Tous les articles par Katia Bayer

Paris Animation Contest 2025

Comme chaque année, Doriane Films propose un DVD regroupant une diversité de courts métrages ayant été récompensés dans des centaines de festivals, Paris Animation Contest. La sélection captivante de 2025 nous plonge au cœur des enjeux contemporains ou intemporels, entre violence, solitude et espoir, le tout bercé d’une poésie subtile qui résonne longtemps après le visionnage.

« J’ai avalé une chenille »

Qui ne s’est jamais demandé si on restait conscient de ce qui se passait autour de nous lorsqu’on est dans le coma ? Le premier court-métrage, J’ai avalé une chenille, réalisé par Basile Khatir (France), nous répond en nous faisant entrer dans la conscience d’un garçon, Tristan, dans le coma à la suite d’un accident lors d’une soirée où il a avalé une chenille dans un verre d’alcool. Dans un paysage coloré, le film décrit ses sensations et ses pensées en voix off. Il évoque la réaction de ses proches : sa mère ésotérique qui tente de le réanimer avec des rituels, et son meilleur ami timide qui vient dans la chambre sans lui parler. Chaque détail semble illustrer l’intérieur de la tête du narrateur. L’image du coma, désert silencieux animé d’un haut-parleur obstiné, traduit avec force la fragilité et la distance qui séparent Tristan du monde extérieur, tout en laissant courir un flot de pensées vives, souvent teintées d’un humour caustique. Pourtant, la narration reste légère, presque espiègle, même en suivant ce voyage mental intense. Plus tard, le récit s’élève au-delà de ses pensées rêveuses pour révéler l’extérieur : le meilleur ami est devenu père, berçant un bébé, tandis que Tristan, figé dans son intemporel coma, semble incapable de saisir que la vie a continué, que le monde a grandi sans lui. Une douce mélancolie enveloppe alors le spectateur, invitant à une méditation sur le passage du temps, la solitude et la perte.

« À l’ombre des cyprès »

Dans la même lignée que le court J’ai avalé une chenille, le court-métrage franco-iranien À l’ombre des cyprès, réalisé par Hossein Molayemi et Shirin Sohani, aborde la souffrance humaine à travers le portrait d’un ancien capitaine souffrant de trouble de stress post-traumatique. Vivant avec sa fille dans une maison isolée au bord de la mer, il lutte intérieurement contre ses démons. Les corps élancés et la grande baleine échouée illustrent la tension entre fragilité et poids du passé, tandis que l’acier représente une forme de capitulation face aux traumatismes. Les images vieillies renforcent la dimension mémorielle et mélancolique du film, qui mêle minimalisme esthétique et symbolisme fort pour explorer les blessures invisibles laissées par la guerre et le poids du traumatisme. Ce court-métrage poignant capture la douleur humaine et la lutte pour la rédemption dans un univers à la fois brutal et poétique.

« Next ? »

Dans les sujets plus modernes, on retrouve Next ?, réalisé par Christel Guibert (France), qui met en scène un speed-dating chorégraphié entre personnages mi-humains mi-animaux, explorant avec poésie et humour leurs différences et la difficulté à communiquer. Un homme-tamanoir, épris d’une femme-musaraigne, se laisse malgré lui emporter dans ce ballet amoureux silencieux et expressif, pastel dans son animation et riche en émotions sans un mot prononcé. Quant à Poum, de Malo Greco Monteiro, en à peine six minutes, ce court-métrage aborde de manière épurée et poétique la question de la pornographie en ligne, un sujet tabou et contemporain. Avec une esthétique 16-bit en noir et blanc, il explore comment l’esprit d’un adolescent peut être envahi par des images qu’il ne comprend pas, mêlant ainsi les thèmes de l’identité, de la vulnérabilité et de l’impact des contenus pornographiques sur la construction psychologique des jeunes. Le film invite à une réflexion sur la manière dont ces images influent sur la perception de soi et des autres, tout en conservant une narration sensible et visuellement sobre.

Cette belle palette de courts métrages rassemblant des œuvres variées tant par leurs styles que par leurs thèmes, offre un aperçu vibrant des nouvelles pépites du cinéma d’animation contemporain. Chacun, à sa manière, évoque avec sensibilité des sujets forts et universels, faisant de cette sélection un véritable miroir de notre monde, entre émotions personnelles et réflexions collectives.

Amel Argoud

Chloé Robichaud : « Je présente des personnages féminins qu’on voit moins à l’écran »

À l’occasion du 16e festival de La-Roche-sur-Yon, Chloé Robichaud, réalisatrice et scénariste canadienne, a présenté son quatrième long-métrage, Deux femmes en or (titre français : Deux femmes et beaucoup d’hommes). Le film a reçu le Prix spécial du jury international ex-æquo. Deux courts-métrages, Chef de meute (2012), et Delphine (2019), étaient également diffusés. Nous sommes partis à sa rencontre.

Format Court : Pour commencer, peux-tu me parler un peu de ton parcours ? Quelle place tes courts-métrages Chef de meute et Delphine occupent-ils dans ta filmographie ?

Chloé Robichaud : D’aussi loin que je me souvienne, pour vrai, j’ai toujours été fascinée par le cinéma. J’ai compris très jeune que c’était le métier que je voulais faire. Les courts-métrages ont été la porte d’entrée pour moi. À l’époque j’étais au lycée, je faisais des courts films avec ma caméra DV que je présentais à des soirées kino. Ça a été une première façon pour moi de présenter mon travail, des courts-métrages que je faisais avec des amis et que je montais moi-même. Ensuite j’ai été à l’Université Concordia, à Montréal, où j’ai réalisé des courts-métrages étudiants, en pellicule. Ça a été très formateur. En sortant de l’école, je me suis demandé comment sortir du lot, parce qu’il y a beaucoup de cinéastes. J’avais besoin de faire un court, que j’ai autofinancé. C’était Chef de meute. Le film reste précieux pour moi, car c’est grâce à ce film que les portes se sont ouvertes pour la suite, en étant notamment en compétition à Cannes.

Après Chef de meute, les choses ont déboulé, je me suis lancée dans le long-métrage, avec Sarah préfère la course l’année d’après [en 2013]. J’ai été quelques années comme ça, à faire du long-métrage et de la série TV, mais sincèrement le format court me manquait. Souvent les cinéastes prennent le court comme un exercice, pour expérimenter, apprendre, passent au long et puis oublient le court-métrage. Ce n’est pas le cas de tous les cinéastes, mais il n’y en a pas beaucoup qui reviennent au court. Je trouve que le court-métrage, c’est très difficile à faire. C’est dur de raconter une histoire en quinze minutes, alors que quand tu as quatre-vingt-dix minutes pour rattacher le spectateur à quelque chose, c’est plus facile. Je trouve que le court est une belle école qui me sera toujours utile.

Donc j’étais tombée sur une courte pièce de théâtre, « Delphine », écrite par une amie, Nathalie Doummar [qui sera scénariste du court-métrage]. J’ai eu très envie de le mettre en images. Je suis très contente de l’avoir réalisé, ça m’a fait beaucoup de bien. Pour moi, ce film était un retour aux sources, après quelques années à faire des commandes pour la télé, une façon de me rappeler ma signature, ma voix de cinéaste. Au même titre que Chef de meute, Delphine a une place particulière pour moi, parce que ce film m’a reconnecté avec l’essence de ce que j’essayais de faire.

Est-ce que le court-métrage est un format qui t’intéresse toujours ?

CR : Oui, ça m’intéresse toujours. Après, je pense que je vais le sentir quand je trouverai la bonne histoire pour le faire. Je ne suis pas activement en recherche pour en faire un. Il faut savoir que c’est beaucoup d’investissement, de temps, d’argent. Le court n’est pas quelque chose qui me rapporte un salaire, et j’ai des jeunes enfants, donc c’est un peu difficile d’y consacrer du temps. Mais définitivement d’ici les prochaines années c’est quelque chose que je garde en tête. J’aimerais beaucoup y revenir.

« Delphine »

Il y a beaucoup de cinéastes qui commencent par le court, passent au long et n’y reviennent pas. Est-ce que tu penses que c’est aussi parce que l’économie du court-métrage est plus difficile, et que ça prend beaucoup d’énergie et de temps ?

CR : J’en ai l’impression, parce que tu t’investis dans un film, peu importe sa longueur. Peut-être qu’en vieillissant on n’a plus la possibilité, dans un agenda ou un budget, de se dire qu’on peut se permettre de faire un court-métrage. Je pense que c’est une des réponses. Et puis après parfois on se fait un peu embarquer dans la machine du long-métrage, et c’est facile d’oublier le court. Mais définitivement, j’ai envie d’y revenir.

Tu as aussi réalisé pour la série télé et web-série, des clips. Est-ce que c’est formateur, ou important, pour toi, de brasser différentes formes audiovisuelles ?

CR : Pour moi c’est primordial, ça m’aide à sortir de ma zone de confort. En tant que cinéaste, je trouve que c’est bien, parce que c’est comme ça que tu apprends. Sinon c’est facile de stagner, de faire toujours la même chose. Pour l’exemple de la série TV, j’arrive sur le projet pour réaliser un épisode, dont je n’ai pas écrit le scénario ; je dois entrer dans un univers qui peut être différent de ce que je fais d’habitude. Et c’est comme ça que j’apprends. J’ai fait des séries TV au Canada sur des médecins, des avocats, etc. En ce moment je réalise des épisodes de Law and Order Toronto [épisodes 208 et 308, NDLR], donc c’est quand même loin de mon cinéma. Mais c’est un exercice fascinant, c’est une autre façon de réaliser : plusieurs caméras, des plateaux d’envergure. Pour moi ce sont des expériences qui me servent pour les tournages de mes propres films. Ça me permet aussi de diriger des acteurs, parce que si tu réalises un long en 3-4 ans, je trouve ça difficile d’arriver devant les acteurs et de ne pas avoir dirigé pendant tout ce temps. Pour moi, la série est un moyen de garder un lien avec les acteurs, et avec l’audiovisuel.

Dans tes courts, les deux protagonistes font l’expérience d’une libération par une certaine forme de violence, mais avec humour. Quel rapport vois-tu entre violence et émancipation ? [Dans Chef de meute c’est par un accident de voiture que Clara commence à se révolter contre les pressions de sa famille. Dans Delphine, la protagoniste est témoin de l’émancipation de sa camarade de classe, qui arrache les poils pubiens de sa harceleuse, NDLR]

CR : Surtout dans Delphine, on parle quand même d’une violence plus frontale. Dans Chef de meute, c’est une violence qui est plus sournoise, plus psychologique. On sent que sa famille ne la comprend pas, elle est mise de côté, et c’est un peu de ça dont elle essaie de s’affranchir. Donc pour moi c’est ça le lien dans plusieurs de mes films, chercher à s’émanciper dans une société dans laquelle on se fait parfois un peu mettre de côté, ostracisé. C’est une forme d’intimidation sociale ; et j’aime que mes personnages cherchent à s’en libérer.

[La scène de l’accident dans Chef de meute et celle où Delphine arrache les poils pubiens d’Aminata, dans Delphine, NDLR] forment des points de bascule pour les personnages. Ça passe ici par quelque chose qui est physique pour réveiller les personnages, pour réveiller l’inconscient. Je pense que c’est effectivement le lien entre les deux films.

« Chef de meute »

Dans ces deux courts métrages, tu as parlé de la présence d’une figure d’autorité. Ici c’est une figure maternelle, qu’elle soit justement figure d’autorité, ou au contraire, rassurante. De manière générale, quel rapport tes films entretiennent-ils avec la figure maternelle ?

CR : Un rapport assez complexe. Ce qui est intéressant dans Delphine, c’est que la figure maternelle est beaucoup plus rassurante que dans mes autres films – c’est peut-être parce que je ne l’ai pas écrit, le scénario est de Nathalie Doummar –. C’est par la mère que le personnage vient trouver de la chaleur, alors que l’école est un monde difficile, violent, et par sa mère on comprend que c’est un endroit où elle peut se déposer. Alors que dans Chef de meute, la figure maternelle est plus froide, un peu plus comme dans mes longs-métrages, en général ce sont des mères qui sont un peu plus froides, qui ont de la difficulté à exprimer leurs émotions, et ça crée des répressions chez mes personnages principaux. Donc c’est intéressant de comparer les deux, et l’impact que ça a sur le personnage de Nicole [dans Delphine], et le personnage de Clara dans Chef de meute.

Dans tes courts-métrages, l’émancipation passe aussi – et surtout – par la question de comment faire entendre sa voix, de manière très littérale. Est-ce que tu peux m’en dire un petit peu plus sur le choix de cette approche ?

CR : Dans Chef de meute, par le fameux “Bah !” que finit par crier Clara, comme le dresseur canin le suggérait, je trouve que c’était une façon assez comique et originale pour elle de prendre sa place, de trouver sa voix, carrément de mettre une limite à quelque chose. J’ai l’impression que j’essaye dans mes films de trouver des façons de raconter ce besoin de mettre une limite. Dans Delphine, c’est par le corps, par le geste quand même violent d’arracher les poils pubiens de quelqu’un, c’est comme ça que Delphine s’affranchit.

Justement, la protagoniste de Delphine ne parle pas, ou quasiment pas, pendant tout le film, elle est simplement témoin des événements.

CR : C’est ce que je trouvais original dans l’œuvre de Nathalie. Je trouvais que c’était une structure narrative qu’on voyait moins, de regarder l’histoire de quelqu’un à travers les yeux d’une autre, qui ne parle pas, mise à part la narration en voix-off. Je pense que le film aurait été plus classique si on l’avait juste regardé du point de vue de Delphine. Ça nous rend peut-être plus empathiques aussi à son histoire, vu qu’on est dans la position de quelqu’un d’autre, comme on l’a tous été probablement à l’école. On a tous été cette personne qui voit quelqu’un d’autre souffrir ou se faire intimider, et je pense que c’est ce qui crée l’empathie dans le film.

« Deux femmes en or »

As-tu toi-même rencontré des difficultés à faire entendre ta voix en tant que cinéaste tout le long de ton parcours, que ce soit dans tes débuts, ou encore aujourd’hui, même si tu es passée par des longs métrages, et la série télé ?

CR : Oui. Peut-être plus au début de ma carrière, vu que je présente des personnages féminins qu’on voit moins à l’écran. Je pense notamment à Sarah préfère la course. Si on se replace il y a douze ans, je me souviens que je recevais des critiques disant que c’est un personnage qui parle peu, qui est plutôt masculine, qui est un peu froide, et ça, ça avait été surprenant pour certaines personnes. J’avais eu quelques difficultés à me faire comprendre. Mais je sens que c’est quelque chose qui tend à changer. Je trouve que depuis quelques années il y a une plus grande diversité de styles de personnages, le portrait des femmes à l’écran est plus nuancé, donc j’ai l’impression que ma voix est peut-être plus entendue, mieux comprise, qu’à mes débuts.

Comment est-ce que tu vois la place des femmes réalisatrices, techniciennes, comédiennes, et beaucoup d’autres métiers de l’ombre, dans le cinéma aujourd’hui ?

CR : Je ne sais pas forcément comme ça se passe dans le monde, mais je peux dire qu’au Canada il y a un immense changement depuis 10 ans. Quand j’ai commencé, je faisais partie du peu de réalisatrices qui réussissaient à avoir des budgets substantiels pour faire des longs métrages. D’ailleurs on m’en parlait beaucoup. Souvent dans les entrevues, ce qui intéressait les journalistes, c’était : « Tu es une des rares femmes, parlons-en ». Alors qu’aujourd’hui, le Canada a mis différents outils en place pour que les femmes obtiennent plus de financements. La plupart des succès du box-office au Québec depuis quelques années viennent de réalisatrices : Monia Chokri, Sophie Dupuis, Sophie Deraspe, Ariane Louis-Seize, qui vient de réaliser Vampire humaniste, qui est un beau succès, Louise Archambault… Je trouve ça vraiment inspirant. Il ne faut pas prendre les choses pour acquis, parfois c’est ça un peu le danger de se dire qu’un problème est réglé, on passe à autre chose. Je pense qu’il faut continuer dans ce sens-là, et continuer à être des modèles pour des jeunes femmes qui se demandent si c’est un métier pour elle.

Tu parlais des actrices, entre autres. Je trouve qu’on présente peu les femmes de 45 ans et plus sur grand écran. On ne raconte pas beaucoup leurs histoires, ou elles deviennent vite catégorisées comme la mère de famille, ou l’amoureuse. Pour moi, ça, c’est la prochaine chose qu’il faut regarder. J’ai beaucoup d’amies comédiennes, et je ne trouve pas ça normal qu’elles me disent qu’elles sont inquiètes pour leur avenir, qu’elles ont moins d’auditions depuis qu’elles ont passé un certain âge. Il y a moins de rôles pour elles, et ça m’inquiète. Je pense que c’est un problème qu’il faut qu’on regarde clairement.

Propos recueillis par Niels Goy

Lettres à mon ami Yohei Yamakado depuis son pays natal, de Olivier Cheval

À l’occasion de la 16e édition du Festival de La Roche-Sur-Yon, Lettres à mon ami Yohei Yamakado depuis son pays natal, le nouveau court-métrage documentaire d’Olivier Cheval, diplômé aux Beaux-Arts de Paris et du Fresnoy, a été diffusé dans le cadre de la compétition “Nouvelles vagues”, qui laisse la place à quatre courts-métrages aux formes variées (fiction, documentaire, art et essai), parmi des longs-métrages. Format Court revient sur ce coup de cœur de la sélection.

« Cela fait presque dix ans que mon ami Yohei Yamakado, cinéaste et musicien, n’est pas retourné au Japon. Je suis allé au pays de son enfance avec une caméra 16 mm, pour lui donner des nouvelles de son pays, des lieux où il a vécu et des gens qu’il y a aimés. Le film est un carnet de voyage, un recueil de lettres, une enquête intime sur l’enfance et une ode à l’amitié. »

Tels sont les mots du réalisateur, qui nous entraîne, le temps de 25 minutes, dans un parcours à destinations multiples. Il s’agit d’abord du récit d’un voyage, chronique entre vie citadine japonaise constamment en mouvement, et quiète ruralité, paisible et verdoyante. Olivier Cheval capte ici l’anecdotique, ou plutôt les anecdotes, celles d’un autre, omniprésent en pensée, mais absent dans l’image. Entre les cadres fixes aux tons grisâtres dans le silence d’une chambre d’hôtel sans nom, et les douces saccades d’un train aérien en pleine ville, il nous lit des lettres adressées à son cher ami, lui contant son voyage dans son pays natal. Mais surtout, il lui redonne sa propre parole, de cet être silencieux, qui semble le guider à distance, dans les différentes étapes de son excursion.

Difficile de regarder ce portrait fantôme sans songer à News from home, de Chantal Akerman, où on retrouve un regard similaire sur l’effervescence urbaine, seulement ici à un autre bout du monde, et la citation des paroles d’une autre personne, proche et chère. Au fond, et le titre l’indiquant explicitement, le court-métrage est un récit qu’Olivier Cheval offre à son ami. En y mêlant les souvenirs de jeunesse de celui-ci, récits mythologiques et historiques, lieux anonymes et monument bouddhique, on est témoin ici d’un mouvement, d’un parcours de la mémoire, qui part de l’ordinaire, quelques commentaires sur l’arrivée du cinéaste au Japon, sur les endroits que son ami lui a conseillé de visiter ; pour ensuite évoluer vers un récit plus intime, dans sa région d’enfance, à la rencontre de spectres du passé, et de ceux qui demeurent.

Lettres à mon ami Yohei Yamakado depuis son pays natal est un récit d’une poésie douce, à la recherche de la mémoire première, et aussi, de l’essence des choses. En fin de parcours, ayant quitté la ville pour la campagne, nous voilà chez une ancienne connaissance de Yohei, un photographe marxiste-léniniste vivant dans une cabane au milieu de la forêt. Parmi les images éternelles d’un 16 mm convoquant l’hier et l’aujourd’hui, jusqu’alors oscillant entre mouvement et immobilité des instants de douce mélancolie, le cinéaste choisit pour la conclusion de son voyage la beauté simple des fleurs d’un cerisier, d’un paysage entre reliefs montagneux et lisseté d’un lac, de blancs nuages poussés par un léger vent rendant leur course presque imperceptible.

Ces choses simples, synthèse contemplative d’une quête entreprise par amitié, le cinéaste peut-être nous en donne la clé. Mais surtout, il nous accorde le temps et l’envie de voir, penser et rêver le monde et la mémoire, le temps d’un court voyage, tel un regard mélancolique qui s’attarde à une fenêtre, en attente d’y revenir.

Niels Goy

Consulter la fiche technique du film

L comme Lettres à mon ami Yohei Yamakado depuis son pays natal

Fiche technique

Synopsis : « Cela fait presque dix ans que mon ami Yohei Yamakado, cinéaste et musicien, n’est pas retourné au Japon. Je suis allé au pays de son enfance avec une caméra 16 mm, pour lui donner des nouvelles de son pays, des lieux où il a vécu et des gens qu’il y a aimés. Le film est un carnet de voyage, un recueil de lettres, une enquête intime sur l’enfance et une ode à l’amitié. »

Genre : Documentaire

Durée : 25′

Pays : France

Année : 2025

Réalisation : Olivier Cheval

Image & son : Olivier Cheval

Musique : Yohei Yamakado

Montage image : Félix Rehm

Montage son : Ryo Baldet

Production : La bande à Broca, Ecarlate Films

Article associé : la critique du film

September & July d’Ariane Labed

Présenté dans la section Un Certain regard du Festival de Cannes 2024, le premier long métrage de l’actrice et réalisatrice Ariane Labed est adapté du roman « Soeurs » de l’autrice britannique Daisy Johnson. September et July, deux sœurs adolescentes, vivent dans une ville irlandaise avec leur mère Sheela. Victime de harcèlement au lycée, July (Mia Tharia), la fille cadette, peut compter sur la protection de sa sœur September (Pascale Kann), dont elle est sous l’autorité. Lorsque September, au caractère indomptable, est renvoyée de l’école, July profite de l’absence de sa sœur pour essayer d’affirmer son individualité… mais un événement mystérieux pousse Sheela (Rakhee Thakrar) à déménager avec ses filles dans une maison près de la mer. September & July, sorti en salle en février 2025, est désormais disponible en DVD (Éditions Blaq Out).

Sous ses faux airs de teen movie, September & July s’envisage plutôt comme le portrait étrange, et pourtant réaliste, d’une relation fusionnelle entre deux sœurs. À la fois protectrice et bourreau, September exerce son pouvoir sur July, dont elle est la seule et unique amie. La réalisatrice nous montre les nuances de cette relation étouffante, les moments de complicité tout comme la morbidité qui découle de ce lien incassable. En se focalisant sur les détails de leur quotidien, sur les gestes et les corps de ses actrices, elle signe une œuvre singulière, entre le réel et le rêve, et affirme son regard de cinéaste déterminée à changer les codes. Comme dans cette scène de sexe entre la mère et un homme rencontré dans un bar, filmée en plongée sans lumière artificielle, dans laquelle les pensées de Sheela en voix off soulignent avec humour la banalité de l’acte qui se déroule sous nos yeux. Labed interroge la sphère intime de ses personnages féminins, abordant les thèmes de la découverte de la sexualité, le rapport au corps, au plaisir et au deuil, reléguant les personnages masculins en arrière-plan. Sans jamais créer de pathos, le film est imprégné d’une aura de mystère qui nous pousse à suivre les vicissitudes des protagonistes, non pas tant pour déceler la raison de leur souffrances que par sentiment d’affection ou de sororité envers elles. C’est probablement parce qu’il n’y a, de la part de la réalisatrice, aucune tentative d’enjolivement des personnages et des situations qu’ils vivent, que malgré leur bizarrerie ils nous paraissent extrêmement proches. Tourné en pellicule, le film se démarque par la composition précise, presque photographique, de chacun de ses plans, bien que ce qui se passe dans le cadre tend toujours vers le chaos. Son charme réside précisément dans les contradictions qui l’animent, lui permettant de s’éloigner des récits classiques tissant le portrait d’une famille dysfonctionnelle, pour nous amener, main dans la main avec September et July, dans des endroits inexplorés.

Le DVD du film propose comme suppléments un entretien passionnant avec Ariane Labed, ainsi que son court métrage Olla (2019). Grand prix au Festival de Clermont-Ferrand en 2020, Olla narre l’histoire d’une jeune femme originaire d’Europe de l’Est au moment où elle emménage en France chez un homme qui vit avec sa mère âgée. Pierre, qui avait mis un annonce sur un site de rencontres, ne parle pas la même langue que Olla, mais il lui fait tout de suite comprendre quels sont ses devoirs : s’occuper de la maison et de sa mère du matin au au soir, pendant qu’il est au travail. Avec ses cheveux roux orange, Olla (Romanna Lobach) impose sa présence dans le paysage terne de la banlieue où elle habite. Au lieu de la représenter comme une victime, la cinéaste nous montre la façon dont elle profite du temps pour elle avant le retour de Pierre, qui derrière sa naïveté apparente, se révélera être plus dangereux que les hommes qui la harcèlent dans la rue. L’humour grinçant utilisé par Ariane Labed crée un sentiment de malaise qui nous accompagne tout le long du film, où les rires se confondent avec les cris réprimés de son héroïne. La rébellion silencieuse d’Olla culmine dans une marquante séquence finale, où les deux femmes de la maison se quittent face à la seule solution possible pour échapper au système : le faire exploser.

Margherita Gera

After Short Animation, mardi 18.11, à l’ESRA

Après un premier After Short, organisé mardi 28 octobre 2025 autour des courts de fiction présélectionnés aux prochains César (en présence de 11 équipes), retrouvez-nous le mardi 18 novembre prochain dès 19h à l’ESRA pour notre 2ème After Short de l’année centré sur les courts d’animation en lice aux César 2026, auquel participeront 7 équipes de films et 11 professionnels. Cette soirée est organisée en collaboration avec l’ESRA et l’Association Française du Cinéma d’Animation (AFCA) ainsi que le soutien de l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma.

Ce rendez-vous s’inscrit dans un cycle de 4 soirées consacrées aux prochains César. Pour en savoir plus sur le fonctionnement des After Short, reportez-vous ici !

Intéressé(e)s par l’After Short ? Téléchargez prochainement la présentation (PDF) de nos invités ainsi que leurs bios et les synopsis de leurs films, représentés lors de notre soirée animation, le mardi 18 novembre 2025 à 19h à l’ESRA. 7 films sur 12 seront présentés lors de ce nouvel échange accueillant 13 professionnels. Si vous souhaitez assister à l’événement et visionner les films qui seront évoqués, reportez-vous aux informations pratiques mentionnées ci-dessous.

Nos invités (liste susceptible de modifications) :

Kenza Manach, responsable du Département courts métrages et du pôle éducation à l’Académie des César

Marie-Pauline Mollaret, membre du comité court-métrage animation César 2026

Loïc Espuche et Manon Messiant, réalisateur et productrice (Iliade et Films) de Beurk !, César 2025 du meilleur court-métrage d’animation

Caroline Poggi et Jonathan Vinel, réalisateur·ices de La fille qui explose 

Nidia Santiago, productrice (Ikki Films) de Bernacles, réalisé par Alexandra Ramires et Laura Gonçalves

Yves Bouveret, producteur (Am Stram Gram), de Les Bottes de la nuit, réalisé par Pierre-Luc Granjon

Raphaël Jouzeau, réalisateur de Les Belles cicatrices

Moussa Lettifi, producteur, et Raphaël Look, assistant de distribution (Piano Sano Films) de Shadows, réalisé par Rand Beiruty

Sandra Desmazières, réalisatrice de Fille de l’eau, et Daniel Sauvage, producteur (Caïmans Productions) de Fille de l’eau et Ma footballeuse à moi !, respectivement réalisé par Sandra Desmazières et Cheyenne Canaud-Wallays.

En pratique

* After Short 2 : mardi 18 novembre 2025 – 19h : catégorie animation. En présence de 13 professionnels ! PAF : 5€. Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). Pour les (ex-)étudiants de l’ESRA, les réservations gratuites se font à l’adresse communication@esra.edu

Pour information, les After Short se poursuivent en novembre et décembre. Vous pouvez d’ores et déjà réserver vos places.

– After Short 3 : mardi 25 novembre 2025 – 19h : catégorie documentaire. En présence de 7 équipes ! PAF : 5€. Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). 

– After Short 4 : mardi 2 décembre 2025 – 19h : catégorie fiction 2/2. PAF : 5€.  En présence de 11 équipes ! Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). 

Focus César 2026

Chaque année, Format Court accompagne, avec ses articles et entretiens, le parcours des courts métrages sélectionnés aux César. La composition des 3 sélections officielles : animation, documentaire et fiction, fut révélée le mois dernier par l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma, soit 48 films en lice pour les 3 statuettes réservées aux courts métrages français. La sélection des César 2026 réunit une myriade de films sortis entre 2024 et 2025, des films ayant marqué les Comités Court Métrage de l’Académie des César, mais qui auront aussi su briller dans divers festivals.

Format Court a ainsi eu le plaisir de suivre plusieurs films et cinéastes tout au long de l’année. De Clermont-Ferrand à Locarno, en passant par la Semaine de la Critique ou encore le Festival de Cannes, le magazine a pu rencontrer des talents émergents ou affirmés dont les films sont à présent soumis au premier tour de vote. Notons par ailleurs, la présence du lauréat de la Palme d’or du court métrage 2025, I’m glad you’re dead now de l’acteur et réalisateur Tawfeek Barhom (interviewé par Format Court en juin dernier) qui concourra pour le César du meilleur court métrage de fiction. Le magazine est aussi heureux de retrouver parmi les sélectionné.e.s la présence de réalisateur.ice.s suivi.e.s par Format Court tel Alexis Diop, rencontré pour son film Adieu Émile (sélectionné à la dernière édition du Festival Format Court). Figurent aussi, dans cette liste, des noms établis dans le milieu du court métrage dont Gala Hernández López (lauréate du César du meilleur film de court métrage documentaire en 2024 avec son film La Mécanique des fluides) ou encore Pierre-Luc Granjon, réalisateur de Les Bottes de la nuit, triplement primé au dernier Festival d’animation d’Annecy.

Le 28 janvier 2026 seront annoncés les 5 courts métrages de fiction, les 3 courts métrages d’animation et les 3 courts métrages documentaires nommés aux Césars 2026. Dans un focus dédié aux Césars, vous pourrez retrouver nos articles déjà parus mais aussi tous ceux à venir ! Mais, ce n’est pas tout, sachez que Format Court organise ses emblématiques After Short, des rencontres avec la grande majorité des équipes des courts métrages en lice aux César 2026. 4 sessions ouvertes au grand public auront lieu entre octobre et décembre, dont la première soirée (fiction 1/2) a lieu ce mardi 28 octobre à l’ESRA. Le magazine a d’ores et déjà hâte de partager avec vous l’aventure de ces courts métrages à travers le magazine et ses événements !

Garance Alegria

Retrouvez dans notre Focus :

La liste des 48 courts-métrages présélectionnés aux César 2026

Le calendrier de nos 4 événements After Short consacrés aux César 2026

– Nos articles à venir…

Nos sujets déjà parus :

– La critique de I’m glad you’re dead now de Tawfeek Barhom

– La critique de Les Bottes de la nuit de Pierre-Luc Granjon

– L’interview d’Alexis Diop, réalisateur de Adieu Emile

– La critique de No Skate ! de Guil Sela

– L’interview de Djiby Kebe, réalisateur de L’avance

– L’interview de Paul Kermarec, réalisateur de Ni Dieu ni père

– La critique de Les belles cicatrices de Raphaël Jouzeau

– La critique de La fille qui explose de Caroline Poggi et Jonathan Vinel

– La critique de Dieu est timide de Jocelyn Charles

1er After Short, mardi 28/10. Courts de fiction en lice aux César 2026 (1/2)

En collaboration avec l’ESRA et le soutien de l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma, le magazine Format Court vous invite à la reprise de ses After Short, organisés cette année à l’ESRA Campus Beaugrenelle (Amphithéâtre Jean Renoir, 37 Quai de Grenelle, 75015 Paris).

Ce nouveau cycle, organisé entre novembre et décembre, proposera pas moins de 4 rencontres autour des équipes des courts-métrages en lice aux César 2026, accessibles aux étudiants comme au grand public.

Notre nouveau cycle s’ouvrira et se clôturera avec la mise en avant des courts-métrages de fiction présélectionnés aux César, les mardi 28 octobre (fiction 1/2) et mardi 2 décembre (fiction 2/2). Pour info, 2 autres After Short complèteront ce cycle. Le mardi 18 novembre sera dédié aux courts d’animation nommés tandis que le mardi 25 novembre aura pour focus le cinéma documentaire.

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours d’auteurs et producteur.trice.s qui bâtissent le cinéma d’aujourd’hui et de demain, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail, comprendre le fonctionnement de l’Académie des César et poursuivre ces discussions autour d’un verre ?

Un After Short, comment ça se passe ? 

En amont : les photos et bios des intervenants ainsi que les liens de visionnage des courts sont mis à la disposition des personnes ayant réservé leur place. Le jour J, le public a ainsi la possibilité de participer activement à la discussion qui s’engage avec les équipes de films.

Lors de l’évènement : les équipes (réalisateurs.trices et/ou producteurs.trices, anciens lauréats des César, membres de comités de sélection de l’Académie) se succèdent sur scène pour une intervention et un échange avec le public d’une dizaine de minutes chacune. Deux animateurs sont là pour introduire leur travail et vous donner la parole.

Info, rappel : il n’y a pas de projection de films au cours de la soirée. 

Après la rencontre : un verre est organisé à l’ESRA. C’est entre autres l’occasion de poursuivre les discussions de façon plus informelle avec les équipes présentes.

Intéressé(e)s par l’After Short ? Retrouvez dès à présentation la présentation (PDF) de nos invités ainsi que leurs bios et les synopsis de leurs films, représentés lors de notre première soirée de l’année, le mardi 28 octobre 2025 à 19h à l’ESRA. 11 films sur 24 seront présentés lors de ce premier échange accueillant 20 professionnels. Si vous souhaitez assister à l’événement et visionner les films qui seront évoqués, reportez-vous aux infos pratiques mentionnées ci-dessous.

Nos invités

– Kenza Manach, responsable du Département courts métrages et du pôle éducation à l’Académie des César

Delphine Agut, scénariste de L’Histoire de Souleymane, César du meilleur scénario original, et membre du comité artistique

Alexis Diop, réalisateur, et Judith Abitbol, productrice (Barney Production), de Adieu Émile

David Ingels, réalisateur de Bel Companho

Masha Kondakova, réalisatrice de Blueberry summer

Quentin Daniel, producteur (Wombat Films) de Adieu soleil d’Hakim Atoui

Simon Panay, réalisateur et Rafael Andrea Soatto, producteur (Bandini Films) de L’enfant à la peau blanche

Guillaume Erbs, réalisateur, et Emmanuel Georges, producteur (Solei Films) de In der luft !

Victor Boyer, réalisateur de Les Tracances

David Depesseville, réalisateur, et Marine Bergère, productrice (Mamma Roman), de Les Tremblements

Róisín Burns, réalisatrice, et Enguerrand Déterville, producteur (Barberousse Films), de Wonderwall

Mohamed Bourouissa, réalisateur, et Laure Salgon, productrice (Division), de Généalogie de la violence

Djiby Kebe, réalisateur, et Sélim Moundy, producteur (Chérubins Productions), de L’avance

En pratique

* After Short 1 : mardi 28 octobre 2025 – 19h : catégorie fiction 1/2. Accueil : 18h30. En présence de 11 équipes ! PAF : 5€. Billetterie en ligne. Dernières places disponibles. Pour les (ex-)étudiants de l’ESRA, pensez à réserver votre place gratuite à communication@esra.edu

* Notez d’ores et déjà la date de notre 2ème After Short consacré aux courts de fiction, prévu le mardi 2 décembre prochain, à 19h, toujours à l’ESRA. En présence de 9 nouvelles équipes ! PAF : 5€. Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). Pour les (ex-)étudiants de l’ESRA, les réservations gratuites se font à l’adresse communication@esra.edu

Salif Cissé : « Si on ne se nourrit pas de la vie, on devient vite creux, vide »

Entre introspection, sincérité et lucidité, Salif Cissé parle du métier d’acteur comme d’un exercice de vérité. Formé au Conservatoire, révélé par À l’abordage de Guillaume Brac et désormais tenté par la réalisation, il présentait ces derniers jours au Festival de Namur Météors de Hubert Charuel. L’occasion de revenir sur son parcours, son intérêt pour l’identité et l’émotion, et l’envie d’inventer ses propres récits.

© FIFF Pascal Teise

Format Court : Il y a quelques années, tu as écrit et réalisé ton premier court métrage, Alliés, l’histoire d’un homme blanc qui se voit comme un noir devant son entourage d’amis blancs, après un voyage en Afrique. Comment est né ce projet ?

Salif Cissé : Il est né un peu par hasard. L’ancienne directrice du Conservatoire d’Arcueil m’a contacté pour faire une Masterclass de cinéma avec ses élèves. On voulait aller plus loin qu’un simple exercice, alors je me suis lancé un défi : écrire un court métrage en trois semaines. La particularité de ce projet, c’est que je n’ai pas choisi les comédiens — ils m’étaient imposés — mais j’ai eu de la chance, c’étaient exactement ceux que j’aurais aimés avoir. J’avais envie d’explorer mes thèmes de prédilection, les questions qui me taraudent le plus : l’identité, l’appartenance au monde, à une origine présupposée, la perception de soi. Là, je n’avais que des comédiens blancs en face de moi qui ne représentaient pas forcément ces questionnements, mais je me suis demandé : « Et si eux, ils portaient ces questionnements-là ? Comment est-ce que cela évoluerait ? ».

Le film est né de là, en m’inspirant aussi de Rachel Dolezal, cette femme blanche qui s’identifiait comme noire. Elle m’a fasciné pendant le Covid. À ce moment, il y avait beaucoup de questions de transidentité qui ont été mises au goût du jour, des questions pour lesquelles il n’y avait pas de réponses. J’ai voulu imaginer toutes les réactions possibles à ce type de situation. Et puis, comme souvent avec les courts métrages, j’avais très peu de moyens. On a tourné dans un appartement prêté, avec des amis. Je n’avais même pas besoin de toucher le décor. Ça a été une super expérience.

Tu souhaites réitérer l’exercice ?

S.C. : Oui, clairement. En fait, avant Alliés, j’avais déjà écrit un autre court, plus ambitieux, que je voulais tourner à New York. J’ai eu du mal à le financer mais il est toujours dans mes cartons. Ma carrière d’acteur avance vite, plus vite que mes désirs de réalisateur, mais j’essaie de développer les deux en parallèle. J’essaye de développer un long aussi. J’ai toujours voulu réaliser, bien avant de penser à jouer. Je ne savais pas que j’avais un talent pour la comédie, à la base. Ce qui me fascinait, c’était de comprendre comment une œuvre pouvait provoquer des émotions fortes.

« Alliés »

Tu avais cette curiosité très jeune ?

S.C. : Oui, vers 12 ans déjà. Pas forcément sur des questions d’identité — ça, c’est venu plus tard — mais sur la manière dont on crée de la peur, de la joie, de l’émotion. Le cinéma me semblait plus accessible que d’autres formes, comme le théâtre, à cet âge-là : j’avais accès à tellement de films…

Et pourtant, tu as fait du théâtre…

S.C. : Oui, un peu par hasard, à 18 ans, juste avant la fac. J’aurais pu complètement passer à côté.

Tu évoquais le Covid tout à l’heure. Comment as-tu vécu cette période ?

S.C. : Étrangement, plutôt bien sur le plan professionnel. Juste avant le confinement, j’avais écrit un court métrage, Couronnes, que j’ai fait réaliser par Julien Carpentier (ayant tourné La Vie de ma mère, NDLR). Le film a été sélectionné à Séries Mania car il était découpé comme une mini-série et a été pris dans la section Formats Courts— mais l’édition a été annulée à cause du Covid. Il est resté en ligne, et des professionnels l’ont vu. C’est comme ça qu’une productrice, Élizabeth Arnac (Lizland Films, NDLR), m’a contacté pour écrire sur une série. Donc, pendant le Covid, je me suis retrouvé scénariste malgré moi, à écrire dans ma chambre.

On t’a découvert dans À l’abordage de Guillaume Brac. Que t’a apporté cette expérience ?

S.C. : Beaucoup. Avec mes camarades, on sortait tout juste du Conservatoire, et d’un coup, on s’est retrouvé à tourner un long métrage. On avait fait du théâtre pendant trois ans, quasiment non-stop, avec beaucoup de projets, beaucoup d’intervenants. D’un coup, quelqu’un nous en a fait sortir. Je crois que 90% de scènes se passent à l’extérieur, c’est particulier. On nous a donné une sorte de formation ciné express, et en même temps, on n’avait pas le temps de se former. Il fallait justement donner, fournir une matière, c’était fou comme expérience. Guillaume travaille dans une forme d’ultra-réalisme, presque documentaire. On nous demandait de tout lâcher — les techniques, les automatismes — pour exister simplement devant la caméra. C’est une expérience fondatrice.

« À l’abordage »

Ça s’appelle le lâcher-prise. Est-ce que tous les projets le demandent ?

S.C. : Pas toujours au même degré. Chez Guillaume, c’était extrême : on était à l’os de ce qu’on est. L’équipe était très réduite. Sur d’autres tournages, avec des équipes nombreuses et beaucoup de caméras, il faut retrouver cette simplicité, ce calme qu’on a sur des projets plus petits, moins « industrialisés ». Ce qui est fascinant, c’est que sur un plateau, tout s’agite autour de toi, mais à l’instant où le mot “action” sort, tout disparaît. On ne voit plus que nous. Il faut alors se reconnecter à soi, comme un moine Shaolin (rires) !

Comment conçois-tu l’attente parfois longue entre deux projets ?

S.C. : C’est un milieu ultra-concurrentiel. On passe beaucoup de castings, on reçoit beaucoup plus de “non” que de “oui”. C’est comme vivre des déceptions amoureuses à répétition. Au début, tu crois que c’est toi le problème, que tu n’es pas “désirable”. Tu commences à t’attacher émotionnellement à certains projets, à certains rôles. Puis, tu comprends que le désir ne se contrôle pas, que ce n’est pas personnel. Si le désir n’est pas mutuel, ce n’est pas grave. Il faut apprendre à prendre de la distance, à vivre en dehors du cinéma, à faire des choses à côté. La vie ne s’arrête pas là. Moi, je vois des amis, j’adore la musique, je m’intéresse à d’autres choses. Si on ne se nourrit pas de la vie, on devient vite creux, vide. Ça me fait peur d’aller dans cette direction.

Est-ce que tu réfléchis néanmoins de temps en temps à cette notion d’envie, dans l’idée de travailler ou de te rapprocher de quelqu’un ?

S.C. : Quand je regarde mon parcours, il est très sujet à la sérendipité. Je ne cherche pas à susciter l’envie, le désir. Des fois, on se rencontre, des fois, on ne se rencontre pas. Je laisse les rencontres se faire naturellement. Quand on s’est rencontré avec Guillaume, j’ai senti qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans sa démarche, on a vécu une expérience humaine unique. J’essaie vraiment de rester dans mon chemin, de faire des choses qui me font plaisir et de ne pas dénaturer mon désir en me projetant dans des choses que, de toute façon, je ne contrôle pas.

« Météors »

Dans Météors d’Hubert Charuel, un film plutôt sombre et sensoriel, tu joues aux côtés de Paul Kircher et Idir Azougli. Vous êtes tous les trois très différents en termes de jeu, de gestuelle, de proposition. Comment avez-vous constitué votre petite troupe ?

S.C. : Hubert voulait des comédiens qui ne se ressemblent pas — ni dans le parcours de vie, ni dans la nature de jeu. On a dû trouver un équilibre entre nos solitudes et notre alchimie. Il ne fallait pas douter une seule seconde que c’étaient des amis d’enfance. On ne s’est pas rencontrés forcément dans le travail, mais vraiment en tant qu’êtres humains. On a vraiment créé des liens hors tournage. Avec Paul, on est allé voir Idir à Marseille, on a partagé des musiques, des soirées incroyables. Il y a quelque chose de très naturel entre nous, c’est impossible de forcer quoi que ce soit. Passer du temps avec eux m’a donné envie d’en passer encore plus avec eux. Pour toi, le film est sombre mais on a que des souvenirs hyper positifs, on s’est éclaté. Pour eux, le jeu, c’est : « action, coupez ». Et puis, il y a un autre jeu qui se tend, c’est celui de la vie. Ils ont toujours envie de s’amuser, quand ils courent dans les champs, je les regarde en attendant qu’ils reviennent (rires) !

Tu as évoqué en début d’entretien l’identité. Est-ce que tu as l’impression que les curseurs bougent en termes de risques, de jeux, d’histoires dans le cinéma français ?

S.C. : Je pense que oui. Pendant longtemps, il y a eu ce faux débat, cette fausse croyance qui disait que les comédiens et comédiennes noirs n’étaient pas assez formés, que les personnes issues de la « diversité » ne seraient que prises en casting sauvage, brut. J’y ai cru moi-même. Je connais des comédiens incroyables de 40-50 ans, qu’on n’a pas laissés jouer, qu’on a relégués au doublage d’acteurs américains. Ils n’ont pas eu accès aux rôles d’aujourd’hui. La plupart d’entre eux me disent que ma génération a de la chance car on nous offre de la place, on bénéficie d’un espace plus ouvert. C’est dommage car ça aurait dû exister depuis bien plus longtemps. Hubert Charuel, par exemple, a vu une centaine d’acteurs pour Météors, dont une majorité de blancs. Il m’a choisi non pas pour ma couleur, mais pour ce que je proposais du personnage de Tony. Je n’ai pas forcément envie qu’on me prenne pour ma couleur. Je suis un acteur, je sais ce que j’ai à offrir : qu’on me donne juste la possibilité de défendre ce que je suis. C’est ça, la vraie égalité.

Propos recueillis par Katia Bayer

Les filles du ciel de Bérangère McNeese

Bande à part

La future fille du ciel vole. Dans un supermarché. Seule, elle se fait attraper. En plein vol. Ce n’est que par l’entremise d’une jeune femme inconnue, qui fait diversion, qu’elle peut s’échapper. Voilà comment débute le premier long-métrage de Bérangère McNeese, film de sororité, d’une bande de filles, dans lequel la débrouille et l’entraide font communauté, à la marge. Héloïse, qui a fugué de son foyer, et qui a de sérieux airs de Stefania Sandrelli, se retrouve invitée à intégrer la communauté de Mallorie, son bébé et de deux autres jeunes femmes qui vivent ensemble. Les filles du ciel s’envisage dans le prolongement du court-métrage Matriochkas dont la cinéaste poursuit le travail sur la maternité précoce et la cellule familiale dysfonctionnelle. Elle fait appel à nouveau à la même actrice, Héloïse Volle, dans une seconde histoire de petite poupée qui en abrite une autre, métaphore d’une maternité juvénile. Si le concept demeure, la différence tient à la disparition de la mère au profit d’un trio de jeunes femmes. La séquence du coup d’éclat face au médecin qui esquisse l’idée d’un avortement reste sensiblement la même. Au sein du long-métrage elle devient la matrice d’un collectif qui a pris corps sur l’individu tandis que dans Matriochkas, c’était l’idée d’une reproductibilité de l’histoire familiale, fatum incontournable. Présenté à Saint-Jean-de-Luz, Les filles du ciel remporte trois prix : le Grand Prix du jury, le Prix d’interprétation pour ses quatre actrices et enfin le Prix du jury jeunes.

« Les filles du ciel »

C’est la grande force de ce film que celle de parvenir à faire émerger non seulement un groupe cohérent mais une société parallèle, dans laquelle normes et usages prévalent. Il faut ainsi mettre en commun tout l’argent gagné, dans un grand pot transparent. Il y a des valeurs : on laisse sa place aux personnes âgées dans les transports. Il y a aussi des rituels tacites, singuliers. Comme celui de taper en sautant la photographie de Madonna issue de Recherche Susan Désespérément, en haut de l’encadrement de la porte. Comme pour se porter chance, ou plutôt, pour passer déjà dans le registre de la performance. Puisque ces filles du ciel, à l’exception d’une qui est caissière dans un supermarché, massent des hommes tous les soirs en boite de nuit, en comptant sur les pourboires. Elles troquent ainsi leurs éclats de rire pour des moues séductrices, leur bagou et leur culot deviennent des outils de travail.

Leur proximité est telle qu’une homosexualité latente s’en dégage. Mallorie vole un bijou pour Heloïse, l’enjoint à garder l’enfant qu’elle attend, prend son bain avec elle jusqu’à une scène très troublante d’étreinte peau contre peau. L’une des filles de l’appartement est d’ailleurs lesbienne. C’est en clair, l’histoire d’un groupe de femmes qui a fait abstraction des hommes, en lutte contre le patriarcat, comptant sur une sororité exemplaire pour affronter les douleurs et les injonctions qui pèsent contre les femmes. Les filles du ciel, ou du haut d’un toit d’immeuble, l’observation d’un monde vu des airs, comme les anges des Ailes du désir. La précipitation sur terre n’a pour intérêt, ici, que celui d’alimenter et de préserver la bulle, le groupe, une société qui ne dépendrait pas des hommes. On croit à ce cocon féminin en particulier parce que les actrices jouent avec beaucoup de liberté, d’instinct, certainement guidées en cela, pour leur quête du personnage, par Bérangère Mcneese qui est aussi actrice et qu’on retrouvait d’ailleurs dans un autre film de la sélection, Sans Pitié de Julien Hosmalin. C’est par ailleurs en faisant le choix de s’arrimer aux corps et aux visages de ses actrices qu’elle réussit le mieux à faire exister cette sororité. En ne faisant que très peu exister les lieux, souvent souterrains, mal éclairés ou rouges de néons, villes inconnues, pour se recentrer de manière exclusive voire étouffante sur ses personnages. Elle érige ainsi, plastiquement, le groupe comme unique repère esthétique et moral.

« Matriochkas »

À l’exception du jeune serveur de la discothèque, les hommes oscillent entre violence et absence. Héloïse vit une relation d’emprise par son éducateur, Mallorie a élevé son bébé seule, et les vigiles, le patron de la boîte de nuit, ne lésinent ni sur les pots de vin, ni sur les coups de sang. Les violences faites aux femmes, c’est peut-être là le point de départ de la formation de cette communauté repliée sur elle-même. Comme le dit Mallorie : “ La vie c’est Jurassik Park : soit t’es un tyrannosaure, soit t’es une chèvre.” Leur tribu part en croisade, en guerre, non pas tant contre les hommes que contre ce qu’ils les empêchent d’obtenir. C’est ici que le maquillage rouge apposé à Héloïse devient une forme de peinture de guerre. Mallorie en parlant de son accouchement et de la puissance du corps féminin, énonce une phrase à double-tranchant : “ Ton corps il est fait pour prendre des coups.”, et n’hésitera pas à sacrifier sa chair pour être molestée à la place d’Héloïse. Cette grande maturité, cet engagement forcené dans le collectif, n’éludent ni la tension entre l’individu et le groupe, ni une forme d’insouciance pas tout à fait dégagée de l’enfance. Elles aiment tout ce qui brille, les manèges, les churros, les fringues clinquantes. Et à les voir toutes unies, enlacées contre Héloïse dans un plan sidérant, on mesure tout ce qu’il manquait à la flamboyante strip-teaseuse Anora, l’héroïne de Sean Baker : une bande à part.

Lou Leoty

Festival de Saint-Jean-de-Luz, laboratoire d’exutoire

Dans la nouvelle édition du festival luzien, la sélection de courts-métrages s’est enrichie cette année, passant de huit films à dix. En voyant tous les films, on arrive à repérer une thématique qui vient cimenter les courts à plus ou moins grande échelle : celle du traumatisme. Alors que ce qui advient après le traumatisme (vengeance, pardon) était mis à l’honneur cette année avec la Palme d’or de Jafar Panahi, Un simple accident, Format Court revient sur trois films qui transcendent la douleur d’un événement a priori irréparable, par la création, l’action et l’expression : À la hauteur, Surveillant et Le roi du silence.

À la hauteur de Hélène Fabre. Valeur sentimentale

C’est la narration d’un rêve improbable qui conduit à l’exposition du traumatisme. Non sous la forme d’un rêve, mais d’un cauchemar. Un traumatisme, c’est aussi une question de récit. Il est raconté en voix over sur un dessin en train de se faire, jusqu’à se briser lorsque est relaté l’appel décisif qui annonce l’assassinat du père. Le personnage, sculptrice, hait l’automne et le monde qui meurt. Elle reçoit le jour de son exposition une réparation financière. Au traumatisme, et c’est la raison de ce choix de mise en scène, seul peut répondre le processus créatif, qui en définitive est investi durant tout le film. La préparation de l’exposition suit les étapes du récit de ce traumatisme au spectateur autant que la progression psychologique de son personnage. Ce film est le dépositaire d’un autre niveau de processus créatif, celui de sa réalisatrice dont c’est le premier film et dont l’inspiration provient d’un événement familial personnel. C’est cette imbrication multiple, du personnage à la cinéaste, du traumatisme à l’œuvre d’art qui amène une forme de complexité qui infuse son vertige une fois le film terminé. Ce lien entre le personnage, son angoisse, ses tics et sa création pose, et c’est toute la richesse du film, des questions de mise en scène. Ainsi peut-on relever un raccord particulièrement pertinent du souffle sur la sculpture poncée avec vigueur à la fumée exhalée avec nervosité d’une cigarette. Ce traumatisme sur lequel tourne en rond le personnage tient dans son tic d’enrouler toujours une mèche de cheveux autour de ses doigts, sorte de cercle vicieux inconscient qui prolonge l’attente. En définitive, le film pose surtout la question de la valeur d’un traumatisme. Quelle douleur, quel barème, quel prix pour en évaluer le préjudice ? De là, la question douce-amère, enfantine, que se pose le personnage. Quelle note sur l’échelle de la douleur accorder à un divorce, au cancer, par rapport à l’assassinat d’un père ? La réponse finit par engloutir le cahier et le dessin, une araignée noire qui se répand comme un gouffre. Cette question va jusqu’à la déception du jugement durant lequel elle jauge l’assassin de son père, qui donne le titre au film : pas à la hauteur. Pas un psychopathe assoiffé de sang, mais simplement un pauvre type. C’est en effet que la question de la valeur face au traumatisme est toujours décevante, ne peut qu’être une aporie. D’où un soulagement qui ne vient pas avec le préjudice moral qu’elle a obtenu. La perte ni la douleur ne peuvent se quantifier à hauteur d’une note, d’un prix. On peut peut-être contourner cette interrogation en esquissant ce que l’être perdu ne verra pas, le bon comme le mauvais, et trouver une autre façon de voir et de créer, de décentrer le regard. Et c’est autant ce que le personnage fait dans son intime que dans son art en changeant au dernier instant les conditions de présentation de sa sculpture. Aux mains tendues de la dédicace finale, ce corps allongé mène. Ou comment essuyer les plâtres du traumatique par le pétrissage de la matière, par le modelage de l’art.

Surveillant d’Alexandre Popov. Surveiller ou punir

Changement de cap avec la trajectoire explosive d’un demandeur d’asile qui a fui les ombres de Poutine. C’est aussi une métaphore qui ouvre le film avec un fond noir accompagné de déflagrations sonores, puis un œuf qu’on écrase avant de découvrir le protagoniste, crâne rasé. Dans ce film plutôt taiseux, à l’exception d’une séquence d’interrogatoire, ce sont les images qui augurent le traumatisme : une intériorité bruyante, une tête qui explose, condensée par l’œuf en insert. Quelle est sa motivation pour demander l’asile, quelle raison précise l’a poussé à fuir son pays ? Mystère inaugural auquel le balayage d’une carte d’identité et d’une demande d’asile visible uniquement par une ligne fine et mobile répond, autant que l’insert sur les objets posés dans un bac. L’identité précise nous échappe, seul est possible un contournement, une piste qui tient aux objets, aux images. Impressionnant dans sa mise en scène, le court de Alexandre Popov reste assez étrange et insondable, quand bien même l’entretien s’efforce d’éclaircir les visées du personnage. Idée qui se résume dans un plan assez fort dans lequel de face, le protagoniste est encerclé en reflet par l’homme qui mène l’entretien et la traductrice. Le traumatisme demeure dans l’indicible jusqu’à comprendre les motivations politiques du personnage, certainement venu retrouver à Paris un autre opposant au régime. Un peu comme ce curieux plan sur le visage de l’interrogateur et son strabisme, les plans anodins qui suivent d’une façon expérimentale, Surveillant joue avec les à côtés et les décentrements. Comme si être dans le viseur, fixé sur la rétine, était déjà une mise en danger. Pouvoir voir c’est dominer, c’est saisir puis punir, en se rappelant la leçon de Foucault sur les mécanismes carcéraux avec son livre Surveiller et Punir. De là, un film qui repose en partie sur le sibyllin et l’obscur et dont la mise en scène regorge de fulgurances et d’expérimentations, de ruptures et de crevaisons. On peut citer l’étrange plan d’un pigeon vu en contre-plongée : nos dirigeants seraient-ce ces oiseaux réputés stupides ? L’amitié politique, distante, symétrique, à contretemps, se résorbe dans un plan passionnant où l’on peut confondre les deux hommes, l’un avançant au premier plan à gauche, l’autre le talonnant en arrière plan à droite, vêtements sombres et cheveux ras tous les deux. Miroir et contrepoint à la terrasse d’un café vont mener à la reconnaissance de l’un par l’autre. Au traumatisme politique répond une entente secrète dont la transcendance passe par l’action et dont l’image répond en faisant jouer la profondeur de champ, passer d’un homme à l’autre au sein du même cadre. Qu’il quitte la Russie pour Paris ne change rien, il demeure sur cadré, et la rage, le grondement qui ouvrait le film se poursuit au-delà du dernier plan.

Le roi du silence de Héloïse Martin. Un mot ou un sort ?

On se souvient de ce jeu d’enfant, qui récompensait celui qui arrivait à se taire le plus longtemps. Mais ce jeu-là, lorsqu’il renvoie à un inceste bascule de l’innocence à l’horreur. C’est cette invitation au silence qui enferme le traumatisme. Ce saut de l’un à l’autre s’illustre dès le début du film avec une situation un peu rocambolesque : une juriste qui a dormi sur son lieu de travail, qu’on découvre être un centre SOS victimes. Simple situation excentrique qui dit cependant autre chose : peut-on quitter son lieu de travail lorsqu’on entend des histoires sordides à longueur de journée, sans en emporter un peu avec soi ? C’est la rencontre de cette jeune femme avec les parents d’une petite fille victime d’inceste sur lequel va réfléchir le film. Comment, face à un évènement sidérant pour les proches, les mots ont leur importance, peuvent faire aussi violence ? L’impossibilité pour la mère par exemple d’énoncer le mot “viol”, empêchée par l’idée reçue que le viol est exclusivement fait dans la menace physique. Cette pensée n’étant pas partagée par son ex-compagnon, elle demeure seule dans le cadre. Cet entretien dans sa mise en scène est à rapprocher de Surveillant. Cette fois-ci, c’est la juriste qui est prise en étau plastiquement entre les deux parents, ou comment ici, elle doit faire figure de médiation, dans l’intérêt de l’enfant. Puisque cet entretien, la petite fille en est absente. La parole se fait sans elle, entre adultes, pour savoir quelle est la marche à suivre. Elle est de son côté prise en charge par une psychologue où là, il n’est pas question de face-à-face, mais bien d’un échange au sein du même plan, dans une forme d’entente et de compréhension. Comme pour sa maman, la petite est reprise sur les mots qu’elle utilise. L’expression peut se déguiser autant en violence qu’en transcendance. Elle ne peut pas dire qu’elle a avoué, car l’aveu, “ce n’est que pour les agresseurs”. Elle ne doit pas avouer, mais raconter, et la différence a son importance.

Face à l’aveuglement de la mère qui ne veut pas saisir les autorités pour s’élever contre son frère, la juriste perd patience et franchit la barrière professionnelle qui régissait jusque-là l’échange entre la partie intime et la partie judiciaire. Cette irruption de l’intime, violente, qui provoque, qui trouble, cela se devine par une histoire personnelle du personnage qui ne nous est pas narrée, mais que l’on comprend à l’échelle de la création du film. Cette juriste, c’est Héloïse Martin à l’écran. Et Héloïse derrière l’écran c’est celle qui écrit et réalise ce film. Héloïse au-delà de l’écran, c’est la petite fille violée par son oncle. Comme l’enfant du film, elle porte aussi les mêmes chaussettes dépareillées, violettes et vertes. Cette histoire c’est la mienne, peut-on lire. Et l’on entend, chanté, lors du générique, que cela n’arrive pas qu’aux autres. Il faut trouver les bons mots pour circonscrire son traumatisme. Énoncer, c’est déjà dénoncer. Face au silence, il faut l’expression. Face à l’indicible, il faut forcer le langage. Il faut des mots, il faut un film. En résulte ce beau premier court d’Héloïse Martin.

Lou Leoty

Ils sont présélectionnés aux César du court 2026

Ce mardi 30 septembre 2025, les Comités Court Métrage de l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma se sont réunis pour établir les 3 sélections officielles des César 2026, en animation, documentaire et fiction. Voici les 48 films en lice aux prochains César.

Bon à savoir : comme chaque année, Format Court organisera 4 After Short (soirées de Q&A en présence des équipes) en lien avec ces sélections, en partenariat avec l’ESRA.

Courts-métrages en lice pour le César 2026 du meilleur court-métrage d’animation

LES BELLES CICATRICES, réalisé par Raphaël Jouzeau
LA FILLE QUI EXPLOSE, réalisé par Caroline Poggi et Jonathan Vinel
BERNACLES, réalisé par Alexandra Ramires et Laura Gonçalves
MA FOOTBALLEUSE À MOI !, réalisé par Cheyenne Canaud-Wallays
LES BOTTES DE LA NUIT, réalisé par Pierre-Luc Granjon
QUAI SISOWATH, réalisé par Stéphanie Lansaque et François Leroy
COMME SI LA TERRE LES AVAIT AVALÉES, réalisé par Natalia León
SHADOWS, réalisé par Rand Beiruty
DIEU EST TIMIDE, réalisé par Jocelyn Charles
SULAIMANI, réalisé par Vinnie Ann Bose
FILLE DE L’EAU, réalisé par Sandra Desmazières
WANDER TO WONDER, réalisé par Nina Gantz

Courts-métrages en lice pour le César 2026 du meilleur court-métrage documentaire

+10k, réalisé par Gala Hernández López
CE QU’ON DEMANDE À UNE STATUE C’EST QU’ELLE NE BOUGE PAS, réalisé par Daphné Hérétakis
AU BAIN DES DAMES, réalisé par Margaux Fournier
NI DIEU NI PÈRE, réalisé par Paul Kermarec
BAC À SABLE, réalisé par Lucas Azémar et Charlotte Cherici
SOIXANTE-SEPT MILLISECONDES, réalisé par fleuryfontaine
BERTHE IS DEAD BUT IT’S OKAY, réalisé par Sacha Trilles
THEIR EYES, réalisé par Nicolas Gourault
CAMARADES, réalisé par Ulysse Sorabella
LES VERGERS, réalisé par Antoine Chapon
CAR WASH, réalisé par Laïs Decaster
VOYAGE DE DOCUMENTATION DE MADAME ANITA CONTI, réalisé par Louise Hémon

Courts-métrages en lice pour le César 2026 du meilleur court-métrage de fiction

ADIEU ÉMILE, réalisé par Alexis Diop
L’HOMME DE MERDE, réalisé par Sorel França
ADIEU SOLEIL, réalisé par Hakim Atoui
I’M GLAD YOU’RE DEAD NOW, réalisé par Tawfeek Barhom
AMSTERDAD, réalisé par Augustin Bonnet
IN DER LUFT !, réalisé par Guillaume Erbs
L’AVANCE, réalisé par Djiby Kebe
MORT D’UN ACTEUR, réalisé par Ambroise Rateau
BEL COMPANHO, réalisé par David Ingels
NE RÉVEILLEZ PAS L’ENFANT QUI DORT, réalisé par Kevin Aubert
BIG BOYS DON’T CRY, réalisé par Arnaud Delmarle
NO SKATE !, réalisé par Guil Sela
BLUEBERRY SUMMER, réalisé par Masha Kondakova
LA PASSION SELON KARIM, réalisé par Axel Würsten
LES DERNIÈRES NEIGES, réalisé par Sarah Henochsberg
PIRATELAND, réalisé par Stavros Petropoulos
DEUX PERSONNES ÉCHANGEANT DE LA SALIVE, réalisé par Alexandre Singh et Natalie Musteata
LES TRACANCES, réalisé par Victor Boyer
L’ENFANT À LA PEAU BLANCHE, réalisé par Simon Panay
LES TREMBLEMENTS, réalisé par David Depesseville
GÉNÉALOGIE DE LA VIOLENCE, réalisé par Mohamed Bourouissa
UN JOUR J’AURAI UNE ÎLE, réalisé par Vincent Weber
GRANDMA NAI WHO PLAYED FAVORITES, réalisé par Chheangkea
WONDERWALL, réalisé par Róisín Burns

Nouveau Cycle After Short ! A la rencontre des équipes de courts en sélection officielle aux César 2026 !

En collaboration avec l’ESRA et le soutien de l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma, le magazine Format Court vous invite à la reprise de ses After Short, organisés cette année à l’ESRA Campus Beaugrenelle (Amphithéâtre Jean Renoir, 37 Quai de Grenelle, 75015 Paris).

Ce nouveau cycle, organisé entre octobre et décembre, proposera pas moins de 4 rencontres autour des équipes des courts-métrages en lice aux César 2026, accessibles aux étudiants comme au grand public.

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours d’auteurs et producteur.trice.s qui bâtissent le cinéma d’aujourd’hui et de demain, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail, comprendre le fonctionnement de l’Académie des César et poursuivre ces discussions autour d’un verre ?

Au vu du nombre important d’équipes de courts de fiction (24) en lice aux prochain César, Format Court consacrera, comme chaque année, 2 soirées au genre. Ce nouveau cycle d’After Short s’ouvrira et se clôturera en effet avec la fiction, les mardi 28 octobre (fiction 1/2) et mardi 2 décembre (fiction 2/2) en présence de nombreux·ses professionnel·les (réalisateur·ices, producteur·ices, membres de comités).

2 autres After Short complèteront ce cycle. Le mardi 18 novembre sera dédié aux courts d’animation nommés tandis que le mardi 25 novembre aura pour focus le cinéma documentaire.

Un After Short, comment ça se passe ?

En amont : les photos et bios des intervenants ainsi que les liens de visionnage des courts sont mis à la disposition des personnes ayant réservé leur place. Le jour J, le public a ainsi la possibilité de participer activement à la discussion qui s’engage avec les équipes de films.

Lors de l’évènement : les équipes (réalisateurs.trices et/ou producteurs.trices, anciens lauréats des César, membres de comités de sélection de l’Académie) se succèdent sur scène pour une intervention et un échange avec le public d’une dizaine de minutes chacune. Deux animateurs sont là pour introduire leur travail et vous donner la parole.

Info, rappel : il n’y aura pas de projection de films au cours de la soirée.

Après la rencontre : un verre est organisé à l’ESRA. C’est entre autres l’occasion de poursuivre les discussions de façon plus informelle avec les équipes présentes.

Calendrier

After Short 1 : mardi 28 octobre 2025 – 19h : catégorie fiction 1/2. PAF : 5€. Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). 

After Short 2 : mardi 18 novembre 2025 – 19h : catégorie animation. PAF : 5€. Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). 

– After Short 3 : mardi 25 novembre 2025 – 19h : catégorie documentaire. PAF : 5€. Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). 

– After Short 4 : mardi 2 décembre 2025 – 19h : catégorie fiction 2/2. PAF : 5€.  Billetterie en ligne, dans la limite des 50 places disponibles). 

En pratique

Amphithéâtre Jean Renoir. ESRA Campus Beaugrenelle, 37 Quai de Grenelle, 75015 Paris.

Tarif étudiants ESRA : gratuit (réservations : communication@esra.edu).
Tarif grand public : 5€ (uniquement en ligne, dans la limite des 50 places disponibles par soirée)

Lucile Hadžihalilović : « Ce qui me plaît au cinéma, c’est d’entrer dans un univers »

Cette semaine sort en salles le nouveau long-métrage de Lucile Hadžihalilović, La Tour de glace. Le film a reçu l’Ours d’argent de la meilleure contribution artistique à la Berlinale 2025. Une rétrospective lui était également dédiée ce week-end à la Cinémathèque française, en sa présence. Une occasion pour Format Court de partir à la rencontre de la réalisatrice, qui nous a parlé de son parcours, de son rapport entre son cinéma et l’enfance, et de son travail sur les atmosphères dans ses films.

© Cinémathèque française

Vous avez commencé votre parcours par le court-métrage. Cela a-t-il été formateur ? Difficile ?

Lucile Hadžihalilović : J’ai commencé de manière un peu particulière. C’était dans les années 1990, et après avoir fait une école de cinéma [l’IDHEC, NR] j’ai fait un film qui n’était ni tout-à-fait un court, ni tout-à-fait un long ; c’était un film de 50 minutes, qui s’appelle La Bouche de Jean-Pierre. C’est un film que j’ai produit moi-même. À l’époque, on a monté une boîte de production avec Gaspar Noé, [Les Films de la Zone], en se disant qu’on allait produire nos propres courts-métrages. Ça a été extrêmement formateur, et assez long, j’ai dû mettre 3 ans à le finir. Le film a reçu un très bon accueil, il est passé dans beaucoup de festivals, et était même à l’époque sorti en salles, bien que ce ne soit pas un long. Tout ça m’a ouvert des portes.

Quelle place vos courts-métrages occupent-ils dans votre parcours cinématographique ?

L.H : J’ai fait peu de courts-métrages, trois autres. [Le premier] était une commande du Ministère de la santé et de Canal+, mais où on a été très libre de faire ce qu’on voulait. Ce film s’appelle Good Boys (use condoms), c’était pour promouvoir le préservatif. C’était un cas un peu particulier de courts-métrages.

Après, entre Innocence et Évolution, j’ai fait un court-métrage qui s’appelle Nectar. J’ai mis beaucoup de temps entre les deux longs-métrages, donc ça m’a surtout servi à revenir sur un plateau, à faire un film. Ça ne m’a pas vraiment ouvert des portes, parce que j’avais réalisé Innocence, mais ça m’a refait faire un film à un moment où j’étais un peu désespérée de ne pas pouvoir en faire un autre.

Ensuite, j’ai fait un troisième court, [De Natura], qui était une proposition de faire un film dans le cadre d’une résidence en Roumanie. L’idée était d’aller une semaine dans un village en Roumanie et d’improviser un film là-bas. J’ai eu de la chance qu’il soit montré dans pas mal de festivals alors que c’était un tout petit film improvisé. Je n’ai pas fait beaucoup de courts-métrages. Je les ai faits dans des cas de figure différents chaque fois.

Le format court vous intéresse-t-il toujours ? Envisagez-vous de réaliser d’autres courts-métrages ?

L.H : Je trouve que c’est génial d’avoir des durées différentes de films ; c’est très excitant de réaliser des films qui peuvent durer 5, ou 15, ou 40 minutes. Malheureusement, ça prend souvent beaucoup de temps et d’énergie. On a parfois l’impression que faire un long, ce sont les mêmes efforts. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais on a cette impression parfois. C’est plutôt une question de temps que ça prend, de faire un court quand on a des projets de longs-métrages à côté.

« La Bouche de Jean-Pierre »

Comment votre conception du court-métrage a-t-elle évolué au cours du temps ?

L.H : Lorsque j’ai réalisé La Bouche de Jean-Pierre, fin des années 90, il n’y avait pas tant que ça de sources de financement. On avait un rapport au court-métrage où on faisait peut-être plutôt ça comme une expérience, pour le plaisir de faire un film. Après, le court s’est professionnalisé au fur et à mesure, il y a eu plus de sources de financements, les personnes qui travaillent sur les films se sont mis à être payées. Ce qui est très bien évidemment, mais ça change aussi le rapport à ces films… Il y a peut-être un peu moins de libertés. Ceci dit, quand j’ai réalisé De Natura, c’était dans un tout autre contexte, j’ai eu une impression de plus grande liberté, et ça m’a beaucoup plu. Si je devais encore faire des courts-métrages, j’essayerais de faire des petits courts-métrages dans des systèmes de production où il y a le plus de liberté possible. Il me semble que c’est ça l’intérêt aussi d’un court-métrage par rapport à un long, qui est toujours dans un système de production plus rigide.

Parlons un peu de vos thématiques. Ce qui m’a toujours frappé en regardant vos films, c’est l’omniprésence de l’enfance. Quel rapport entretenez-vous avec l’enfance au cinéma ? Pourquoi la mettre en scène pour porter vos récits ?

L.H : Mettre en scène l’enfance me permet de raconter plus facilement des histoires imaginaires, des contes. Mes films sont souvent des parcours initiatiques, avec des rencontres, des découvertes, qui font grandir. J’aime tourner avec des enfants, parce que je trouve qu’ils sont très différents. Ils voient les choses de manière très inspirante, parce qu’ils sont constamment dans le présent, dans l’immédiat. Les émotions me semblent amplifiées avec les enfants.

Quelle est la différence entre diriger le jeu d’un enfant et celui d’un adulte ?

L.H : Avec les enfants, ce n’est pas une direction d’acteurs à proprement parler. Ce ne sont pas des acteurs justement. Je cherche toujours de préférence des enfants qui n’ont jamais joué dans des films, qui n’ont pas été formatés. Je leur décris les actions à faire, je leur décris un peu la situation, mais tout est très lié à une immédiateté. J’essaie de les laisser les plus libres possible. Je ne suis pas très intéressée par la psychologie [dans le jeu]. Ça dépend des acteurs, mais il y en a qui ont envie d’explications pour diriger leur interprétation. On va davantage leur demander de ne pas être eux-mêmes. Les enfants n’en ont pas besoin, ils s’approprient très facilement les choses.

« Nectar »

Vos films proposent des univers, des microcosmes, qui leur sont propres. Vous instaurez des ambiances, tant visuelles que sonores, particulièrement viscérales. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Quelle place tient l’ambiance dans vos films ?

L.H : Ce qui me plaît au cinéma, c’est d’entrer dans un univers, dans lequel on vit le temps d’un film, et que cela passe par des sensations, des émotions. J’aime ça en tant que spectatrice, d’avoir affaire à des films qui m’habitent. Ça m’intéresse plus que la narration proprement dite — même si bien sûr les films racontent toujours quelque chose —. Ce sont des narrations qui passent par des détails, des émotions, plus que par des événements. En tant que spectatrice, ce sont ces films qui me restent plus en tête. C’est ça que je ressens, et que j’essaie de faire.

D’un point de vue plus technique, comment effectuez-vous ce travail sur l’ambiance ? Quelle relation entretenez-vous avec vos équipes artistiques ?

L.H : Le travail sur les ambiances commence dès la préproduction, avec les différents postes artistiques, l’image, les décors, les costumes. Ça commence aussi par les repérages, dans lesquels j’essaie d’impliquer le plus tôt possible le chef décorateur et le chef opérateur ; parce que les lieux dégagent quelque chose. Ça m’intéresse de tourner dans des décors réels. On est souvent surpris, ça apporte des idées qu’on n’aurait peut-être pas s’il fallait inventer des choses. Ensuite, ce sont des choix de couleurs, de textures, de matières, qu’on fait avec toute l’équipe artistique. Il y a aussi des choix d’éclairages qui concordent avec les choix de déco — j’utilise très peu d’éclairages artificiels —. Tout ça participe à créer ces atmosphères.

Ensuite, il y a un élément très important — peut-être le plus important — : c’est le son. On le travaille en post-production : au montage image, il y a déjà des directions, des choix de musiques ; avec le monteur son, on ajoute des éléments sonores, etc. Tout ça participe à créer ces univers. Le son a une part très importante. C’est ce qui résonne le plus intimement. Mais souvent de manière inconsciente, c’est peut-être pour ça qu’on a parfois du mal à en parler.

Propos recueillis par Niels Goy

Aliocha Schneider : « Je cherche la vie dans l’image »

Aliocha Schneider, au casting de Family Therapy de Sonja Prosenc, présenté au Jeu de Paume fin août dans le cadre de nos rendez-vous « Format Court/Formats Longs », pioche tour à tour du côté du jeu, de la chanson, du mannequinat et de la réalisation. Du court-métrage qu’il tourne à 17 ans à ses clips où il s’implique derrière la caméra, en passant par ses albums nourris de folk et de pop, il construit une œuvre plurielle, où l’authenticité occupe une place importante. Rencontre avec un artiste qui voit ses créations comme des instantanés de vie, des étapes de parcours.

© Nyllschs

Format Court ; Tu as réalisé ton premier court-métrage à seulement 17 ans. Qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer ?

Aliocha Schneider : Le film s’appelait Nous irons ensemble, ça parlait de deuil. C’était très spontané. J’avais un groupe d’amis au Québec qui se lançait en même temps dans des projets. L’un d’eux, comédien, avait trouvé de jeunes producteurs grâce à l’école de cinéma l’INIS (Institut national de l’image et du son). J’étais impressionné par cette énergie et j’ai voulu suivre le mouvement. Avec très peu de moyens, on a fait un film et je l’ai envoyé en festival. Cette expérience m’a donné confiance pour la suite, notamment pour me lancer dans la musique. Je me suis rendu compte que j’étais capable de créer. A cet âge-là, on n’a pas d’expérience, mais on a de l’audace. Avec mes disques aussi, c’était ça, je me suit dit : « j’y vais ». Mon premier album est sorti quand j’avais 23 ans, je ne le ferais plus du tout comme ça aujourd’hui. Mais je suis heureux de l’avoir publié, car il représente une photographie de qui j’étais à ce moment-là, il correspond à un moment précis dans mon parcours artistique.

Cette idée de photographie, c’est une manière d’accepter l’imperfection ?

A.S. : Exactement. Un film ou un disque, c’est une trace. Bien sûr, on évolue et parfois on se dit qu’on aurait fait différemment. Mais je préfère voir ces œuvres comme un album photo. On tourne les pages avec nostalgie et on se dit : « ça, c’était moi à cet instant-là ».

Tu réalises souvent toi-même tes clips. Pourquoi ?

A.S. : Parce que j’ai une idée très claire de ce que je veux. J’ai réalisé aussi plusieurs clips avec mon petit frère, Vassili. Je pense que dans un clip, l’image doit avant tout servir la musique, pas l’inverse. Certains réalisateurs veulent imposer leurs images et relèguent la chanson à l’arrière-plan. Moi, je pars toujours de la musique : elle m’inspire des images précises.

J’ai vu que tu as collaboré avec Kristof Brandl qui a bossé sur Falcon Lake de Charlotte Le Bon…

A.S. : Oui, c’est un super chef opérateur. Il va travailler sur Dune 2, il a un talent incroyable. Pour mon premier clip, Sarah, j’ai travaillé avec quelqu’un d’autre, Jérémy Compte, qui a fait un court métrage génial que tu as probablement vu parce qu’il était aux Oscars à l’époque (Fauve), l’histoire d’un gamin qui s’enfonce dans le sable. Pour notre clip, on n’avait pas énormément d’argent, mais on a réussi à faire des trucs géniaux. On est parti à Los Angeles tourner dans le désert. C’était en plein hiver, on avait à la fois ces images mais aussi celles de champs enneigés à Montréal. On a aussi tourné dans un petit bar où des gens nous ont beaucoup aidés. Ça a été très chouette. Si je propose à un réalisateur le projet, j’ai envie de lui laisser toute la liberté.

Comment décrirais-tu ton univers ?

A.S. : J’aime la musique qui me fait du bien, qui m’apaise, qui fait appel à mon intériorité. Quand je parle de choses intérieures, j’ai peur de plomber donc, j’aime mettre du rythme. J’aime les belles mélodies. Je suis inspiré par la folk des années 60, Bob Dylan, Leonard Cohen, Simon et Garfunkel. Et je cherche la vie dans l’image. J’aime quand ça bouge, quand ça respire. J’ai toujours un appareil photo sur moi, et je capture ce qui me frappe sur le moment : un inconnu seul dans un café avec sa petite bière, une ambiance de rue, une lumière particulière.

Tu as commencé très jeune, comme acteur. Qu’est-ce qui reste de tes débuts dans les courts-métrages ?

A.S. : Beaucoup de souvenirs. À 14 ans, je me levais à 4 heures du matin pour rejoindre une équipe d’adultes sur un plateau. C’était souvent des tournages à la débrouille, où tout le monde mettait la main à la pâte, travaillait deux fois plus. Cette énergie, cette rage me plaisait. Je ne faisais pas la fine bouche, je prenais ce qui venait. Plus tard, en France, j’ai été frappé par la hiérarchie plus stricte des plateaux. Ce côté aventure me manque parfois.

Tu aimerais réaliser à nouveau un court aujourd’hui ?

A.S. : Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas dans mes plans immédiats. Entre la musique, les tournées, la promo, c’est difficile de trouver le temps. Pourtant, j’aime cette liberté qu’offre le court : plus de risques, plus d’expérimentation.

Comment nourris-tu ton inspiration ?

A.S. : En allant au cinéma, au théâtre, en lisant… Mais aussi dans la vie quotidienne : marcher dans la rue, prendre le métro, tomber amoureux, avoir le cœur brisé. Il faut vivre entre deux vies, non ? Tout est matière à création.

Dans ce milieu où l’exposition est permanente, comment arrives-tu à te préserver ?

A.S. : En m’entourant de mes proches. Mon cercle, c’est ma famille, mes amis. Ils me stabilisent. Le reste, ça fait partie du jeu, mais je veille à ce que ça ne me détourne pas de l’essentiel. Il faut rester sincère, et ne pas croire qu’on est arrivé au bout. Malgré tout, ça reste tellement incertain. On ne sait pas ce qu’on va faire l’année prochaine, on peut se dire que tout va s’arrêter. Rien n’est jamais acquis dans ce métier.

Propos recueillis par Katia Bayer

Festival Format Court 2026, appel à films !

L’appel à films de la 7ème édition du Festival Format Court est ouvert depuis le 3 septembre 2025. Il se clôturera le jeudi 20 novembre 2025 à 23h. L’an passé, nous avions reçu plus de 900 films. 18 d’entre eux avaient été retenus par le comité de sélection. Pas moins de 8 prix dotés (Grand Prix, Prix du scénario, Prix de l’image, Prix de la création sonore, Prix d’interprétation, Prix de la critique, Prix du jury étudiant, Prix du public) ont été attribués par nos trois jurys (professionnel, presse, étudiant) ainsi que par le public !

La sélection pour la compétition officielle s’effectue sur les réalisations de courts-métrages de fiction, d’animation, documentaires, ou expérimentaux postérieurs au 1er janvier 2024, d’une durée de 30 minutes maximum. Cette année pour la première fois, les films d’écoles sont autorisés à postuler.

Vous avez jusqu’au jeudi 20 novembre 2025 à 23h pour postuler à notre compétition pour la 7ème édition de notre festival. Celui-ci se tiendra du mercredi 8 au dimanche 12 avril 2026, au Studio des Ursulines (Paris, 5e) qui fêtera par ailleurs l’an prochain ses 100 ans d’existence.

L‘annonce de la sélection aura lieu le mercredi 11 février 2026.

Nous sommes impatients de découvrir vos œuvres !

À très vite,

L’équipe de Format Court

Pour postuler :

– Prendre connaissance du règlement téléchargeable sur le site de Format Court

– Vous rendre sur la plateforme Film Fest pour inscrire votre film

Altay Ulan Yang : « Je rends à mes films ce qu’ils m’apportent »

Réalisateur sino-mongol, Altay Ulan Yang vient de remporter à Locarno le Pardino d’or de la compétition internationale pour son court-métrage de fiction Hyena. Le film, orné d’un très beau noir et blanc et d’un goût assumé pour le fantastique, s’intéresse à un groupe d’étudiants en art confronté à l’arrivée d’un nouveau venu, « 90 », esthète et bien meilleur élève qu’eux. Âgé de 27 ans, ultra ambitieux, le jeune réalisateur conçoit son parcours comme une série d’épreuves. Passé par la Beijing Film Academy, mais marqué par une enfance nomade et un séjour en monastère, il revendique un cinéma empruntant à la vie, la peur, l’instinct et les mots-clés.

Format Court : Tu es issu d’une double culture et tu mets beaucoup l’accent sur certaines étapes de ta vie dans ta biographie.

Altay Ulan Yang : Je suis né d’un père chinois et d’une mère mongole. Jusqu’à mes 16 ans, j’ai grandi dans les steppes, dans un univers de nature brute. Puis, selon la tradition, j’ai dû monter à la montagne, me raser la tête et vivre comme moine. Ce n’était pas un choix personnel. Dans ma culture, à 16 ans, ta mère vient te dire : « Il est temps ». Là-haut, on apprend très tôt à affronter la question de la mort. Chez nous, la vie est un cercle : les moutons broutent l’herbe, les hommes mangent les moutons, et quand l’homme meurt, son corps nourrit à son tour la terre. Cette expérience m’a formé. Plus tard, quand je suis allé à Pékin ou à New York, je sentais toujours la force de cette identité nomade, ce lien à la nature. Même dans la frénésie de la ville, je restais habité par le souvenir des montagnes et du silence.

Et pourtant, tu as étudié à la Beijing Film Academy, une des plus importantes écoles au cinéma au monde.

A.U.Y : C’est vrai, mais je ne le mentionne pas dans ma biographie. Avant d’entrer à l’école, j’avais déjà tourné un film de 47 minutes au lycée. J’avais étudié la peinture, je connaissais l’histoire de l’art occidental. Le passage par l’école m’a fait comprendre que la réalisation repose souvent sur une exploration personnelle au-delà de la salle de classe. Ce qui compte, c’est ce que tu as en toi plutôt que ce que l’école te dit de faire. Quand j’ai commencé à vraiment faire des films, je parlais de moi, de mes émotions, de mes expériences. Le premier traduisait la colère adolescente, une rage venue de nulle part. Le deuxième exprimait la douleur d’avoir été humilié, rejeté. Les formes changent, mais au fond il s’agit toujours de sonder l’instinct, l’animalité qui nous traverse tous.

Est-ce que ta double identité a joué un rôle là-dedans ?

A.U.Y : Beaucoup. À l’école, en société, j’étais « l’autre », souvent incompris. À l’époque, certains camarades de classe se moquaient de moi à cause de mon accent, ce qui me faisait me sentir un peu distant.

En famille, on me reprochait de mal parler le mongol. J’étais toujours entre deux mondes. J’ai eu une crise d’identité, évidemment. Mais avec le temps, j’ai appris à ne pas choisir. Mon héritage mongol me donne une perspective unique au sein d’une culture plus large, et je cherche encore ma propre façon de l’exprimer. Je dois créer mon propre lieu d’appartenance. C’est ce que j’ai compris avec le temps.

Pour parler de soi, de la société, de la solitude, tu aurais pu choisir une autre voie, l’écriture par exemple. Pourquoi le cinéma ?

A.U.Y : Adolescent, je n’avais aucun avenir dans ma ville très petite, reculée, pauvre. Je traînais, je me battais. Puis un jour, j’ai commencé à peindre. J’étais doué : j’ai été admis dans l’une des meilleures écoles d’art de Chine réservée à une poignée d’élèves sur des millions. Mais très vite, la peinture m’a lassé. J’ai compris que j’étais davantage un réalisateur qu’un peintre. En découvrant le cinéma, j’ai retrouvé l’énergie de la peinture, mais avec le mouvement, la vie. J’ai compris que c’était là mon langage.

Tu mentionnes le fait que très peu de gens accèdent aux écoles en Chine. Comment conçois-tu dès lors les festivals et la compétition avec les autres réalisateurs ?

A.U.Y : Pour moi, chaque épreuve en chasse une autre. Aller à l’école de cinéma a été un défi, être pris dans des festivals de cinéma prestigieux aussi. Maintenant, je ne veux plus d’épreuves. Je prends ce que les autres me donnent. Quand j’ai fait mon premier court, on m’a demandé de faire mes preuves. Mon but, maintenant, c’est de faire un long-métrage parce que pour moi, le court, c’est une façon de taper à la porte du long.

Comment as-tu financé Hyena ?

A.U.Y : J’ai gagné pas mal d’argent avec mon premier court, cela m’a permis de financer Hyena. Je rends à mes films ce qu’ils m’apportent.

Quelles ont été les difficultés du tournage ?

A.U.Y : Je joue dans le film. Être à la fois devant et derrière la caméra est épuisant : il faut être émotionnel et rationnel dans la même seconde. Ensuite parce que je voulais prouver que je pouvais gérer un film plus vaste, avec des foules, des scènes complexes, une mise en scène ambitieuse. Mais ce fut aussi un travail douloureux : chaque plan me ramenait à une expérience traumatique. La post-production a pris du temps aussi, à savoir 3 ans. J’aime bien que les tournages soient associés à des mots-clés. Pour Hyena, celui qui a guidé le tournage, c’était la propagation. Celle de la folie, de la chaleur, de la peur. Nous avons travaillé l’image en noir et blanc parce que ce souvenir d’harcelé, pour moi, n’a jamais eu de couleurs. Nous avons utilisé la pluie, l’eau sale, les reflets, pour donner cette sensation que quelque chose se répand et engloutit tout.

Ton prochain film sera donc consacré lui aussi à la peur ?

A.U.Y : Exactement. Pas l’horreur au sens de « film de genre ». Mais la peur primitive, universelle. Ce que ressentent les animaux, les humains, partout. Je veux filmer la peur elle-même. C’est ce qui relie tous les spectateurs, quelle que soit leur langue ou leur culture.

Tes références sont-elles cinématographiques ?

A.U.Y : Non. Michel-Ange, la peinture de la Renaissance, Beethoven… J’aime les formes classiques, rationnelles, mais traversées par la folie. Le cinéma, pour moi, doit être comme une symphonie ou une fresque.

Tu vis aujourd’hui à New York. Pourquoi ce choix ?

A.U.Y : Parce que New York est une capitale de l’art vivant. Le MoMA, le Metropolitan Museum of Art, les galeries, le théâtre, le jazz… Tout s’y croise, tout y est ouvert. J’aime Paris, bien sûr, mais New York accueille toutes les époques, toutes les formes, toutes les cultures, toutes les différences. C’est une ville qui déborde d’énergie, où l’on peut chaque jour découvrir quelque chose de nouveau et qui est tellement éloigné de l’endroit d’où je viens.

Propos recueillis par Katia Bayer. Mise en forme : David Khalfa

Article associé : notre reportage sur les Pardi di Domani

Pardi di Domani, retour sur les films primés de la compétition internationale de Locarno

Le festival de Locarno s’est achevé ce week-end. Du côté du Concorso Internazionale, deux films ont été primés du Pardino d’or et de celui d’argent : Hyena, un film d’Altay Ulan Yang mettant en scène un internat angoissant en Chine et Still Playing de Mohamed Mesbah, le portrait d’un père de famille palestinien en Cisjordanie occupée. Ces deux films ont pour désir de confronter le spectateur aux travers sombres d’une humanité fragile. Avec peur, angoisse ou encore haine, ces deux réalisateurs cherchent à faire réfléchir sur la violence des humains.

Dans une esthétique noire et blanche, proche du gothique, avec ses éclairages clair-obscur et un château isolé, Hyena dresse le tableau d’une école d’art extrêmement sélective en Chine. L’isolement géographique, la solitude du lieu presque fantomatique accentue l’idée d’isolement des jeunes garçons, évoluant dans un lieu mystérieux avec des allées de statues de marbre. Censées représenter l’art classique européen que ces jeunes garçons viennent étudier, ces statues reflètent les états émotionnels des élèves. Le film appuie sur la notion de groupe et plus particulièrement de la violence qui peut se créer et accroître au sein d’un groupe donné. Les statues s’écroulent, se brisent au fur et à mesure que la raison perd pied et que le chaos prend place dans un ordre hiérarchique cruel, constitué d’élèves bourreaux et d’un harcelé. Le personnage principal est la première victime de ce système. Or, un nouvel élève vient bousculer l’ordre établi. Mis à l’écart visuellement de par sa chevelure blonde presque blanche, son arrivée est l’élément perturbateur de ce récit. Plus qu’un personnage, il représente quelque chose : l’excellence, la jalousie, le sujet d’une colère graduée. Il est une cible, celui du groupe. Ils sont en nombre, il est seul, il y a un leader et une victime. Tel un mouvement de foule, la haine grandit au sein du groupe et se propage. Les attaques deviennent de plus en plus violentes, l’humiliation initiale laisse place à l’agression.

Dans cette agitation, le personnage principal prend part au groupe. Car au contact de la masse, l’harcelé devient harceleur. Le caractère fédérateur du groupe est aussi celui qui permet la propagation d’idées, d’émotions, de mouvement. Le personnage, dans un désir d’appartenance finit par transférer sa rage non pas envers ses bourreaux mais sur la nouvelle cible du groupe. La lumière crue qui baigne le film d’un clair-obscur tel un tableau baroque, accentue la cruauté, la lâcheté et la contradiction du personnage principal. Il se perd dans une violence sourde. Mis en exergue par la mise en scène, la cruauté de ces étudiants est contée tel un cauchemar, une histoire lointaine à la fois et nette et surréelle. Le récit se confond dans la brume d’une légende, d’une mise en garde sur la haine qui se meut au creux des êtres.

Still playing, deuxième film récompensé, cette fois-ci du Léopard d’agent, nous parle du quotidien d’un père concepteur de jeux vidéo en Cisjordanie. Dès la scène d’introduction, le contexte d’une réalité brutale nous est présenté. Celle de la présence d’Israël sur ce territoire, des attaques. Rasheed n’est même plus surpris. Il demande au cameraman si c’est sa première fois, celle d’être témoin d’une attaque israélienne ou de leur irruption dans un village. Il en rigole même, d’un rire désabusé face à l’incrédulité de la banalité qu’est devenu cette situation. Rasheed ajoute qu’ils ne savent pas si il y a eu des blessés, que l’évènement n’est pas terminé. Le réalisateur lui demande si ses enfants viennent ici, dans cette zone, ce soir-là attaquée. Dès les premiers instants, son rôle de père est énoncé. Ses enfants voulaient venir dans ce quartier, il leur a dit se ne pas le faire. Ce soir, il y a la violence, il y a la peur. Ce soir-là est ordinaire, et pourtant, est d’un danger déconcertant. Ses enfants n’auraient pas été en sécurité. Rasheed conçoit des jeux vidéo sur ce sujet précis. Sur des parents qui ne parviennent pas à protéger leurs enfants. Le film partage les « gameplays » (des images de personnes qui se filment en train de jouer à des jeux vidéo) du projet de Rasheed « Liyla & The shadows of war ». Des joueurs du monde entier découvrent un monde en ruine dans lequel un personnage tente de sauver sa famille des bombardements. La poésie des ombres du jeu ne cache en rien le drame dont sont témoins les joueurs. Malgré tous les efforts du personnage, le joueur finit par perdre sa femme et sa fille. Avec son travail, Rasheed tente d’éveiller les consciences sur ces drames. Il partage son expérience de la guerre, cette violence en hors-champs du film, omniprésente. Celle qui vient ternir le quotidien de Rasheed et de ses enfants, plein d’ambition alors qu’ils tentent de remporter un concours de robotique. Leur père prend soin d’eux, les aime. Ils s’entrainent ensemble pour le concours, vivent une vie de famille qui semble « ordinaire ». Néanmoins, comme le rappelle le jeu de Rasheed tel un fil rouge dans le film, la guerre, la violence, la douleur dont bien là. Rasheed dit au réalisateur qu’il n’est pas possible de vivre une vie normale ici. Et quand ce dernier lui demande à quoi ressemble une vie normale, Rasheed répond, à lui qui vient de l’extérieur : « Je ne sais pas […] qu’est ce qu’une vie normale? S’il te plaît, dis-le moi. ».

Ces deux films forts viennent clôturer dix jours de festival, de films et de compétitions. Un échantillon saisissant qui témoigne de la violence contemporaine.

Garance Alegria

Article associé : l’interview d’Altay Ulan Yang

Felipe Casanova : « Je vois le film comme une toile vierge »

Réalisateur brésilien installé entre Genève et Bruxelles, Felipe Casanova explore les zones floues entre fiction et documentaire. Formé à l’IAD (Institut des Arts de Diffusion), il revendique une pratique libre, intuitive et hybride. Dans cet entretien où il est autant question de création que de responsabilité politique et de spiritualité, il revient sur son parcours cosmopolite et la genèse de son deuxième court, O Rio de Janeiro Continua Lindo, un film poignant inspiré par la lettre d’une mère brésilienne à son enfant disparu, sur fond de carnaval de Rio. Entre émotion et paillettes, souffrance et fête, pudeur et peau nue, le film vient de remporter à Locarno le prix du meilleur court-métrage suisse et sera le candidat du festival aux European Film Awards, les prix du cinéma européen.

Format Court : Tu as étudié le cinéma en Europe, mais tu viens du Brésil. Peux-tu me raconter ton parcours ?

Felipe Casanova : J’ai grandi au Brésil jusqu’à mes 9 ans. Après, je suis parti en Suisse, à Genève, où j’ai vécu jusqu’à mes 20 ans. Puis je suis allé en Belgique pour étudier le cinéma, à l’IAD.

Pourquoi avoir choisi cette école ?

F.C. : Bonne question… (rires) ! Disons que je n’ai pas eu une super expérience à l’IAD. J’ai terminé mes études, oui, mais ça a été difficile. L’école nous formait à un cinéma très conventionnel, très cadré, très « Hollywood » : grosse équipe, planning fixe, pas de place à la discussion ou à l’improvisation. Ce n’était pas du tout ce qui me correspondait. Heureusement, j’ai eu aussi des professeurs inspirants, comme Claudio Pazienza en première année, qui m’a vraiment ouvert des portes.

Quand tu évoques un cinéma « conventionnel », tu te réfères surtout à la fiction ?

F.C. : Oui, et même dans la fiction, je pense qu’on peut expérimenter. Mais là, on nous imposait une vision très fermée. Comme si tu devais déjà avoir l’image finale en tête et ne faire qu’exécuter. Moi, je préfère travailler autrement : je vois le film comme une toile vierge. Je lance un geste, je teste, je me laisse guider par l’intuition. Le film prend forme petit à petit, presque comme une sculpture qui se révèle. Et je trouve que ça donne des objets plus organiques, plus vivants.

Ce que tu décris, ça correspond beaucoup à ta pratique documentaire.

F.C. : Oui, en partie. Mais je pense que la frontière entre fiction et documentaire est plus poreuse qu’on ne le croit. Dans mon dernier film O Rio de Janeiro Continua Lindo, par exemple, je me suis inspiré des lettres écrites par des mères brésiliennes à leurs enfants disparus, victimes de violences policières. J’ai préféré créer un personnage de fiction pour porter leur voix, parce que le sujet est très délicat. Quand on voit le film, on a l’impression que c’est du documentaire pur, mais en réalité, c’est hybride. Et c’est ça qui m’intéresse.

« Loveboard »

En sortant de tes études, comment as-tu trouvé la confiance pour faire des films malgré ce sentiment d’être un peu à la marge ?

F.C. : Ça a été dur. J’étais assez dégoûté de mon expérience de fiction classique. Mon film de fin d’études, c’était de la fiction, mais l’expérience a été lourde, très cadrée, trop stricte. J’aime travailler dans le temps du film, adapter, changer, expérimenter. Là, ce n’était pas possible. Après ça, j’ai fait un premier court, Loveboard, tout seul, sans producteur. Et ça a été libérateur. Si ça marchait, tant mieux, si ça ne marchait pas, je ne devais rien à personne. Et finalement, le film a bien voyagé en festival. Ça m’a donné confiance.

En étant seul, quel est ton rapport au temps pour tes projets ?

F.C. : Ça fait trois ans que je travaille sur un projet de moyen-métrage de 30 à 40 minutes. Même si ce format est plus difficile à produire et à diffuser, je sens que j’ai besoin de passer par là avant d’affronter le long. Je veux éviter d’être à nouveau dégoûté par une expérience trop lourde. Le long demandera forcément une structure narrative plus conventionnelle. Là, j’expérimente encore, mais avec une écriture un peu plus poussée.

Tu as collaboré avec Maxime Jean-Baptiste (réalisateur de Kouté vwa) au montage pour ton dernier court. Qu’est-ce qui vous a incité à travailler ensemble ?

F.C. : Je faisais partie du comité de sélection du Festival En Ville !, un festival de documentaires en Belgique. J’avais vu certains de ses courts qui y ont été sélectionnés. J’avais saisi qu’au niveau des thématiques, on allait bien s’entendre. En plus, il travaillait aussi sur des archives, comme moi. On s’est mis à travailler ensemble. C’était exceptionnel, c’était vraiment la meilleure collaboration que j’ai eue. On travaillait parfois chacun de notre côté, parfois à quatre mains. C’était hyper organique, hyper stimulant.

Dans ta bio, tu parles d’un intérêt pour l’expérimentation. Ça veut dire quoi pour toi ?

F.C. : Pour moi, expérimenter, c’est travailler sans savoir exactement où on va. Comme une sculpture qu’on taille petit à petit. C’est aussi au montage que ça se joue : mettre les images les unes après les autres, voir ce que ça crée comme mouvement, comme sensation. C’est là que le film s’écrit vraiment.

« O Rio de Janeiro Continua Lindo »

Ton dernier film utilise des images du carnaval de Rio, symbole de fête, de joie… et tu y mêles une histoire beaucoup plus sombre. Pourquoi ce choix ?

F.C. : Justement pour jouer avec cette carte postale qu’on connaît tous. Derrière l’image brillante du carnaval, il y a un héritage colonial, une histoire de souffrance. La samba vient des esclaves, d’une tristesse immense. Et aujourd’hui encore, il y a les fantômes de la dictature militaire, la violence policière, l’impunité. J’ai voulu confronter cette image de fête à cette réalité plus dure, en passant par la voix d’une mère qui écrit à son fils disparu.

Est-ce que les lettres que tu as utilisées étaient publiques ?

F.C. : Non, elles m’ont été données directement. Certaines avaient été exposées une fois, mais la plupart venaient d’un cercle intime. Une d’entre elles a même été écrite pour le film, par une femme, Bruna, qui a fortement inspiré le projet. Avec Delphine Gérard (réalisatrice de Quitter la nuit et Une sœur), on a travaillé l’écriture de la lettre, pour trouver le bon équilibre : éviter le larmoyant, mais garder la force politique. Et on a demandé à une Ilma, une femme qui vend des boissons au carnaval, de lire le texte de la carte postale. Elle n’est pas comédienne, mais elle s’est approprié le texte avec une sincérité incroyable. C’était bouleversant.

En période de décès, on écrit souvent des mots aux disparus. Qu’est-ce que ce geste représente selon toi quand une mère écrit une lettre à son enfant parti trop tôt ?

F.C. : C’est cathartique. C’est une manière de continuer à faire exister l’enfant. Bruma a reçu une une « réponse » de son fils via un medium. Ça fait partie d’une spiritualité très présente au Brésil, héritée des traditions africaines. Le film touche aussi à ça.

Comment as-tu vécu, toi, le fait de porter cette parole en tant qu’homme blanc ?

F.C. : C’était une grande question. Mais ces femmes m’ont invité à en parler. Elles m’ont donné cette légitimité. J’ai senti que ça avait du sens de mettre mes outils à leur service. J’espère que le film le montre : je n’étais pas là où je n’étais pas invité.

«  »O Rio de Janeiro Continua Lindo »

Le film vient d’être montré à Locarno. Quelle en a été la réception dans un cadre composé à la fois de professionnels et de cinéphiles ?

F.C. : À Locarno, c’était très fort. La projection a été une expérience incroyable : voir ces visages sur grand écran, sentir la salle émue, pleurer moi-même comme je n’avais jamais pleuré. C’est là que j’ai compris le sens de tout ça : partager une émotion collective, presque une communion.

Es-tu croyant ?

F.C. : Pas de manière classique. Je crois en plusieurs choses, disons.

Comment vois-tu la suite de ton parcours de réalisateur ?

F.C. : J’essaie de rester vigilant. De ne pas faire des films pour mon ego, ni d’aller trop vite parce qu’on m’attend. J’ai commencé à travailler sans qu’on m’attende, et j’ai aimé ça. J’essaie de garder ce focus-là : être dans le geste du film.

Propos recueillis par Katia Bayer. Mise en forme : David Khalfa

2ème rendez-vous Format Court / Formats Longs

Après un lancement le samedi 5 juillet dernier autour de Kouté Vwa, le premier long-métrage de Maxime Jean-Baptiste (toujours visible en salles), nous vous invitons à notre deuxième séance Format Court / Formats Longs au Jeu de Paume, à Paris. Ce rendez-vous initié par Format Court accompagne en salle un ou une cinéaste venant présenter l’un de ses films, en compagnie d’un festival qui l’a révélé et/ou d’un distributeur ayant accompagné sa sortie.

Notre deuxième projection aura lieu le mercredi 27 août prochain à 19h00 au Jeu de Paume autour du film Family Therapy (Odrešitev za začetnike) de la réalisatrice slovène Sonja Prosenc, programmé aux festivals de Tribeca, de Sarajevo et des Arcs en 2024. La cinéaste issue du court, présentera son film (son troisième) qui sortira en salles le jour même de la projection. Le comédien et chanteur Aliocha Schneider fait partie du casting de ce film co-produit par la Slovénie, l’Italie, la Croatie, la Norvège et la Serbie. La projection est organisée en collaboration avec le Jeu de Paume et le distributeur Tajine Studio.

Sonja Prosenc et Aliocha Schneider présenteront ensemble le film à l’occasion de ce nouveau rendez-vous et échangeront avec le public à l’issue de la projection. Soyez des nôtres !

Synopsis : Dans une villa de verre au luxe froid et aseptisé, une famille slovène aisée maintient l’illusion d’une vie parfaite. Mais leur équilibre artificiel vacille dangereusement quand un jeune français mystérieux, aux liens secrets avec le père, fait irruption dans leur quotidien.​​​​​​​

En pratique

Projection-rencontre : Family Therapy de Sonja Prosenc, en sa présence et celle de Aliocha Schneider, mercredi 27 août à 19h, au Musée du Jeu de Paume, 1 Pl. de la Concorde, 75008 Paris

– Durée du film : 2h

– Tarifs et réservations à retrouver en ligne. Sont acceptées les cartes UGC et Pathé (au guichet seulement) et CIP (à distance et au guichet)