Parmi les œuvres qui nous ont particulièrement marqué·es cette année au Festival d’Annecy 2025, une thématique s’est imposée avec force : celle de la transmission — et plus spécifiquement de la transmission féminine. Portées par des récits intimes, politiques ou symboliques, ces créations explorent les liens qui unissent les générations, les savoirs et les mémoires, à travers des voix de femmes, souvent marginalisées ou invisibilisées.
Ce qui frappe aussi, c’est la diversité des formes empruntées : entre l’héritage des mythes antiques et les codes de la culture internet, les réalisatrices et réalisateurs réinventent les récits de filiation avec audace, mêlant traditions, ruptures, et réappropriations. Tour de piste.
La fille qui explose de Caroline Poggi et Jonathan Vinel : un court métrage singulier au croisement du jeu vidéo et de la poésie corporelle.
Avec La fille qui explose, sélectionné au Festival Format Court, Caroline Poggi et Jonathan Vinel livre une œuvre sensorielle et hybride, où la forme visuelle emprunte aux codes du jeu vidéo à la troisième personne. Caméra fixe à l’arrière, personnage principal qui avance dans des décors désaffectés, bruitages immersifs… tout dans la mise en scène évoque une expérience de gameplay introspectif. Ce choix formel n’est pas qu’un gimmick esthétique : il reflète l’état de dissociation du personnage, comme si elle traversait sa douleur à distance, presque mécaniquement. Cela donne au film une forme à part, à la fois déshumanisée et profondément intime.
Le cœur du récit semble tourner autour d’une rupture, mais sans jamais la nommer clairement. Est-ce une rupture amoureuse ? Une séparation amicale ? Un effondrement intérieur plus large ? La question reste ouverte. Ce décentrement du propos est justement ce qui rend le film puissant : il ne raconte pas une histoire linéaire, il fait ressentir un état, une absence, un trop-plein. La métaphore de l’explosion devient un fil rouge visuel et émotionnel : celle d’un corps et d’un cœur sur le point de céder, lentement, silencieusement.
Le body horror, souvent réutilisé dans le court métrage contemporain, trouve ici une vraie justification : la douleur mentale est incarnée dans le corps, dans ses secousses, ses gonflements, ses étrangetés. Ce n’est pas gratuit : c’est le corps comme extension de l’âme, le corps qui dit ce que le visage ne montre pas.
Justement, ce visage sans expression, presque figé, est contrebalancé par une voix off bouleversante, subtilement interprétée par l’actrice française Grace Seri. Elle ouvre une brèche dans l’opacité du personnage : c’est par la voix qu’on entre dans ses pensées, ses émotions, ses souvenirs. Elle donne au film sa chaleur humaine, sa texture émotionnelle, et une forme de tendresse inattendue.
La fille qui explose est un film qui laisse une trace durable : il ne cherche pas à expliquer, mais à faire ressentir. Une œuvre à part, singulière, qui réussit à parler de la douleur avec une rare justesse — entre abstraction, corporalité et fragments d’intimité.
Le film détourne aussi un cliché tenace : celui d’Internet vu comme facteur d’isolement. Ici, c’est le réel, la « vie normale », qui isole, avec ses normes silencieuses et ses absences affectives jusque dans les ébats sexuels. Internet devient, au contraire, un espace refuge, un lieu de reconnexion où, dans les forums, les vidéos, les communautés invisibles, on trouve des gens comme soi. Une forme de tendresse numérique. Un monde où la souffrance devient un langage commun, partagé. Alors quel meilleur endroit où trouver refuge quand on est au bord de l’explosion ?
Quai Sisowath – Ne sommes-nous pas les monstres de nos mythologies ?
Dans Quai Sisowath, Stéphanie Lansaque et François Leroy livrent un court métrage aussi captivant que dérangeant, qui mêle habilement réalisme social, conte folklorique et esthétique pop rétro. En situant son récit au Cambodge, dans un monde en apparence joyeux mais gangrené de l’intérieur, le film aborde des problématiques profondes touchant de nombreux pays d’Asie du Sud-Est : obsession de la blancheur, précarité économique, empoisonnement écologique et identités dissoutes dans la logique du capitalisme globalisé.
Une légende qui contamine le réel
Le film s’ancre dans une figure issue du folklore cambodgien : les Aph, créatures aquatiques séduisantes mais mortelles. Elles deviennent ici une métaphore vivante de la beauté toxique. La protagoniste, jeune femme silencieuse, est incitée à s’appliquer des produits éclaircissants contenant du mercure, comme des millions d’autres personnes dans la région. Ce geste, loin d’être anodin, est le point d’entrée dans une société où la blancheur est synonyme de réussite, où l’on s’empoisonne volontairement pour correspondre à un idéal de beauté occidentalisé.
Le film traite cette contamination de manière littérale — la peau s’abîme, le corps se déforme — mais aussi au sens figuré : c’est l’imaginaire collectif tout entier qui est contaminé, par une idéologie de consommation, de performance et de visibilité.
Un monde saturé, pollué, hyperconnecté
Ce qui frappe d’emblée, c’est l’esthétique visuelle du film. Couleurs vives, lumière dorée, bande-son enjouée… tout évoque un monde festif, presque ludique. Mais sous cette surface brillante, Quai Sisowath dépeint un univers violent, pollué, où la misère et les arnaques sont banalisées. Cette dissonance visuelle et sonore accentue l’absurdité d’une société qui se noie dans les déchets qu’elle produit, tout en continuant de chanter. Le contraste est saisissant : plus l’image est belle, plus le fond est brutal.
L’identité, avalée par le travail
Par petites touches, le film montre comment le capitalisme ne se contente pas d’exploiter les corps : il les redéfinit entièrement. L’un des personnages, livreur pour une plateforme de livraison, ne quitte jamais sa veste de travail, même en dehors de ses heures. Le logo de l’entreprise devient son visage, sa seconde peau. Ce détail, presque anecdotique, dit tout de l’effacement des identités individuelles au profit de rôles économiques, dans un monde où exister signifie produire.
Quai Sisowath est un court métrage d’une grande richesse, aussi poétique que politique. Envoûtant, paradoxal, profondément contemporain, il offre une plongée dans un monde où la beauté tue, la lumière aveugle et l’apparence étouffe. Un film qui contamine, lui aussi — mais pour mieux réveiller.
La fille qui pleurait des perles — La beauté d’un mensonge nécessaire
Avec La fille qui pleurait des perles, les réalisateurs Clémence Madeleine-Perdrillat et Nathan Ambrosioni unissent leurs sensibilités pour livrer un conte social poignant et stylisé. Déjà remarqués pour leurs travaux précédents — Les Drapeaux de papier (pour Ambrosioni) et les scénarios sensibles de séries comme Parlement ou Les Grands (pour Madeleine-Perdrillat) — ils poursuivent ici leur exploration de la jeunesse, du manque et de la nécessité de se réinventer par la fiction.
Une fable réaliste et bouleversante
Visuellement, le film s’ancre dans une reconstitution d’époque minutieuse, évoquant l’Angleterre victorienne ou les marges sombres d’un Paris oublié. La photographie grise, les décors de ruelles sales, les costumes usés : tout évoque une esthétique dickensienne, où la misère est omniprésente mais porte en elle une forme de poésie tragique. Comme chez Charles Dickens, les enfants sont au centre — fragiles, perdus, mais capables d’inventer des mondes pour survivre à l’indifférence du réel.
La technique employée — un tournage en pellicule ou soigneusement retravaillé pour en imiter la texture granuleuse — donne au film un aspect organique et brut, qui renforce l’immersion. Ce réalisme visuel ne cherche pas à flatter : il expose. Il fait ressentir la boue, le froid, la faim. Et pourtant, c’est dans cet environnement que surgit l’étincelle de la création.
Vérité ou récit, quel est le plus grand trésor ?
Au cœur du récit : une jeune fille qui pleure des perles. Ce détail, à la fois absurde et magique, fait basculer le film dans un espace symbolique. Est-ce vrai ? Est-ce un mensonge ? Peu importe. L’histoire devient un refuge, une arme, une marchandise, un mythe personnel. Ce que dit le film avec beaucoup de délicatesse, c’est que la fiction est parfois plus vitale que la vérité. Dans un monde où la pauvreté vole tout — jusqu’au droit de rêver —, inventer une histoire, c’est reprendre le pouvoir sur sa vie.
Le regard des réalisateurs est plein de pudeur et de respect : jamais misérabiliste, jamais cynique. La magie n’est pas là pour enjoliver, mais pour redonner une épaisseur à l’existence, une raison de continuer. Les larmes deviennent des perles, non pas parce qu’elles valent de l’argent, mais parce qu’elles disent quelque chose d’invisible : le prix de la douleur et la beauté de la résistance intérieure.
La fille qui pleurait des perles est un court métrage subtil, profondément humain, où la détresse n’empêche ni l’imaginaire, ni l’émotion. Il affirme avec force une idée essentielle : quand la réalité est insoutenable, c’est peut-être l’histoire qu’on choisit de raconter qui finit par définir qui l’on est.
Jambes poilues — Conte intime et ludique d’une révolte douce
Avec Jambes poilues, les réalisatrices Léa Forest et Margaux Guillemard signent un court métrage à la fois intime, politique et joyeusement régressif. Déjà connues pour leur travail mêlant animation artisanale, formes hybrides et récits personnels — notamment dans leurs projets étudiants à La Poudrière et dans des clips ou formats courts diffusés en ligne — elles poursuivent ici une démarche profondément sensible : celle de donner forme à l’intime pour parler à toutes.
Un collage de souvenirs et de révoltes
La technique visuelle, volontairement naïve, fait la signature du film. Découpages, collages, textures papier, dessins colorés, petits objets en carton animés comme dans un spectacle de marionnettes : Jambes poilues évoque immédiatement les scrapbook ou les journaux intimes de l’adolescence. Une esthétique assumée, douce, ludique, qui joue sur les formes de l’enfance pour mieux parler de ce moment charnière qu’est le début de la puberté, de l’écart entre le corps réel et les normes sociales.
Cette forme régressive n’est pas qu’un choix graphique : elle reflète la confusion, la tendresse et les violences diffuses qui traversent l’adolescence. Le film, en refusant le réalisme frontal, donne une légèreté poétique à un sujet encore tabou : les poils féminins et l’injonction à l’épilation.
Une voix qui transmet
La voix off tient un rôle central. Celle d’une femme plus âgée, posée, bienveillante, presque maternelle. Elle ne raconte pas l’histoire d’une autre, mais la sienne : son expérience, ses souvenirs, ses petites hontes. C’est un geste de transmission — d’une génération à l’autre, d’une intimité à d’autres intimités en formation. On comprend vite que ce film est fait pour les jeunes filles, pour les adolescents, pour toutes celles et ceux qui n’ont jamais entendu une voix leur dire : “Tu peux être comme tu es. Tu n’as pas à t’excuser.”
Il y a là quelque chose de profondément politique, mais sans être dans le militantisme frontale. Le film parle de résistance, oui, mais de résistance quotidienne, de choix personnels, de droit à exister dans son corps sans être corrigé.
Jambes poilues est un petit film d’une grande justesse. Avec une forme simple, artisanale et créative, il réussit à toucher à ce qu’il y a de plus délicat : la construction de soi face au regard des autres. Il parle d’un sujet concret — les poils — mais le fait avec une intelligence symbolique rare, en tissant un lien direct entre mémoire, transmission, et réappropriation du corps.
Hypersensible – Une métamorphose des sens
Dans Hypersensible de Martine Frossard, le corps devient paysage, les sensations prennent le pouvoir, et l’hyperperception s’ancre comme le cœur d’une expérience cinématographique à la frontière du conte et de la science-fiction. Porté par une mise en scène organique et fluide, ce court métrage propose une réflexion profonde sur la fragilité des corps, la douleur invisible et la beauté cachée dans l’excès de sensibilité.
Un corps qui sent trop
Le film explore l’expérience d’une jeune fille souffrant d’hypersensibilité sensorielle, une condition encore mal comprise, souvent marginalisée. Ici, le moindre bruit, la moindre lumière, un simple contact deviennent ondes de choc. Le film traduit cette perception décuplée à l’image : les textures se dilatent, les mouvements sont presque liquides, la caméra épouse le souffle, le frisson, la tension intérieure. Ce rapport hypersensible au monde est à la fois une source de souffrance (quand le réel agresse) et une grâce (quand il caresse). Car dans cette hypercapacité à sentir, il y a aussi la possibilité d’un plaisir démultiplié :les zigzagues de la route, une voiture qui fonce, le vent sur la peau deviennent alors des expériences quasi cosmiques.
Une métamorphose mythologique
La trajectoire du personnage, après un accident, bascule dans une forme de science-fiction sensorielle. Son corps change, se dilate, s’ouvre, se transforme jusqu’à littéralement s’enraciner dans la terre. Une évocation directe à Daphné, la nymphe de la mythologie grecque métamorphosée en arbre pour échapper à Apollon. Ici, cette transformation n’est pas une fuite, mais une renaissance. L’arbre devient symbole de guérison, de réconciliation avec un corps autre, plus fort, plus vaste, plus lent aussi. C’est une manière de dire que le mal-être peut muter en force, que l’hypersensibilité peut devenir une connexion au vivant, un état d’écoute radicale du monde.
Transmission silencieuse
La dernière scène, d’une simplicité bouleversante, renforce cette lecture symbolique. Une petite fille, assise à l’arrière d’une voiture, regarde l’arbre qu’est devenue la femme aux côtés de sa mère. Aucun mot n’est prononcé, mais tout est là : le cycle de la transmission, le lien féminin, la compréhension silencieuse de celles qui ressentent trop. Ce geste de regard, minuscule, devient un pont entre générations, une promesse de reconnaissance, peut-être même de réparation.
Hypersensible est un film qui se vit avec le corps autant qu’avec l’esprit. Son esthétique fluide, presque liquide, son refus du récit classique, sa poésie organique en font un objet sensoriel rare, qui donne forme à ce que tant de personnes vivent sans pouvoir l’exprimer. À la fois mythe contemporain, conte de transformation, et lettre ouverte à celles et ceux qui sentent trop, ce court métrage offre une réponse douce et puissante à un monde souvent trop bruyant.
Sappho — Quand les feuilles parlent : poésie, mémoire et voix de femmes
Réalisé par Rosana Urbes, cinéaste brésilienne déjà remarquée pour son court Guida, Sappho s’impose comme un objet cinématographique à part. À la frontière du documentaire poétique, du film d’animation et du conte mythologique, ce court métrage creuse un sillon déjà entamé dans l’œuvre de la réalisatrice : celui des héritages féminins, de la mémoire comme matière vivante.
Une ode à la littérature incarnée
Le film s’articule autour de la figure légendaire de Sappho, poétesse de l’île de Lesbos, dont ne subsistent que des fragments, des éclats de vers, des traces à peine lisibles. Rosana Urbes s’approprie cette figure avec délicatesse et audace, en mêlant voix off brésilienne, dessins mouvants, jeux d’ombres et de lumière, et textes projetés à l’image. L’effet est troublant : les mots flottent, respirent, s’animent. Ils ne sont plus seulement lus, ils sont vus, entendus, ressentis.
La poésie, au cœur du projet, est partout : dans la forme (dessin délicat, textures organiques, ombres comme des encres vivantes), dans le fond (le choix de Sappho, pionnière d’une voix littéraire féminine), et dans le rythme même du film, proche de celui d’un poème récité à voix basse. La littérature devient un corps, une voix, un paysage.
Une tradition de femmes qui racontent
La voix off — féminine, douce, grave — joue un rôle central. Elle ne récite pas, elle confie. Cette voix pourrait être celle d’une mère, d’une sœur, d’une aïeule. Elle s’inscrit dans la tradition orale, celle des contes transmis entre femmes, des légendes racontées au coin du feu ou chuchotées dans la nuit. À travers elle, Sappho ne revient pas seulement comme personnage historique, mais comme figure matricielle : celle qui a dit, osé, écrit, aimé. Celle qui a créé un espace de parole pour les femmes, à travers les siècles.
Une esthétique plurielle et sensorielle
La forme du film est à la fois modeste et foisonnante. On pense aux carnets dessinés, aux ombres chinoises, aux feuilles d’arbres froissées, aux pages de livres usées par le temps. Les feuilles, justement, sont une métaphore centrale : à la fois éléments naturels et support du texte. Elles disent le lien ancestral entre nature et langage, entre la terre et les mots. La poésie de Sapho, qui chantait les fleurs, les saisons, les amours humaines dans leur fragilité, trouve ici un écrin sensible, presque tactile.
Ce style, profondément féminin au sens pluriel du terme, ne cherche pas l’uniformité : il est dense, foisonnant, vibrant, à l’image de l’histoire qu’il raconte. Il célèbre la diversité des formes de récit, des manières d’exister, des voix qui s’entrelacent.
Sappho est un court métrage profondément sensoriel et littéraire. Il interroge ce que veulent dire écrire, se souvenir, transmettre, et célèbre la puissance des mots autant que celle des femmes qui les portent.