Tous les articles par Katia Bayer

Coups de cœur du Festival d’Annecy 2025

Parmi les œuvres qui nous ont particulièrement marqué·es cette année au Festival d’Annecy 2025, une thématique s’est imposée avec force : celle de la transmission — et plus spécifiquement de la transmission féminine. Portées par des récits intimes, politiques ou symboliques, ces créations explorent les liens qui unissent les générations, les savoirs et les mémoires, à travers des voix de femmes, souvent marginalisées ou invisibilisées.

Ce qui frappe aussi, c’est la diversité des formes empruntées : entre l’héritage des mythes antiques et les codes de la culture internet, les réalisatrices et réalisateurs réinventent les récits de filiation avec audace, mêlant traditions, ruptures, et réappropriations. Tour de piste.

La fille qui explose de Caroline Poggi et Jonathan Vinel : un court métrage singulier au croisement du jeu vidéo et de la poésie corporelle.

Avec La fille qui explose, sélectionné au Festival Format Court, Caroline Poggi et Jonathan Vinel livre une œuvre sensorielle et hybride, où la forme visuelle emprunte aux codes du jeu vidéo à la troisième personne. Caméra fixe à l’arrière, personnage principal qui avance dans des décors désaffectés, bruitages immersifs… tout dans la mise en scène évoque une expérience de gameplay introspectif. Ce choix formel n’est pas qu’un gimmick esthétique : il reflète l’état de dissociation du personnage, comme si elle traversait sa douleur à distance, presque mécaniquement. Cela donne au film une forme à part, à la fois déshumanisée et profondément intime.

Le cœur du récit semble tourner autour d’une rupture, mais sans jamais la nommer clairement. Est-ce une rupture amoureuse ? Une séparation amicale ? Un effondrement intérieur plus large ? La question reste ouverte. Ce décentrement du propos est justement ce qui rend le film puissant : il ne raconte pas une histoire linéaire, il fait ressentir un état, une absence, un trop-plein. La métaphore de l’explosion devient un fil rouge visuel et émotionnel : celle d’un corps et d’un cœur sur le point de céder, lentement, silencieusement.

Le body horror, souvent réutilisé dans le court métrage contemporain, trouve ici une vraie justification : la douleur mentale est incarnée dans le corps, dans ses secousses, ses gonflements, ses étrangetés. Ce n’est pas gratuit : c’est le corps comme extension de l’âme, le corps qui dit ce que le visage ne montre pas.

Justement, ce visage sans expression, presque figé, est contrebalancé par une voix off bouleversante, subtilement interprétée par l’actrice française Grace Seri. Elle ouvre une brèche dans l’opacité du personnage : c’est par la voix qu’on entre dans ses pensées, ses émotions, ses souvenirs. Elle donne au film sa chaleur humaine, sa texture émotionnelle, et une forme de tendresse inattendue.

La fille qui explose est un film qui laisse une trace durable : il ne cherche pas à expliquer, mais à faire ressentir. Une œuvre à part, singulière, qui réussit à parler de la douleur avec une rare justesse — entre abstraction, corporalité et fragments d’intimité.
Le film détourne aussi un cliché tenace : celui d’Internet vu comme facteur d’isolement. Ici, c’est le réel, la « vie normale », qui isole, avec ses normes silencieuses et ses absences affectives jusque dans les ébats sexuels. Internet devient, au contraire, un espace refuge, un lieu de reconnexion où, dans les forums, les vidéos, les communautés invisibles, on trouve des gens comme soi. Une forme de tendresse numérique. Un monde où la souffrance devient un langage commun, partagé. Alors quel meilleur endroit où trouver refuge quand on est au bord de l’explosion ?

Quai Sisowath – Ne sommes-nous pas les monstres de nos mythologies ?

Dans Quai Sisowath, Stéphanie Lansaque et François Leroy livrent un court métrage aussi captivant que dérangeant, qui mêle habilement réalisme social, conte folklorique et esthétique pop rétro. En situant son récit au Cambodge, dans un monde en apparence joyeux mais gangrené de l’intérieur, le film aborde des problématiques profondes touchant de nombreux pays d’Asie du Sud-Est : obsession de la blancheur, précarité économique, empoisonnement écologique et identités dissoutes dans la logique du capitalisme globalisé.

Une légende qui contamine le réel

Le film s’ancre dans une figure issue du folklore cambodgien : les Aph, créatures aquatiques séduisantes mais mortelles. Elles deviennent ici une métaphore vivante de la beauté toxique. La protagoniste, jeune femme silencieuse, est incitée à s’appliquer des produits éclaircissants contenant du mercure, comme des millions d’autres personnes dans la région. Ce geste, loin d’être anodin, est le point d’entrée dans une société où la blancheur est synonyme de réussite, où l’on s’empoisonne volontairement pour correspondre à un idéal de beauté occidentalisé.

Le film traite cette contamination de manière littérale — la peau s’abîme, le corps se déforme — mais aussi au sens figuré : c’est l’imaginaire collectif tout entier qui est contaminé, par une idéologie de consommation, de performance et de visibilité.

Un monde saturé, pollué, hyperconnecté

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’esthétique visuelle du film. Couleurs vives, lumière dorée, bande-son enjouée… tout évoque un monde festif, presque ludique. Mais sous cette surface brillante, Quai Sisowath dépeint un univers violent, pollué, où la misère et les arnaques sont banalisées. Cette dissonance visuelle et sonore accentue l’absurdité d’une société qui se noie dans les déchets qu’elle produit, tout en continuant de chanter. Le contraste est saisissant : plus l’image est belle, plus le fond est brutal.

L’identité, avalée par le travail

Par petites touches, le film montre comment le capitalisme ne se contente pas d’exploiter les corps : il les redéfinit entièrement. L’un des personnages, livreur pour une plateforme de livraison, ne quitte jamais sa veste de travail, même en dehors de ses heures. Le logo de l’entreprise devient son visage, sa seconde peau. Ce détail, presque anecdotique, dit tout de l’effacement des identités individuelles au profit de rôles économiques, dans un monde où exister signifie produire.

Quai Sisowath est un court métrage d’une grande richesse, aussi poétique que politique. Envoûtant, paradoxal, profondément contemporain, il offre une plongée dans un monde où la beauté tue, la lumière aveugle et l’apparence étouffe. Un film qui contamine, lui aussi — mais pour mieux réveiller.

La fille qui pleurait des perles — La beauté d’un mensonge nécessaire

Avec La fille qui pleurait des perles, les réalisateurs Clémence Madeleine-Perdrillat et Nathan Ambrosioni unissent leurs sensibilités pour livrer un conte social poignant et stylisé. Déjà remarqués pour leurs travaux précédents — Les Drapeaux de papier (pour Ambrosioni) et les scénarios sensibles de séries comme Parlement ou Les Grands (pour Madeleine-Perdrillat) — ils poursuivent ici leur exploration de la jeunesse, du manque et de la nécessité de se réinventer par la fiction.

Une fable réaliste et bouleversante

Visuellement, le film s’ancre dans une reconstitution d’époque minutieuse, évoquant l’Angleterre victorienne ou les marges sombres d’un Paris oublié. La photographie grise, les décors de ruelles sales, les costumes usés : tout évoque une esthétique dickensienne, où la misère est omniprésente mais porte en elle une forme de poésie tragique. Comme chez Charles Dickens, les enfants sont au centre — fragiles, perdus, mais capables d’inventer des mondes pour survivre à l’indifférence du réel.

La technique employée — un tournage en pellicule ou soigneusement retravaillé pour en imiter la texture granuleuse — donne au film un aspect organique et brut, qui renforce l’immersion. Ce réalisme visuel ne cherche pas à flatter : il expose. Il fait ressentir la boue, le froid, la faim. Et pourtant, c’est dans cet environnement que surgit l’étincelle de la création.

Vérité ou récit, quel est le plus grand trésor ?

Au cœur du récit : une jeune fille qui pleure des perles. Ce détail, à la fois absurde et magique, fait basculer le film dans un espace symbolique. Est-ce vrai ? Est-ce un mensonge ? Peu importe. L’histoire devient un refuge, une arme, une marchandise, un mythe personnel. Ce que dit le film avec beaucoup de délicatesse, c’est que la fiction est parfois plus vitale que la vérité. Dans un monde où la pauvreté vole tout — jusqu’au droit de rêver —, inventer une histoire, c’est reprendre le pouvoir sur sa vie.

Le regard des réalisateurs est plein de pudeur et de respect : jamais misérabiliste, jamais cynique. La magie n’est pas là pour enjoliver, mais pour redonner une épaisseur à l’existence, une raison de continuer. Les larmes deviennent des perles, non pas parce qu’elles valent de l’argent, mais parce qu’elles disent quelque chose d’invisible : le prix de la douleur et la beauté de la résistance intérieure.

La fille qui pleurait des perles est un court métrage subtil, profondément humain, où la détresse n’empêche ni l’imaginaire, ni l’émotion. Il affirme avec force une idée essentielle : quand la réalité est insoutenable, c’est peut-être l’histoire qu’on choisit de raconter qui finit par définir qui l’on est.

Jambes poilues — Conte intime et ludique d’une révolte douce

Avec Jambes poilues, les réalisatrices Léa Forest et Margaux Guillemard signent un court métrage à la fois intime, politique et joyeusement régressif. Déjà connues pour leur travail mêlant animation artisanale, formes hybrides et récits personnels — notamment dans leurs projets étudiants à La Poudrière et dans des clips ou formats courts diffusés en ligne — elles poursuivent ici une démarche profondément sensible : celle de donner forme à l’intime pour parler à toutes.

Un collage de souvenirs et de révoltes

La technique visuelle, volontairement naïve, fait la signature du film. Découpages, collages, textures papier, dessins colorés, petits objets en carton animés comme dans un spectacle de marionnettes : Jambes poilues évoque immédiatement les scrapbook ou les journaux intimes de l’adolescence. Une esthétique assumée, douce, ludique, qui joue sur les formes de l’enfance pour mieux parler de ce moment charnière qu’est le début de la puberté, de l’écart entre le corps réel et les normes sociales.

Cette forme régressive n’est pas qu’un choix graphique : elle reflète la confusion, la tendresse et les violences diffuses qui traversent l’adolescence. Le film, en refusant le réalisme frontal, donne une légèreté poétique à un sujet encore tabou : les poils féminins et l’injonction à l’épilation.

Une voix qui transmet

La voix off tient un rôle central. Celle d’une femme plus âgée, posée, bienveillante, presque maternelle. Elle ne raconte pas l’histoire d’une autre, mais la sienne : son expérience, ses souvenirs, ses petites hontes. C’est un geste de transmission — d’une génération à l’autre, d’une intimité à d’autres intimités en formation. On comprend vite que ce film est fait pour les jeunes filles, pour les adolescents, pour toutes celles et ceux qui n’ont jamais entendu une voix leur dire : “Tu peux être comme tu es. Tu n’as pas à t’excuser.”
Il y a là quelque chose de profondément politique, mais sans être dans le militantisme frontale. Le film parle de résistance, oui, mais de résistance quotidienne, de choix personnels, de droit à exister dans son corps sans être corrigé.

Jambes poilues est un petit film d’une grande justesse. Avec une forme simple, artisanale et créative, il réussit à toucher à ce qu’il y a de plus délicat : la construction de soi face au regard des autres. Il parle d’un sujet concret — les poils — mais le fait avec une intelligence symbolique rare, en tissant un lien direct entre mémoire, transmission, et réappropriation du corps.

Hypersensible – Une métamorphose des sens

Dans Hypersensible de Martine Frossard, le corps devient paysage, les sensations prennent le pouvoir, et l’hyperperception s’ancre comme le cœur d’une expérience cinématographique à la frontière du conte et de la science-fiction. Porté par une mise en scène organique et fluide, ce court métrage propose une réflexion profonde sur la fragilité des corps, la douleur invisible et la beauté cachée dans l’excès de sensibilité.

Un corps qui sent trop

Le film explore l’expérience d’une jeune fille souffrant d’hypersensibilité sensorielle, une condition encore mal comprise, souvent marginalisée. Ici, le moindre bruit, la moindre lumière, un simple contact deviennent ondes de choc. Le film traduit cette perception décuplée à l’image : les textures se dilatent, les mouvements sont presque liquides, la caméra épouse le souffle, le frisson, la tension intérieure. Ce rapport hypersensible au monde est à la fois une source de souffrance (quand le réel agresse) et une grâce (quand il caresse). Car dans cette hypercapacité à sentir, il y a aussi la possibilité d’un plaisir démultiplié :les zigzagues de la route, une voiture qui fonce, le vent sur la peau deviennent alors des expériences quasi cosmiques.

Une métamorphose mythologique

La trajectoire du personnage, après un accident, bascule dans une forme de science-fiction sensorielle. Son corps change, se dilate, s’ouvre, se transforme jusqu’à littéralement s’enraciner dans la terre. Une évocation directe à Daphné, la nymphe de la mythologie grecque métamorphosée en arbre pour échapper à Apollon. Ici, cette transformation n’est pas une fuite, mais une renaissance. L’arbre devient symbole de guérison, de réconciliation avec un corps autre, plus fort, plus vaste, plus lent aussi. C’est une manière de dire que le mal-être peut muter en force, que l’hypersensibilité peut devenir une connexion au vivant, un état d’écoute radicale du monde.

Transmission silencieuse

La dernière scène, d’une simplicité bouleversante, renforce cette lecture symbolique. Une petite fille, assise à l’arrière d’une voiture, regarde l’arbre qu’est devenue la femme aux côtés de sa mère. Aucun mot n’est prononcé, mais tout est là : le cycle de la transmission, le lien féminin, la compréhension silencieuse de celles qui ressentent trop. Ce geste de regard, minuscule, devient un pont entre générations, une promesse de reconnaissance, peut-être même de réparation.

Hypersensible est un film qui se vit avec le corps autant qu’avec l’esprit. Son esthétique fluide, presque liquide, son refus du récit classique, sa poésie organique en font un objet sensoriel rare, qui donne forme à ce que tant de personnes vivent sans pouvoir l’exprimer. À la fois mythe contemporain, conte de transformation, et lettre ouverte à celles et ceux qui sentent trop, ce court métrage offre une réponse douce et puissante à un monde souvent trop bruyant.

Sappho — Quand les feuilles parlent : poésie, mémoire et voix de femmes

Réalisé par Rosana Urbes, cinéaste brésilienne déjà remarquée pour son court Guida, Sappho s’impose comme un objet cinématographique à part. À la frontière du documentaire poétique, du film d’animation et du conte mythologique, ce court métrage creuse un sillon déjà entamé dans l’œuvre de la réalisatrice : celui des héritages féminins, de la mémoire comme matière vivante.

Une ode à la littérature incarnée

Le film s’articule autour de la figure légendaire de Sappho, poétesse de l’île de Lesbos, dont ne subsistent que des fragments, des éclats de vers, des traces à peine lisibles. Rosana Urbes s’approprie cette figure avec délicatesse et audace, en mêlant voix off brésilienne, dessins mouvants, jeux d’ombres et de lumière, et textes projetés à l’image. L’effet est troublant : les mots flottent, respirent, s’animent. Ils ne sont plus seulement lus, ils sont vus, entendus, ressentis.
La poésie, au cœur du projet, est partout : dans la forme (dessin délicat, textures organiques, ombres comme des encres vivantes), dans le fond (le choix de Sappho, pionnière d’une voix littéraire féminine), et dans le rythme même du film, proche de celui d’un poème récité à voix basse. La littérature devient un corps, une voix, un paysage.

Une tradition de femmes qui racontent

La voix off — féminine, douce, grave — joue un rôle central. Elle ne récite pas, elle confie. Cette voix pourrait être celle d’une mère, d’une sœur, d’une aïeule. Elle s’inscrit dans la tradition orale, celle des contes transmis entre femmes, des légendes racontées au coin du feu ou chuchotées dans la nuit. À travers elle, Sappho ne revient pas seulement comme personnage historique, mais comme figure matricielle : celle qui a dit, osé, écrit, aimé. Celle qui a créé un espace de parole pour les femmes, à travers les siècles.

Une esthétique plurielle et sensorielle

La forme du film est à la fois modeste et foisonnante. On pense aux carnets dessinés, aux ombres chinoises, aux feuilles d’arbres froissées, aux pages de livres usées par le temps. Les feuilles, justement, sont une métaphore centrale : à la fois éléments naturels et support du texte. Elles disent le lien ancestral entre nature et langage, entre la terre et les mots. La poésie de Sapho, qui chantait les fleurs, les saisons, les amours humaines dans leur fragilité, trouve ici un écrin sensible, presque tactile.

Ce style, profondément féminin au sens pluriel du terme, ne cherche pas l’uniformité : il est dense, foisonnant, vibrant, à l’image de l’histoire qu’il raconte. Il célèbre la diversité des formes de récit, des manières d’exister, des voix qui s’entrelacent.

Sappho est un court métrage profondément sensoriel et littéraire. Il interroge ce que veulent dire écrire, se souvenir, transmettre, et célèbre la puissance des mots autant que celle des femmes qui les portent.

Anouk Ait Ouadda

Nouveau rendez-vous : Format Court / Formats Longs

Ce sont des cinéastes qui comptent. À Format Court, nous les avons découverts à travers leurs courts et leurs longs-métrages. Nous souhaitons jouer pleinement notre rôle de passeurs, comme nous le faisons déjà via notre magazine, notre festival et nos After Short. Dès le mois de juillet, Format Court inaugurera un nouveau rendez-vous au Musée du Jeu de Paume à Paris : « Format Court / Formats Longs ».

Régulièrement, un ou une cinéaste viendra présenter un film (premier ou deuxième long-métrage), marquant ses débuts, en compagnie d’un festival qui l’a révélé et/ou d’un distributeur ayant accompagné sa sortie.

Pour lancer ce cycle, nous accueillons le samedi 5 juillet 2025 à 17h Maxime Jean-Baptiste, réalisateur français installé à Bruxelles, auteur de quatre courts-métrages, dont Écoutez le battement de nos images, nommé aux César du meilleur court-métrage documentaire en 2023. Il viendra présenter en avant-première son premier long-métrage, Kouté Vwa (sortie le 16 juillet prochain), révélé au Festival de Locarno l’été dernier, puis sélectionné en compétition Diagonales au Festival d’Angers en début d’année.

Soirée organisée en collaboration avec Les Cinémas Indépendants Parisiens, le Jeu de Paume, Les Alchimistes Films et le Festival Premiers Plans d’Angers.

En pratique

Projection-rencontre : Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste, en sa présence, samedi 5 juillet 2025, 17h au Musée du Jeu de Paume, 1 Pl. de la Concorde, 75008 Paris.

– Tarifs et réservations à retrouver en ligne. Sont acceptées les sartes UGC et Pathé (au guichet seulement) et CIP (à distance et au guichet)

– Événement Facebook

Réka Bucsi : « Je considère mes films comme des compositions visuelles en mouvement »

Réalisatrice et artiste visuelle hongroise, Réka Bucsi fait partie du Jury des films d’écoles et des courts-métrages Off-Limits du Festival d’Annecy. Il y a 10 ans, on découvrait et on adorait son film, Symphony no. 42 qui a eu la bonne idée de rejoindre la Toile comme certains autres de ses courts-métrages. Annecy programme d’ailleurs les films de Réka Bucsi dans un focus qui lui est consacré. Rencontre autour des festivals, de la communauté de créateurs hongrois confrontés à la crise politique, de l’expérimental et de la place des femmes dans le milieu de l’animation.

Format Court : Tu travailles actuellement sur ton premier long-métrage, The Great Silence. Comment ce projet a-t-il commencé et où en es-tu aujourd’hui  ?

Réka Bucsi : J’ai commencé il y a quelques années. Il s’agit d’une co-réalisation avec Bernardo Britto. Nous avons finalisé le scénario et nous en sommes fiers. Nous en sommes encore au début, à la recherche de partenaires de production. C’est un film expérimental qui traite de l’apocalypse, destiné à un public adulte, avec un ton assez européen — donc pas nécessairement un projet « facile à vendre » dans les circuits classiques. Mais nous espérons trouver des partenaires, qui correspondent au projet, en Europe comme aux États-Unis. On a reçu un soutien de l’Institut du cinéma hongrois pour le premier traitement du scénario, mais ce n’est pas allé plus loin. Je ne suis pas à l’aise avec leurs positions politiques actuelles, et ils ne correspondent pas au projet. Je préfère m’orienter vers des producteurs européens, notamment français, comme ceux de France, Passion Pictures, avec qui j’ai déjà travaillé. J’étais récemment à Los Angeles, c’est marrant parce que c’est plus facile de rencontrer des gens ici, à Annecy, que là-bas. Je pense que c’est parce que les gens viennent ici pour le même but et qu’ils se concentrent sur les mêmes choses.

Tu as mentionné ton pays, la Hongrie. Il y a un grand intérêt pour le pays dans ce festival : l’affiche de cette année, les programmes spéciaux, la présence d’animateurs hongrois dans les jurys, … Quelle est la situation du cinéma indépendant en Hongrie aujourd’hui  ?

R.B. : La situation est compliquée. Il y a beaucoup de jeunes talents en animation mais aussi en fiction. Malheureusement, la situation politique bloque les financements. Il n’existe quasiment aucune alternative au financement de l’Institut du cinéma. En France, vous avez des fonds régionaux. Nous n’avons pas ça. En Hongrie, si l’Institut refuse, le projet est quasiment mort. C’est pour cela que beaucoup de réalisateurs partent, comme Flóra Anna Buda qui a gagné le Palme d’Or (pour 27).

De ton côté, tu n’est pas partie, tu es restée attachée à Budapest.

R.B. : Oui, je pars, mais je reviens souvent. J’aime cette ville, la communauté artistique y est forte et soudée. Mais c’est frustrant de voir tant de talents ignorés, non soutenus. Il n’y a pas de place pour ces jeunes artistes et réalisateurs, c’est très triste. J’espère que les choses changeront après les prochaines élections.

Ton court-métrage de fin d’études, Symphony no. 42, a eu un succès énorme. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur cette période  ?

R.B. : C’était inattendu. Ce film a tout changé. Il a été sélectionné dans de nombreux festivals. Mais cela a aussi généré une pression énorme. L’Institut du cinéma hongrois me demandait de faire un film au succès équivalent, vu que tout le monde s’attendait à ça, ce qui est loin d’être le meilleur dialogue avec une jeune réalisatrice.

En plus du cinéma, tu explores d’autres formes : sculpture, dessin, GIFs… Comment ces pratiques s’articulent-elles  ?

R.B. : Je viens du dessin, j’ai même fait des romans graphiques avant de me tourner vers l’animation. Quand j’étais petite, je regardais beaucoup de films et de dessins animés. Je me suis rendue compte que je pouvais combiner l’art de dessiner et de raconter une histoire. Quand j’ai été accueillie à l’université, j’ai commencé à comprendre ce que je voulais faire avec l’animation parce qu’on peut faire un million de choses. J’ai toujours été intéressée par l’image en mouvement et les autres choses que je fais sur le côté, comme la peinture, me permettent de continuer à créer. J’aime faire des choses. Passer d’un médium à l’autre, c’est enrichissant et rafraîchissant. C’est très difficile de rester concentrée sur un film, surtout quand les choses ne se déroulent pas comme vous l’espérez et que vous attendez des réponses. L’animation est un processus très long. Créer des objets ou des GIFs m’apporte un équilibre mental, une forme de plaisir immédiat. Cela me permet de rester créative sans m’épuiser sur un seul format.

Pourquoi choisir le cinéma, avec tous ses défis, comme ton médium principal  ?

R.B. : Parce que le cinéma permet de combiner le dessin, la narration, le rythme, l’émotion. Je considère mes films comme des compositions visuelles en mouvement. Et même si l’expérimentation reste au cœur de mon travail, le langage cinématographique me permet de toucher un public plus large.

Tes films sont disponibles en ligne. Pourquoi ce choix  ?

R.B. : Une fois la carrière festival terminée, je trouve ça bien que mes films soient accessibles. Mon film Solar Walk, par exemple, a été acheté par le Criterion Channel, ce qui lui a donné une belle visibilité. Des gens qui n’ont jamais entendu parler d’un autre genre d’animation que les films Disney l’ont vu. J’ai envie que mon travail soit en ligne, je ne veux pas le garder pour moi toute seule. Cela permet aussi aux films de continuer à vivre leurs vie. J’accepte l’idée de mettre mes œuvres en ligne après quelques années, parfois contre un peu d’argent, pour qu’elles vivent.

Tu fais partie de la nouvelle génération d’animatrices et de réalisatrices. Selon toi, quelle est la place des femmes dans le milieu de l’animation aujourd’hui  ?

R.B. : Il y a beaucoup de discussions, mais les avancées sont lentes. Les femmes sont nombreuses dans les écoles, mais peu atteignent les postes de création. Les décideurs restent majoritairement des hommes. On doit créer une une industrie plus diverse avec plus de femmes dans les positions clé. Tant que cela ne change pas, il faudra maintenir des quotas. Cela reste une industrie dominée par les hommes. Cela dit, je vois une nouvelle génération de réalisatrices émerger, ce qui me rend optimiste.

Quel rôle les festivals ont-ils joué dans ton parcours  ?

R.B. : Un rôle décisif. La sélection de Symphony no. 42 à Berlin, à Sundance, le fait qu’il ait été shortlisté aux Oscars a lancé ma carrière. Les festivals sont les lieux où les films courts vivent… ou meurent. J’y ai rencontré mes collaborateurs, des amis, des partenaires. C’est là que tout a commencé.

Propos recueillis par Katia Bayer

Émilie Tronche : « J’aime bien savoir que le monde que j’ai créé est tout près de moi »

Au Festival d’Annecy, Émilie Tronche présente une petite exposition autour de Samuel, le personnage central de sa mini-série d’animation phénomène créée pour Arte et produite par les Valseurs. Passée par l’École des métiers du cinéma d’animation d’Angoulême, la jeune femme à la fois réalisatrice, scénariste et animatrice prête sa voix et sa gestuelle aux personnages de sa série drôle et touchante qui convoque les premiers émois, des pas de danse et la forme d’un journal intime. Pour Format Court, Émilie Tronche revient sur son approche du dessin, les histoires de ses débuts, son goût pour le trait et sa découverte du milieu professionnel.

© Chloé Vollmer-Lo

Format Court : En sortant de l’école, tu n’es pas passée par la case classique du court même si les épisodes de Samuel peuvent être considérés comme des courts à part entière…

Émilie Tronche : La série, ça n’a jamais été une idée dans ma tête. Même à l’école, on n’en parlait pas trop en fait. Et oui, les épisodes de Samuel, je les considérais comme des très courts. Ce sont des films qui durent 2 à 3 minutes. Je considère en même temps Samuel comme un premier film. Quand j’ai imaginé la série, chaque épisode était à chaque fois un film. Il fallait qu’il y ait un rythme dans chaque épisode et qu’il y ait un rythme global dans l’entièreté, comme pour un film.

À Annecy, on croise plein d’étudiants d’écoles d’animation du monde entier. Tu as étudié à l’Atelier de Sèvres puis à l’école d’Angoulême. Qu’est-ce qui t’a incité à choisir ces deux formations ?

E.T. : Je dessinais, mais pas très bien. Ça m’apparaissait très dur de rentrer dans une école. En tapant « école d’animation » sur Google, je suis tombée sur un classement. J’ai regardé des courts-métrages, c’est ça qui m’a donné envie de faire de l’animation. Je voyais que je n’avais clairement pas le niveau de dessin en me basant sur ces films. J’ai fait un an de prépa à l’Atelier de Sèvres pour me former, me familiariser avec l’animation. C’était très bien, on m’a appris à dessiner, c’est ce qu’il fallait.

Qu’est-ce qui a changé dans ta manière de dessiner ?

E.T. : L’anatomie, la perspective, l’observation. Je ne faisais que des dessins de tête, d’imagination et je ne m’étais jamais vraiment frottée au dessin d’observation. En arrivant à l’école, je ne savais pas qu’il y avait des écoles d’animation, je ne savais pas que c’était un métier. Je débarquais vraiment !

Comment se fait-il que tu ne t’es pas tournée vers le dessin, l’illustration ou la peinture par exemple ?

E.T. : En découvrant la multitude d’écoles et les films produits, je me suis dit que ce serait plus sécurisant d’aller dans l’animation que d’autres directions. Mais en fait, ce que j’aime le plus, davantage que le dessin, c’est écrire, raconter une histoire. J’écris depuis toute petite.

« Samuel »

Tu écris dans quoi ? Des carnets ?

E.T. : Non, j’ai démarré en écrivant sur l’ordinateur portable de mon papy, une nouveauté dans les années 2000. J’adorais taper, j’ai commencé à écrire des histoires, posté des chapitres sur le Net. À ce moment, il y avait vraiment plein de fanfictions, ça réunissait une communauté importante sur Skyrock, il y avait vraiment un public pour ça ! J’avais des milliers de lecteurs à ce moment-là alors que j’étais au collège. C’était comme pour Samuel au départ. Je postais, j’avais des retours immédiats. C’était super, ça me donnait envie de raconter une suite aux histoires et je tenais en haleine mes lecteurs. Le blog m’a appris ça : avoir conscience qu’il y a un public qui va suivre tes aventures.

Ça s’appelait comment ?

E.T. : Ah, je ne dis pas ! Je me cachais, je ne donnais pas mon nom et mon prénom. Depuis, Skyrock a supprimé tous les blogs, j’étais ado, j’écrivais sur une star, sur une histoire d’amour, il y avait des trucs un peu honteux ! Ce sentiment d’écrire vraiment ce dont j’avais envie me procurait de l’émotion. Avec Samuel, j’ai retrouvé cette idée d’aller vraiment du côté du plaisir coupable. Quand tu es à l’école, qu’il y a les autres étudiants, que tu défends le cinéma d’auteur, tu n’oses pas trop écrire sur des trucs de jeune, des histoires d’amour car tu sens le regard des autres. Du coup, tu peux être amenée à te censurer.

À un moment, Samuel est devenu un projet costaud. Comment as-tu intégré le principe d’un producteur dans ta vie ?

E.T. : Ça s’est fait en deux temps avec Damien Megherbi des Valseurs. D’abord, j’ai posé le premier épisode de Samuel sur les réseaux. Je ne sais pas comment, mais l’épisode s’est propagé et des producteurs sont tombés dessus. Damien m’a envoyé un message, il était le premier. Il m’a dit : « C’est super, si tu as un projet de court-métrage, envoie-le nous ». Pour moi, Samuel, c’était juste mon projet plaisir. Je ne me disais pas que ça allait être quelque chose de professionnel. J’ai écrit un court-métrage où je suis retombée dans cette idé du regard extérieur. C’était au pastel, plus sérieux. Je me disais que c’était ça qui allait l’intéresser. Je lui ai envoyé le projet, il a mis 5 mois à me répondre, malgré des relances. J’ai continué avec Samuel. Je continuais de faire des épisodes. On s’est dit qu’on allait essayer de faire quelque chose de ce côté. Il ne savait pas où on allait le caser. Tout de suite, il m’a laissé la liberté de faire ce que je voulais. Je ne sentais pas qu’il allait modifier mon projet. C’est ça que j’aimais bien dans son approche. C’était la première série des Valseurs. C’était un peu compliqué mais chouette qu’on avance en même temps. On découvrait tout ça ensemble, y compris Arte. Ils n’avaient jamais fait de série d’animation de ce genre. Tout était nouveau pour tout le monde. On acceptait plus mon procédé d’écriture. On m’a laissé toute la liberté possible pour écrire. Quand ça grossit, quand on sent qu’il y a plus de financement, quand on reçoit plus de retours, ça fait toujours un peu peur. On a l’impression que ça nous échappe, que ça va trop vite.

À quel moment as-tu commencé à sentir que ça allait trop vite ?

E.T. : Je crois que que c’était au Cartoon Forum à Toulouse. Là, tout le monde était très pro. C’est un événement qui est très professionnel. Samuel était au milieu de séries en 3D, ne ressemblait à rien d’autre. Au tout début, quand on était à l’école, on se disait que la série, ce n’était pas trop pour nous. La série, c’était les autres, c’est les Américains. C’était un monde que je ne connaissais pas du tout : il faut réfléchir aux cibles, aux diffuseurs. … C’est vrai que le court-métrage, c’est tellement différent.

Les courts que tu as fait à l’école, Tour de main et Promenade sentimentale, fonctionnent autour du mouvement, de la voix. Mais ce que j’ai trouvé chouette, c’était ton utilisation de la couleur, du pastel.

E.T. : Oui, j’aimais bien ça, j’aime toujours le pastel. J’adore ce truc d’aplat, de texture. J’ai l’impression que c’est facile.

Ça constante beaucoup avec Samuel où il y a juste le trait et le blanc tout autour…

E.T. : Avec Samuel, je savais qu’il y aurait des dessins moches, mais je voulais les garder. Je voulais sentir le trait qui vibre au fur et à mesure et que ça raconte quelque chose. On est emporté dans l’histoire avec le trait. Je voulais vraiment faire abstraction du regard de l’autre. Tout le temps. C’était un peu égoïste au départ, c’était pour me faire plaisir, pour faire plaisir à mes proches aussi.

Comment as-tu conçu la prépa de Samuel ?

E.T. : C’était très instinctif. J’ai plein d’onglets de traitement de texte ouverts, sur l’ordinateur. De temps en temps, j’écrivais pour me mettre plus en mode journal. En tapant très vite sur l’ordinateur, je laissais fuser plein de choses, même des choses auxquelles je ne réfléchissais pas en amont. Je laissais un peu parler le subconscient. En tapant vite, il y a un peu tout qui arrive et après, j’écrème, je trie.

C’est un peu comme l’écriture automatique.

E.T. : Oui, Je pense qu’avec Samuel, ce système était utile pour faire sortir des mots incongrus. Je me dis que l’enfant est un peu comme ça. Il ne réfléchit pas, surtout en écrivant son journal. On ne se dit pas que quelqu’un va le lire.

Je verrais bien des workshop avec des enfants en train de taper leur propre Samuel.

E.T. : Oui, ce serait marrant !

Tu connaissais Annecy avant de venir cette année ? Tu étais déjà venue en tant qu’étudiante ? C’était quoi ton ressenti à ce moment-là ?

E.T. : Là, je vois les étudiants et les étudiantes et je me retrouve à me dire : « Waouh, tu es au milieu des professionnels ! ». À l’époque, je me disais : « Si ça se trouve là, dans le café, il y a un réalisateur super connu ! ». Je n’appartenais pas encore à ce monde. Avant, on essayait de rentrer aux soirées, on se faisait refuser l’accès. C’était un peu ingrat parfois, mais en même temps, c’était nouveau. On sentait qu’il se passait quelque chose, il y avait tellement de films et tellement de monde à la fois !

Quand on ne connaît pas la personne, on fait des petites recherches sur Wikipédia. Sur ta fiche, il est mentionné que tu as été une étudiante dans The French Dispatch de Wes Anderson. Comment t’es-tu retrouvée sur ce projet ?

E.T. : J’ai fait pas mal de choses avec ce film, à mon niveau ! J’ai fait les peintures qu’on voit dans le film et qui sont hyper abstraites. Ils cherchaient une doublure corps pour Léa Seydoux. Ils voulaient quelqu’un de souple, ma prof de yoga a donné mon nom. Il y a eu un casting et j’ai été prise. Après, on m’a reprise pour faire de la figuration. Mais le plus intéressant, c’était que j’ai fait une doublure lumière pour Léa Seydoux et Tilda Swinton. J’arrivais avant elles sur le plateau et puis c’était à leur tour. Je les voyais jouer, j’étais impressionnée, je me disais : « C’est fou d’être une actrice » !

Ça pourrait t’intéresser, la direction d’acteurs ? Je ne sais pas si tu as déjà envisagé Samuel en fiction, mais en te déchargeant du corps et des voix, tu pourrais laisser les autres camper tes personnages….

E.T. : En même temps, ça me fait un peu peur. La direction acteurs, ça pourrait m’intéresser, mais s’il y a un truc rassurant dans l’animation, c’est qu’il y a tout justement. Avec Samuel, j’avais un peu tout à disposition : ma voix, mon corps. J’aimais bien sentir le fait que j’avais le contrôle facile sur les choses. Après, on apprend justement à déléguer. C’était très bien aussi de travailler avec les équipes, les animateurs. Mais j’aime bien savoir que le monde que j’ai créé est tout près de moi. Et dans la fiction, il y a énormément d’interlocuteurs et de métiers que ça me semble encore inconnu et très mystérieux. La fiction n’est pas forcément une envie majeure. J’aime trop l’animation.

Propos recueillis par Katia Bayer

Joanna Quinn : « Avec l’animation, je peux jouer sans être vue »

Animatrice et réalisatrice britannique, Joanna Quinn s’est vue remettre un Cristal d’honneur lors de la cérémonie d’ouverture du Festival d’Annecy. Très reconnue et appréciée dans le milieu de l’animation, elle a été primée pour ses courts aux Bafta, aux Emmy, à Annecy et a été nommée deux fois aux Oscars. À l’occasion de sa venue au festival où tout a démarré, elle fait le point sur l’humour, le dessin qui l’a aidée à se construire, l’avancée des femmes dans le cinéma et l’intérêt porté pour les petites équipes.

© Annecy Festival / S. Clement

Format Court : Vous êtes venue à Annecy pour la première fois en 1987 avec votre film Girls Night Out. Votre photo d’accréditée a été projetée lors de la cérémonie d’ouverture.

Joanna Quinn : Oh mon Dieu, oui !

Vous êtes habituée aux interviews maintenant, mais vous souvenez-vous de vos toutes premières ?

J.Q. : Non, pas du tout. Je ne me souviens pas avoir été interviewée au début… Quand est-ce que ça a commencé ? Peut-être après mon premier film. J’étais très effrayée, je pense. J’imagine que c’est le cas parce que l’animation est un travail très solitaire. En plus, la plupart des journalistes étaient des hommes. Girls Night Out montrait un strip-teaseur masculin, on me posait des questions sexistes, comme : « Détestez-vous les hommes ? ». C’était dur, surtout que j’étais très jeune. Il y a eu beaucoup d’antagonismes avec ce film.

Ce film a-t-il tout changé pour vous ?

J.Q. : Oui, surtout sur le plan médiatique. C’était la première fois que je venais à Annecy. C’était mon tout premier festival. Comme je faisais mon film toute seule, je n’avais pas conscience du public en face. Je pensais juste que mon film allait faire rire, et je ne réalisais pas combien il y avait peu de films sur les femmes. En Grande-Bretagne, on était un peu plus avancé sur la question des représentations féminines. Quand j’ai vu mon film à coté de ceux réalisés par les hommes, dont certains étaient vraiment sexistes, j’ai bien senti qu’il n’y en avait pas beaucoup avec des personnages féminins forts, à part chez Michaela Pavlátová. J’ai compris que j’avais une certaine responsabilité.

C’est une grande responsabilité de vouloir faire la différence, surtout quand on est jeune. Pour vous, que représente un personnage féminin fort ?

J.Q. : C’est quelqu’un qui guide l’histoire. Ce n’est pas forcément politique, ça n’a pas besoin d’être un manifeste. C’est juste un point de vue. C’est un personnage qui doit juste être vu à travers les yeux d’une femme.

« Girls Night Out »

Vous parliez du Royaume-Uni, de vos débuts… Vous aviez déjà un lien avec l’animation ?

J.Q. : À l’université, je faisais des études de design graphique, pas d’animation, et il n’y avait pas vraiment d’autres animateurs autour de moi. J’ai fait mon film d’études, Girls Night Out, sans penser à un avenir dans l’animation. Ensuite, on m’a conseillé d’ajouter une bande-son et de l’envoyer à un festival d’animation. J’ai choisi Annecy… un peu par hasard !

Et ensuite ?

J.Q. : Le premier festival où j’étais allée, c’était celui de Londres, mais ce n’était pas un festival d’animation à proprement parler. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait à l’international. Ici, à Annecy, je me suis retrouvée face aux studios américains. Mais à l’époque, MTV avait émergé, il y avait beaucoup de vidéos musicales, d’animations intéressantes et d’expérimentations visuelles.

Vous êtes passée par l’illustration. Vous dessinez depuis toujours ?

J.Q. : Oui, je suis enfant unique. J’étais souvent seule, petite. Le dessin m’a toujours apporté du réconfort, il m’a permis de m’évader. Mes parents étaient en train de divorcer, j’étais obsédée par le dessin.  Ça a été une bouée de sauvetage. J’avais le contrôle, c’est devenu un peu une ligne de vie essentielle.

Vous avez fait beaucoup de courts-métrages. Qu’est-ce qui vous attire dans ce format ?

J.Q. : Je ne pense pas en termes de long métrage. J’adore le processus : dessiner, produire, envoyer le film à un festival, être avec d’autres cinéastes, comme ici. C’est tellement beau. Un court-métrage peut raconter une très grande histoire. Et comme je dessine chaque image à la main, c’est un format qui me convient.

Est-ce que vous travaillez seule ?

J.Q. : Non, j’ai une petite équipe : mon partenaire, Les, Marcia Rojas, mon assistante de toujours), et quelques autres. Quand on est très occupés, on est six.

« Affairs of The Art »

Vous étiez l’une des rares femmes animatrices à vos débuts. D’ici quelques jours, votre court, Affairs of the Art, sera présenté dans un focus consacré aux femmes animatrices de ces dernières années. Ca peut être compliqué d’être une source d’inspiration et une référence. Comment voyez-vous l’évolution pour les femmes dans le milieu ?

J.Q. : Il y a eu énormément de changements. Il y a beaucoup plus de films faits par des femmes, sur des sujets féminins, et ils sont acceptés. Dans les studios ou dans le jeu vidéo, je ne sais pas si c’est aussi avancé. Mais pour les courts-métrages, oui, car ils demandent moins d’argent, une équipe moins grande.

Quand on vous entend, on reconnait certains de vos personnages. Vous faites beaucoup de blagues, de grimaces, vous riez beaucoup. Avez-vous envisagé de devenir actrice ?

J.Q. : Oui ! Je voulais être actrice, mais je n’ai pas été plus loin. J’ai compris que l’animation, c’est une forme d’interprétation. Je peux jouer sans être vue. Je suis capable d’agir à travers mes dessins, de rendre un personnage crédible, de faire réagir le public émotionnellement. C’est ça, mon défi, mon « pouvoir ».

Qu’est-ce qui vous fait rire ?

J.Q. : Les petites choses, les réactions des gens, la vie quotidienne. Au cinéma, je ris tout le temps. Ma mère était une femme très drôle, très entourée. J’ai grandi dans un environnement où on riait beaucoup. Je pense que ça m’a marquée.

On veut toujours être représenté comme le plus beau et le plus intelligent. Or, dans vos films, vous montrez les corps comme ils sont, avec leurs formes, leurs défauts, et les comportements privés, parfois gênants, souvent à la limite du ridicule, mais on est malgré tout beaucoup d’affection pour vos personnages. D’où vient cet intérêt ?

J.Q. : Sans doute de ma mère. Après le divorce de mes parents, je vivais avec elle. Elle était très sociable, il y avait beaucoup de femmes autour d’elle. Elle avait beaucoup de problèmes aussi. Il y avait toujours beaucoup d’alcool dans notre maison, beaucoup d’humour et beaucoup de femmes très bruyantes. Je suppose que j’étais le témoin de cette amitié, cette solidarité qui a aidé ma mère à survivre. Ses amies m’ont aidée aussi. Du côté de mon père, il y avait beaucoup de politique — ils venaient de Belfast, ils étaient tous communistes, très engagés. Mes films sont un mélange des deux : l’humour, la solidarité féminine… et un fond plus sérieux, plus politique parfois. Je conçois mes films comme amusants mais pas frivoles, des films qui ont toujours du sens et qui ont peut-être un message.

Vous privilégiez l’animation traditionnelle, le dessin, et le crayon de couleur. Avez-vous déjà été tentée par d’autres techniques ?

J.Q. : Pas vraiment. J’aime le dessin sur papier. J’ai essayé le digital pour mon dernier film avec une tablette Cintiq pendant six mois, mais ça ne m’a pas plu. J’aime le défi de l’apprentissage mais j’aime surtout le contact avec le papier. C’est ce qui me rend heureuse.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : la critique de Girls Night Out

Tawfeek Barhom : « Les gens doivent s’habituer à écouter nos histoires »

Tawfeek Barhom est connu comme acteur. Il a joué dans Mon fils d’Eran Riklis, La Conspiration du Caire de Tarik Saleh, Les fantômes de Jonathan Millet comme dans The Way of the Wind, le prochain film de Terrence Malick. Pourtant, l’acteur se voit plutôt dès le départ comme un réalisateur, un raconteur d’histoires. Ayant franchi le cap, il a reçu pour son premier film, I’m glad you’re dead now, la très convoitée Palme d’or du court-métrage 2025. À Cannes, Tawfeek Barhom, d’origine palestinienne, a parlé, pendant un long moment (chose précieuse dans un tel festival), du masque qu’il avait à porter en Israël, de sa passion pour les langues, de ses années de galère, de l’autodidactisme (un mot qui est beaucoup revenu dans nos interviews cannois) et de la nécessité pour les artistes des minorités de raconter leurs propres histoires et d’investir les plateaux.

Format Court : Comment tout a commencé pour toi ?

Tawfeek Barhom : J’ai toujours voulu faire des films, en réaliser. Je ne voulais pas nécessairement être acteur au départ, mais je voulais réaliser, raconter. Sauf que je n’avais pas les moyens pour intégrer une école de cinéma. Alors j’ai pris des chemins de traverse pour me rapprocher du milieu du cinéma, commencer à vraiment apprendre. Un jour, Ron Leshem, un écrivain israélien que j’avais contacté sur Facebook m’a proposé un rôle dans une série, Euphoria. C’est comme ça que j’ai mis un pied dans ce monde. J’ai décroché un peu plus tard un premier job, un rôle principal dans Mon fils d’Eran Riklis. J’ai eu de la chance car j’ai enchaîné avec des gens incroyables, comme Tariq Saleh et Terrence Malick. Ca, ça a été incroyable pour moi, j’ai appris plein de choses, et à un moment, j’ai pu faire mon premier court-métrage. Maintenant, je bosse sur un premier long-métrage.

En gros, on a fini l’interview, c’est le truc le plus court que j’ai jamais fait ! Plus sérieusement, pour t’approcher du métier de réalisateur, tu aurais pu envisager d’autres moyens : la technique ou la régie par exemple. Tu as choisi des auditions. Qu’est-ce qui t’a quand même orienté vers le jeu, vers l’envie de porter les histoires des autres réalisateurs ?

T.B. : Jouer, pour moi, c’est prolonger le besoin de raconter. C’est aussi politique. On m’a souvent demandé en Israël et à l’extérieur comment j’ai appris à jouer. Je répondais qu’en tant que Palestinien en Israël, il fallait constamment jouer un rôle. En Israël, si tu es palestinien, tu dois vraiment toujours jouer, tu dois parler hébreu parfaitement, sans accent, sinon, tu auras des difficultés. C’est quelque chose qui m’a aidé pour nourrir mon jeu, cette tension.

De quelle façon l’expérience sur Mon fils a été fondatrice ?

T.B. : J’ai passé dix auditions. C’était dur, mais ce rôle-là, c’était mon histoire. Un Palestinien vivant dans un pensionnat juif, c’est quelque chose que j’avais vécu. L’histoire m’a bouleversé. Elle a résonné avec ma propre vie, ça a agi comme une thérapie. Ça a été un tournant : j’ai compris que ce serait ma seule chance en Israël, que ce serait le rôle principal et le dernier dans ce pays.

« Mon fils »

Il y a quand même des séries, il y a quand même d’autres réalisateurs en Israël.

T.B. : Non, désolé. On me proposait plein de projets mais c’était toujours des rôles de terroriste. Du coup, j’ai quitté le pays, j’ai appris l’anglais, j’ai profité d’un festival en Belgique pour ne pas revenir. C’était la première fois que je quittais le pays tout seul. C’était hallucinant parce que je me suis senti comme un être humain pour la première fois. En Israël, tu dois vraiment avoir un masque en tant que Palestinien, tu dois toujours cacher ton identité. En arrivant en Belgique, je me suis dit : « Ça y est, c’est fini, je n’y retourne pas ». C’était en 2013-2014, j’ai dit à mes voisins de récupérer mes affaires car je ne reviendrais pas. J’ai fini à Amsterdam, je dormais dehors avant qu’un gars très gentil, avec qui j’ai fait un court-métrage, ne m’héberge pendant un moment. Là, j’ai commencé à chercher un agent, Même si j’avais fait un film israélien, à l’international, j’ai dû recommencer par des petits rôles. Il y a des idées très arrêtées dans ce métier. Les gens se disent : « Ah, Tawfeek, c’est un Arabe, il peut jouer 2 choses : un terroriste ou un saint ». Moi, j’ai fait plein de Jésus et de terroriste. À un moment, j’ai préféré arrêter que faire les choses mal.

C’est courageux aussi parce qu’il faut travailler et aussi, c’est un milieu où il ne faut pas se faire oublier, où il y a de la concurrence, où tu n’es pas le seul Arabe.

T.B. : Exactement. J’ai été un SDF pendant un bout de temps. J’étais très têtu. Je me disais que je si je gardais le cap, ça marcherait.

Comment t’es-tu retrouvé sur le projet des Fantômes ?

T.B. : C’était après La Conspiration du Caire. Céline Roustan m’a écrit, elle fait partie du comité des courts-métrages à Cannes et m’a dit être mêlée à un film français. Elle m’a demandé le contact de mes agents. Jonathan (Millet) m’a envoyé le scénario. Moi, j’aime bien les langues. J’avais déjà fait un film en arabe, en anglais et en grec. J’avais toujours eu l’idée que je voulais vraiment me lancer dans un film français.

« La Conspiration du Caire »

Pourquoi ? Pour compléter la palette des langues ou parce qu’il y avait quelque chose autour du cinéma français ?

T.B. : Je suis convaincu que je suis un artiste et que je peux tout faire. Je ne suis pas juste un Arabe qui joue un Arabe. J’avais envie de faire un film en français. Et c’est mon délire, les langues. J’aime bien les langues, j’aime bien les apprendre. Je ne parle pas très très bien le français. J’ai un petit peu d’accent mais je m’améliore. J’avais deux mois avant le tournage pour apprendre la langue française. J’ai commencé un peu à le parler parce que j’avais envie de me débrouiller. J’ai appris le scénario en phonétique, il y a eu le tournage et j’ai continué à apprendre à travers des podcasts. Je suis autodidacte. J’ai besoin de réfléchir, de décortiquer les significations.

Est-ce que qu’en voulant maîtriser une langue à tout prix, c’est un peu comme si tu voulais maîtriser un rôle à tout prix, en vivant vraiment le texte ? Ce n’est pas juste apprendre par cœur, c’est comprendre les intentions, mais aussi choisir les mots qui sont utilisés.

T.B. : Oui, j’ai grandi avec deux langues et après j’ai étudié l’anglais. Quand tu parles la langue de l’autre, tu changes la dynamique. Quand tu parles français, grec, anglais ou hébreu, tu t’ouvres. Moi, j’ai grandi entre les langues, alors ça m’est naturel. Parler une autre langue, ce n’est pas juste faire exprimer ce que tu as à dire, c’est convoquer la culture et les nuances du monde. C’est très important pour moi.

Je ne connais pas ton histoire de base, mais je compris qu’en grandissant dans ce pensionnat, tu as rencontré un fossé financier et probablement aussi culturel. Ce n’est peut-être pas une revanche mais tu récupères d’une certaine manière ta place…

T.B. : Je contourne beaucoup.

« I’m Glad You’re Dead Now »

Oui, mais tu t’approches. Nous aussi, on a pas mal contourné. Comment ton film I’m glad you’re dead now s’est-il mis en place ?

T.B. : J’ai compris que si je voulais vraiment faire un film, je devais écrire. En 2017, je m’y suis mis, j’ai commencé à me former tout seul. J’ai commencé à écrire des longs-métrages. Je ne savais pas comment écrire des courts, à chaque fois que je m’y mettais, ça prenait 30 pages, je trouvais l’exercice très difficile. Ce qui a changé tout pour moi, ça a été le travail avec Tariq Saleh et Terrence Malick. Malick voulait me prendre 3 jours pour jouer Jésus mais j’avais déjà fait 2-3 films de Jésus, je ne voulais pas y aller. Mon agent a pété un câble, mais mon mon but, c’était d’apprendre. J’étais d’accord pour y aller mais pour plus de temps, pour apprendre. À un moment, Terrence Malick m’a appelé. Finalement, il m’a dit que je jouerais Jean et que je serais avec eux tout le long du projet. Comme Terrence Malick laisse les gens faire ce qu’ils veulent, moi, je ne voulais pas me battre pour être dans le cadre, je ne voulais pas lutter. Le lendemain, à 5h du matin, il m’a donné 15 pages et m’a donné 4 minutes pour me familiariser avec les répliques. Il m’a demandé de danser, ça lui a plu. Sur le tournage, à un moment, je devais aller me changer mais je suis allé filmer avec la deuxième équipe. Quand il m’a vu, il s’est marré. Il m’a laissé me familiariser avec la caméra, les figurants, … Par la suite, il m’a donné une lettre de recommandation qui m’a permis de faire mon film en Grèce. Tarik m’a aussi donné des conseils qui m’ont beaucoup aidé pour ce film.

Pour ce premier film, tu t’es retrouvé devant la caméra. Pas évident !

T.B. : Au début, je ne voulais pas y jouer. Mais Ashaf (Barhom) m’a dit qu’il était partant pour en être mais qu’il fallait que j’en sois aussi. C’était un peu une condition, j’ai fini par le faire. C’était compliqué car on a tourné en Grèce en 45 minutes pendant deux jours.

C’est très peu…

T.B. : Oui, c’était à cause de la lumière.

Comment ça s’est passé ?

T.B. : Le plateau, c’est là où je devais être. J’étais calme. Tout le monde peut te donner des conseils, mais il faut rester concentré.

Qu’est-ce que tu voudrais raconter dans tes films ?

T.B. : Je ne sais pas tout à fait ce que je vais dire ou raconter, mais je sais que ça concerne toujours la même chose, au fond : une mémoire, un trauma, un lien à l’exil, à Jésus, à l’identité multiple. Je commence à écrire quelque chose, puis, sans m’en rendre compte, ça revient. Toujours. Mon prochain projet sera très différent, il sera plutôt un film d’espionnage mais il évoquera encore cette même mémoire du traumatisme.

« Les fantômes »

Adam Bessa avec qui tu as joué dans Les Fantômes vient de se mettre à la réalisation. Vous vous soutenez ?

T.B. : On a beaucoup traîné ensemble. C’est un pote à moi. Je l’adore ! On reste une minorité mais on est des artistes. Les gens doivent s’habituer à écouter nos histoires. Bien sûr, quelqu’un comme Boris Lojkine qui a fait L’histoire de Souleymane est génial. A l’inverse, beaucoup de gens portent des récits sociaux au cinéma ou parlent de minorités parce que c’est sexy alors qu’ils n’y connaissent rien. Je ne veux pas être enfermé dans une forme d’orientalisme. Je ne veux pas m’investir dans des trucs comme ça.

On a fait l’interview dans un café, on a pris le temps de se parler. C’est mieux que sur une terrasse où une attachée de presse nous interrompt au bout de 15 minutes.

T.B. : Moi je déteste.

C’était ta troisième fois à Cannes. Comment résistes-tu à l’attention de la presse, à la pression de la promotion, à ton emploi du temps resserré ?

T.B. : En tant que comédien, c’est dur. C’est très intense, dur à gérer, tu donnes beaucoup, mais ça fait 13 maintenant. Le recul vient avec l’expérience.

Te positionner comme réalisateur t’offre-t-il déjà une autre distance ? T’habitues-tu déjà à ce mot-là ?

T.B. : Oui, oui. Je me suis habitué. J’étais déjà réalisateur. C’est en moi. Je suis très heureux de pouvoir faire du cinéma. J’apprends en faisant. Maintenant, j’ai envie de continuer. D’écrire, de filmer, de raconter. Mais mes histoires, pas celles qu’on écrit pour moi. Il faut arrêter de parler à la place de. Il faut donner les moyens aux artistes des minorités de raconter les choses par eux-mêmes. C’est ça qui m’anime.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : la critique du film

Reprise des After Short ! Spécial Cannes 2025 !

En collaboration avec l’ESRA et le soutien de l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma, le magazine Format Court vous invite à la reprise de ses After Short autour du Festival de Cannes, organisés cette année à l’ESRA Campus Beaugrenelle (Amphithéâtre Jean Renoir, 37 Quai de Grenelle, 75015 Paris).

Ce nouveau cycle, organisé les lundi 23 et 30 juin prochain à 19h, proposera 2 rencontres autour des courts et des premiers longs-métrages, toutes sections confondues, programmés au dernier Festival de Cannes. Ces soirées sont accessibles aux étudiants de l’ESRA comme au grand public. De nombreux·ses professionnel·les (réalisateur·ices, producteur·ices, membres de comités de sélection) y sont attendu.e.s. Pour réserver votre place à notre soirée du lundi 23 janvier, cliquez ici !

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours d’auteurs et producteur.trice.s qui bâtissent le cinéma d’aujourd’hui et de demain, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail, comprendre le fonctionnement du Festival de Cannes et de ses section parallèles et poursuivre ces discussions autour d’un verre ?

Un After Short, comment ça se passe ?

En amont : les photos et bios des intervenants ainsi que les liens de visionnage des courts sont mis à la disposition des personnes ayant réservé leur place. Le jour J, le public a ainsi la possibilité de participer activement à la discussion qui s’engage avec les équipes de films.

Lors de l’évènement : les équipes (réalisateurs.trices et/ou producteurs.trices, membres de comités de sélection) se succèdent sur scène pour une intervention et un échange avec le public d’une dizaine de minutes chacune. Deux animateurs sont là pour introduire leur travail et vous donner la parole.

Info, rappel : il n’y aura pas de projection de films au cours de la soirée.

Après la rencontre : un cocktail est organisé à l’ESRA. C’est entre autres l’occasion de poursuivre les discussions de façon plus informelle avec les équipes présentes.

Intéressé(e)s par l’After Short ? Si vous souhaitez assister à l’événement du lundi 23 juin (spécial courts de Cannes), reportez-vous aux infos pratiques mentionnées ci-dessous.

Nos invités

Pierre Ashby-Chablin, membre du comité de sélection, compétition officielle

Léo Ortuno, coordinateur du comité courts-métrages de la Semaine de la Critique

Caroline Maleville, membre du comité de sélection de la Quinzaine des Cinéastes

Timon Koulmasis, membre du comité de sélection de la Cinéf

Sandra Desmazières et Olivier Catherin, réalisatrice et producteur de Fille de l’eau (compétition officielle)

Grégoire Graesslin et Laurine Pelassy, réalisateur et productrice (Les Films de la Capitaine) de Dammen (compétition officielle)

Jérémy Zelnik, co-producteur (Dibona Films) de The spectacle de Bálint Kenyères (compétition officielle)

Róisín Burns et Mathilde Delaunay, réalisatrice et productrice (Barberousse Films) de Wonderwall (Semaine de la Critique)

Jocelyn Charles, réalisateur de Dieu est timide (Semaine de la Critique)

Clara Marquardt, productrice (Les Valseurs) de Samba infinito de Leonardo Martinelli (Semaine de la Critique)

Samuel Suffren, réalisateur de Cœur Bleu (Quinzaine des Cinéastes)

Roméo Bertrand, producteur (Don Quichotte) de +10k de Gala Hernandez López (Quinzaine des cinéastes)

Jules Vésigot-Wahl et Youssef Amar, réalisateur et producteur (La Fémis) de Le Continent Somnambule (La Cinéf)

Valentin Leblanc et Delphine Duez, co-producteurs (Black Boat, White Boat) de Winter in March de Natalia Mirzoyan (La Cinéf)

En pratique

Lundi 23 juin, 19h. Amphithéâtre Jean Renoir. ESRA Campus Beaugrenelle, 37, Quai de Grenelle, 75015 Paris.

Tarif étudiants ESRA : gratuit (réservations : communication@esra.edu).
Tarif grand public : 5€ (uniquement en ligne, dans la limite des 50 places disponibles)

Infos concernant l’événement After Short (lundi 30 juin, spécial premiers longs, Cannes 2025) : à venir

Festival d’Annecy 2025

Le Festival d’Annecy 2025, qui a ouvert ses portes le 8 juin, accueillera une nouvelle fois des milliers de passionnés d’animation du monde entier. L’édition 2024 avait rassemblé plus de 17 000 accrédités issus de 100 pays, confirmant son statut de rendez-vous majeur du secteur. Cette année encore, le festival proposera une semaine de projections, de rencontres professionnelles et d’événements dédiés à l’animation sous toutes ses formes.

Focus sur l’animation hongroise

Cette année, le festival met à l’honneur l’animation hongroise, avec des projections de classiques tels que Heroic Times de József Gémes (1985) et The District! d’Áron Gauder (2004). L’affiche officielle, conçue par Raman Djafari, s’inspire de l’art folklorique hongrois et de la broderie Kalocsa, reflétant l’identité visuelle unique de cette édition.

Sélection officielle et grands noms

La sélection officielle présente des longs-métrages très attendus, tels que Zootopie 2 de Jared Bush, Les Bad Guys 2 de Pierre Perifel, Elio de Pete Docter, Prends garde à toi ! de Sébastien Laudenbach et Éléa Gobbé-Mévellec, ainsi que The Cat in the Hat d’Alessandro Carloni.

Côté séries, des projets innovants comme Long Story Short de Raphael Bob-Waksberg (créateur de BoJack Horseman) et Tom Clancy’s Splinter Cell : Deathwatch de Guillaume Dousse et Félicien Colmet Daâge sont au programme.

Courts métrages et talents émergents

Le festival continue de soutenir les talents émergents avec une sélection de courts métrages et de films de fin d’études. Les Pitchs Mifa offriront une plateforme aux projets en développement, mettant en lumière la créativité des nouvelles générations d’animateurs.

Conférences et personnalités invitées

Parmi les personnalités honorées cette année figurent Matt Groening, créateur des Simpsons, Michel Gondry, qui présentera son nouveau film Maya, donne-moi un autre titre, et Joanna Quinn, réalisatrice britannique renommée. Des conférences et panels enrichiront le programme, avec des intervenants tels que Raphael Bob-Waksberg, Aaron Blaise, et des représentants de studios majeurs comme Adult Swim, Warner Bros. Discovery et Toei Animation. Cette année, promet une très belle édition qui célébrera, comme à l’habitude, la richesse et la diversité de l’animation mondiale.

Anouk Ait Ouadda

Retrouvez dans notre dossier (sujets à venir) :

Notre reportage sur le festival

L’interview de Réka Bucsi, réalisatrice et jurée (Hongrie)

L’interview de Émilie Tronche, réalisatrice de la mini-série Samuel

L’interview de Joana Quinn, Cristal d’honneur

Sayyid El Alami : « Il faut accepter la beauté comme la violence du métier »

Vu dans les séries Messiah et Oussekine, mais aussi dans les longs La Pampa d’Antoine Chevrollier et Leurs enfants après eux de Zoran et Ludovic Boukherma, Sayyid El Alami a participé lui aussi cette année à Cannes aux 10 to Watch d’Unifrance mettant en avant une sélection de comédiens et réalisateurs. À l’occasion de cet échange, il convoque le foot, l’improvisation, le bluff, la liberté (un mot qui revient souvent), le feeling et le lâcher prise.

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Format Court : Tu as fait quelques courts avec Sofia Alaoui, Félix Imbert, Hakim Mao, … Qu’est-ce que le court a pu t’apporter en tant qu’acteur et aussi en tant que personne ?

Sayyid El Alami : Le court-métrage m’a beaucoup apporté. Ça m’a donné un aperçu d’un plateau, ça m’a permis d’approcher le tournage sans la pression énorme d’un long-métrage. Le court, ça te permet de tenter des choses, de découvrir tout l’envers du décor dans quelque chose de plus restreint, mais qui peut être aussi grand, touchant et incroyable qu’un long-métrage. C’est une belle porte d’entrée.

Tu es passé par l’association 1000 Visages qui forme des jeunes acteurs. Quel projet as-tu fait avec eux à ce moment-là ?

S.E.A. : À l’époque, ils faisaient un projet appelé « Cinétalents », mais je n’ai pas eu la chance de le faire. J’ai participé à un spectacle pour les 10 ans de 1000 Visages, en 2017, je crois. C’était un spectacle au théâtre du Gymnase, construit à partir d’impros. J’y suis resté six mois, et j’y ai rencontré des gens formidables, mes meilleurs amis. Ça m’a donné confiance, et surtout, je me suis senti moins seul dans l’envie de faire ce métier.

Ce sentiment de solitude, tu l’avais ressenti par le passé parce que tu trouvais que c’était compliqué d’accéder à ce métier-là ?

S.E.A. : Je le sens toujours. Au début c’est d’autant plus violent, mais c’est toujours difficile. Quand tu mets un pied là-dedans, tu sais que ce n’est pas aussi simple que cela. Pour faire du cinéma, il faut se montrer patient, savoir ce qu’on veut. C’est une discipline de vie, pas juste de travail. Il faut accepter la beauté comme la violence du métier.

Et tu as des garde-fous quand même face à cette violence ?

S.E.A. : Oui, comme dans la vie. Mon entourage, mes proches. Si je n’avais pas été acteur, j’aurais voyagé, découvert d’autres métiers. Je ne sais pas si en tout cas j’aurais eu le courage de me tuer pour l’argent, à faire une école de commerce, d’ingénieur par exemple. J’aime la musique, la physique quantique, l’astronomie, même la médecine aujourd’hui. J’ai toujours été curieux. Petit, je voulais déjà apprendre les langues. Aujourd’hui, être acteur me permet d’explorer un milliard de choses. Si je n’avais pas fait ça, je me serais autorisé un milliard de choses aussi.

C’est marrant parce que j’ai interviewé Adam Bessa tout à l’heure. Il y a des choses en commun dans vos discours. La notion de liberté, le fait de ne pas faire les choses pour l’argent, la curiosité.

S.E.A. : J’en ai besoin aussi, de l’argent (rires) !

Je n’ai pas dit qu’il ne faut pas en avoir, mais jusqu’où va le sacrifice ? Jusqu’où tu vas pour être toi-même ?

S.E.A. : Il y a des gens qui ont tellement d’argent et qui ne ressentent aucune liberté. C’est propre à chacun de trouver l’équilibre qui fait qu’on se sent libre.

« La Pampa »

Ce sentiment de liberté, est-ce que tu le perçois au moment où les scénarios t’arrivent et où tu valides un choix de projet ?

S.E.A. : Pas encore. C’est comme si j’étais à l’entraînement. C’est comme si je construisais un peu les bases de ma carrière, de ce que je veux, de montrer ce que je sais faire. Après, je suis quand même assez libre avec ce métier.

Tu parlais d’entraînement… Tu voulais faire du foot à l’origine, non ?

S.E.A. : Oui, j’ai longtemps joué. J’ai quitté Toulouse à 17 ans. Le foot m’a appris l’abnégation, la discipline, la dure réalité, la violence derrière tout ça : peu d’élus, très peu d’appelés. Aujourd’hui, de plus en plus, on est dans des trucs d’exploit. Ça devient hyper intense. Je ressens la même chose dans le cinéma, un endroit où il y a beaucoup d’entraînement, il faut arriver en forme sur le terrain, il y a beaucoup de concurrence aussi.

Les premiers cours de théâtre, à la maison de jeunes à Toulouse, ça t’a marqué ?

S.E.A. : Oui. J’avais 13 ans. J’ai arrêté le foot pour ça. Ma mère m’avait dit : « Soit je te paie la licence de foot, soit le théâtre. » J’ai choisi. Au début, j’étais déçu : on faisait des impros. Je voulais apprendre un texte, jouer une scène, pas faire semblant. Mais avec le temps, j’ai compris que c’était la meilleure chose à faire. On apprenait à croire immédiatement à ce qu’on voyait, même si c’était faux.

La technique de jeu, est-ce que t’as le sentiment encore de l’apprendre ? Si je comprends bien, tu t’es formé en mode autodidacte.

S.E.A. : Oui, carrément. À 18-19 ans, je suis arrivé sur Messiah, une série américaine à 90 millions d’euros sans connaître la technique. C’était du bluff, je voulais me bluffer moi-même. J’ai appris sur le tas, pendant la nuit. Je savais juste où était l’arrivée. Je ne savais pas comment y arriver, mais il fallait y aller. S’il y avait une route bien pavée et que devais passer par les ronces, et me tuer avant d’y arriver, je devais le faire. C’est vraiment pendant le tournage de La Pampa que je me suis senti acteur. J’ai commencé à comprendre comment je travaille, comment je joue, à construire mes personnages. J’ai beaucoup lu, observé, écouté. Je me souviens d’une phrase d’un podcast que j’avais écouté. Eric Ruf (acteur, metteur en scène, ndlr) y disait : « La déconcentration est la clé ». J’y réfléchissais, je me disais que c’était un peu bourgeois de dire ça. Dans un sens, c’est trop libre. Avec le temps, avec La Pampa, j’ai compris que c’était ça, que c’était mon processus. J’ai compris l’importance du passé du personnage, plutôt que ce qui se passait dans le film, plutôt qu’une scène particulière du film. Quand tu regardes le passé de quelqu’un, tu arrives à connecter les ponts. Tu peux inventer aussi plein de choses et créer ta propre culture générale sur le tas.

Tu figures au casting du prochain film de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh. Qu’est-ce qui t’a incité à les suivre sur leur projet ?

S.E.A. : J’avais déjà vu leur court Chien bleu il y a très longtemps et leur long, Gagarine. Au festival de Sarlat, je les ai rencontrés tous les deux. Humainement, ce sont des amours. La rencontre, ça compte énormément pour moi. J’ai besoin de sentir les gens et de voir leurs intentions. Quand ils m’ont parlé de leur projet et de leur envie de parler du syndrome de résignation (syndrome étudié en Suède depuis les années 2000, qui induit notamment un état léthargique et comateux, et qui affecte surtout des enfants réfugiés qui ont subi des traumatismes psychologiques, ndlr) que je ne connaissais pas du tout, ça m’a parlé, cela fait partie des trucs que j’ai envie de porter. Faire du divertissement et raconter des choses profondes, c’est réussir à lier tout ce qui est important pour moi. J’ai aussi appris à faire confiance au feeling. Parfois, le scénario manque de quelque chose, mais la personne derrière peut faire toute la différence.

Je m’interroge beaucoup quand je rencontre les comédiens sur la manière dont ils perçoivent le casting et l’attente aussi entre les rôles.

S.E.A. : Ça a été horrible pour moi, par le passé. Je n’ai pas tourné pendant deux ans. Je terminais souvent en finale de casting. J’étais au bout. J’ai décidé de lâcher prise. Si ça doit arriver dans un mois ou dans dix ans, ce n’est pas grave. Mais je ne veux plus que ce métier me rende malade dans l’attente, dans le besoin. J’ai besoin de ma liberté.

C’est quoi ta relation avec la presse, globalement ?

S.E.A. : Ça va. Ce n’est ni un problème ni une passion. Elle est là, avec du bon et du mauvais, comme dans tout, même dans le cinéma. J’essaie de ne pas me focaliser sur le négatif. Je préfère ne pas me sentir repoussé par quelque chose. Je préfère l’accueillir et le laisser partir. Plus tôt, j’avais peur de l’attention que ce métier porte, que ce soit la notoriété, la visibilité. Je n’étais pas bien. Un agent, Matthieu Derien, m’a dit un jour : « Danse avec le diable. » Ce n’était pas par rapport à la presse en particulier mais par rapport au cinéma. J’ai mis du temps à comprendre, mais c’est devenu une devise. Le diable, c’est l’attention, le pouvoir, tu accueilles ce qui t’arriver et tu le laisses partir.

Propos recueillis par Katia Bayer

India Hair : « Le cinéma, un outil d’altérité, d’empathie »

Discrète mais bien là, douce, avec un petit timbre particulier dans la voix, touchante, animée et lucide sur son métier : voici India Hair. Nommée au César du meilleur espoir du féminin pour Camille redouble de Noémie Lvovsky en 2012, on l’a retrouvée dans des films très différents : Petit Paysan de Hubert Charuel en 2017, Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain en 2020, Annie colère de Blandine Lenoir en 2022, Trois amies de Emmanuel Mouret en 2024, .… Mais aussi sur des séries comme Des gens bien et Les enfants sont rois (la liste reste longue, consultez Wikipédia). En courts, on se souvient d’elle dans Le Coup des larmes de Clémence Poésy et dans Queen Size d’Avril Besson (nommé cette année au César du meilleur court-métrage). Alors qu’elle vient de participer à Cannes à la promotion des 10 to Watch, une initiative d’Unifrance mettant en valeur des comédiens et des réalisateurs, elle revient sur ses débuts, son intérêt pour les histoires, son évasion à la campagne et son désir d’écriture.

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Format Court : Vous avez fait confiance à certains jeunes réalisateurs et à certaines jeunes réalisatrices. Avec Avril Besson, vous avez fait un court, Queen size, avant de la suivre sur son premier long, Les Matins Merveilleux. Votre partenaire de jeu est Raya Martigny. Comment a fonctionné votre collaboration ?

India Hair : Avril a commencé à écrire le long-métrages. Ça a commencé il y a environ sept ans, et j’ai été tout de suite attachée à son projet. On a eu du mal à le financer, un jour, elle a décidé qu’on ferait un court-métrage sans financement. Et hop ! Avril est extrêmement pragmatique, débrouillarde, toujours dans la recherche de solutions. On a tourné deux fois deux jours. C’était un très beau moment, il y avait une chef opératrice et quelqu’un au son et c’était tout. Elle a eu envie de rester dans un cadre intime pour le long. C’était un cadeau de faire son film. Le scénario est magnifique, équilibré entre la comédie et les fantômes qu’il traverse. Et puis, ce qui était incroyable, c’était de regarder une actrice éclore. Raya est une grande actrice, mais son premier métier est mannequin. Elle est en train de découvrir autre chose. C’est passionnant à regarder parce qu’elle est ultra intelligente. J’avais vu ça aussi avec Swann Arlaud dans Petit paysan et avec Finnegan Oldfield dans Marvin ou la Belle Éducation d’Anne Fontaine. C’est hyper touchant de voir quelqu’un au travail.

Est-ce que le jeu change lorsqu’on est face à une personne qui donne tout, comme dans un premier projet ? Y a-t-il une forme de bienveillance qui s’installe ?

I.H. : Dans le jeu, non, pas forcément. Le jeu, c’est réagir à ce qu’on reçoit. C’est toujours une question d’authenticité.

Comment vivez-vous la promotion, les interviews, le regard médiatique, la défense de vos projets ?

I.H. : Ce n’est pas facile. Mon cerveau peut vite devenir vide face à certaines questions. Mais cela permet aussi d’approfondir ma réflexion sur ce qui m’intéresse dans ce métier, de réfléchir aux questions des journalistes. Ça m’aide à mieux cerner mes envies, à envisager avec quels réalisateurs je veux travailler. C’est un exercice de collaboration.

Quel regard portez-vous sur les jeunes auteurs ? Êtes-vous curieuse de leurs courts ?

I.H. : Oui, bien sûr. Mais le scénario reste prioritaire. C’est ce qui me touche en premier. Ensuite, je regarde leur travail, si possible. Il faut que j’aie envie de rencontrer cette personne, de m’investir.

Qu’est-ce que vous recherchez dans un scénario ?

I.H. : Être touchée. C’est vraiment ça. Et si c’est un univers que je n’ai pas encore exploré, c’est encore mieux. Mais ce qui m’importe, c’est de comprendre ce que la personne a besoin de raconter.

« Queen size »

Vous avez fait un bac littéraire puis le Conservatoire de Nantes et celui de Paris. Ces formations ont-elle été déterminantes à vos débuts ou l’apprentissage s’est-il faut plutôt par les rencontres et les plateaux ?

I.H. : Pour le théâtre, indubitablement. J’y ai beaucoup appris : la technique, la langue, les auteurs. C’était passionnant. Cela m’a aussi appris à m’adapter au cinéma. Mais le vrai apprentissage du cinéma, ça reste quand même le plateau.

Les comédiens de théâtre vous inspirent-ils dans votre jeu au cinéma ?

I.H. : Complètement, surtout quand je vois des acteurs de théâtre au cinéma. Il y a chez eux une forme d’engagement différente. Quand je vois Dominique Valadié, par exemple, c’est bouleversant. Elle aurait pu tomber dans le stéréotype de la maman dans Nos batailles de Guillaume Senez, mais elle est incroyable. Elle incarne un être humain, dans toute sa profondeur. Quand je vois au cinéma des actrices comme ça, qui sont hallucinantes au théâtre, je les trouve impressionnantes, elles ont une force de proposition dans le jeu qui m’impressionne. Il faut voir Valeria Bruni-Tedeschi qui a été formée au théâtre, et qui a continué longtemps à y jouer. Elle amène des choses très différentes dans les films qu’elle fait.

Et à l’inverse, est-ce que l’expérience au cinéma influence aussi votre jeu au théâtre ?

I.H. : Oui, c’est possible. Il y a des allers-retours constants entre les projets : série, théâtre, court, long… Ce qui compte, c’est le projet.

Il y a quelque chose qui m’intéresse beaucoup, c’est comment on appréhende les castings, l’attente entre les projets, surtout pour les jeunes acteurs qui essayent de démarrer. Comment les choses se sont passées pour vous à l’époque ?

I.H. : C’était vraiment très dur. Je ressentais beaucoup de violence dans le fait de ne pas être choisie. On comprend avec le temps que c’est une question d’osmose, d’alchimie. On ne nous dit pas non à nous. On dit non à nous dans un rôle. Le réalisateur ou la réalisatrice doit voir son personnage, le voir en contact avec d’autres acteurs, dans le décor. Mais c’est toujours douloureux. Si, par exemple, j’ai envie de bosser avec quelqu’un et que, finalement, ça ne se fait pas, c’est dur. Mais c’est peut-être moins dur parce qu’on a fait d’autres choses entre-temps. À l’époque, après six mois de refus, sans boulot, je suis partie de Paris. Je suis allée vivre à la campagne. Quand je ne bosse pas, je m’occupe de mon potager.

Et aujourd’hui ?

I.H. : C’est vraiment mon métier, tout simplement. Même si ça ne se concrétise pas, je continue. Je pourrais donner des cours, écrire… D’ailleurs, j’ai commencé à écrire.

« Jeunes mères »

Qu’est-ce qui vous a donné envie de continuer ?

I.H. : Le besoin de raconter, d’écouter, de partager des histoires. Je pense que mes enfants sont nourris de ça chaque jour. Le cinéma, c’est un outil d’altérité, d’empathie. Ça nous aide à mieux comprendre l’humain. On peut y trouver vraiment du secours.

Cette écoute et cette empathie, c’est quelque chose que vous avez ressenti sur le tournage du film des frères Dardenne, Jeunes mères ?

I.H. : Oui, à son plus niveau. Ce sont des gens profondément gentils, très drôles, humains, ultra à l’écoute. Ils regardent les jeunes acteurs et les jeunes actrices, les écoutent vraiment, sans surplomb. C’est pour ça qu’ils les révèlent si bien. Ils montrent ces personnes telles qu’elles sont.

Je suis très contente qu’on ait parlé de gentillesse et d’empathie dans cette interview en tout cas. Ça fait du bien d’en entendre parler.

I.H. : Ah oui, cool. C’est important de s’intéresser aux gens en tout cas…

Propos recueillis par Katia Bayer

Megan Northam : « Mes combats nourrissent mes choix, mes rôles »

Cela fait un moment qu’on s’intéresse à Megan Northam. La comédienne, attendue dans Les Misérables, a reçu des propositions intéressantes ces dernières années que ce soit dans Rabia (pour laquelle a été nommée cette année aux César dans la catégorie Meilleur espoir féminin), Les Passagers de la nuit, Salade grecque, Pendant ce temps sur terre, … Nous l’avions découverte pourtant dans un court, Miss Chazelles de Thomas Vernay (2019) où elle jouait une Miss, en proie à la rivalité et à l’attirance pour une autre candidate au prix de la beauté. À Cannes, Megan Northam faisait partie des 10 to Watch, une initiative d’Unifrance mettant en valeur 10 comédiens et réalisateurs. À l’occasion de notre échange, on a découverte une comédienne sensible et franche qui a commencé au cinéma sans parler, devant la caméra de Yann Gonzalez, et qui s’intéresse depuis aux rôles militants saupoudrés de féminisme en gardant ses distances avec un milieu parfois difficile. Rencontre, intérêt.

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Format Court : J’ai vu que tu avais joué dans Nous ne serons plus jamais seuls (2012) de Yann Gonzalez. Tu en as gardé des bons souvenirs ?

Megan Northam : Bien sûr, c’était la toute première expérience de ma vie devant une caméra. Je n’avais jamais fait ça avant, et j’ai adoré. C’était super ! Le casting se faisait sous forme de petits stages. Moi, j’ai toujours aimé les activités de groupe, comme la danse ou les colonies. C’était une découverte incroyable de l’expression corporelle. Je me demandais ce que je faisais là. Il y avait plusieurs castings, comme des micro-stages, et à la fin, Yann a annoncé dix noms. J’étais dedans. On a tourné dans les blockhaus de Nantes. J’y avais fait la fête plus jeune, c’était ouf ! Comme le film était muet, c’était parfait pour débuter le jeu, sans avoir à gérer les dialogues tout de suite.

Tu ne parlais pas du tout ?

M.N. : Non. Je ne voulais surtout pas parler ! Et c’était très bien ainsi, car parler, ça aurait été trop d’un coup. Je n’avais jamais joué, donc c’était déjà énorme. J’ai toujours eu du mal, dans la vie et même en vieillissant, quand il y a trop d’informations à intégrer d’un coup.

Cannes, ça va ?

M.N. : C’est très brutal.

C’est pour ça que je voulais aussi te parler aussi de Miss Chazelles de Thomas Vernay. Ce court-métrage m’avait marquée. On voit beaucoup de courts, parfois les comédiens disparaissent. J’ai l’impression que ce film a représenté un tournant dans ta carrière.

M.N. : Complètement. Si on parle de cinéma, c’est grâce à ce rôle, dans le film de Thomas, que les choses ont bougé. On avait déjà fait des clips ensemble. Justement, après Nous ne serons plus jamais seuls, j’ai fait pas mal de clips. C’était cool aussi de pouvoir, encore une fois, continuer à jouer sans parler. J’adorais ça : jouer sans parler, mêler musique et image. Ça avait du sens pour moi, ça en a toujours. J’ai toujours aimé la musique. J’en ai parlé à mon agent récemment, j’aimerais refaire des clips. Il y a des clips qui sont des œuvres, qui sont vraiment très beaux. J’aimerais y retourner, oui !

« Nous ne serons plus jamais seuls »

Pour revenir à Miss Chazelles, c’est un film qui occupait la plus grosse part de ma bande démo. Il m’a permis de gagner des prix au Festival Jean Carmet et au Festival de Clermont-Ferrand. Tatiana Vialle, Présidente du jury à Jean Carmet et directrice de casting, m’a remis le Prix du jeune espoir féminin. On fêtait le prix avec une coupe de champagne. Elle m’a posé une question simple, mais directe, droit dans les yeux : « Tu veux être actrice ? ». Je ne savais pas trop, je lui ai répondu : « Je ne sais pas, c’est cool comme expérience. Peut-être qu’avec un prix, j’aurai peut-être plus de légitimité d’aller demander à une agence de me prendre ». Elle m’a dit : « Des petites blondes comme toi, il y en a plein donc si tu veux sortir ton épingle du jeu, il ne faut pas que tu ailles dans les grosses agences. Je te propose deux agents qui viennent de monter leur propre agence ». Elle avait perçu mon caractère, ma « fragilité », mon angoisse sociale, je pense. Grâce à elle, j’ai rencontré François Tessier, mon agent actuel.

La légitimité, c’est important qu’on en parle. Est-ce que tu te poses encore la question aujourd’hui ? Arrives-tu à maintenir une forme de distance avec tout ce qui concerne les comédiens qui sont mis en lumière ?

M.N. : Oui. C’est pour ça que des fois je suis un peu en colère envers moi-même, parce que je ne sais pas trop où me placer et que je maintiens cette distance tout le temps sauf quand je dois jouer une scène. Là, je n’ai plus de distance, je rentre dans le tas. Par rapport au milieu, j’essaie de garder cette distance, mais c’est assez épuisant. Je me demande pourquoi moi aussi, je ne me laisserais pas plonger dans ce système, dans les paillettes et dans le luxe. J’ai souvent l’impression de me trahir quand je plonge là-dedans. Quand je craque, je me fais de la peine, c’est-à-dire que je rentre chez moi et que je sens que je me trahis moi-même.

Tu aurais fait quoi si tu n’avais pas été actrice ?

M.N. : Je pense que j’aurais peut-être continué à être animatrice de colonie. Je me serais plus penchée vers le social ou alors j’aurais trouvé un métier manuel. Mon cerveau fonctionne en arborescence, en hyperactivité. Le concret, le manuel, ça m’apaise parce que tirer sur les ficelles des émotions tout le temps dans ce métier, ça demande beaucoup d’énergie.

« Miss Chazelles »

Tu figures au casting de Les Misérables de Fred Cavayé. Comment abordes-tu le rôle de Cosette ?

M.N. : C’est un gros film, très grand public. D’un côté, c’est assez effrayant, je n’ai jamais fait un film grand public comme ça, avec un casting pareil. D’un autre côté, je suis flippée et excitée à l’idée de rencontrer de nouvelles têtes et de nouveaux acteurs ou actrices (Vincent Lindon, Tahar Rahim, Camille Cottin, Benjamin Lavernhe, Noémie Merlant, .. ndlr.). En réalité, je suis contente, c’est un classique, Les Misérables. Petite, j’adorais Oliver Twist, les personnages pauvres, malheureux, mais lumineux. Je rêvais un peu de jouer ces petits personnages-là. Je suis très contente du rôle de Cosette adulte, il me stimule et me donne envie d’être sur le tournage. Par rapport au personnage de l’enfant, elle est moins esclave, comme ce que j’ai déjà fait dans Rabia, et elle est plus révolutionnaire, avant l’heure, pour une femme de cette époque. Je suis contente d’apporter mon féminisme et mon militantisme à travers ce rôle.

Dans quelle mesure les combats, les militantismes, ça prend de la place dans ta vie ? Tu as fait partie de l’Association des Acteur·ices. Est-ce que tu as l’impression que les choses vont mieux, dans le milieu ?

M.N. : Il n’y a pas que ce combat, il n’y a pas que le combat féminin. Il y a plein, plein de combats. J’ai fait partie de cet association à un moment où j’en avais vraiment besoin. J’ai compris que je n’étais pas seule dans ce combat-là. Je sais qu’on n’est pas seule, mais on se sent seule quand on vit quelque chose. Moi, j’ai été très soutenue grâce à ces femmes-là, et ça avait du sens, parce que j’ai déjà vécu des violences par des hommes dans ma vie, dans la vie de tous les jours, comme, je pense, à peu près toutes les femmes de ce monde. On vit toutes des violences à différents degrés. On vit les choses de façon différente. Moi, j’ai vécu des trucs qui m’ont choquée et perturbée, et là, c’était au sein du travail. Être entourée d’autres actrices, réalisatrices, m’a aidée profondément. Mais c’est un combat qui est très lourd aussi. Parfois, j’ai eu besoin de m’éloigner pour respirer et vivre ma vie aussi, parce qu’il y a d’autres choses que le cinéma dans une vie. Parfois, j’ai besoin de rebondir, recharger mes batteries mais je me rends compte que je ne suis jamais loin de ces combats et que j’y retourne. Ils nourrissent mes choix, mes rôles.

La réalisation, l’envie de raconter des histoires, c’est quelque chose qui te tente un jour ?

M.N. : Pourquoi pas, mais pas maintenant. Je suis lente à la mise en action. Une fois lancée, je fonce, mais il me faut du temps. Et gérer une équipe, ce n’est pas encore pour moi.

Propos recueillis par Katia Bayer

Adam Bessa : « L’imprévu, c’est ce qui égaye ma curiosité »

Il n’aurait pas été acteur, il aurait pu devenir avocat, agir dans l’humanitaire ou encore être voyou. Adam Bessa, révélé avec Harka de Lotfi Nathan (Meilleure performance à Un Certain Regard 2022) et nommé aux César cette année pour Les Fantômes de Jonathan Millet, a fait partie cette année des 10 to Watch d’Unifrance présentés à Cannes (10 talents qu’ils soient comédiens ou réalisateurs, choisis par des journalistes issus de la presse internationale). Avant de retrouver les interviews d’India Hair, Megan Northam et Sayyid El Alami, Format Court vous invite à en savoir plus sur l’acteur en passe de devenir réalisateur, animé par la liberté, l’intuition, la vie, l’autodidactisme et l’imprévu.

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Format Court : Tu as étudié le droit. Est-ce qu’il te reste quelque chose de cette formation, même si elle a été brève ?

Adam Bessa : Oui, je dirais une forme de sérieux dans le travail. Je suis allé jusqu’au Master 1. J’ai fait un stage dans un cabinet d’avocats, et je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi. Cela dit, ce monde continue à m’intéresser, j’y gravis toujours. Beaucoup de mes amis travaillent dans le domaine du droit international ou de la géopolitique. Si j’avais poursuivi, j’aurais sans doute visé le droit public international. L’ONU, peut-être. Mais surtout sur le terrain, pas dans les bureaux.

Tu enchaînes les interviews. En parlant de débuts, tu as commencé avec Les Bienheureux de Sofia Djama. Quelles ont été tes premières expériences face à la presse ?

A.B. : La presse a toujours été un allié. So far so good ! La presse m’a toujours soutenu dans mon travail. Même si j’ai fait des films qui n’ont pas été de grands succès en salle, la presse, pour le coup, a toujours été là pour me soutenir et pour me porter. Ça a toujours été une expérience très enrichissante et assez agréable pour moi de parler de mon travail.

Quand Jonathan Millet t’a présenté le scénario des Fantômes, est-ce que tu as vu aussi ses courts ?

A.B. : Oui, et c’est ce qui m’a convaincu. J’ai vu des choses intéressantes dans ses courts-métrages. J’ai senti ce que je pouvais lui apporter. Je me suis dit que ça allait être intéressant parce qu’il avait déjà travaillé avec de bons acteurs, donc je me suis dit : « OK, on peut combiner nos forces ». Avec Tawfeek Barhom (avec qui il partage l’affiche des Fantômes) aussi. Avec lui aussi, on est restés très proches. Il a d’ailleurs un court en sélection ici, à Cannes (I’m Glad You’re Dead Now qui a eu entre temps la Palme d’or 2025). J’ai lu le scénario quand on était sur Les Fantômes, j’ai vu le film quand il était en montage. Je suis très fier de lui. Il a fait un travail remarquable. Je trouve son film hyper fort, hyper intéressant. C’est vraiment un artiste important de notre époque. Je suis très fier de l’avoir rencontré.

« I’m Glad You’re Dead Now »

Tu t’intéresses toi-même à la forme du court-métrage ?

A.B. : Oui. Je co-réalise mon premier court d’ici peu avec Claire Fontecave. Je suis en prépa. Il est produit par Tanit Films qui a fait Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania et parle de protection infantile à l’école maternelle. C’est un thriller social psychologique. Je vais aussi y jouer. La co-réalisation me permet de déléguer certaines responsabilités tout en étant pleinement impliqué.

Tu as commencé par une école de théâtre que tu as arrêté. On t’a dit que tu étais « trop cinématographique, pas assez expressif »…

A.B. : Je pensais que le théâtre était une étape et qu’on faisait des choses en parallèle. Mais j’ai découvert finalement que pour beaucoup de gens, la carrière théâtrale était une carrière à part entière et que la carrière cinématographique, c’était autre chose. Après, quand tu réussis, tu as bien évidemment la possibilité de faire les deux. La manière d’approcher le métier d’acteur y était très théâtrale et pas du tout cinématographique. Pour moi, acteur, c’était relié au cinéma. À l’époque, ça m’a suffi. Moi, je suis d’une nature autodidacte. Je me suis formé seul en lisant énormément, en regardant des films, en faisant des analyses, en rencontrant des gens. J’ai étudié aussi les approches russes, anglaises, américaines. J’ai fait ma propre école Et surtout, j’ai appris que pour un acteur, la meilleure formation, ça restera toujours la vie. Rien ne remplace l’expérience humaine.

Justement, qu’est-ce qui t’intéresse dans la vie ?

A.B. : Les forces en puissance. Quand un individu tente d’exister dans un système qui l’étouffe. Ce rapport à la survie, à l’épanouissement, c’est un générateur d’émotions pour moi. Tout ça nourrit mon travail. La vie génère énormément de choses, que ce soit le rire, la tristesse, la frustration, .… On est là, on est homo sapiens, tout simplement, il n’y a rien d’autre de plus puissant que ça.

Quand tu bosses tes scénarios, la vie continue. Comment nourris-tu tes personnages ?

A.B. : Quand je crée un personnage, je travaille beaucoup en amont, j’essaie de me rapprocher de sa réalité, de la vivre.

Avec une distance quand même ?

A.B. : Pas tant que ça, non.

Mais ça peut être chaud quand même.

A.B. : Oui, c’est chaud, mais c’est un travail pour moi. Après, il y a toujours une partie du cerveau qui est là pour nous rappeler que c’est du travail. Je ne suis pas schizophrène, mon cerveau fonctionne bien. Même si je m’oublie complètement dans quelque chose, mon cerveau sait toujours pourquoi je le fais.

« Les Fantômes »

Quels souvenirs gardes-tu de tes courts ?

A.B. : Ce sont vraiment les débuts. Le souvenir que je garderais de ces moments-là, c’est les premières sensations de dompter un plateau. Comment se comporter face à une caméra, commencer à supporter son regard, arriver à l’oublier, … Les courts m’ont vraiment appris à me déstresser d’un plateau, à être plus à l’aise, à pouvoir commencer à travailler. C’est impressionnant quand même, au début, cette caméra.

Est-ce que tu es encore surpris sur un tournage ?

A.B. : Ma méthode repose sur l’imprévu. Moi-même, je ne sais absolument pas ce que je vais faire le lendemain. Ma manière de travailler est faite de telle sorte qu’il y a tout le temps des imprévus. Je rebondis, moi, c’est tout ce que j’ai, cette curiosité. Mon moteur, c’est l’anti-ennui. C’est cette chose qui me simule et me donne envie de comprendre. L’imprévu, c’est ce qui égaye ma curiosité. Je ne suis pas quelqu’un qui est beaucoup surpris dans la vie, je suis plutôt curieux et intéressé.

Tu aurais fait autre chose, tu aurais fait quoi tout en gardant cette curiosité ?

A.B. : Je ne sais pas, peut-être un voyou (sourire), en dehors de certains codes. Non, je crois que j’aurais fait quelque chose de libre, peut-être de l’humanitaire. Au bout d’un moment, ça m’aurait peut-être saoulé la course à l’argent, la course à la réussite, la course à être quelqu’un dans la société. Ce qui est bien avec l’art, c’est que malgré tout, il y a cette course, cette ambition, mais tu es toujours ramené à des choses fondamentales, à toi, petit, à l’autre. Je pense que j’aurais fait de toute façon des choses qui, au bout d’un moment, m’auraient connecté aux autres, avec qui j’aurais partagé des moments d’échanges.

La liberté, tu arrives encore à la retrouver dans ce métier ?

A.B. : Il faut la créer. Plus on avance dans cette industrie, plus la contrainte est là, plus les contraintes s’imposent. C’est à nous de construire des espaces de liberté pour pouvoir travailler et ne pas être, je dirais, trop étouffé par les obligations du genre. Typiquement, maintenant, on doit finir l’interview, bon ben, je prends une minute de plus s’il faut et je la termine. Ce ne sera pas la fin du monde !

La liberté, tu peux la retrouver dans le tournage de ton court prévu dans quelques jours ?

A.B. : Exactement, en mode petite équipe. La liberté permet de prendre le temps de chercher, de se tromper. Plus on avance, plus on a peu de temps pour chercher, plus on a l’impression qu’il faut tout le temps être prêt et être plein de certitudes. Moi, je crois que le chemin d’un artiste n’est pas d’être plein de certitudes et de choses déjà prédéfinies. Rien que pour le financement d’un film, tu dois déjà écrite tes notes d’intentions, c’est compliqué de tout prévoir ! C’est comme quand j’aborde un rôle, il y a énormément de choses que je vais découvrir au moment où je les fais. Tu ne peux pas demander à Modigliani de savoir exactement quelle couleur il va peindre la cerne de l’œil de son tableau. C’est en regardant son tableau, un jour, deux jours, trois jours, qu’il va trouver la réponse. C’est ça la liberté, c’est le temps que tu prends pour pouvoir chercher et pour que les choses puissent te nourrir. Le temps est une arme essentielle pour un artiste pour pouvoir se rendre compte de ce qui peut être superflu. La plupart du temps, ce que je fais, c’est de chasser des mauvaises idées. Les premières idées que j’ai, elles sont souvent faciles, attendues. Je me laisse le temps de chasser les mauvaises idées pour voir ce qui est essentiel pour moi, pour le metteur en scène, pour l’histoire. Je pense qu’un artiste doit avoir le droit de chercher et se tromper. La liberté, pour moi, c’est ça.

Propos recueillis par Katia Bayer

Heo Gayoung : « Je veux inciter la prochaine génération de femmes à devenir réalisatrices »

Retour sur Cannes et sur les courts métrages de la Cinef, cette sélection qui se concentre sur les films d’études. Cette année, le jury similaire à celui des courts métrages et présidé par la réalisatrice, scénariste et productrice Maren Ade, a remis le premier prix au film First Summer, un court métrage de Heo Gayoung, également lauréate du prix Lights On Women’s Worth (prix L’Oréal). La réalisatrice sud-coréenne met en scène une femme âgée qui défie les conjonctions sociétales en préférant assister à la messe de commémoration de son petit ami plutôt que d’aller au mariage de sa petite-fille. Un portrait rare sur la vieillesse, sur la féminité passé la jeunesse, le désir et l’émancipation. Heo Gayoung s’est entretenu avec Format Court, elle nous parle des origines du film et de sa réception auprès des personnes âgées, notamment en France à Cannes.

Format Court : Les femmes âgées ne sont généralement pas les personnages principaux dans les films. Pouvez-vous nous parler de l’idée de traiter l’histoire du point de vue d’une d’entre elles ?

Heo Gayong : Ce film est né d’une interview avec ma grand-mère. J’ai vécu avec ma grand-mère pendant six mois. Nous étions seules toutes les deux, mais j’ai toujours trouvé ma grand-mère étrange, car elle n’était pas comme les grand-mères coréennes habituelles, que l’on imagine généralement chaleureuses, attentionnées envers leur petite-fille ou leur famille, et souvent confinées à la maison et aux tâches ménagères. Ma grand-mère n’était pas comme ça. Elle était toujours bien habillée et très élégante. Même si elle n’avait pas beaucoup d’argent. Elle n’était pas très riche, mais elle essayait toujours de prendre soin d’elle-même. J’ai donc des souvenirs très précis, comme le fait qu’elle mettait toujours un masque facial tous les soirs, mais qu’elle ne m’en a jamais donné un. C’est comme si elle ne se souciait pas de moi, même si nous vivions ensemble. Je me sentais donc toujours éloignée d’elle et je me demandais pourquoi ma grand-mère agissait toujours de cette manière très étrange. J’avais l’impression qu’elle ne m’aimait pas, même si je faisais partie de sa famille. Je me posais donc des questions et je me sentais éloignée d’elle. Le temps a passé, j’ai quitté la maison de ma grand-mère, je suis entrée à l’université et un professeur m’a donné un devoir à faire. Il s’agissait d’interviewer des personnes âgées et je suis retournée chez ma grand-mère. Nous avons beaucoup discuté à cette occasion. En fait, je pense que c’était la première fois que je parlais avec ma grand-mère, car nous ne communiquions que très peu lorsque nous vivions ensemble. Pendant l’entretien, j’ai été très surprise, car cela a brisé tous mes stéréotypes sur les personnes âgées. La première question était : « Comment vas-tu ? ». Elle m’a répondu qu’elle prenait des médicaments pour dormir car elle s’inquiétait pour son petit ami. Il ne lui avait plus donné de nouvelles. Elle se sentait très mal à ce sujet. J’ai été très choquée, car je n’aurais jamais imaginé que ma grand-mère avait un petit ami. Elle m’a parlé de sa vie et de ce qu’elle ressentait avec son petit ami ou lorsqu’elle dansait. J’ai donc eu une idée à partir de cette interview. Je veux simplement montrer à quel point la vie des personnes âgées est variée et que nous devrions parler de leur sexualité, de leur amour et même de leurs rêves, de leur vie, car nous n’en parlons pas en Corée.

Vous abordez également le conditionnement d’une femme au sein de la famille mais aussi de la société, était-ce important pour vous d’évoquer ce sujet ?

HG : Oui, je pense que oui. C’est pour cela que je réalise des films, car j’ai toujours envie de parler des minorités en Corée. Donc, en général, je parle toujours de la vie des femmes et des droits des femmes, les droits humains en Corée. Il y a tellement de vies différentes là-bas, mais nous n’en parlons pas et nous ne les voyons même pas dans la société coréenne. Je sens aussi que beaucoup de femmes se sont sacrifiées pour cette société, mais elles essaient toujours de se retrouver. Je veux donc parler de ce genre de personnages, de vies, parce que je veux transmettre cette valeur aux gens à travers mon film. C’est donc une partie très importante de la réalisation de mes films.

Était-ce difficile de tourner cela en Corée ?

HG : Oui, en quelque sorte. Je ne sais pas. Parce qu’il y a beaucoup de films sur les femmes, mais j’ai quand même l’impression qu’il en faut davantage.

Et que pensez-vous du fait d’être une femme réalisatrice en Corée ?

HG : La société coréenne évolue très rapidement et, comparé à la génération de ma mère, je pense que j’ai beaucoup de chance. J’ai également reçu une bonne éducation et il y a beaucoup de femmes cinéastes. Nous travaillons avec des hommes et il y a beaucoup de réalisatrices. Mais parfois, je me sens déprimée ou frustrée, car j’ai besoin de plus d’ « empowering » [émancipation]. Il n’y a toujours pas beaucoup de réalisatrices connues en Corée, parce que j’ai l’impression que le tournage et le plateau sont une atmosphère parfois très masculine et pas très favorable aux femmes. Je pense donc que j’ai besoin de plus de modèles. Et je veux aussi devenir un modèle pour mes collègues, mes collègues féminines. Je veux inciter la prochaine génération de femmes à devenir réalisatrices.

Et pouvez-vous nous parler du langage symbolique utilisé dans le film, en particulier de la figure du papillon ?

HG : Il y a beaucoup de symboles dans mon film. Les papillons sont sans doute le symbole le plus important, car ils sont très courants dans la poésie ou les romans, beaucoup de gens considérant les femmes comme des papillons. Mais j’avais l’impression que Yeongsun, mon personnage principal, était toujours prisonnière ou coincée dans sa maison, et que sa vie avait été prise par la société, sa famille ou autre. J’avais l’impression que mon personnage principal, comme le papillon, était coincé dans une cage. Je voulais donc la libérer à la fin du film, en particulier dans le temple. Je voulais voir mon personnage principal voler, danser, comme dans le temple, rien que pour elle-même. C’est pourquoi j’ai créé ce symbole du papillon piégé dans la maison, mais qui finit par être libéré de sa cage et s’envole pour danser tout seul.

Comment avez-vous travaillé l’écriture du scénario?

HG : C’était très dur. Je pense que c’était la partie la plus difficile quand j’ai écrit le scénario, parce que ça parlait de ma grand-mère et aussi parce j’avais peur de blesser les femmes coréennes. Le film parle de personnes âgées, mais je ne suis pas vielle, donc c’était très difficile de ressentir ce que ressentait ou faisait mon personnage principal, car je n’ai jamais connu la vieillesse et je ne pouvais pas imaginer ce que ressentent les femmes âgées après avoir fait l’amour ou après avoir marché longtemps. Je ne pouvais pas ressentir cela physiquement. C’était très difficile, j’avais peur de faire semblant, car je ne voulais pas blesser les personnes âgées avec mon « faux » film. Ma grand-mère est décédée, je ne pouvais donc plus lui parler, alors je me suis rendue au club de mon film, un club pour personnes âgées. J’en ai rencontré beaucoup et j’ai simplement essayé de comprendre comment se déroulait leur vie. Et puis, mon actrice a le même âge que mon personnage principal, elle a environ 74 ans, et elle m’a beaucoup apporté. Je pense qu’elle a complété mon film, car elle a fait ce que je ne pouvais pas faire. Cela a donc été très difficile de travailler avec des personnes que j’aimais et d’autres que je ne pouvais pas avoir, mais j’ai quand même fait de mon mieux.

Avez-vous montré le film à des personnes âgées ?

HG : Oui, oui, je l’ai fait.

Et qu’en ont-elles pensé ?

HG : Je pense que ça a été la meilleure expérience avec mon film, parce que beaucoup de personnes âgées sont venues me voir et m’ont dit : « Oh, ton film me donne du courage ». Elles ont aussi ressenti de la chaleur. C’était incroyable d’entendre ce genre de commentaires de la part de personnes âgées parce que c’était très significatif et je pense qu’elles ont repensé à leur vie grâce à mon film. Et même à Cannes, j’ai rencontré de nombreuses personnes âgées de différents pays, même des Françaises, des grand-mères françaises, qui sont venues me parler de mon film et qui ont ressenti la même chose que mon personnage principal. Ce fut une expérience très incroyable pour moi. Je tiens simplement à les remercier.

Travaillez-vous sur un nouveau projet ? Le lauréat du prix Cinef voit son premier long-métrage sélectionné à Cannes. Ressentez-vous une certaine pression ?

HG : Oui, je travaille actuellement sur un nouveau scénario pour un long métrage. Et même maintenant, j’ai l’impression de rêver. J’ai été récompensé à Cannes, je suis très reconnaissante de pouvoir avoir l’opportunité de réaliser un nouveau film. Je pense que cela va être un peu plus facile en Corée, car ils veulent investir dans mon projet puisque mon nouveau long-métrage peut être présenté à Cannes. Je suis donc très reconnaissante d’avoir cette opportunité. Je prévois de réaliser mon prochain long métrage dans deux ou trois ans. Alors oui, nous verrons bien.

Propos recueillis par Garance Alegria

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F comme First Summer

Fiche technique

Synopsis : Yeongsun préfère assister à la messe de commémoration de son ami Haksu décédé, plutôt que d’aller au mariage de sa petite-fille.

Genre : Fiction

Durée : 30’

Pays : Corée du Sud

Année : 2025

Réalisation : Heo Gayoung

Scénario : Heo Gayoung

Image : Kim Sijin

Montage : Heo Gayoung

Musique : Shin Kyung-Chul

Son : Kim Junsoo

Interprétation : Heo Jin, Jeong Ingi, Shin Miyoung, Kim Mi-Hyang, ​​Jang Gyeongho, Lee Kum-Ju

Production : KAFA – Korean Academy Of Film Arts Corée du Sud

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I comme I’m Glad You’re Dead Now

Fiche technique

Synopsis : Deux frères retournent sur l’île de leur enfance, où des secrets enfouis et des tensions pesantes les obligent à affronter un passé sombre qui les lie.

Genre : Fiction

Durée : 13’

Pays : Palestine, France, Grèce

Année : 2025

Réalisation : Tawfeek Barhom

Scénario : Tawfeek Barhom

Interprétation : Tawfeek Barhom, Ashraf Barhom

Image : Giorgos Valsamis

Son : Stavros Avramidis

Montage : Lambis Charalambidis

Production : Kidam, Foss Productions

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I’m Glad You’re Dead Now de Tawfeek Barhom

« Quand nous regardons un court métrage, nous sentons bien qu’un univers plus vaste se met en place, un univers qui n’est pas réductible à la somme des plans vus à l’écran. » remarquait le professeur Sébastien Févry. C’est dans cet univers hors-film que la Palme d’or du festival de Cannes a enfoui ses secrets. I’m Glad You’re Dead Now est paradoxal, difficile à décrire et pourtant limpide, clair sans rien réellement montrer ou prononcer. Sous son apparent minimalisme il est une forme travaillée de suggestion qui se laisse comprendre, un hors-champ dont les longues ramifications se superposent et se nouent jusqu’à enserrer les personnages. Devant et derrière la caméra, l’acteur Tawfeek Barhom (aperçu dernièrement dans La Conspiration du Caire de Tarik Saleh, Les Fantômes de Jonathan Millet ou prochainement dans The Way of the Wind de Terrence Malick), raconte une histoire pesante mais pour ce faire il n’alourdit pas l’image, ce sont les contours qu’il épaissit.

Le film profite d’une des forces de la forme courte, pouvoir jouer à la fois, sur ce que l’image donne à voir, et plus intéressant ici à ne pas voir. Dans une introduction nocturne, un homme, Reda, traîne dans un atelier ce qui semble être un corps. Il est surpris par son grand frère Abu Rush inquiet de l’absence de leur père. Il le renvoie à l’intérieur et le film enchaîne alors sur sa seconde et dernière séquence, une discussion dans un minuscule port assis sur une grande caisse en bois en attente d’un bateau. Un enchaînement pas si étrange qui mélange passé et présent, installe le mystère qu’il révèle. Il est clair dans cette introduction que Reda n’est pas étranger à la mort de son père, que le corps de celui-ci occupe la boîte et d’après le titre qu’il y a des raisons de vouloir sa mort. Quelle haine a guidé les gestes du personnage juste avant l’ouverture du film ? C’est cela que Reda tente d’expliquer à son frère dont la mémoire flanche tout comme au public qui comble peu à peu les trous de cette intrigue incomplète et pourtant très claire.

Ici l’univers hors du champ ne se sent pas, il se fait sentir, il ressort dans les mots de Reda tout en demeurant invisible. Et indicible aussi. C’est en tournant autour du sujet, par périphrases juste assez explicites que le jeune frère livre petit à petit leur terrible histoire. L’histoire d’une violence dont les citrons faisaient passer le goût… Un scénario « simple » au fond mais dont la complexité tient à la manière de le faire surgir à l’écran, une manière qui épouse la difficulté qu’à le personnage à la formuler, l’amener à la vie. L’un des fruits acides déclenche l’amertume de Reda qui parvient à recracher sa peine et des images se créent non pas en face des spectateurs mais à l’intérieur des têtes, elles passent de manière fugace comme les souvenirs fuyants du grand frère. Par son économie d’effets et mots, le film fait des mystères pour les défaire en dit beaucoup et tout juste pas assez. C’est un film tellement ciselé que sa violence en devient saillante.

Ce n’est pas l’action qui importe mais cet enfermement, ce blocage que l’on ressent, jusqu’à la mer qui s’étend vers un horizon que les montagnes obstruent. Entre celui qui a perdu la mémoire et celui qui se souvient de tout, à chacun sa prison. Entre le grand et le petit frère on ne sait plus bien qui protège qui alors que leurs mains se serrent dans des gestes presque enfantins qui contrastent avec leurs allures massives et sérieuses. Campé par le réalisateur,Reda déroule le passé pour confronter le présent là où pour Abu Rush joué par Ashref Barhom, le flou est constant, ses souvenirs sont eux-mêmes partis hors-champ, hors-tête, hors-conscient. Pour les accompagner, peu de mise en scène, une caméra très proche, qui tangue légèrement et donne une légère impression de voyeurisme, d’être témoin involontaire de leur discussion.

Jusqu’à la fin, ce film ne cesse d’osciller entre ombre et lumière et entre cacher et montrer. Alors que les citrons maudits peuvent enfin être laissés sur la pierre du port, le passé reste tapi autour de Reda, malgré la joie de son frère. Leur libération semble triste, dure-acide alors que l’horizon enfin dégagé s’étend derrière et non pas devant eux, les laissant encore en partie prisonniers de l’île et de la boîte funèbre qui s’étend sur le bateau.

Rachel Laurand

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Les autres prix du court à Cannes

On vous reparle encore un peu de Cannes avec les Prix de la Cinef et de la Queer Palm, le prix LGBT+ de Cannes, attribué à un court et à un long, toutes sections confondues.

Le Jury des courts métrages et de La Cinef présidé par Maren Ade, a décerné les prix de La Cinef, la section dédiée aux films d’écoles. Le premier prix a été décerné à First Summer de Heo Gayoung (Corée du Sud) qui a, par ailleurs, reçu le Prix Lighst On Women de L’Oréal. Le deuxième prix a été remis à 12 moments before the flag-raising ceremony de Qu Zhizheng (Chine). Le troisième prix a été remis ex-aequo à Ginger Boy de Miki Tanaka (Japon) et à Winter in March de Natalia Mirzoyan (Estonie).

« First Summer »

Du côté de la Queer Palm, le Jury, présidé par Christophe Honoré, a choisi de récompenser un court-métrage sélectionné à la Semaine de la Critique : Bleat ! (Kattu!) d’Ananth Subramania (Malaisie, Philippines, France).

La Palme d’or et la Mention spéciale du court 2025 !

Ça y est ! Cannes, c’est terminé. Du côté des courts, deux films ont été distingués lors de la cérémonie de clôture de la 78ème édition du festival par le Jury récompensant à la fois les films de l’officielle et ceux de la Cinef.

La Palme d’or du Court métrage 2025 a été remise au film I’m Glad You’re Dead Now, de Tawfeek Barhom (Palestine, France, Grèce) (interview à venir)

Une Mention Spéciale a également été attribuée au film Ali, d’Adnan Al Rajee (Bangladesh, Philippines)

First Summer de Heo Gayoung

Les ailes du désir

First Summer condense la métamorphose de son personnage principal au sein d’une métaphore poétique et onirique, celle du papillon. Ce motif, au diapason avec la sensualité et l’émancipation d’une femme mûre, transforme le crépuscule de sa vie en un moment d’envol, grâce à d’élégantes ailes irisées. C’est ce très beau film de Heo Gayoung de la Korean Academy Of Film Arts qui remporte le Premier prix de la Cinef, ainsi que le Prix Lights On Women’s Worth de L’Oréal. La jeune création est habile et consciente, lyrique et lumineuse, pleine de promesses pour les films à venir.

Alors que sa petite-fille se marie, Yeongsun n’entend pas se présenter à la cérémonie afin d’assister aux funérailles de son ami. Après des années de résignation auprès d’un mari qui ne lui inspire rien, qu’elle porte sur son dos depuis qu’il décline, elle décide enfin de saisir à bras-le-corps son propre désir.

Ce trajet de nouvelle volonté du personnage s’affirme dès le premier plan, parasité par la ritournelle à demi agaçante d’une sonnerie d’attente de téléphone portable. Yeongsun se présente comme une dame à la fenêtre, à l’instar des héroïnes résignées des mélodrames de Douglas Sirk, qui attendent, ou qui contemplent par la transparence de la vitre le monde duquel elles sont rejetées, du dehors qui avance sans elles. C’est la position inaugurale de la protagoniste, brisée dans sa prostration pour relancer l’appel émis. À ce moment-là, la musique devient autre chose qu’une attente : c’est une mue qui passe par la danse. L’incarnation allégorique à travers l’insecte, la chorégraphie comme reprise en main du corps, ce sont les motifs que choisit Heo Gayoung pour accompagner l’envie et la conscience féministe de Yeongsun.

De l’élégante silhouette de cette femme se distingue une broche en strass en forme de l’insecte. Comme une représentation de la beauté, de l’éphémère aussi et de l’émancipation, c’est cette broche qui contient la force affective de la volonté de Yeongsun autant qu’elle augure les rencontres qui vont insuffler un nouvel élan dans sa vie. Lorsqu’elle la prend dans ses mains, assise dans une sorte de boîte de nuit déserte aux néons chamarrés, le papillon forme un agencement qui lie les extrémités du corps. D’abord, un plan montre les sandales aux ongles vernis, puis la main qui accompagne le décrochage de la broche. Mains et pieds sont ainsi entrelacés par le papillon, toute la chair est mûe par cette irrépressible flamme. Cette idée se retrouve dès lors avec la séquence de rencontre qui advient, peut-être la plus belle du film. Le papillon s’échappe, elle le cherche de ses doigts qui rencontrent ceux d’un homme. Liés par une étreinte dansée, ils effectuent plus tard, allongés sur un lit bleu, un ballet de pieds. Moment d’amour, autant que celui d’une liberté retrouvée, qui ne peut avoir lieu qu’en engageant le corps et toutes ses lisières.`

Si First Summer immortalise un crépuscule, celui d’une vie, au moment où il y a un conflit entre des noces et des funérailles, ce premier été possède la saveur d’une première fois. Il est celui du jaillissement du désir, contenu, réprimé pendant toute une vie, faite d’une relation maritale décevante et violente. Les mots de Yeongsun à sa fille bouleversent par l’évocation de la radicalité du malheur conjugal et de la résignation qui a pesé sur elle, autant qu’ils témoignent de la cruauté à devoir aider un homme déliquescent jamais aimé.

Les ailes du papillon, les ailes du désir, convertissent le crépuscule du personnage féminin en une nouvelle aube vaporeuse, celle des envols, des nuages flottants, à la peau drapée dans une robe moirée suspendue.

Lou Leoty

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Dian Weys : « Chaque mot écrit sur la page doit compter »

Aasvoëls (Vautours, en français) fait partie de la sélection officielle des courts-métrages de Cannes 2025. Réalisé par Dian Weys, ce film coup de poing a justement remporté cette semaine le Grand Prix Unifrance du court à Cannes. Il reste en lice pour la Palme d’or du court-métrage (dévoilée ce samedi 24 mai). Co-produit par la France (Insolence Productions) et l’Afrique du sud (Electronic Roof Films), le film s’intéresse aux interactions et aux tensions suite à un accident de voiture, survenu sur une autoroute (on n’en dira pas plus, mais c’est bien). En échangeant avec Dian Weys, on s’intéresse à la place du spectateur-témoin, à la relève sud-africaine, à la violence et à son ressenti cannois.

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Format Court : Tu as étudié en Afrique du Sud, tu étudies actuellement aux Pays-Bas, à l’Université de Groningen. Pourtant, Vautours n’est pas un film d’école.

Dian Weys : Oui, Je termine mon doctorat, je finis mes études en octobre. Vautours est un projet complètement séparé de mon cursus. Mon doctorat porte sur la recherche. Je travaille sur la manière dont le spectateur peut réagir comme un témoin. C’est très différent d’être simple spectateur, voyeur ou observateur. Les choses sont différentes quand on est témoin : on a le sentiment d’avoir une responsabilité qui nous incombe. Dans mon film précédent, Bergie, il y avait la même esthétique, la même approche. Tous mes récits se déroulent après un acte de violence. Et ils mettent l’accent sur la responsabilité des gens à l’instant présent.

Pourquoi ?

D.W. : Beaucoup de films se concentrent sur l’acte violent lui-même, très peu sur ce qui arrive après. Je veux m’intéresser à ce qui se passe ensuite. Qui prend soin des corps, qui aide les survivants, qui nettoie les lieux de crimes, d’accidents ?

D’où te vient cet intérêt ?

D.W. : J’ai toujours aimé le cinéma. Comme beaucoup d’ados, j’étais fasciné par Tarantino. Mais quand j’ai découvert Michael Haneke, j’ai été marqué par sa façon de parler de la question de la responsabilité. Il critique Spielberg et La Liste de Schindler, notamment la scène où les Juifs entrent dans les chambres à gaz — Spielberg y crée du suspense avec des gros plans sur les pommeaux de douche. On ne sait pas si c’est de l’eau ou du gaz qui va en sortir. Haneke trouve ça profondément déplacé, car on transforme un moment historique grave en simple ressort dramatique. Il ne trouve pas ça éthique. Ça m’a vraiment fait réfléchir par rapport aux films violent que j’ai vus : la violence ne devrait pas être source de plaisir au cinéma. Je pense aussi que comme nous vivons le monde à travers le cinéma, TikTok et les vidéos virales, nous n’avons plus de véritables expériences de violence.

Est-ce difficile d’écrire sur la violence vue à travers le regard du témoin, et non sur l’événement lui-même ?

D.W. : C’est compliqué comme question. Je fais toujours beaucoup de recherches pour mes films. Pour Vautours, j’ai interrogé des dépanneurs de la route sur ce qu’ils voient ou non en arrivant sur les lieux d’un accident, s’ils aident les victimes. Pour Bergie, mon précédent court, j’ai parlé à des policiers confrontés aux sans-abris, sur leur façon de s’en occuper dans la dignité. Un autre court racontait l’histoire de deux femmes nettoyant un appartement après un meurtre — un acte très altruiste.

Tu pourrais utiliser le documentaire pour raconter ces histoires. Pourquoi choisir la fiction ?

D.W. : J’aime la fiction parce qu’elle transmet mieux l’expérience que le documentaire. Dans une salle, si le spectateur se sent témoin, il peut ressentir ce que vivrait un vrai témoin sur un lieu réel. Quand on regarde un documentaire, on le regarde avec des yeux différents. L’info est donnée. Je ne veux pas imposer ma vision des choses. Pour moi, la fiction est un très bon point d’entrée pour présenter aux gens un certain monde, mais aussi pour traiter de vérités universelles.

Tu sembles très attaché à cette idée de responsabilité, mais ce n’est pas simple à maintenir quand on doute, quand essaye de développer des projets et quand on chercher des financements…

D.W. : Oui, c’est compliqué. Être cinéaste en Afrique du Sud, c’est très difficile. On a très peu eu d’opportunités, on très peu d’argent. Mais le thème de la responsabilité me passionne, alors je continue. Je sens que j’ai des choses à raconter à ce sujet. J’enseigne à l’université, je fais d’autres petits boulots pour pouvoir continuer à faire des films. J’ai écrit la première version de Vautours il y a cinq ans. On a dû attendre, réécrire, refaire des recherches, attendre les fonds. Et c’est tant mieux.

Pourquoi ?

D.W. : Je pense que le projet est plus fort grâce à tout cela. Si l’argent était arrivé trop facilement, nous aurions réalisé le film trop tôt. Il y a quelque chose d’agréable à devoir se battre pour obtenir de l’argent, car chaque mot écrit sur la page doit compter. Je pense que c’est pourquoi, mon producteur et moi, en Afrique du sud, nous sommes si impatients de faire des films, car nous savons combien il est difficile d’obtenir des financements du point de vue sud-africain.

Comment la création dans ton pays s’envisage-t-elle ? Où se situe l’espoir ?

D.W. : C’est compliqué d’y répondre. Le problème, c’est qu’on n’a pas une vraie culture cinématographique. Il fait beau, les gens sortent, ils ne vont pas au cinéma, ils ne voient pas de films chez eux. Mais il y a beaucoup de passionnés, de plus en plus d’écoles de cinéma. Là où j’enseigne, à l’Université Stellenbosch de Cape Town, je vois des étudiants avides de créer et de faire des courts. Je leur montre des courts-métrages du monde entier car il n’y a pas de culture du court. Ils ont grandi avec des films de Hollywood. Ils commencent par dire que c’est « lent » ou « bizarre », puis ils en redemandent.

Et les festivals ?

D.W. : Il y en a, celui de Durban est très loin de Cape Town, où se trouve l’industrie. Notre fonds national du cinéma a connu des problèmes. Le secteur privé, lui, demande de céder les droits pour produire — ce que j’ai déjà fait sur des films de télévision, que je ne possède pas. Voilà où en sont les cinéastes en Afrique du Sud. Nous espérons donc que notre sélection à Cannes attirera davantage l’attention sur tous les cinéastes sud-africains, car je pense que nous avons d’excellents cinéastes et que nous avons beaucoup d’histoires à raconter.

Ton film parle de violence, mais on ne la voit pas. Pourquoi ce choix ? Comment as-tu su quoi y montrer et quoi y dissimuler ?

D.W. : J’ai toujours ce désir que le public prenne part à l’expérience de visionnage. Et évidemment, cela ne peut se faire que par l’imagination donc je choisis ce que je montre. La violence, par exemple, est quelque chose que j’évite de montrer frontalement, parce que je pense que ce que l’on imagine est souvent bien pire que ce qui est montré à l’écran. Il y a une bagarre dans le film, mais ce n’est pas ça dont je parle — je parle de la violence plus profonde, plus implicite. Je pense qu’en laissant des blancs, cela permet au spectateur de les combler lui-même et de devenir ainsi partie prenante du film.

Malheureusement, les statistiques en Afrique du Sud concernant la violence — qu’il s’agisse de violences basées sur le genre, d’homicides ou d’autres formes — sont vraiment alarmantes. Je ne peux pas faire un film en Afrique du Sud sans aborder cette réalité. Ce film traite notamment du thème de l’instinct de survie. Le titre Vautours fait référence aux dépanneurs, qu’on surnomme ainsi, mais dans le fond, je pense que chaque personnage est un vautour à sa manière. Chacun cherche à survivre, à défendre ses propres intérêts. En même temps, on ne peut pas vraiment en vouloir aux gens. Ils essaient simplement de survivre. Notre premier réflexe, c’est de nous protéger. On aimerait croire qu’on aiderait les autres, qu’on prendrait soin d’eux, mais face à une situation explosive, on revient à notre instinct primaire. Et la vraie question pour moi, c’est : à quel moment devons-nous remettre cet instinct en question ?

Tu montres aussi tes films à tes étudiants ?

D.W. : Oui. Même les tout premiers, très imparfaits. Pour leur montrer qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais film au début. Il faut juste faire. Dans des classes de 10 élèves, chacun veut faire son film. C’est normal car c’est le seul endroit où ils peuvent vraiment écrire ce qu’ils veulent. Un de mes étudiants a voulu parler de violence domestique. Je me suis dit que c’était cliché mais je ne voulais pas le contredire dans son idée, je sais ce que ça fait quand les gens étouffent nos idées. Je suis heureux de n’avoir rien dit car c’était non seulement le meilleur court de l’année mais en plus, l’étudiant a raconté que le film était basé sur une histoire personnelle. Les gens ont vraiment des histoires en tête et veulent juste les raconter. C’est là qu’on voit la puissance du cinéma.

Comment considères-tu ce moment à Cannes ?

D.W. : C’est un rêve devenu réalité. C’est notre première fois, à mon producteur et moi. On travaille ensemble depuis 5 ans. C’est très différent de tous les festivals où je suis allé. Je fais des films depuis 7 ans. Avant, il fallait supplier pour qu’on lise mon scénario ou pour obtenir un rendez-vous. Soudainement, la conversation a changé. Aujourd’hui, les gens viennent me parler. Ça change tout. On a l’opportunité de continuer à faire des films.À chaque film que je fais, j’espère simplement que cela nous donnera l’occasion d’en faire un autre. Jusqu’à présent tout va bien.

As-tu eu envie d’abandonner par le passé ?

D.W. : Ça m’est arrivé souvent. Je suis même retourné à l’université pour étudier le droit. Il n’y a que trois avocats spécialisés dans l’audiovisuel en Afrique du Sud mais j’ai réalisé que non, il fallait que je revienne au cinéma. Quand je vois les films de Haneke ou de Cristian Mungiu, ça m’intéresse tellement que je dois continuer. C’est une bonne chose d’avoir une passion, mais c’est aussi une mauvaise chose, car on y est toujours plus ou moins attaché.

Vas-tu montrer ton film à tes étudiants ?

D.W. : Oui. Je leur montre aussi un de mes premiers films, comme quand j’étais étudiant, quand je faisais quelque chose tout seul, parce que c’était vraiment nul. Je veux leur montrer qu’il n’y a pas de bien ou de mal. La première étape pour devenir cinéaste, c’est de faire quelque chose. J’avais très peur au début. Je craignais tellement que mon premier film ne remporte pas tous les prix du monde et que je sois un raté, c’était une façon de penser stupide mais j’étais jeune. Je leur montre que c’est normal d’essayer et d’échouer parce qu’on apprend vraiment le métier en faisant des films.

Propos recueillis par Katia Bayer