus on a l’impression qu’il faut tout le temps être prêt et être plein de certitudes. Moi, je crois que le chemin d’un artiste n’est pas d’être plein de certitudes et de choses déjà prédéfinies. Rien que pour le financement d’un film, tu dois déjà écrite tes notes d’intentions, c’est compliqué de tout prévoir ! C’est comme quand j’aborde un rôle, il y a énormément de choses que je vais découvrir au moment où je les fais. Tu ne peux pas demander à Modigliani de savoir exactement quelle couleur il va peindre la cerne de l’œil de son tableau. C’est en regardant son tableau, un jour, deux jours, trois jours, qu’il va trouver la réponse. C’est ça la liberté, c’est le temps que tu prends pour pouvoir chercher et pour que les choses puissent te nourrir. Le temps est une arme essentielle pour un artiste pour pouvoir se rendre compte de ce qui peut être superflu. La plupart du temps, ce que je fais, c’est de chasser des mauvaises idées. Les premières idées que j’ai, elles sont souvent faciles, attendues. Je me laisse le temps de chasser les mauvaises idées pour voir ce qui est essentiel pour moi, pour le metteur en scène, pour l’histoire. Je pense qu’un artiste doit avoir le droit de chercher et se tromper. La liberté, pour moi, c’est ça.

Propos recueillis par Katia Bayer

Heo Gayoung : « Je veux inciter la prochaine génération de femmes à devenir réalisatrices »

Retour sur Cannes et sur les courts métrages de la Cinef, cette sélection qui se concentre sur les films d’études. Cette année, le jury similaire à celui des courts métrages et présidé par la réalisatrice, scénariste et productrice Maren Ade, a remis le premier prix au film First Summer, un court métrage de Heo Gayoung, également lauréate du prix Lights On Women’s Worth (prix L’Oréal). La réalisatrice sud-coréenne met en scène une femme âgée qui défie les conjonctions sociétales en préférant assister à la messe de commémoration de son petit ami plutôt que d’aller au mariage de sa petite-fille. Un portrait rare sur la vieillesse, sur la féminité passé la jeunesse, le désir et l’émancipation. Heo Gayoung s’est entretenu avec Format Court, elle nous parle des origines du film et de sa réception auprès des personnes âgées, notamment en France à Cannes.

Format Court : Les femmes âgées ne sont généralement pas les personnages principaux dans les films. Pouvez-vous nous parler de l’idée de traiter l’histoire du point de vue d’une d’entre elles ?

Heo Gayong : Ce film est né d’une interview avec ma grand-mère. J’ai vécu avec ma grand-mère pendant six mois. Nous étions seules toutes les deux, mais j’ai toujours trouvé ma grand-mère étrange, car elle n’était pas comme les grand-mères coréennes habituelles, que l’on imagine généralement chaleureuses, attentionnées envers leur petite-fille ou leur famille, et souvent confinées à la maison et aux tâches ménagères. Ma grand-mère n’était pas comme ça. Elle était toujours bien habillée et très élégante. Même si elle n’avait pas beaucoup d’argent. Elle n’était pas très riche, mais elle essayait toujours de prendre soin d’elle-même. J’ai donc des souvenirs très précis, comme le fait qu’elle mettait toujours un masque facial tous les soirs, mais qu’elle ne m’en a jamais donné un. C’est comme si elle ne se souciait pas de moi, même si nous vivions ensemble. Je me sentais donc toujours éloignée d’elle et je me demandais pourquoi ma grand-mère agissait toujours de cette manière très étrange. J’avais l’impression qu’elle ne m’aimait pas, même si je faisais partie de sa famille. Je me posais donc des questions et je me sentais éloignée d’elle. Le temps a passé, j’ai quitté la maison de ma grand-mère, je suis entrée à l’université et un professeur m’a donné un devoir à faire. Il s’agissait d’interviewer des personnes âgées et je suis retournée chez ma grand-mère. Nous avons beaucoup discuté à cette occasion. En fait, je pense que c’était la première fois que je parlais avec ma grand-mère, car nous ne communiquions que très peu lorsque nous vivions ensemble. Pendant l’entretien, j’ai été très surprise, car cela a brisé tous mes stéréotypes sur les personnes âgées. La première question était : « Comment vas-tu ? ». Elle m’a répondu qu’elle prenait des médicaments pour dormir car elle s’inquiétait pour son petit ami. Il ne lui avait plus donné de nouvelles. Elle se sentait très mal à ce sujet. J’ai été très choquée, car je n’aurais jamais imaginé que ma grand-mère avait un petit ami. Elle m’a parlé de sa vie et de ce qu’elle ressentait avec son petit ami ou lorsqu’elle dansait. J’ai donc eu une idée à partir de cette interview. Je veux simplement montrer à quel point la vie des personnes âgées est variée et que nous devrions parler de leur sexualité, de leur amour et même de leurs rêves, de leur vie, car nous n’en parlons pas en Corée.

Vous abordez également le conditionnement d’une femme au sein de la famille mais aussi de la société, était-ce important pour vous d’évoquer ce sujet ?

HG : Oui, je pense que oui. C’est pour cela que je réalise des films, car j’ai toujours envie de parler des minorités en Corée. Donc, en général, je parle toujours de la vie des femmes et des droits des femmes, les droits humains en Corée. Il y a tellement de vies différentes là-bas, mais nous n’en parlons pas et nous ne les voyons même pas dans la société coréenne. Je sens aussi que beaucoup de femmes se sont sacrifiées pour cette société, mais elles essaient toujours de se retrouver. Je veux donc parler de ce genre de personnages, de vies, parce que je veux transmettre cette valeur aux gens à travers mon film. C’est donc une partie très importante de la réalisation de mes films.

Était-ce difficile de tourner cela en Corée ?

HG : Oui, en quelque sorte. Je ne sais pas. Parce qu’il y a beaucoup de films sur les femmes, mais j’ai quand même l’impression qu’il en faut davantage.

Et que pensez-vous du fait d’être une femme réalisatrice en Corée ?

HG : La société coréenne évolue très rapidement et, comparé à la génération de ma mère, je pense que j’ai beaucoup de chance. J’ai également reçu une bonne éducation et il y a beaucoup de femmes cinéastes. Nous travaillons avec des hommes et il y a beaucoup de réalisatrices. Mais parfois, je me sens déprimée ou frustrée, car j’ai besoin de plus d’ « empowering » [émancipation]. Il n’y a toujours pas beaucoup de réalisatrices connues en Corée, parce que j’ai l’impression que le tournage et le plateau sont une atmosphère parfois très masculine et pas très favorable aux femmes. Je pense donc que j’ai besoin de plus de modèles. Et je veux aussi devenir un modèle pour mes collègues, mes collègues féminines. Je veux inciter la prochaine génération de femmes à devenir réalisatrices.

Et pouvez-vous nous parler du langage symbolique utilisé dans le film, en particulier de la figure du papillon ?

HG : Il y a beaucoup de symboles dans mon film. Les papillons sont sans doute le symbole le plus important, car ils sont très courants dans la poésie ou les romans, beaucoup de gens considérant les femmes comme des papillons. Mais j’avais l’impression que Yeongsun, mon personnage principal, était toujours prisonnière ou coincée dans sa maison, et que sa vie avait été prise par la société, sa famille ou autre. J’avais l’impression que mon personnage principal, comme le papillon, était coincé dans une cage. Je voulais donc la libérer à la fin du film, en particulier dans le temple. Je voulais voir mon personnage principal voler, danser, comme dans le temple, rien que pour elle-même. C’est pourquoi j’ai créé ce symbole du papillon piégé dans la maison, mais qui finit par être libéré de sa cage et s’envole pour danser tout seul.

Comment avez-vous travaillé l’écriture du scénario?

HG : C’était très dur. Je pense que c’était la partie la plus difficile quand j’ai écrit le scénario, parce que ça parlait de ma grand-mère et aussi parce j’avais peur de blesser les femmes coréennes. Le film parle de personnes âgées, mais je ne suis pas vielle, donc c’était très difficile de ressentir ce que ressentait ou faisait mon personnage principal, car je n’ai jamais connu la vieillesse et je ne pouvais pas imaginer ce que ressentent les femmes âgées après avoir fait l’amour ou après avoir marché longtemps. Je ne pouvais pas ressentir cela physiquement. C’était très difficile, j’avais peur de faire semblant, car je ne voulais pas blesser les personnes âgées avec mon « faux » film. Ma grand-mère est décédée, je ne pouvais donc plus lui parler, alors je me suis rendue au club de mon film, un club pour personnes âgées. J’en ai rencontré beaucoup et j’ai simplement essayé de comprendre comment se déroulait leur vie. Et puis, mon actrice a le même âge que mon personnage principal, elle a environ 74 ans, et elle m’a beaucoup apporté. Je pense qu’elle a complété mon film, car elle a fait ce que je ne pouvais pas faire. Cela a donc été très difficile de travailler avec des personnes que j’aimais et d’autres que je ne pouvais pas avoir, mais j’ai quand même fait de mon mieux.

Avez-vous montré le film à des personnes âgées ?

HG : Oui, oui, je l’ai fait.

Et qu’en ont-elles pensé ?

HG : Je pense que ça a été la meilleure expérience avec mon film, parce que beaucoup de personnes âgées sont venues me voir et m’ont dit : « Oh, ton film me donne du courage ». Elles ont aussi ressenti de la chaleur. C’était incroyable d’entendre ce genre de commentaires de la part de personnes âgées parce que c’était très significatif et je pense qu’elles ont repensé à leur vie grâce à mon film. Et même à Cannes, j’ai rencontré de nombreuses personnes âgées de différents pays, même des Françaises, des grand-mères françaises, qui sont venues me parler de mon film et qui ont ressenti la même chose que mon personnage principal. Ce fut une expérience très incroyable pour moi. Je tiens simplement à les remercier.

Travaillez-vous sur un nouveau projet ? Le lauréat du prix Cinef voit son premier long-métrage sélectionné à Cannes. Ressentez-vous une certaine pression ?

HG : Oui, je travaille actuellement sur un nouveau scénario pour un long métrage. Et même maintenant, j’ai l’impression de rêver. J’ai été récompensé à Cannes, je suis très reconnaissante de pouvoir avoir l’opportunité de réaliser un nouveau film. Je pense que cela va être un peu plus facile en Corée, car ils veulent investir dans mon projet puisque mon nouveau long-métrage peut être présenté à Cannes. Je suis donc très reconnaissante d’avoir cette opportunité. Je prévois de réaliser mon prochain long métrage dans deux ou trois ans. Alors oui, nous verrons bien.

Propos recueillis par Garance Alegria

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F comme First Summer

Fiche technique

Synopsis : Yeongsun préfère assister à la messe de commémoration de son ami Haksu décédé, plutôt que d’aller au mariage de sa petite-fille.

Genre : Fiction

Durée : 30’

Pays : Corée du Sud

Année : 2025

Réalisation : Heo Gayoung

Scénario : Heo Gayoung

Image : Kim Sijin

Montage : Heo Gayoung

Musique : Shin Kyung-Chul

Son : Kim Junsoo

Interprétation : Heo Jin, Jeong Ingi, Shin Miyoung, Kim Mi-Hyang, ​​Jang Gyeongho, Lee Kum-Ju

Production : KAFA – Korean Academy Of Film Arts Corée du Sud

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I comme I’m Glad You’re Dead Now

Fiche technique

Synopsis : Deux frères retournent sur l’île de leur enfance, où des secrets enfouis et des tensions pesantes les obligent à affronter un passé sombre qui les lie.

Genre : Fiction

Durée : 13’

Pays : Palestine, France, Grèce

Année : 2025

Réalisation : Tawfeek Barhom

Scénario : Tawfeek Barhom

Interprétation : Tawfeek Barhom, Ashraf Barhom

Image : Giorgos Valsamis

Son : Stavros Avramidis

Montage : Lambis Charalambidis

Production : Kidam, Foss Productions

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I’m Glad You’re Dead Now de Tawfeek Barhom

« Quand nous regardons un court métrage, nous sentons bien qu’un univers plus vaste se met en place, un univers qui n’est pas réductible à la somme des plans vus à l’écran. » remarquait le professeur Sébastien Févry. C’est dans cet univers hors-film que la Palme d’or du festival de Cannes a enfoui ses secrets. I’m Glad You’re Dead Now est paradoxal, difficile à décrire et pourtant limpide, clair sans rien réellement montrer ou prononcer. Sous son apparent minimalisme il est une forme travaillée de suggestion qui se laisse comprendre, un hors-champ dont les longues ramifications se superposent et se nouent jusqu’à enserrer les personnages. Devant et derrière la caméra, l’acteur Tawfeek Barhom (aperçu dernièrement dans La Conspiration du Caire de Tarik Saleh, Les Fantômes de Jonathan Millet ou prochainement dans The Way of the Wind de Terrence Malick), raconte une histoire pesante mais pour ce faire il n’alourdit pas l’image, ce sont les contours qu’il épaissit.

Le film profite d’une des forces de la forme courte, pouvoir jouer à la fois, sur ce que l’image donne à voir, et plus intéressant ici à ne pas voir. Dans une introduction nocturne, un homme, Reda, traîne dans un atelier ce qui semble être un corps. Il est surpris par son grand frère Abu Rush inquiet de l’absence de leur père. Il le renvoie à l’intérieur et le film enchaîne alors sur sa seconde et dernière séquence, une discussion dans un minuscule port assis sur une grande caisse en bois en attente d’un bateau. Un enchaînement pas si étrange qui mélange passé et présent, installe le mystère qu’il révèle. Il est clair dans cette introduction que Reda n’est pas étranger à la mort de son père, que le corps de celui-ci occupe la boîte et d’après le titre qu’il y a des raisons de vouloir sa mort. Quelle haine a guidé les gestes du personnage juste avant l’ouverture du film ? C’est cela que Reda tente d’expliquer à son frère dont la mémoire flanche tout comme au public qui comble peu à peu les trous de cette intrigue incomplète et pourtant très claire.

Ici l’univers hors du champ ne se sent pas, il se fait sentir, il ressort dans les mots de Reda tout en demeurant invisible. Et indicible aussi. C’est en tournant autour du sujet, par périphrases juste assez explicites que le jeune frère livre petit à petit leur terrible histoire. L’histoire d’une violence dont les citrons faisaient passer le goût… Un scénario « simple » au fond mais dont la complexité tient à la manière de le faire surgir à l’écran, une manière qui épouse la difficulté qu’à le personnage à la formuler, l’amener à la vie. L’un des fruits acides déclenche l’amertume de Reda qui parvient à recracher sa peine et des images se créent non pas en face des spectateurs mais à l’intérieur des têtes, elles passent de manière fugace comme les souvenirs fuyants du grand frère. Par son économie d’effets et mots, le film fait des mystères pour les défaire en dit beaucoup et tout juste pas assez. C’est un film tellement ciselé que sa violence en devient saillante.

Ce n’est pas l’action qui importe mais cet enfermement, ce blocage que l’on ressent, jusqu’à la mer qui s’étend vers un horizon que les montagnes obstruent. Entre celui qui a perdu la mémoire et celui qui se souvient de tout, à chacun sa prison. Entre le grand et le petit frère on ne sait plus bien qui protège qui alors que leurs mains se serrent dans des gestes presque enfantins qui contrastent avec leurs allures massives et sérieuses. Campé par le réalisateur,Reda déroule le passé pour confronter le présent là où pour Abu Rush joué par Ashref Barhom, le flou est constant, ses souvenirs sont eux-mêmes partis hors-champ, hors-tête, hors-conscient. Pour les accompagner, peu de mise en scène, une caméra très proche, qui tangue légèrement et donne une légère impression de voyeurisme, d’être témoin involontaire de leur discussion.

Jusqu’à la fin, ce film ne cesse d’osciller entre ombre et lumière et entre cacher et montrer. Alors que les citrons maudits peuvent enfin être laissés sur la pierre du port, le passé reste tapi autour de Reda, malgré la joie de son frère. Leur libération semble triste, dure-acide alors que l’horizon enfin dégagé s’étend derrière et non pas devant eux, les laissant encore en partie prisonniers de l’île et de la boîte funèbre qui s’étend sur le bateau.

Rachel Laurand

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Article associé : l’interview du réalisateur

Les autres prix du court à Cannes

On vous reparle encore un peu de Cannes avec les Prix de la Cinef et de la Queer Palm, le prix LGBT+ de Cannes, attribué à un court et à un long, toutes sections confondues.

Le Jury des courts métrages et de La Cinef présidé par Maren Ade, a décerné les prix de La Cinef, la section dédiée aux films d’écoles. Le premier prix a été décerné à First Summer de Heo Gayoung (Corée du Sud) qui a, par ailleurs, reçu le Prix Lighst On Women de L’Oréal. Le deuxième prix a été remis à 12 moments before the flag-raising ceremony de Qu Zhizheng (Chine). Le troisième prix a été remis ex-aequo à Ginger Boy de Miki Tanaka (Japon) et à Winter in March de Natalia Mirzoyan (Estonie).

« First Summer »

Du côté de la Queer Palm, le Jury, présidé par Christophe Honoré, a choisi de récompenser un court-métrage sélectionné à la Semaine de la Critique : Bleat ! (Kattu!) d’Ananth Subramania (Malaisie, Philippines, France).

La Palme d’or et la Mention spéciale du court 2025 !

Ça y est ! Cannes, c’est terminé. Du côté des courts, deux films ont été distingués lors de la cérémonie de clôture de la 78ème édition du festival par le Jury récompensant à la fois les films de l’officielle et ceux de la Cinef.

La Palme d’or du Court métrage 2025 a été remise au film I’m Glad You’re Dead Now, de Tawfeek Barhom (Palestine, France, Grèce) (interview à venir)

Une Mention Spéciale a également été attribuée au film Ali, d’Adnan Al Rajee (Bangladesh, Philippines)

First Summer de Heo Gayoung

Les ailes du désir

First Summer condense la métamorphose de son personnage principal au sein d’une métaphore poétique et onirique, celle du papillon. Ce motif, au diapason avec la sensualité et l’émancipation d’une femme mûre, transforme le crépuscule de sa vie en un moment d’envol, grâce à d’élégantes ailes irisées. C’est ce très beau film de Heo Gayoung de la Korean Academy Of Film Arts qui remporte le Premier prix de la Cinef, ainsi que le Prix Lights On Women’s Worth de L’Oréal. La jeune création est habile et consciente, lyrique et lumineuse, pleine de promesses pour les films à venir.

Alors que sa petite-fille se marie, Yeongsun n’entend pas se présenter à la cérémonie afin d’assister aux funérailles de son ami. Après des années de résignation auprès d’un mari qui ne lui inspire rien, qu’elle porte sur son dos depuis qu’il décline, elle décide enfin de saisir à bras-le-corps son propre désir.

Ce trajet de nouvelle volonté du personnage s’affirme dès le premier plan, parasité par la ritournelle à demi agaçante d’une sonnerie d’attente de téléphone portable. Yeongsun se présente comme une dame à la fenêtre, à l’instar des héroïnes résignées des mélodrames de Douglas Sirk, qui attendent, ou qui contemplent par la transparence de la vitre le monde duquel elles sont rejetées, du dehors qui avance sans elles. C’est la position inaugurale de la protagoniste, brisée dans sa prostration pour relancer l’appel émis. À ce moment-là, la musique devient autre chose qu’une attente : c’est une mue qui passe par la danse. L’incarnation allégorique à travers l’insecte, la chorégraphie comme reprise en main du corps, ce sont les motifs que choisit Heo Gayoung pour accompagner l’envie et la conscience féministe de Yeongsun.

De l’élégante silhouette de cette femme se distingue une broche en strass en forme de l’insecte. Comme une représentation de la beauté, de l’éphémère aussi et de l’émancipation, c’est cette broche qui contient la force affective de la volonté de Yeongsun autant qu’elle augure les rencontres qui vont insuffler un nouvel élan dans sa vie. Lorsqu’elle la prend dans ses mains, assise dans une sorte de boîte de nuit déserte aux néons chamarrés, le papillon forme un agencement qui lie les extrémités du corps. D’abord, un plan montre les sandales aux ongles vernis, puis la main qui accompagne le décrochage de la broche. Mains et pieds sont ainsi entrelacés par le papillon, toute la chair est mûe par cette irrépressible flamme. Cette idée se retrouve dès lors avec la séquence de rencontre qui advient, peut-être la plus belle du film. Le papillon s’échappe, elle le cherche de ses doigts qui rencontrent ceux d’un homme. Liés par une étreinte dansée, ils effectuent plus tard, allongés sur un lit bleu, un ballet de pieds. Moment d’amour, autant que celui d’une liberté retrouvée, qui ne peut avoir lieu qu’en engageant le corps et toutes ses lisières.`

Si First Summer immortalise un crépuscule, celui d’une vie, au moment où il y a un conflit entre des noces et des funérailles, ce premier été possède la saveur d’une première fois. Il est celui du jaillissement du désir, contenu, réprimé pendant toute une vie, faite d’une relation maritale décevante et violente. Les mots de Yeongsun à sa fille bouleversent par l’évocation de la radicalité du malheur conjugal et de la résignation qui a pesé sur elle, autant qu’ils témoignent de la cruauté à devoir aider un homme déliquescent jamais aimé.

Les ailes du papillon, les ailes du désir, convertissent le crépuscule du personnage féminin en une nouvelle aube vaporeuse, celle des envols, des nuages flottants, à la peau drapée dans une robe moirée suspendue.

Lou Leoty

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Dian Weys : « Chaque mot écrit sur la page doit compter »

Aasvoëls (Vautours, en français) fait partie de la sélection officielle des courts-métrages de Cannes 2025. Réalisé par Dian Weys, ce film coup de poing a justement remporté cette semaine le Grand Prix Unifrance du court à Cannes. Il reste en lice pour la Palme d’or du court-métrage (dévoilée ce samedi 24 mai). Co-produit par la France (Insolence Productions) et l’Afrique du sud (Electronic Roof Films), le film s’intéresse aux interactions et aux tensions suite à un accident de voiture, survenu sur une autoroute (on n’en dira pas plus, mais c’est bien). En échangeant avec Dian Weys, on s’intéresse à la place du spectateur-témoin, à la relève sud-africaine, à la violence et à son ressenti cannois.

© KB

Format Court : Tu as étudié en Afrique du Sud, tu étudies actuellement aux Pays-Bas, à l’Université de Groningen. Pourtant, Vautours n’est pas un film d’école.

Dian Weys : Oui, Je termine mon doctorat, je finis mes études en octobre. Vautours est un projet complètement séparé de mon cursus. Mon doctorat porte sur la recherche. Je travaille sur la manière dont le spectateur peut réagir comme un témoin. C’est très différent d’être simple spectateur, voyeur ou observateur. Les choses sont différentes quand on est témoin : on a le sentiment d’avoir une responsabilité qui nous incombe. Dans mon film précédent, Bergie, il y avait la même esthétique, la même approche. Tous mes récits se déroulent après un acte de violence. Et ils mettent l’accent sur la responsabilité des gens à l’instant présent.

Pourquoi ?

D.W. : Beaucoup de films se concentrent sur l’acte violent lui-même, très peu sur ce qui arrive après. Je veux m’intéresser à ce qui se passe ensuite. Qui prend soin des corps, qui aide les survivants, qui nettoie les lieux de crimes, d’accidents ?

D’où te vient cet intérêt ?

D.W. : J’ai toujours aimé le cinéma. Comme beaucoup d’ados, j’étais fasciné par Tarantino. Mais quand j’ai découvert Michael Haneke, j’ai été marqué par sa façon de parler de la question de la responsabilité. Il critique Spielberg et La Liste de Schindler, notamment la scène où les Juifs entrent dans les chambres à gaz — Spielberg y crée du suspense avec des gros plans sur les pommeaux de douche. On ne sait pas si c’est de l’eau ou du gaz qui va en sortir. Haneke trouve ça profondément déplacé, car on transforme un moment historique grave en simple ressort dramatique. Il ne trouve pas ça éthique. Ça m’a vraiment fait réfléchir par rapport aux films violent que j’ai vus : la violence ne devrait pas être source de plaisir au cinéma. Je pense aussi que comme nous vivons le monde à travers le cinéma, TikTok et les vidéos virales, nous n’avons plus de véritables expériences de violence.

Est-ce difficile d’écrire sur la violence vue à travers le regard du témoin, et non sur l’événement lui-même ?

D.W. : C’est compliqué comme question. Je fais toujours beaucoup de recherches pour mes films. Pour Vautours, j’ai interrogé des dépanneurs de la route sur ce qu’ils voient ou non en arrivant sur les lieux d’un accident, s’ils aident les victimes. Pour Bergie, mon précédent court, j’ai parlé à des policiers confrontés aux sans-abris, sur leur façon de s’en occuper dans la dignité. Un autre court racontait l’histoire de deux femmes nettoyant un appartement après un meurtre — un acte très altruiste.

Tu pourrais utiliser le documentaire pour raconter ces histoires. Pourquoi choisir la fiction ?

D.W. : J’aime la fiction parce qu’elle transmet mieux l’expérience que le documentaire. Dans une salle, si le spectateur se sent témoin, il peut ressentir ce que vivrait un vrai témoin sur un lieu réel. Quand on regarde un documentaire, on le regarde avec des yeux différents. L’info est donnée. Je ne veux pas imposer ma vision des choses. Pour moi, la fiction est un très bon point d’entrée pour présenter aux gens un certain monde, mais aussi pour traiter de vérités universelles.

Tu sembles très attaché à cette idée de responsabilité, mais ce n’est pas simple à maintenir quand on doute, quand essaye de développer des projets et quand on chercher des financements…

D.W. : Oui, c’est compliqué. Être cinéaste en Afrique du Sud, c’est très difficile. On a très peu eu d’opportunités, on très peu d’argent. Mais le thème de la responsabilité me passionne, alors je continue. Je sens que j’ai des choses à raconter à ce sujet. J’enseigne à l’université, je fais d’autres petits boulots pour pouvoir continuer à faire des films. J’ai écrit la première version de Vautours il y a cinq ans. On a dû attendre, réécrire, refaire des recherches, attendre les fonds. Et c’est tant mieux.

Pourquoi ?

D.W. : Je pense que le projet est plus fort grâce à tout cela. Si l’argent était arrivé trop facilement, nous aurions réalisé le film trop tôt. Il y a quelque chose d’agréable à devoir se battre pour obtenir de l’argent, car chaque mot écrit sur la page doit compter. Je pense que c’est pourquoi, mon producteur et moi, en Afrique du sud, nous sommes si impatients de faire des films, car nous savons combien il est difficile d’obtenir des financements du point de vue sud-africain.

Comment la création dans ton pays s’envisage-t-elle ? Où se situe l’espoir ?

D.W. : C’est compliqué d’y répondre. Le problème, c’est qu’on n’a pas une vraie culture cinématographique. Il fait beau, les gens sortent, ils ne vont pas au cinéma, ils ne voient pas de films chez eux. Mais il y a beaucoup de passionnés, de plus en plus d’écoles de cinéma. Là où j’enseigne, à l’Université Stellenbosch de Cape Town, je vois des étudiants avides de créer et de faire des courts. Je leur montre des courts-métrages du monde entier car il n’y a pas de culture du court. Ils ont grandi avec des films de Hollywood. Ils commencent par dire que c’est « lent » ou « bizarre », puis ils en redemandent.

Et les festivals ?

D.W. : Il y en a, celui de Durban est très loin de Cape Town, où se trouve l’industrie. Notre fonds national du cinéma a connu des problèmes. Le secteur privé, lui, demande de céder les droits pour produire — ce que j’ai déjà fait sur des films de télévision, que je ne possède pas. Voilà où en sont les cinéastes en Afrique du Sud. Nous espérons donc que notre sélection à Cannes attirera davantage l’attention sur tous les cinéastes sud-africains, car je pense que nous avons d’excellents cinéastes et que nous avons beaucoup d’histoires à raconter.

Ton film parle de violence, mais on ne la voit pas. Pourquoi ce choix ? Comment as-tu su quoi y montrer et quoi y dissimuler ?

D.W. : J’ai toujours ce désir que le public prenne part à l’expérience de visionnage. Et évidemment, cela ne peut se faire que par l’imagination donc je choisis ce que je montre. La violence, par exemple, est quelque chose que j’évite de montrer frontalement, parce que je pense que ce que l’on imagine est souvent bien pire que ce qui est montré à l’écran. Il y a une bagarre dans le film, mais ce n’est pas ça dont je parle — je parle de la violence plus profonde, plus implicite. Je pense qu’en laissant des blancs, cela permet au spectateur de les combler lui-même et de devenir ainsi partie prenante du film.

Malheureusement, les statistiques en Afrique du Sud concernant la violence — qu’il s’agisse de violences basées sur le genre, d’homicides ou d’autres formes — sont vraiment alarmantes. Je ne peux pas faire un film en Afrique du Sud sans aborder cette réalité. Ce film traite notamment du thème de l’instinct de survie. Le titre Vautours fait référence aux dépanneurs, qu’on surnomme ainsi, mais dans le fond, je pense que chaque personnage est un vautour à sa manière. Chacun cherche à survivre, à défendre ses propres intérêts. En même temps, on ne peut pas vraiment en vouloir aux gens. Ils essaient simplement de survivre. Notre premier réflexe, c’est de nous protéger. On aimerait croire qu’on aiderait les autres, qu’on prendrait soin d’eux, mais face à une situation explosive, on revient à notre instinct primaire. Et la vraie question pour moi, c’est : à quel moment devons-nous remettre cet instinct en question ?

Tu montres aussi tes films à tes étudiants ?

D.W. : Oui. Même les tout premiers, très imparfaits. Pour leur montrer qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais film au début. Il faut juste faire. Dans des classes de 10 élèves, chacun veut faire son film. C’est normal car c’est le seul endroit où ils peuvent vraiment écrire ce qu’ils veulent. Un de mes étudiants a voulu parler de violence domestique. Je me suis dit que c’était cliché mais je ne voulais pas le contredire dans son idée, je sais ce que ça fait quand les gens étouffent nos idées. Je suis heureux de n’avoir rien dit car c’était non seulement le meilleur court de l’année mais en plus, l’étudiant a raconté que le film était basé sur une histoire personnelle. Les gens ont vraiment des histoires en tête et veulent juste les raconter. C’est là qu’on voit la puissance du cinéma.

Comment considères-tu ce moment à Cannes ?

D.W. : C’est un rêve devenu réalité. C’est notre première fois, à mon producteur et moi. On travaille ensemble depuis 5 ans. C’est très différent de tous les festivals où je suis allé. Je fais des films depuis 7 ans. Avant, il fallait supplier pour qu’on lise mon scénario ou pour obtenir un rendez-vous. Soudainement, la conversation a changé. Aujourd’hui, les gens viennent me parler. Ça change tout. On a l’opportunité de continuer à faire des films.À chaque film que je fais, j’espère simplement que cela nous donnera l’occasion d’en faire un autre. Jusqu’à présent tout va bien.

As-tu eu envie d’abandonner par le passé ?

D.W. : Ça m’est arrivé souvent. Je suis même retourné à l’université pour étudier le droit. Il n’y a que trois avocats spécialisés dans l’audiovisuel en Afrique du Sud mais j’ai réalisé que non, il fallait que je revienne au cinéma. Quand je vois les films de Haneke ou de Cristian Mungiu, ça m’intéresse tellement que je dois continuer. C’est une bonne chose d’avoir une passion, mais c’est aussi une mauvaise chose, car on y est toujours plus ou moins attaché.

Vas-tu montrer ton film à tes étudiants ?

D.W. : Oui. Je leur montre aussi un de mes premiers films, comme quand j’étais étudiant, quand je faisais quelque chose tout seul, parce que c’était vraiment nul. Je veux leur montrer qu’il n’y a pas de bien ou de mal. La première étape pour devenir cinéaste, c’est de faire quelque chose. J’avais très peur au début. Je craignais tellement que mon premier film ne remporte pas tous les prix du monde et que je sois un raté, c’était une façon de penser stupide mais j’étais jeune. Je leur montre que c’est normal d’essayer et d’échouer parce qu’on apprend vraiment le métier en faisant des films.

Propos recueillis par Katia Bayer

D comme Dieu est timide

Fiche technique

Synopsis : Lors d’un voyage en train, Ariel et Paul s’amusent à dessiner leurs plus grandes peurs lorsque Gilda, une étrange passagère, s’invite dans leurs confidences. Son expérience de la peur ne semble néanmoins pas aussi innocente que leurs dessins.

Genre : Animation

Durée : 15’

Pays : France

Année : 2025

Réalisation : Jocelyn Charles

Scénario : Jocelyn Charles

Animation : Jocelyn Charles

Montage : Jocelyn Charles

Musique : P. R2B

Son : Matthieu Gasnier

Interprétation : Danièle Evenou, Alba Gaia Bellugi, Anthony Bajon

Production : Remembers

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Dieu est timide de Jocelyn Charles

Dieu, dessine-moi un canard

Avec ses deux personnages qui tuent le temps en dessinant durant leur trajet, Jocelyn Charles fait résonner son propre geste de créateur avec un court-métrage coloré et inspiré qui trompe la pusillanimité contenue dans son titre : Dieu est timide. Le jeune cinéaste vient de proposer son premier film en compétition à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 2025. Le moyen non seulement d’attirer les yeux sur son univers plastique mais aussi de confirmer quelques obsessions : un goût pour l’occulte, la métaphysique, l’horreur et la monstruosité. Un style qui s’est joué dans ses clips pour The Weekend (How Do I Make You Love Me) et L’Impératrice (Hématome). Comme une rencontre entre les frères Safdie et Miyazaki, le premier court de Jocelyn Charles ménage l’effroi pressé et le bucolique, du train jusqu’aux flots.

Tandis qu’Ariel et Paul esquissent leurs pires frayeurs sur papier durant leur voyage sur les rails, une étrange femme vient contaminer le récit par sa propre expérience de trouble. C’est une séquence enchantée et colorée quasiment idyllique de baignade dans un lac, à travers les canards et ses plantes, qui amorce Dieu est timide. Avant que ne surgisse le train, celui des transferts, de l’ennui, des rêves et des visions qu’ils induisent.

Ce qui est singulier dans cet acte inaugural de premier film, c’est la façon dont Dieu est timide va poser la question de ce qu’est l’animation, par un jeu d’allers-retours entre le croquis d’un dessin, d’une vision, ici d’une peur, et son jaillissement effectif : le fantasme qui s’accomplit face au trait. C’est cette alternance qui va motiver la croissante inquiétante étrangeté dont le point d’orgue correspond à l’arrivée de Gilda, cette femme mûre qui s’impose dans la narration. Qu’est-ce que l’animation ? Une manière de figurer le réel, tout en pouvant le transcender par le ton qu’on lui donne, ici la terreur. Ce n’est pas autre chose que va dire Gilda en se reconnaissant sur les dessins sinistres des deux jeunes gens.

L’animation de Jocelyn Charles se fait attentive aux flux et aux teintes qu’ils peuvent imprimer. La réussite de Dieu est timide émane aussi de là : ce procédé de faire couler ensemble le sang sur les feuilles, les larmes qui submergent et les nuances saturées d’un foyer conjugal. Ce n’est donc pas anodin que le motif de l’eau ouvre et ferme ce riche et dense court-métrage, motif de l’effroi et du déferlement autant que de la paisible quiétude d’un paysage.

C’est par ailleurs avec le contraste entre les couleurs très vives et les visions plus ou moins cauchemardesques que le film surprend. À l’apparition de ses ciseaux dressés, ses chairs endormies mais loquaces, son kaléidoscope violent de flamboyance et son sous-texte paranormal, on pourrait quasiment penser au giallo, dans cette déflagration gore et mystique. L’histoire de Gilda qui s’enchasse et le tabou de l’origine de l’existence qu’elle confronte mettent en scène la substance de l’animation. Que serait-ce d’autre que des corps inertes auxquels on insuffle un mouvement et une âme ? Une démonstration réflexive et subtile assez vertigineuse et inattendue pour un premier court-métrage qui mérite qu’on la souligne.
Dieu est timide mais à dessein s’esquisse.

Lou Leoty

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Bimo d’Oumnia Hanader

Bimo est le premier film d’Oumnia Hanader. Il prend place à Marseille, où elle a grandi. Elle y étudie aujourd’hui le scénario, à la Cinéfabrique, qui s’est installée en 2023 dans la cité phocéenne. La réalisation de Bimo s’inscrit pour Hanader dans la formation qu’elle poursuit et qui entend offrir à chaque élève l’opportunité de voir son projet prendre vie pendant ses études, en accord avec la philosophie de l’école qui fête cette année ses dix ans. Montré dans la sélection cannoise de la Cinef (films d’école), Bimo témoigne du potentiel d’une réalisatrice-scénariste-actrice qui réussit à raconter une histoire difficile tout en transmettant l’espoir d’un lendemain meilleur.

Le film s’ouvre sur une séquence intimiste et légère à la fois: Sihem (incarnée par Hanader) se fait lisser les cheveux par son amie. On perçoit dans leurs gestes l’habitude, la routine. La sobriété du cadre, du décor et le choix de montrer cette conversation en un seul plan nous le font comprendre. Cette simplicité presque documentaire donne le ton du film. La jeune femme d’origine algérienne est serveuse dans un café tout à fait ordinaire. Par la fenêtre, la caméra l’épie presque à la manière de la nouvelle bouleversante qu’elle s’apprête à apprendre. Son frère cadet vient de traverser la Méditerranée depuis l’Algérie pour la rejoindre à Marseille. Quand Sihem l’apprend, elle se trouve entre deux murs, un couloir laissant apercevoir le ciel et la mer en arrière-plan. C’est le premier signe de clarté, de jour, d’ouverture, la première scène en extérieur. Elle évoque à la fois une certaine étroitesse et une échappatoire. Le frère et la sœur se retrouvent dans cette clarté annonciatrice d’un jour nouveau encore rempli d’espoir, cette fois dans un terrain vague, la mise en scène est ici toujours discrète. Le son, ténu, en retrait, rassure et laisse la place aux regards et aux gestes.

Shams (Mohamed Bouchoucha) arrive en France avec un rêve de réussite mais pas de plan. L’usage de l’accessoire et du dialogue en tandem, toujours dans une simplicité caractéristique du film, traduit les conflits générés par cette incohérence dans l’attitude du personnage. C’est Sihem qui défend Shams face aux railleries de ses amis. À chaque fois, le langage corporel de chacun feint la désinvolture : en réalité, une bataille perdue d’avance se joue entre Sihem et l’entourage de son frère. Le choix de montrer un personnage face à trois autres nous le montre bien.

La direction d’acteur prend toute son importance au fil des minutes, quand le corps et le visage de Sihem exsudent la lassitude à chaque conversation. On comprend à l’ambiance des scènes de confrontation, transmettant de manière vive la fatigue de la sœur grâce au choix d’une luminosité tantôt sombre tantôt rougeoyante, que le personnage de Sihem n’a pas le droit à l’erreur. On comprend également l’importance de la présence de Sihem pour son jeune frère, et vice versa. Elle transparaît dans leurs manières, leurs intonations, leurs rires et la sévérité dont elle peut faire preuve à son égard, tout ceci étant incorporé habilement dans le scénario comme dans la direction d’acteur. Hanader et Bouchoucha brillent par leur interprétation de cette dynamique si classique s’insérant dans une histoire que l’on raconte trop peu. Cet équilibre entre la notion intemporelle de relation fraternelle et le thème relativement moderne de l’immigration clandestine constitue une excellente fondation à l’intrigue qui se joue, mêlant l’amour à l’intransigeance de manière presque homogène.

Le climax du film est réussi avant tout parce qu’il a été préparé, on retrouve sa trace dans chaque séquence le précédant grâce à une écriture cohérente. Tout passe également par les regards, primaux et subtils à la fois. Une certaine attention est portée au dialogue, que ce soit par le mélange des langages ou par le fait de montrer une certaine retenue dans les conversations qui vont droit au but, laissant respirer chaque scène et nous ramenant à une manière simple et efficace (car maîtrisée) de raconter une histoire.

Le film se termine sur une impression de calme, on y retrouve la même puissance évocatrice qu’auparavant grâce à un usage de la symbolique toujours calculé. La vie continue comme elle l’a toujours fait. Les films comme Bimo nous inspirent à en tirer le meilleur. Oumnia Hanader accomplit avec ce film, la prouesse de raconter une histoire primordiale sur l’importance de la dignité et de l’espoir face à l’adversité, et ceci en tant qu’auteure et actrice.

Sirine Lehoux

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B comme Bimo

Fiche technique

Synopsis : Sihem essaie tant bien que mal de mener sa barque en France lorsqu’un appel de sa mère lui annonce que son frère a pris la mer pour la rejoindre.

Genre : Fiction

Durée : 23’

Pays : France

Année : 2025

Réalisation : Oumnia Hanader

Scénario : Oumnia Hanader, Max Ramier

Image : Julien Borel

Musique : Nans Saindon

Son : Sarah Musante

Production : La Cinéfabrique

Article associé : la critique du film

Semaine de la Critique 2025, les prix du court

Premier palmarès cannois. Le Jury (Rodrigo Sorogoyen, Jihane Bougrine, Josée Deshaies, Yulina Evina Bhara et Daniel Kaluuya) et les partenaires de la Semaine de la Critique ont annoncé ce mercredi 21 mai les films primés dans la section parallèle de Cannes.

Côté courts, le Prix Découverte Leitz Cine du court-métrage a été attribué au film L’mina de Randa Maroufi.

Le Prix Canal+ du court-métrage




, quant à lui, a été attribué au film Erogenesis de Xandra Popescu.

23ème Prix Unifrance du court-métrage, le Palmarès

La cérémonie de remise des Prix Unifrance du court-métrage a eu lieu ce mardi 20 mai sur la Terrasse Unifrance. La sélection 2025 (153 films reçus en présélection) rassemblait 23 titres (dont 14 premières œuvres)

Palmarès

Grand Prix : Vautours de Dian Weys (interview à venir)

Prix spécial du jury : Une fenêtre plein sud de Lkhagvadulam Purev-Ochir

Prix du meilleur premier film : Le Temps de s’adorer de Fiorella Basdereff

Prix d’interprétation : Adèle Journeaux pour son rôle dans Pourquoi parlez-vous si bas ? de Pauline Broulis et Zoé Labasse

Prix Grand Action et Prix Be TV (Belgique) : Gioia de Nixon Singa

Le Prix du Distributeur : Manifest

Mention spéciale Distributeur : Fløw

Critical Condition de Mila Zhluktenko

Présenté à la Semaine de la Critique cette année à Cannes, le court-métrage Critical Condition s’inspire de la vie de Lev Rebet, écrivain, homme politique et rédacteur en chef de l’Ukrainian Independentist, journal basé à Munich. À partir du destin de cet homme, la réalisatrice, Mila Zhluktenko, interroge celui, plus large, de la diaspora ukrainienne d’hier et d’aujourd’hui.

Tout commence par deux chiens emmenés dans une forêt. Par un sublime noir et blanc 16mm, ces premières images révèlent dès lors une photogaphie, signée Tobias Blickle, résolument moderne. Très vite, cette efficace scène d’introduction prendra une tournure tragique, posant les enjeux du film, et par la même occasion, son contexte politico-historique.

Nous sommes en 1957. Lev Rebet travaille avec ses collègues dans le journal destiné aux Ukrainiens en exil en Allemagne. Pour décrire son quotidien, la réalisatrice prend le parti d’un grand réalisme, très proche du documentaire, forme qu’elle a déjà travaillé à plusieurs reprises avant de se lancer dans cette première fiction. Il en résulte à la fois un ancrage plus direct à l’action, mais aussi, une mise à distance critique vis-à-vis de ces personnages, par la volonté de simple monstration propre à cette forme.

En s’appropriant également des codes du film d’espionnage, dans une ambiance baignée de paranoïa, Mila Zhluktenko en déconstruit les fantasmes. Par une courageuse et surprenante narration, la réalisatrice nous emporte peu à peu dans les courants de l’Histoire. Soudain, la caméra portée laisse place au travelling, métaphore de la fuite, de l’exil, et tout le récit s’allonge, s’étend, pour atteindre une toute autre réalité. La mise en scène passe d’un style à un autre, s’épanouit lors d’une magnifique séquence d’une grande modernité, bercée par l’envoûtante musique de Marja Burchard, où l’on accompagne l’errance nocturne de Lev Rebet, témoin muet de l’Histoire, jusqu’à atteindre, par un montage d’une agréable fluidité, un point qui le dépassera.

En interrogeant des faits propres à l’Histoire de son pays, la réalisatrice effectue un véritable travail de mémoire, par la remise en question du destin actuel du peuple ukrainien parti hier en exil.

Niels Goy

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Ugo Bienvenu : « Il faut faire confiance aux petits dessins, aux petites idées, aux petites choses »

Programmé en séance spéciale dans le cadre de la sélection officielle du Festival de Cannes 2025, Arco, le premier long-métrage de Ugo Bienvenu, Cristal du long-métrage à Annecy, est un magnifique film d’animation, bourré de détails et de poésie, consacré au croisement des mondes (présent/futur), à l’enfance, aux changements qu’on souhaite tous et qu’on obtient parfois. Ugo Bienvenu a réalisé de nombreux courts et clips et s’est fait connaître également par la BD. Il est par ailleurs à la tête de la boîte de production Remembers. Rencontre avec un auteur généreux, cash, inspiré et sympa, qui s’interroge et qui nous interroge par la même occasion.

Ugo BIENVENU © Remembers – MountainA

Format Court : Tu es passé par différentes formations. Qu’est-ce qui a déterminé ces choix ?

Ugo Bienvenu : J’ai commencé avec un bac STI Arts appliqués à l’école Estienne, historiquement une école du livre, fondée par les frères Estienne qui étaient des imprimeurs. C’est une école qui forme à tous les métiers du livre. J’y avais 25 heures de dessin par semaine. Ensuite, j’ai poursuivi en DMA illustration, toujours à Estienne. Puis, je suis allé aux Gobelins. Mais le cadre m’a un peu frustré : impossible de faire un film seul. Je ne m’entendais pas très bien artistiquement avec les autres élèves, donc je suis parti à la CalArts (California Institute of the Arts) où j’ai rencontré Benjamin Charbit (réalisateur, scénariste). Quand je suis revenu en France, j’ai dit à mes parents : « Je ne me sens pas prêt pour le monde professionnel ». Du coup, j’ai intégré les Arts décos en tant qu’étudiant-chercheur, en image en temps réel, pendant deux ans. J’y ai aussi commencé à travailler.

Étudiant-chercheur, c’est-à-dire ?

U.B. : On explorait comment générer des images en temps réel. C’était un peu l’ancêtre de l’IA générative. Moi, ça ne m’intéressait pas de coder des trucs de ce genre, je voulais créer des formes de narration interactives, repenser le rapport image/spectateur. C’était un petit groupe de recherche, mais j’ai fini par quitter la formation au bout d’un an et demi.

En parallèle, j’ai fait une formation de production « Animation Sans Frontières ». C’est un programme des Gobelins avec des partenaires en Allemagne, Hongrie et Suède. On apprenait à produire, à financer des films via les systèmes européens. Ça m’a été très utile par la suite. Après les Gobelins, quelqu’un m’a commandé un clip. Je n’avais pas de structure. J’avais besoin d’un stagiaire, qui était Kevin Manach — on travaille encore ensemble. À l’époque, Simon Rouby (avec qui j’avais travaillé sur Adama) m’a mis en contact avec Emmanuel-Alain Raynal. Il venait de créer Miyu Productions, qui ne faisait pas ce qu’on peut appeler de l’animation mais assez vite, on a enchaîné les projets. Je passe les détails mais après plusieurs années difficiles j’ai quitté Miyu, et fondé Remembers Productions (il y a 8-9 ans) avec Félix de Givry. On avait déjà travaillé ensemble sur Tony et les Animaux. On s’entendait bien, on s’est dit qu’on allait lancer notre structure. Le nom de Remembers est venu après pas mal de brainstorming. Mais comme je n’étais pas crédité comme producteur sur mes projets chez Miyu, le CNC n’a pas reconnu mon expérience. Ça nous a posé énormément de problèmes pour le début d’Arco.

Depuis combien temps portes-tu ce projet ?

U.B. : Depuis 5 ans. L’idée m’est venue trois ans après la création de Remembers. Félix m’a dit : « C’est un long métrage, pas un court ». Je l’ai envisagé aussi en BD, même en clip, mais il fallait du mouvement, du cinéma. Il m’a dit que c’était trop grand, que les gens ne verront jamais les arcs-en-ciel de la même manière (j’adore les arcs-en-ciel !), qu’il fallait prendre le projet au sérieux. On est parti sur du long. À l’écriture, les idées te donnent leur format. Le long, le court, le clip, la BD, moi, j’aime tous les formats. J’ai envie de continuer à faire de tout.

Tu travailles beaucoup avec Félix. Quel est votre lien ?

U.B. : On s’est rencontrés sur le tournage d’Eden de Mia Hansen-Løve. Il était l’acteur principal du film. Dès le premier jour, on parlait de nos projets. On a commencé petit, puis, c’est devenu de plus en plus ambitieux. Aujourd’hui, je produis aussi son film.

Dans Arco, comme dans tes courts et clips, comme dans L’Entretien, réalisé pour La 3è Scène pour l’Opéra de Paris, on retrouve le robot Mikki. On le voit partout dans ton travail, même dans tes BD. C’est un personnage qui te suit ?

U.B. : Oui, c’est un peu un double de moi. il évolue aussi, il est légèrement différent à chaque version. J’ai grandi à l’étranger, Je suis arrivé en France quand j’avais 15 ans. Je changeais tous les 3 ans d’endroit. Chaque fois que j’arrivais quelque part, je devais comprendre les codes moraux, sociaux, éthiques d’une société. J’ai toujours observé les sociétés pour m’y adapter. J’analyse tout le temps, j’ai toujours l’impression d’être l’étranger. Mikki aussi est un observateur. Il me permet de dire des choses frontalement, sans être perçu comme un connard. C’est un personnage très pratique pour ça, une sorte de miroir, que je mets en face de nous-mêmes, moi y compris. Mikki est arrivé de manière magique. Le personnage d’Arco, c’est pareil. Ce sont des apparitions. À un moment, tu ne sais pas pourquoi. Tu fais un trait, deux traits. Et il y a quelque chose qui jaillit. C’est un peu en écho à la manière dont lui-même devient un trait, lorsqu’il franchit le mur de l’avenir. En fait, il faut faire confiance aux petits dessins, aux petites idées, aux petites choses. C’est à nous de les faire grandir, c’est à nous de les arroser tous les matins. Tout naît fragile, c’est à nous de faire attention aux choses, aux êtres. Mikki, pour cela, est utile pour réfléchir à notre monde.

Dans ton film, il y a une petite phrase qui dit que le dessin permet de tout exprimer. Ça m’a parlé…

U.B. : C’est le dessin qui m’a sauvé la vie, plein de fois. C’est le dessin qui m’a tout appris. Il m’a permis d’écrire, de comprendre le réel. Le dessin t’impose d’être à la recherche de toi-même, de te poser des questions et de te regarder en face. C’est très intime. Il faut connaître son intimité pour pouvoir dessiner, je pense. Au début, quand j’étais à l’école, tout mon travail était en noir et blanc, car on me disait que mes couleurs étaient moches, nulles, de mauvais goût. Moi, j’avais vécu au Tchad, au Guatemala, au Mexique. Mes couleurs, c’est le fruit de ces impacts visuels, c’est un mélange de toute ça. Un jour, j’ai dit « merde », et j’ai fait Fog, le clip dans lequel on voit la petite fille d’Arco d’ailleurs. J’ai mis des arc-en-ciel partout. Et là, tout d’un coup, le clip a cartonné. J’ai compris que quand je m’assumais, ça marchait beaucoup mieux. Maintenant, c’est naturel chez moi de mettre plein de couleurs, ça peut être limite moche, je peux assumer mon kitsch. Mais maintenant, vous voyez, je suis dans toutes les marques de luxe et ça détonne un peu. Avant, on me disait : « Ah non, ce n’est pas élégant ». Maintenant, on dirait que ce ne serait pas du réalisme alors que dans mes BD, tout le monde dit que c’est trop réaliste. Chacun son curseur. Pour Arco, j’ai essayé d’arrondir plus le style. J’ai adouci, arrondi mon style. Je voulais que les enfants aient envie de le toucher. Mais j’ai aussi voulu les préparer au monde. Le film parle de l’effondrement, mais sans pessimisme. Il interroge ce qu’on est prêt à abandonner pour que ça change.

Comment le clip et la mode ont-ils influencé ta manière de faire des films ?

U.B. : Le court métrage, c’est très dur à financer en France. Il y a le CNC et pas grand chose. Il y a quelques chaînes qui peuvent t’acheter. C’est très compliqué à monter. Ça prend beaucoup de temps, presque autant qu’un long-métrage en vrai. Je m’en suis rendu compte en faisant de la production. Mes histoires, je les ai fait passer en clip. C’était une manière de faire des films. D’ailleurs, je l’ai répliqué chez Remembers. J’ai dit à des gens que j’avais envie de développer : « Faisons des clips et racontez des histoires. Ça va vous mettre le pied à la mise en scène, ça vous fera poser des questions graphiques ». Les financements sont plus rapides, en deux mois, on sait si on peut les faire. Et ça nous permet de travailler la rythmique, de développer une esthétique, un style, d’affirmer un vocabulaire.

Pour Arco, tu as travaillé avec pas mal d’acteurs : Vincent Macaigne, Louis Garrel, Swann Arlaud, Alma Jodorowsky, William Lebghil, Oxmo Puccino, … Comment t’es-tu entouré ?

U.B. : On s’est rencontré sur Eden. On était une petite communauté de jeunes. On est devenu amis. Avec Vincent Macaigne, on est resté en contact, on se croise tout le temps. A chaque fois, on se dit : « Quand est-ce qu’on fait un film ? ». Un jour, je l’ai contacté pour qu’il fasse les 3 méchants, pour qu’on teste sa voix. Et puis, on s’est dit que ce serait cool d’avoir des copains, comme Will et Alma. Swann, que je ne connaissais pas, est arrivé sur le projet. Tout a été très fluide. Pour les enfants, ça a été un peu moins le cas, il fallait trouver les voix, les plus importantes. On a mis deux mois pour le casting.

Dans ton film, la question de l’effondrement est posée de manière assez brutale, les adultes sont très absents.

U.B. : Pour moi, le danger, c’est qu’on rentre dans une ère de l’indifférence. La technologie, c’est super. Tu peux déléguer tout ce que tu veux, mais si tu commences à déléguer les tâches fondamentales, ça commence à devenir problématique. Moi, j’aime bien utiliser la science-fiction pour poser des questions et ne pas donner de leçons. Qu’est-ce qu’on est prêt à abandonner de notre humanité pour avancer ? J’espère que le film pose ces questions. Au financement, par exemple, tout le monde me disait qu’il n’y avait pas d’antagonistes. Je répondais si, c’est le monde dans lequel on vit. Les gens ne le voyaient pas.

Ce n’est pas étonnant d’entendre ce genre de choses en commission. Comment Natalie Portman s’est retrouvée à coproduire le film ?

U.B. : On a beaucoup préservé le film dans l’écriture. On a payé une animatique avec nos deniers. On a fait 45 minutes d’animation qui permettaient quand même de montrer ce qu’on était en train de faire. On a appelé notre agent américain qui s’occupe de notre partie publicitaire. Il passait à Paris, il est venu au bureau, on lui a montré et il nous a dit : « Ça tombe bien, Sophie (Mas) et Natalie viennent de monter MountainA, je les fais venir ». Elles sont venues la semaine d’après et nous ont demandé de quoi on avait besoin. Moi, on a commencé à me faire confiance quand j’ai fait Marvel, ce qui est complètement débile parce que c’est le truc le plus insignifiant que j’ai fait, mais bizarrement en France, le moment le plus facile, c’est quand tu dis que tu as fait un truc aux États-Unis. On nous a pris sérieux de cette façon. Étonnamment, tous les gens qui nous disaient que notre projet était nul et ne marcherait pas, le lendemain, ils nous disaient que c’était génial ! Sans changer une ligne de dialogue. C’est ça qui est étonnant dans le système français, il faut jouer avec les codes ou avoir un peu d’amnésie.

C’est quoi ta vision du cinéma d’animation ?

U.B. : L’animation, c’est un outil comme un autre. Nous, on a des crayons, d’autres ont des caméras. On transporte des émotions. Il y a des films en prises de vues réelles qui sont beaucoup plus importants que certains films d’animation. En tant que spectateur, je souhaite que le film génère une réaction, des rires, des larmes. Les films auxquels je repense le plus, c’est ceux que j’ai vus enfant : Jumanji, Casper, Bridget Jones, les films de Miyazaki, Dragon Ball Z, … J’adore les films grand public. En France, on parle beaucoup de films d’auteurs et le reste est moins considéré. Moi, j’aime les films pour tout le monde. Princesse Mononoké, je l’ai vu quand j’avais 14 ans, je pense que c’est ce film qui m’a incité à faire du cinéma. Il est dans mon inconscient, il est très présent. Il y a aussi Peter Pan et les grands textes de la Bible. Si tu regardes les grands textes religieux, il y a toujours des châteaux dans le ciel.

Le monde meilleur décrit dans Arco est fondé sur l’acceptation au fond presque fataliste de l’effondrement….

U.B. : J’ai vécu dans des pays en guerre, dans des pays qui étaient en phase de transition. Après les Gilets jaunes et le Covid, tout le monde disait qu’il fallait que les choses changent. D’accord mais qu’est-ce qu’ils sont prêts à abandonner de leur confort pour que les choses changent ? Fondamentalement quand tu poses la question, les gens ne sont pas prêts à abandonner leur confort.

D’ailleurs, dans ton film, c’est l’enfant (Iris) qui pose cette question, et pas un adulte.

U.B. : Oui, c’est elle qui fait le vœu et c’est un vœu pieu. Tout le monde veut ça, moi aussi, je le veux. Mais il faut savoir que le changement, ça coûte cher et que tu vas perdre des choses au passage et qu’il faut être prêt à les perdre. Il n’y a pas de problème mais justement, je crois que nos enfants vont vivre ces trucs-là et je veux leur dire qu’ils doivent être préparés. Moi, Pinocchio, ça m’a aidé dans ma vie. Si tu fais une connerie, tu vas devenir un âne. J’ai cette figure d’âne en tête. Alice, dans Alice au pays des merveilles, dit : « J’aimerais que les choses soient ce qu’elles ne sont pas ». Cette phrase me revient toujours. Si les choses sont ce qu’elles ne sont pas, on vit dans un cauchemar. Du coup, je pense que notre rôle, c’est de préparer nous-mêmes et nos enfants à ce qu’il peut se produire dans nos vies. Par exemple, en lisant Hansel et Gretel, ça te prépare à te perdre dans un bois. Voilà ce que tu peux faire pour t’en sortir, être armé pour ne pas t’effondrer face à la situation. Je trouve que le récit sert à ça et il faut qu’il garde cette fonction de préparation musculaire.

Dans ton quotidien, où est-ce que tu trouves l’émotion ?

U.B. : Dans l’effort et le travail. Je trouve que c’est aussi quelque chose qu’on a oublié. L’effort produit du bonheur : l’effort de la famille, du corps, de la main. C’est ça mon bonheur. Pas les succès exceptionnels, mais les petits moments : en faisant mes dessins tous les matins, en m’attaquant à des problèmes, en avançant. C’est ça qui est beau. Mon bonheur est diffus, il est beau parce qu’il est quotidien. Si ton bonheur est dans l’exceptionnel, alors, tu es triste tout le temps.

Propos recueillis par Katia Bayer et David Khalfa

C comme Critical Condition

Fiche technique

Synopsis : Inspiré de la vie de Lev Rebet, écrivain et rédacteur en chef du journal d’exil Ukrainian Independist basé à Munich, Critical Condition dépeint le destin de la diaspora ukrainienne d’hier et d’aujourd’hui.

Genre : Fiction

Durée : 24′

Pays : Allemagne

Année : 2025

Réalisation : Mila Zhluktenko

Scénario : Mila Zhluktenko

Image : Tobias Blickle

Son : Philip Hutter

Musique : Marja Burchard

Montage : Daniel Asadi Faezi, Mila Zhluktenko

Interprétation : Yevgen Bondarskyy, Oleksandr Pozharskyi, Gustl, Jasper, Ihor Shulha, Vita Smachelyuk, Sebastian Anton, Lisa Moskalenko, Volodymyr Melnyk, Pnema, Valeriia Berezovska, Valeriia Kuzmenko

Production : Filmproduktion

Article associé : la critique du film