As it was d’Anastasiia Solonevych et Damian Kocur

« Could you just not enter my room » lance à Lera, belle et jeune Ukrainienne, un garçon berlinois à la courtoisie aussi courte que son caleçon. Elle vient pourtant de lui préparer et servir son petit déjeuner, à la rigueur, un peu trop salé. Durant tout le film As it was d’Anastasiia Solonevych et Damian Kocur, dont le désespoir va plus dans la douceur que l’aigreur, en compétition officielle à Cannes (le film, pas l’aigreur), Lera va obéir à cette injonction et rester extérieure à tout lieu, fût-il celui originel.

Le compagnon l’avait exigé le temps d’un Zoom, mais Lera accepte si bien de ne plus entrer dans la chambre qu’elle rassemble ses affaires et retourne à l’improviste au pays en guerre qu’elle avait dû quitter suite à l’invasion russe.

Dans les trente-sept plans somptueux, créés par Damian Kocur qui est aussi chef opérateur de l’œuvre, Lera va traverser différents espaces qui lui rappelleront peu à peu qu’elle n’a plus de chez elle. As it was, au titre international dont le début rime avec la fin, est un film poignant sur l’exil et l’impossible retour. Sa délicatesse est de masquer la détresse des situations dans une grande élégance esthétique et narrative, le décalage cocasse étant privilégié à l’adéquation avec la douleur, la tristesse est toujours hors-champ, à part un seul plan, mais il est capital.

Comment concilier les attentes de Lera, déjà réfugiée à Berlin, mais qui revient avec l’espoir de retrouver sa ville d’avant la guerre, avec celles de ceux qui restent et savent leur vie précaire ? Tout se joue dans un croisement musical qu’il vaut mieux détailler pour qui n’est pas le plus au fait de la musique ukrainienne. Lera est chez Kyrylo, un ami d’enfance qui semble l’aimer sans oser se déclarer, elle essaie de lui jouer au clavier électronique Melody de Myroslav Skoryk (1938-2020), tirée de la BO de The high pass (1981) de Volodymyr Denysenko. C’est maintenant joué à l’occasion de concerts caritatifs pour l’Ukraine. On y ressent déjà l’impossible retour, une forte mélancolie, un balancement sans aboutissement, un aller-retour essayé maintes fois sans beaucoup d’espoirs d’arriver quelque part…

Pourtant Kyrylo ne la reconnaît pas… Serait-ce une musique plus connue à l’étranger pour émouvoir à propos de l’Ukraine ? Ou une ruse des scénaristes (toujours Anastasiia Solonevytch et Damian Kocur) pour donner son titre au spectateur ? Kyrylo lui oppose à la guitare un morceau rock ukrainien dont la vitalité n’a rien à voir avec le mouvement hésitant et lancinant de Skoryk. Comme si, en exil, on privilégiait la mélancolie, tandis que sur place, l’exultation de vivre encore s’imposait. Il s’agit de Marshrutka d’Andrii Kuzmenko, de l’époque de son groupe Skryabin, d’un humour anarchiste que l’on retrouve chez d’autres bardes « dissidents » comme Vladimir Vyssotski, Jacek Kaczmarski et évidemment Viktor Tsoï qui meurt en s’endormant sur la route. Kiril Serebrennikov s’inspire de lui pour Leto (2018) tandis que l’on ne sait pas ce qui inspirait Andrii Kuzmenko lorsqu’au matin, il s’est écrasé avec sa voiture dans un camion de lait. Il est avéré que les produits lactés ne sont pas forcément bons pour la santé.

Que le personnage de Kyrylo réponde au côté mélodieux de Skoryk par la chanson loufoque d’un chanteur phare ukrainien mort brutalement semble marquer la frontière entre les deux Ukrainian way of life : tu pars ou tu prends le risque de crever violemment ici. La douceur du film est de les présenter sans jamais les opposer frontalement, elles seraient plutôt côte à côte, on dirait même qu’elle se cherchent, ne pouvant jamais s’atteindre.

Si les deux façons d’être se rencontrent dans les airs de musique, l’air lui-même est habité par les oiseaux à l’image ou au son. Ni Lera, ni Kyrylo ne semblent vraiment toucher terre comme en témoignent la scène, dans une cour d’immeubles à la morosité soviétique (entendre une monotonie architecturale sans fin qui donnerait envie d’envahir Moscou pour y mettre un peu de désordre). Ils jouent ensemble à qui restera le plus longtemps suspendu à la barre. Les oiseaux sont comme Lera, ils ne se posent que provisoirement avant de toujours s’envoler ailleurs. Ils n’habitent nulle part. Elle est tout le temps entre deux espaces, magnifiée dans de belles compositions lorsqu’elle est dans un escalier, un escalator, ou tout simplement est sur un toit… à tenter une photo d’oiseau.

Lorsqu’elle traverse un pont à Kyiv, on voit au loin une immense statue ailée. On sent que ce n’est pas innocent tant les plans sont réfléchis. Elle représente « la mère patrie ». Erigée le 9 mai 1981, elle est même inaugurée par Leonid Brejnev, qui à l’époque dirigeait l’URSS. Lera ne traverse pas un pont mais son identité russe. Elle est d’ailleurs reprise par sa mère après avoir utilisé un mot russe pour petit déjeuner. Et si Kyrylo s’amuse que Lera ne reconnaisse plus les noms de sa ville natale, c’est parce que depuis l’invasion de la Crimée, à tout ce qui a consonnance soviétique est substituée une origine plus ukrainienne. Cela ne va pas aider à se retrouver « as it was »… La guerre des origines a déjà eu lieu.

Si Valeriia Berezovska (Lera) est vraiment une actrice ukrainienne qui vit à Berlin, la réalisatrice, Anastasiia Solonevych a aussi fini ses études à Kyiv en 2020. Elle a déjà obtenu un prix à Prague en 2022 pour un festival de clips. La même année, elle organisait une exposition de portraits de réfugiées ukrainiennes. Le film est porté par son sens aigu du portrait, les ombres sur le visage donnent même parfois à Lera l’allure d’une icône, d’un magnifique tableau ou d’une photo que l’on croiserait en exposition… Anastasiia Solonevych varie ses emplois suivant le projet audiovisuel. Dans son CV, elle revendique même savoir travailler de -26 °C à 40 °C. Il faudrait qu’elle fasse attention si elle tourne un été en France.

Quant à Damian Kocur, le coréalisateur, né en 1983 à Katowice (Pologne), il a un parcours brillant, maintes fois célébré au plus haut niveau en festival international. Célébré à Kraków pour deux films Nic powego pod sloncem (Rien de sérieux sous le soleil) et pour Dalej jest dzien (Le prochain jour est le suivant) qui en 2021 reçoit à Clermont-Ferrand le prix du meilleur premier film européen. En 2022, son long-métrage Chleb i sol (Pain et sel) est récompensé à Venise, Gijon et au Caire. Surtout, c’est un film qui raconte déjà un retour douloureux, cette fois celui d’un étudiant de Varsovie dans sa campagne natale.

Le temps du film, Lera passe de l’exiguïté de la pièce berlinoise, rêve de goûter encore le cake au miel de sa mère, joue avec sa petite sœur qui a pris du poids (trop de cake au miel ?), croise des jeunes, exultant, dans une fête, des lourdes pertes russes, mais qui eux-mêmes devront partir au front. Toujours dans la perspective de différents immeubles de Kyiv qui à tout moment peuvent s’effondrer sous une bombe russe, peut-être n’est-elle pas condamnée à ne se retrouver nulle part…

Elle vit déjà dans le cœur de ceux qui voient As it was et se retrouvent dans son désarroi. Certes, elle habite l’exil, mais aussi un peu le nôtre, celui d’une origine que l’on ne retrouve jamais, celui du rêve que l’on n’atteint pas, celui des conversations avec des personnes que l’on ne reverra plus.

Patrick Hadjadj

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