Tous les articles par Katia Bayer

A comme As it was

Fiche technique

Synopsis : Lera rentre chez elle à Kyiv pour la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine. Elle passe du temps avec ses proches et apprend progressivement la routine de la guerre au cours d’une seule journée.

Réalisation : Anastasiia Solonevych & Damian Kocur

Genre : Fiction

Durée : 15′

Pays : Pologne, Ukraine

Année : 2023

Scénario : Anastasiia Solonevych & Damian Kocur

Image : Damian Kocur

Son : Tadeusz Chudy, Lukasz Kaaczmarski

Montage : Damian Kocur

Musique : Andrii Kuzmenko, Myroslav Skoryk, Betbit, Maksymilian Wrzosek

Interprétation : Valeriia Berezovska, Kyrylo Zemlyani, Olena Korohod, Sofia Berezovska

Production : Exa Studio, Lizart Film

Article associé : la critique du film

Basri and Salma in a Never Ending Comedy de Khozy Rizal

Parfois, il arrive qu’un court-métrage se distingue de tous les autres par un sujet inattendu ou une réalisation mémorable. On se souvient de lui parfois comme un rêve fiévreux, parfois comme un moment qui marque avec curiosité une séance de visionnage. Sans hésitation, Basri and Salma in a Never Ending Comedy est l’un d’entre eux. Réalisé par l’indonésien Khozy Rizal, ce court métrage de 15 minutes est présenté en sélection officielle à Cannes 2023. Basri et Salma (Arham Rizki Saputra et Rezky Chiki) forment un couple qui gère un petit manège de campagne. Ils passent leurs journées à s’occuper des enfants des autres, tandis que leur famille leur met la pression pour en avoir eux-mêmes. Lorsque Salma reçoit un coup de fil anonyme d’un homme lui faisant du chantage sur une prétendue vidéo intime du couple qu’il garderait secrète en échange d’une importante somme d’argent, on croirait comprendre l’enjeu principal du film. Néanmoins, quelque chose de plus latent, de plus viscéral se trame ; une chose qui se tapit dans l’intimité du couple et qui l’empêche d’être heureux, que Khozy Rizal développe avec brio sur un quart d’heure de visionnage.

Déjà dans son premier court-métrage réalisé en 2021, Makassar is a City for Football Fans, Khozy Rizal mettait en scène un homme qui devait prétendre se conformer à la passion de ses amis de l’université pour le football, afin de s’intégrer en se conformant à des normes sociales qu’il n’approuvait pourtant pas. Dans Basri and Salma, nous retrouvons ce même type de personnages, amoureux mais entravés dans leur tranquillité par des attentes sociales lourdes, se vidant peu à peu de leur sens au fur et à mesure que leur mélancolie se tisse sous nos yeux. Entre les néons et les sucreries du manège, sont traités des thèmes délicats, tels que la charge mentale des femmes, la violence conjugale, l’intolérance assumée face à ceux qui s’écartent de la norme. En effet, le film interpelle par les contradictions surprenantes qu’il met en scène ; c’est un cercle social où on baisse le son d’un reportage informant de la distribution de préservatifs pour se protéger des maladies, avant de mimer les actes grivois de sa femme devant ses enfants, et devant son regard humilié. Lorsque la violence explose, c’est ce même son multimédia que Salma augmente pour ne pas y faire face, comme un enfant qui se bouche les oreilles quand ses parents se disputent.

Et puis il y a ces moments absolument surréalistes, extraordinaires, qui surgissent au milieu du film sans crier gare, où ce dernier se transforme en comédie musicale improvisée karaoké. Avec le sourire et leurs paroles affichées en couleur en bas de l’écran, la famille du couple chante gaiement sur le bonheur d’avoir une progéniture. C’est d’autant plus déstabilisant d’analyser ce jaillissement musical d’exubérance mis en parallèle avec la scène de dispute familiale, non seulement déconcertante mais bien violente. Elle se matérialise certes par les coups, mais surtout par le traitement qu’on réserve à cette femme sans enfants, qui n’existe que dans sa non-condition de mère, dégradée. Entre le conte philosophique et la braderie de fête foraine, Basri et Salma est une formidable satire aussi cinglante que créative, qui ne se prend pas au sérieux et qui, comme une sucrerie, nous ravit et nous pousse à en vouloir toujours plus.

Mona Affholder

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B comme Basri and Salma in a Never Ending Comedy

Fiche technique

Synopsis : Un couple possède un Odong-Odong au carnaval. Ils passent leurs journées à divertir et à s’occuper des enfants des autres sans en avoir eux-mêmes. Entre l’ingérence de la famille et le doute, ils découvrent pourquoi ils n’ont pas eu d’enfant.

Genre : Fiction

Durée : 15’

Pays : Indonésie

Année : 2023

Réalisateur : Khozy Rizal

Scénario : Khozy Rizal

Image : Andi Moch Palaguna

Décors : Bilal Raviadi

Musique : Abdul Chaliq Dp

Son : Rafiat Arya

Interprétation : Arham Rizki Saputra, Rezky Chiki, Alghifahri Jasin, Utri Fadhilla Muslimin

Production : Hore Pictures, XRM Media

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W come Wild Summon

Fiche technique

Synopsis : Narrée par Marianne Faithfull, cette fable écologique et aquatique de 14 minutes tournée en Islande suit le cycle de vie épique et dramatique de saumons sauvages anthropomorphes.

Réalisation : Saul Freed & Karni Arieli

Genre : Animation

Durée : 14’

Pays : Royaume-Uni

Année : 2023

Voix : Marianne Faithfull

Scénario : Saul Freed & Karni Arieli

Image : Saul Freed, Karni Arieli, Yuli Freed-
Arieli

Son : Jonny Crew

Décors : Karni Arieli

Montage : Saul Freed

Musique : Saul Freed

Production : Sulkybunny, Autour de Minuit

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Wild Summon de Saul Freed et Karni Arieli

Présents pour la première fois en compétition au Festival de Cannes, Saul Freed et Karni Arieli proposent avec Wild Summon une fable anthropomorphe au rythme haletant où se croisent pêle-mêle sociologie, philosophie et écologie. Ici, les messages subliminaux ne manquent pas et chaque plan prend la force d’un lanceur d’alerte.

L’ouverture grandiloquente sur des plans panoramiques place le sujet dans les Highlands islandaises : de grandes plaines où la nature (presque) intacte, vaste et monolithique s’étend sur plusieurs milliers d’hectares. D’une beauté époustouflante, ils donnent, à l’exception de quelques routes et infrastructures près, cette allure des temps ancestraux où seule la nature régnait… juste avant le grand désordre humain !

Sur la berge d’une rivière, on aperçoit le corps d’une femme se hissant péniblement hors du courant. Celle-ci porte un attirail de plongée rose fuchsia et lacéré de toute part qui nous laisse un instant circonspect, puis la voix rocailleuse de Marianne Faithfull dissipe le malentendu et souligne qu’il s’agit d’un saumon femelle adulte. L’aspect visuel, en particulier le traitement du visage, met alors le film au carrefour de trois esthétiques distinctes : la fiction, le documentaire et l’animation.

Après Turning (2010), Flytopia (2012) et Perfect World (2016), Wild Summon est le quatrième court-métrage signé Karni & Saul. L’incursion d’éléments d’animation dans la fiction est devenue un leitmotiv du binôme britannique jusqu’à en faire leur marque de fabrique. À l’instar de Turning où l’on percevait la réalité à travers les yeux d’un enfant lors d’un goûter avec trois vieilles tantes, les auteur.trice portaient alors un discours sur les souvenirs de l’enfance et jouait en conséquence avec ses distorsions.

Dès la première minute de Wild Summon, le spectateur signe un pacte avec sa propre perception où il accepte de considérer le personnage, qui est de forme humaine, comme un simple saumon ; de ce fait, Karni Arieli et Saul Freed se servent de l’animation pour déjouer nos repères et triturer ainsi notre entendement.

Postulat farfelu, cet aspect légèrement dissonant va impacter avec force toute notre lecture des événements à suivre, et conférer à certaines séquences une puissance visuelle démultipliée.

Prise sur la fin de son long parcours pour se reproduire et se laisser mourir, l’intrigue démarre concrètement en flashback lorsque nous remontons à la naissance de cette saumon femelle pour cheminer avec elle tout au long de sa vie en accélérée.

Tous les jalons du documentaire animalier étant réunis, nous prenons rapidement nos marques et c’est lorsque le périple de la jeune saumon se fait plus ardu que notre empathie progressivement se déplie.

Dans un contexte qui est le schéma même du cycle de la vie et selon la place qu’occupe le saumon dans la chaine alimentaire auprès des autres animaux et de l’être humain, nous assistons à l’évolution de la jeune saumon dans son habitat naturel. Graduellement, s’offrent à nous ces images bien connues de pollutions fluviales et autres désastres environnementaux ; à la seule différence que l’anthropomorphisme donne ici un caractère d’urgence écologique plus aigu, comme si cela prenait enfin un tour réellement grave et qu’il fallait agir. Notre ressenti est ainsi exacerbé sans relâche et les plans successifs au fil du voyage viennent remettre en question ce qu’on savait déjà : la surpêche prenant soudain des airs de boucherie insoutenable, les piscines d’élevage où sont parqués ces saumons par milliers font alors songer à ces prisons à ciel ouvert qui s’apparentent à des camps d’internement, passés ou présents.

On se retrouve ainsi tiraillé chaque minute entre notre reconnaissance des faits, notre inaction, l’intolérabilité que ces atrocités soient endurées par une entité humaine et la totale cohérence du dispositif puisqu’en définitive, nous sommes dans un documentaire « humanimalier ». Un effet de bouleversement s’opère puisque tout cela devient brusquement visible et donc inacceptable. Comme quoi, l’humain est drôlement fait ; cela tombe bien, c’est le thème du film.

Dans un second temps, on peut s’interroger tout du long par l’impression familière qui se dégage de ces images. Récentes et d’une qualité remarquable, elles prennent déjà un air stéréotypé et l’on sent comme un pied de nez, de la part de Saul Freed et Karni Arieli, à ces documentaires sur drones en 8K qui pullulent aujourd’hui sur les plateformes de vidéos en ligne, et produites par celles-ci. Saul Freed et Karni Arieli reprendraient ainsi à leur compte ces cadres un brin artificiels qui prétendent montrer les choses telles qu’elles sont vraiment et dans ce qu’elles auraient de plus beau, de plus rare, de plus intime et de plus instagrammable. Des films qui passent pour documentaire mais dont le cinéma le plus esthète semble être venu se mêler, comme s’il fallait que la technique vienne sublimer les choses pour les rendre divertissantes. On peut alors légitimement se poser la question d’une technologie, éternellement repoussable, qui deviendrait nécessaire pour faire croire qu’on accède plus facilement aux trésors et aux mystères de ce monde.

L’ensemble de l’oeuvre de Karni Arieli et Saul Freed offre un exemple saisissant de ce que l’animation et la fiction peuvent produire et s’apporter mutuellement lorsqu’elles sont savamment entremêlées. Wild Summon n’y déroge pas et vient sonner le glas de cette indolence dans laquelle nous stagnons face aux incohérences de cette civilisation qui change vite, trop vite et continue pourtant sur sa lancée. Humaine ou animale, quel est le poids d’une vie en définitive ? C’est à cette condition que l’être humain est ici replacé ; le corps éprouvé, abimé et meurtri de la jeune saumon tout au long de son odyssée reflète la dimension animale d’un chemin de vie avec sa légendaire loi du plus fort. Une Mère Nature impitoyable où résistance et survivance sont les maitres-mots et où l’on perçoit en filigrane les règles de vie actuelles de nos sociétés modernes compressées, surexploitées, sur-épuisées… à l’heure où les abattoirs et les piscines d’élevages débordent pour subvenir aux besoins d’une planète de huit milliards de saumons-humains !

Par ailleurs, on peut songer à un court-métrage qui a fait parler de lui lors de la Semaine de la Critique 2021 : Brutalia, days of labour de Manolis Mavris. Ce dernier avait eu recours à un procédé semblable dans une forme de docu-fiction où hommes et femmes reconstituaient le fonctionnement d’une ruche avec ses abeilles ouvrières, ses bourdons et la Reine, bien-sûr. Réglé comme un ballet avec quelques séquences plutôt pittoresques, ce film mettait surtout en exergue les violences et les dérives patriarcales encore bien en place dans nos sociétés. Entre Brutalia et Wild Summon, le monde animal nous en dit parfois plus sur l’Homme que l’humain lui-même.

Exsangue et expirante, la femelle saumon réalise l’impossible et maintient son existence dans ce monde après mille tourments. S’il s’agit de se battre pour son espèce, c’est gagné. Maintenant, qu’en est-il de la nôtre ?

Augustin Passard

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H comme Hole

Fiche technique

Synopsis : Une jeune policière enquête sur des cas de maltraitance infantile, il ne lui reste plus qu’une maison à visiter pour finir son enquête. En arrivant sur les lieux elle decouvre une maison délabrée, des enfants étrangement muets et un trou noir au milieu d’une pièce duquel émane une force surnaturelle.

Genre : Fiction

Durée : 24’

Année : 2023

Pays : Corée du Sud

Réalisation : Hwang Hyein

Scénario : Hwang Hyein

Image : Park Junyong

Son : Chang Jungu

Montage : Hwang Hyein

Interprétation : Lim Chaeyoung,Kwak Sooheyon, Son Jiyu

Production : Korean Academy of Film Arts

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Cannes, les premiers prix du court

Cannes touche à sa fin. Plusieurs prix ont déjà été délivrés à des courts en attendant la remise des prix de ce soir, avec la Palme d’or du court et la Mention spéciale. Retrouvez d’ores et déj notre focus dédié au festival, qui sera complété par des prochains sujets dans les jours à venir.

Côté Semaine de la Critique 2023, Boléro de Nans Laborde-Jourdàa repart avec deux prix : le Prix Découverte Leitz Cine et le Prix Canal+. Le film a également remporté la Queer Palm du court.

Du côté de la Cinéf (la section dédiée aux films d’écoles), 3 films ont été distingués :

– Premier prix : Norwegian Offspring de Marlene Emilie Lyngstad (Den Danske Filmskole, Danemark)

– Deuxième Prix : Hole de Hwang Hyein Korean Academy of Film Arts, Corée du Sud)

– Troisième Prix : Ayyur (Lune) de Zineb Wakrim (ÉSAV Marrakech, Maroc)

Enfin, le Prix Light on Women attribué par L’Oréal à la meilleure réalisatrice en compétition et à la Cinef (dont le Jury est composé depuis 3 ans par Kate Winslet) a été attribué ce vendredi à La Voix des autres de Fatima Kaci (La Fémis, France)

L comme The Lee Families

Fiche technique

Synopsis : La maison de campagne, seul héritage laissé par le grand-père, a été léguée au petit-fils aîné. Mais la mère de Young-Seo ne peut pas rester les bras croisés et laisser faire.

Genre : Fiction

Durée : 25’

Année : 2023

Pays : Corée du Sud

Réalisation : Seo Jeong-mi

Scénario : Seo Jeong-mi

Image : Su Sion

Son : Kim Da-bin

Musique : Lee Ji-young

Montage : Lee Jung-eun

Interprétation : Jeong Ae-hwa, Lee Joo-Hyup, Cho Yoon-Ji

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The Lee Families de Seo Jeong-mi

The Lee Families fait partie des films d’écoles de la Cinef 2023. Le court métrage est réalisé par la jeune sud-coréenne Seo Jeong-mi, à l’occasion de son projet de fin d’études à Université Nationale des Arts de Corée.

Après la mort du patriarche de la famille Lee, ses descendants se disputent pour sa maison de campagne. Dans son testament, le père l’avait laissée en héritage à son fils unique, également décédé, ce qui transfère les droits à Tae-seok, le petit-fils et seul homme entre les héritiers. Sook-hyun, la fille aînée et sœur du disparu, s’engage dans une bataille verbale, physique et judiciaire pour des droits à la propriété mais son neveu reste obstiné à ne pas la partager avec ses tantes.

Le film montre quelques coutumes de la société coréenne. La tradition indique que, habillées en hanbok à l’enterrement, les femmes doivent exprimer de la tristesse et du désespoir face au décès d’un être cher pour affirmer son importance, pendant que les hommes restent sérieux. Plus élevé est le statut social du décédé, plus longue est la période de deuil. Les nouvelles générations, pourtant, adhèrent à des comportements plus discrets, comme Young-seo, fille de Sook-hyun, qui préfère garder le calme par rapport aux actions de sa mère. Le chagrin de la protagoniste n’est pas seulement fruit des règles sociales, mais de sa douleur, qu’elle gère avec insouciance.

Devant une situation tragique, la réalisatrice dépeint des personnages comiques qui rendent le film plus léger. L’humour se construit à travers le comportement de cette mère instable, échevelée, qui crie, jure, donne des coups de pieds et grimpe aux murs littéralement et métaphoriquement. En contrepartie, sa fille, aussi désorientée, veut la soutenir mais essaie de garder les pieds sur terre. Seo Jeong-mi utilise aussi sa mise en scène pour faire rire le public. En accentuant les scènes de conflit par des ralentis accompagnés de musique orchestrale, la réalisatrice construit une ambiance ironique qui fait appel à des scènes de guerre classiques. Cependant, cette bataille se traduit dans son univers par une famille dysfonctionnelle en perte de contrôle.

À travers l’humour, The Lee Families traite du sujet du deuil et des façons de lui faire face. Le film ne porte aucun jugement de valeur sur ses personnages, mais démontre différents points de vue sur les attitudes extrêmes et les motivations qui peuvent amener les individus à les adopter.

Bianca Dantas

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Margarethe 89 de Lucas Malbrun

Lucas Malbrun nous confronte dans Margarethe 89 à la violence psychologique du régime d’Allemagne de l’Est. Dans ce court métrage d’animation sélectionné à la Quinzaine des cinéastes, Margarethe, jeune punk contestataire, se fait interner en hôpital psychiatrique après avoir brûlé ses affaires et celles de son petit ami. Dans ce contexte, le climat social et politique est intrinsèquement lié aux questions de l’identité et de la santé mentale.

Le régime autoritaire de la RDA semble triompher à Leipzig en 1989 comme l’illustrent les images de parades militaires accompagnées de chants communistes. Margarethe est internée et fait face à la froideur et à la rigidité des médecins et des autres patients. Le régime exerce une intense surveillance à toute opposition politique en passant notamment par un contrôle des corps. Margarethe est enfermée, contrainte de travailler dans des fours à charbons et d’ingérer des médicaments. Cette “Zersetzung” (dissolution) vise à briser la santé mentale des opposants.

Margarethe trouve un échappatoire dans ses pensées, son imagination, en pensant à ses retrouvailles avec son petit ami Heinrich. Cependant, c’est annoncé des le début du film, Heinrich est un mouchard et collabore avec la Stasi.

Cette histoire d’amour et d’imposture révèle les paradoxes et les tiraillements internes des individus. Heinrich aime sincèrement Margarethe mais pactise toutefois avec le régime. Lucas Malbrun s’inspire de l’histoire d’amour dans Faust de Goethe où la trahison mène à la folie. Ce n’est toutefois pas une vision manichéenne des individus puisque le personnage de traître n’est pas accablé par ses actes. L’imposture de l’amour dans Faust est par ailleurs amenée par un pacte avec le diable, ici la RDA.

Le film met en scène les méthodes du régime pour épuiser et anéantir l’opposition. Ces individus en marge, dans la sous-culture punk notamment, font face à la méfiance et la paranoïa que répandent les mouchards.

Les traits fins aux couleurs douces des crayons feutres de Lucas Malbrun contrastent avec la violence de l’époque. Les plans rapprochés, aux mouvements doux et fluides, où l’on perçoit la fragilité des personnages, s’opposent aux plans larges et statiques dont la symétrie et les lignes droites révèlent l’autorité du régime.

L’attention portée au son et aux sensations révèle toutefois une certaine tendresse dans la froideur du climat social. Certains passages frôlent l’onirisme, les couleurs bleutés et violettes d’une mer où les biens aimés se retrouvent apportent une grande douceur dans l’agitation anxieuse des opposants politiques.

Si le régime ne perdure pas après 1989, année qui marque la chute du mur de Berlin, et que la lutte pour éliminer l’opposition perd de son sens, les traumatismes et la mémoire du régime persistent. Margarethe représente cette lutte, par sa sensibilité et son engagement, et ainsi le souvenir d’une contre culture émancipatrice.

Rose Delafosse

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M comme Margarethe 89

Fiche technique

Synopsis : Leipzig, 1989. Margarethe, une jeune punk contestataire du régime est-allemand, est internée en hôpital psychiatrique. Elle tente de s’enfuir pour rejoindre Heinrich, un chanteur punk dont elle est amoureuse. Mais alors que le régime vit ses dernières heures, la Stasi répand plus que jamais ses mouchards.

Réalisation : Lucas Malbrun

Genre : Animation

Durée : 18’

Pays : France, Allemagne

Année : 2023

Voix : Anna Hedderich, Franz Liebig, Lucas Prisor, Jochen Hägele

Scénario : Lucas Malbrun

Image : Lucas Malbrun

Son : Quentin Romanet

Décors : Marie Larrivé

Montage : Clara Saunier, Vincent Tricon

Musique : Maël Oudin

Production : Eddy Production

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Hole de Hwang Hyein

Hole est un court métrage de vingt-quatre minutes réalisé par une jeune cinéaste coréenne du nom de Hwang Hyein. Ce court-métrage d’horreur produit par la Korean Academy of Film Arts, est porté par son actrice principale Lim Chae-Young en jeune policière. Présenté dans la sélection de la Cinef de Cannes 2023, le travail de la jeune Hwang Hyein nous impressionne par sa maîtrise et par son élégance.

Si l’histoire débute comme un thriller ou un film noir, deux genres emblématiques du cinéma coréen, elle dérive et nous emmène dans le secteur du surnaturel. Ainsi, le synopsis se résume en ces mots : une jeune enquêtrice investigue sur des cas de maltraitance d’enfants et se rend dans une maison délabrée pour y faire la rencontre de deux enfants laissés seuls. Très vite, elle se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond dans cette maison lugubre au papier peint déchiré. Dans ce décor parfait de film d’épouvante, une succession de petits évènements va survenir : des enfants muets aux visages sombres, des bruits inquiétants, une porte qui claque et vous enferme dans une pièce, et un trou béant.

Tout le récit s’articule autour de ce trou que découvre la jeune policière en soulevant une plaque de métal. Au milieu de l’une des pièces de la maison se trouve un trou noir, comme un puit sans fond, que les enfants regardent fixement. Quand la policière demande aux enfants où sont leurs parents, ils répondent que les ténèbres les ont mangés et désignent des yeux ce trou comme le coupable de leur ravissement.

Hwang Hyein nous offre avec son court métrage Hole un récit d’horreur tout en tension prouvant que l’économie est parfois le meilleur outil de la peur. La raison du succès de la simplicité est que le plus grand générateur de la peur est l’imagination. Nul besoin de gros monstres aux dents pointues pour terroriser un public, il suffit de suggérer l’inimaginable pour qu’il s’installe dans nos esprits et nous hante. C’est sur ce principe que la jeune réalisatrice a basé son court-métrage à l’articulation assez simple qui respecte quasiment les règles ancestrales de la mise en scène : unité de temps, de lieu et d’action.

C’est donc en huis clos que l’histoire de la capture d’une femme par une maison malsaine nous est racontée, une capture d’autant plus terrifiante qu’elle est insidieuse. Chaque élément qui compose le lieu est étrange, ses habitants ne se soustrayant pas à la règle, comme contaminés. Même les enfants qui sont supposés être les victimes à sauver, petites choses innocentes, nous glacent le sang par leur froideur, leur soi-disant maladresse qui manque de faire tomber la jeune policière dans le puits sans fond.

Le travail des lumières et des couleurs, malgré un certain académisme, est particulièrement remarquable. L’image s’assombrit à mesure que les ténèbres envahissent la pièce, libérée par ce trou qui ne veut plus se refermer. Le trou noir, qui revet quasiment une dimension métaphysique, engloutit tout ceux qui se trouvent autour de lui : les personnages et les spectateurs avec. Nous nous retrouvons entièrement à la merci de cette force inquiétante qui, inarrêtable comme la mort, vient vous chercher inexorablement.

Le personnage principal s’affiche comme une jeune femme en prise à une profonde terreur mais qui tente de rationaliser les évènements auxquels elle assiste. Tout dans l’histoire est fait pour nous faire hésiter entre le réel et l’irréel, et créer chez nous des questionnements qui persistent jusqu’à la fin. Comme elle, nous tentons de nous rassurer par le rationnel mais l’escalade de l’étrange nous dissuade au fur et à mesure et le destin de la policière nous semble scellé.

Somme toute, le premier projet de Hwang Hyein est une belle réussite. Le spectateur est vite plongé dans l’histoire qui nous accroche et nous fait attendre la suite dans une angoisse grandissante. Le film nous accroche par l’intensité de son suspense et se scelle par un dénouement qui nous intrigue davantage.

Anouk Ait Ouadda

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C comme Contadores

Fiche technique

Synopsis : Lors des négociations dans l’industrie métallurgique en 1978, un groupe d’activistes libertariens défendent leur vision radicale en opposition à leurs camarades d’usine, et deviennent les témoins désenchantés de l’atomisation du mouvement ouvrier.

Genre : Fiction

Durée : 19’

Année : 2023

Pays : Espagne

Réalisation : Irati Gorostidi Agirretxe

Scénario : Irati Gorostidi Agirretxe

Image : Ion de Sosa

Son : Iosu González

Montage : Sergio Jiménez

Interprétation : Santiago Fernández de Mosteyrín, Jaume Ferrete, Claugia Pagès, Iskandar Rementeria, Maite Ronse, Natalia Suárez, Marina Suárez

Production : Apellaniz & de Sosa, Pirenaika, Tractora

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Contadores de Irati Gorostidi Agirretxe

En sélection à la Semaine de la Critique, Contadores nous entraîne dans le mouvement ouvrier espagnol des années 1970 et nous conduit à nous interroger sur la force du collectif.

Produire et militer

Avril 1978, Guipuscoa, Pays basque espagnol. Des doigts sur des tours, d’autres sur des machines à écrire. Le principal syndicat d’une usine de compteurs d’eau vient, après des semaines de négociation, de signer un accord salarial avec la direction. Les ouvriers et ouvrières se divisent sur la démarche à suivre : accepter les accords ou continuer la mobilisation ? À l’usine comme à la maison, les débats s’enchaînent.

Le film de Irati Gorostidi Agirretxe rend un bel hommage au travail des métallurgistes, en filmant au plus près les mains sur les machines. En écho à ce travail de précision, des mains semblables tapent des tracts à la machine à écrire. Produire ou militer, ces gestes semblent les deux faces d’un même métier, qui épuisent celles et ceux qui l’exercent. D’où le dilemme qui vient diviser les ouvriers et ouvrières.

L’un des intérêts du film est de montrer l’inversion du rapport de domination, non pas entre l’ouvrier et son patron, mais entre l’ouvrier et son outil. Ce dernier est filmé en plans rapprochés, entouré de doigts qui semblent le servir plus que s’en servir. Qu’il s’agisse du tour ou de la ronéo, les gestes sont précis, mais répétitifs, et les mains s’agitent sans laisser de place aux corps qui les animent. Les ouvriers sont anonymisés, fondus dans un collectif qui laisse peu de place à l’individualité. Les bleus de travail se succèdent, des plans fixes captent des visages uniformes, difficiles à discerner.

Unité ou uniformité ?

Cette apparente uniformité est battue en brèche par les divergences stratégiques du mouvement ouvrier. Si Contadores s’ouvre sur les doigts d’un ouvrier qui a repris le travail, le plan suivant saisit ses collègues sillonnant l’usine en silence et à pas lents, en signe de protestation. L’immobilité des un.es s’oppose au mouvement des autres, qui se déplacent dans les ateliers à la manière d’un gigantesque serpent. Un plan fixe fait défiler les visages, peu identifiés, des réfractaires, à la manière d’une marche funèbre.

Le seul moment où les personnages se singularisent est celui qui rassemble, dans la chambre d’un appartement, quelques militants et militantes qui débattent de l’issue de leur mouvement. Les deux espaces du film, l’appartement et l’usine, fonctionnent en effet en miroir inversé : alors que l’usine est sombre et baignée dans des tons froids, le papier peint et la lumière de l’espace intime crée un univers chaud dominé par l’ocre. Le son des machines, seul bruit perceptible sur le lieu de travail, laisse place aux voix humaines qui débattent. Ainsi, l’espace intime semble véritablement celui de l’humanité, de la revanche des êtres humains sur la réification dont ils sont l’objet au travail. La caméra fait quelques plans rapprochés sur les visages, avant de se focaliser à nouveau sur des doigts qui manient la ronéo avec souplesse. Cette scène a quelque chose de La Chinoise, une Chinoise sobre et humble, qui montre sans fioriture les questions qui divisent le monde ouvrier.

L’objet de ce film était de rendre compte de l’atomisation d’un monde ouvrier désenchanté, qui ne parvient plus à s’entendre sur ses revendications et reprend le travail malgré des semaines de mobilisation. L’uniformisation créée par les plans fixes devient cependant polysémique : si elle peut signifier la réification des travailleurs et travailleuses induite par le travail à la chaîne, elle nous montre aussi, par-delà les différences tactiques, un monde qui reste unifié. L’uniformité peut alors céder la place à l’unité.

Une esthétique documentaire

La réalisatrice espagnole Irati Gorostidi Agirretxe avait également réalisé, avec Mirari Echávarri, San Simón 62, un film documentaire sur la retraite de leurs mères dans une communauté new age de Navarre, peu après la mort de Franco. Ce film de vingt-neuf minutes se singularisait également par sa grande précision dans la façon de filmer les gestes. Dans San Simón 62 comme dans Contadores, Irati Gorostidi Agirretxe montre un grand intérêt pour la période de l’après-Franco et pour le genre documentaire. Dans Contadores, en effet, les plans rapprochés sur les mains des ouvriers et les outils qu’ils manient participent d’une impression de film documentaire, comme si la réalisatrice avait mis à jour des archives. De même, des photos de presse de l’époque sont exhibées comme autant de documents qui viennent informer les luttes ouvrières de l’époque. L’image de Ion de Sosa, toute en simplicité, s’inscrit dans ce registre.

Contadores vaut essentiellement pour cette précision et cette opposition entre les espaces intime et public. La sobriété et le refus de l’esthétisation des luttes participent de cette esthétique documentaire, qui nous fait suivre avec attention les débats qui divisent les ouvriers et ouvrières métallurgistes.

Julia Wahl

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I promise you paradise de Morad Mostafa

Morad Mostafa est un réalisateur égyptien dont les trois premiers courts-métrages, What we don’t Know about Mariam (2021), Khadiga (2021) et Ward et la fête du henné ont été sélectionnés à Clermont-Ferrand. Son quatrième film, I promise you paradise, est présenté à la Semaine de la Critique 2023. Fidèle au chemin tracé par ses trois films précédents, Morad Mostafa nous livre ici un court-métrage fort et sobre, aux enjeux sociaux sublimés par la beauté formelle.

Eissa vient d’Afrique subsaharienne. Sans un mot, il sillonne une ville d’Egypte, à la recherche d’une embarcation qui permettra à sa compagne et sa fille de traverser la Méditerranée, promesse d’un avenir meilleur.

Sur cette trame relativement simple, Morad Mostafa nous fait suivre quelques heures du parcours du jeune Eissa. Un parcours semé d’embuches : il se relève tout juste d’une bagarre qui a valu la mort à trois personnes et a à charge un bébé qu’il s’agit de faire traverser la Méditerranée. Pourtant, si le décor multiplie quelque peu les marqueurs de pauvreté – murs qui s’effritent, carcasses de voitures abandonnées… -, le réalisateur évite l’écueil du film au thème éculé, qui ne tiendrait que grâce à son sujet.

Silence et immobilité

La gageure de réussir, à partir d’un tel pitch, un film qui séduit surtout par sa beauté formelle repose en grande partie sur les épaules du personnage et acteur principal Eissa/Kenyi Marcelino. La caméra s’accroche à son visage impassible, qui n’exprime ni doute ni douleur. Le court-métrage débute ainsi par un long plan fixe sur ce visage hiératique, qui aimante avec une belle simplicité le regard du public. Plus loin, son corps se détache des murs qui l’entourent comme s’il sortait de l’image.

Ce hiératisme et cette immobilité traversent finalement tout le film. Alors que l’on aurait pu imaginer fébrile l’attente des migrant.es, nous voyons Eissa et sa compagne on ne peut plus calmes, déterminé.es à accepter ce que le destin leur réserve. De même, la caméra les suit avec tranquillité, quand elle ne se contente pas de capter leur image en longs plans fixes.

Cette stabilité s’articule au silence des personnages : si bande son il y a, Eissa reste coi tout au long du film, et seule l’imagination du spectateur et de la spectatrice permet de lui prêter une intention. Seul parle un prêtre qui lui propose – ou enjoint – de lui confier son enfant. Ce refus des paroles rend ambiguës les actions des personnages, mais surtout ce titre, I promise you paradise : le paradis dont il est question est-il l’Europe ou celui promis par le religieux ?

Contraste et opposition

Si le charisme de l’acteur explique en grande partie l’importance qui lui est accordée, sa présence à l’écran est renforcée par le travail du décor et de la photographie. Celui-ci repose en effet sur une opposition subtile entre les scènes d’intérieur, baignées dans un rouge vermillon, et l’extérieur, où le ciel est d’un bleu soutenu.

Ce travail du contraste, au cœur de l’esthétique de Morad Mostafa, apparaît également au sein d’un même plan : la grotte sombre qui abrite un immense lieu de prières s’ouvre sur un ciel clair et dégagé, quand l’attente des migrant.es sur la plage d’Alexandrie a lieu sur une plage au sable blanc, qui s’oppose au bleu chargé du ciel. Ce travail d’opposition est toutefois toujours subtil, jamais trop prononcé, et apparaît sous nos yeux avec l’évidence de la simplicité.

Ce quatrième court-métrage, plein de promesses, nous engage à suivre de près Morad Mostafa, qui prépare son premier long, Aisha ne s’envolera plus.

Julia Wahl

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I comme I promise you paradise

Fiche technique

Synopsis : Après un violent accident, Eissa, un jeune migrant de 17 ans venu d’Afrique se bat contre la montre en Égypte pour sauver ses proches, peu importe le prix à payer.

Genre : Fiction

Durée : 25′

Pays : Egypte, France, Qatar

Année : 2023

Réalisation : Morad Mostafa

Scénario : Morad Mostafa, Sawsan Yusuf

Image : Moustafa El Kashef

Montage : Mohamed Mamdouh

Son : Moustafa Shaaban

Interprétation : Kenyi Marcellno, Kenzy Mohamed

Production : Bonanza Films, Wrong Films, Film Clinic

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S comme La saison pourpre

Fiche technique

Synopsis : Aux abords d’une mangrove, un groupe de filles vit au rythme du climat et des oies sauvages alentours. Elles s’observent vivre et grandir à des âges différents. Le temps passe, des tensions naissent et des rivalités s’installent.

Réalisation : Clémence Bouchereau

Genre : Animation

Durée : 10′

Année : 2023

Scénario : Clémence Bouchereau

Image : Nadine Buss

Son : Pierre Sauze, Régis Diebold

Montage : Catherine Aladenise

Production : Bandini Films

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La Saison pourpre de Clémence Bouchereau

Le court-métrage de la réalisatrice française Clémence Bouchereau La Saison pourpre, sélectionné à la Semaine de la Critique, est un film animé qui nous fait suivre une bande d’enfants dans la mangrove.

Un écran d’épingles

Clémence Bouchereau aime varier les techniques d’animation. Ses films précédents (Aux Gambettes gourmandes – 2012, Ride away – 2014 et le très beau Chloé Van Herzeele – 2019) reposaient ainsi sur du sable animé. Si, dans Chloé Van Herzeele, l’animation des grains de sable donnait vie à des pellicules de films, le traitement était tout autre dans Aux Gambettes gourmandes, qui nous racontait les fantasmes de deux client.es d’un restaurant, qui imaginaient leur rencontre. La fluidité des corps et des gestes naissaient des mouvements du sable, dont la labilité faisait apparaitre un bras ici, ou un sein là.

La technique du pinscreen, ou « écran d’épingles », que Clémence Bouchereau utilise pour La Saison pourpre, permet la même fluidité des gestes. Le pinscreen est un écran perforé d’épingles qui dépassent plus ou moins. Eclairées obliquement, ces épingles font apparaitre des zones blanches, grises et noires : plus elles dépassent, plus la zone est sombre. La présence des épingles donne toutefois aux parties blanches une impression de tremblé, de surface crayonnée qui participe d’une impression de flou : le blanc complet n’existe pas.

Ainsi en est-il de La Saison pourpre. Le prétexte narratif est simple : une bande d’enfants, menée par une jeune adolescente, survit seule dans la mangrove. Loin de nous embarquer dans un univers misérable, le film nous présente une bande joyeuse, qui chasse les oies à l’aide d’un arc et les mange en riant. Au fil du temps, les enfants grandissent et atteignent également l’âge de la puberté.

En effet, les corps des enfants entament progressivement leur mue vers l’âge adulte : si les premières images nous montrent le pubis de la jeune fille qui mène le groupe, les suivantes nous présentent plutôt des fragments de corps enfantins, tous semblables dans leur candeur. Ce n’est qu’à la fin du film que l’une des enfants aperçoit un liquide noirâtre entre ses jambes : le court-métrage de Clémence Bouchereau a bien quelque chose du récit initiatique.

La dialectique du visible et de l’invisible

Ce fil narratif minimal permet à la réalisatrice de faire montre des possibles esthétiques du pinscreen. Plus que la survie des enfants, c’est en effet cette technique qui semble le sujet principal du film. Aussi les corps des enfants, font-ils, comme dans Aux Gambettes gourmandes, l’objet d’un traitement particulier : un pied apparaît, tandis que le reste du corps se perd dans le gris clair du reste de l’écran ; plus loin, c’est une tête qui surnage seule, comme si son corps avait disparu.

La maîtrise technique de Clémence Bouchereau rend ce jeu sur l’exhibé et le dissimulé très subtil : grâce à un dégradé de gris, la séparation entre le pied visible et le reste invisible est floue, comme si nous étions dans un rêve où le réel reste confus. La fluidité entre les deux univers du visible et de l’invisible a partie liée avec le thème de la puberté, ou le corps évolue sans solution de continuité et où le désir naît de l’évanescent.

Un élément vient toutefois perturber cet univers onirique. Il s’agit là de l’eau, dont la surface, au contraire du camaïeu dû à la technique du pinscreen, crée une nette séparation entre l’humide et le sec. De fait, les enfants plongent et nagent sans cesse dans cette eau transparente, jouant à faire des bulles et à sauter de la rive. Si des traits relativement nets distinguent clairement l’air de l’eau, c’est surtout au son qu’est dévolu le rôle de de la précision.

La netteté des bruitages de Pierre Sauze s’oppose en effet à l’évanescence du dessin. Le bruit des bulles, le cri des oies ou les bourrasques du vent sont ainsi rendus sans confusion, accompagnant clairement ce que l’on voit à l’écran. La bande son s’y résume, puisque les personnages ne parlent pas. Savent-ils parler ou leur vie sauvage les a-t-elle privés de parole ? Nous ne le saurons pas et, en réalité, peu importe : les sourires et les éclats de rire suffisent à transmettre les émotions.

La Saison pourpre vaut essentiellement pour son jeu de dialectique entre le noir et blanc, entre le visible et l’invisible permis par la technique du pinscreen. La peinture de la relation entre la nature et l’humain induite par l’espace et les personnages vaut essentiellement comme prétexte à cette très belle animation. Le court-métrage s’inscrit dans la continuité de Aux Gambettes gourmandes pour son jeu avec l’évanescence.

Julia Wahl

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Article associé : l’interview de la réalisatrice

C comme Il compleanno di Enrico

Fiche technique

Synopsis : Décembre 1999. Je me souviens que, au milieu de l’angoisse du bug de l’an 2000, je suis allé à l’anniversaire d’Enrico, un enfant qui vivait avec sa famille dans une vieille ferme isolée.

Genre : Fiction

Durée : 17’16’’

Pays : France, Allemagne

Année : 2023

Réalisation : Francesco Sossai

Scénario : Francesco Sossai

Image : Giulia Schelhas

Son : Sebastian Pablo Poloni, Artiom Constantinov

Montage : Francesco Sossai

Musique : Non voglio che Clara

Interpretation : Nicola Cannarella, Matthias Tormen, Denis Fasolo, Elia Luciani, Luisa Trigilla, Livio Pacella

Production : Kidam, DFFB (Académie allemande du film et de la télévision de Berlin)

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Il compleanno di Enrico de Francesco Sossai

Sélectionné à la Quinzaine des cinéastes de la 76e édition du Festival de Cannes, le court-métrage Il compleanno di Enrico retrace un souvenir d’enfance du réalisateur Francesco Sossai en Italie à la fin des années 90. Tourné en pellicule, ce conte étrange guidé par des regards et des silences se déroule à la fête d’anniversaire d’Enrico à laquelle Francesco est invité. C’est dans cette ferme, dans les montagnes, qu’il est témoin de la disparition de la grand-mère de son ami.

Un trajet en voiture ouvre le film. Francesco, jeune garçon aux cheveux noirs et au visage couvert de taches de rousseur, fait part à son père de sa peur du bug de l’an 2000. Le récit se construit à travers son regard. Francesco observe attentivement tout ce qui l’entoure et nous fait part de l’expérience subjective et sensorielle d’un enfant. Des lors, tout semble prendre des dimensions importantes.

Francesco découvre la famille de son ami et ses dynamiques. Une sensation de malaise est perceptible dès son arrivée. Face aux autres enfants, à l’atmosphère familiale mais aussi face au regard d’Enrico. Le jeune garçon à la longue queue de rat ne semble pas ravi de sa présence et l’ignore sur le terrain de foot. Francesco entretient une relation ambiguë avec lui. Il imite sa coupe devant le miroir mais avoue également le détester alors qu’il joue avec sa nouvelle voiture télécommandée. Cette relation de haine et d’admiration dénote de la contradiction de l’enfance, à la fois sensible et cruelle. Une relation que semble entretenir Enrico avec son propre père, figure inquiétante qui viens interrompre le bruyant chahut des enfants. Les yeux cachés sous sa casquette, il tend simplement un cadeau à son fils, attend qu’il le remercie puis s’en va. Cette figure paternelle participe à un certain malaise présent tout au long du film.

La mise en scène réaliste par sa longueur et ses silences est parfois entrecoupée de cut brutaux – une balle de foot qui tape bruyamment sur un plaque métallique ou un téléphone qui sonne soudainement – brisant ainsi la pesanteur de la narration. Le calme gênant du récit et interrompu par ces images surprenantes et violentes qu’observe Francesco.

L’attention particulière portée sur l’image et le son créée ce point de vue subjectif et donne une impression de gêne et de crainte constante. Les plans statiques et les nombreux hors champ participent à cette atmosphère, comme si un drame allait avoir lieu.

Un noeud tragique se développe en effet, pas entre les enfants ou entre les parents mais autour du personnage de la grand-mère. Créature immobile et ridé qui ne s’exprime que par de plaignants gémissement. C’est après son interaction avec Francesco qu’elle disparaitra. La fête d’anniversaire est écourtée, les enfants s’en vont les uns après les autres et Francesco repart avec son père dans la nuit.

Francesco Sossai nous donne à voir un étrange événement autobiographique dont l’image, au grain marqué, nous reste en tête. Le film de se clôt sur le regard de Francesco, témoin d’une disparition comme celle d’un vieux monde auquel le bug de l’an 2000 viendrait se substituer.

Rose Delafosse

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