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Rosana Urbes : « Je pars souvent d’un mouvement intérieur que j’essaie de traduire en animation »

Il y a 10 ans, nous faisions la connaissance d’une animatrice brésilienne engagée, solaire et indépendante : Rosana Urbes. Elle avait réalisé Guida, un premier court magnifique sur la représentation du corps féminin et vieillissant qui avait obtenu au Festival d’Annecy une Mention spéciale du jury Fipresci et le Prix « Jean-Luc Xiberras » de la première œuvre. Rosana Urbes est revenue entre temps deux fois à Annecy, une fois, en 2018, lorsque le Brésil était le pays invité et cette année pour y présenter son nouveau et deuxième court, Sappho. Le film a reçu sa toute première récompense, le Prix Alexeïeff-Parker, à Annecy et vient d’être projeté au Forum des images, à Paris. À l’occasion de cet entretien, la réalisatrice revient sur son parcours, les défis de l’animation au Brésil, son rapport aux femmes artistes, l’évolution de son travail et son lien à Sappho, une poétesse effacée de la mémoire collective, qu’elle a réhabilité le temps d’un film personnel, féminin et sensible.

Format Court : À l’époque de notre premier échange, en 2015, tu disais que l’industrie de l’animation brésilienne était en plein essor. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Rosana Urbes : Les choses ont un peu décliné. Le changement de gouvernement a fortement réduit le soutien à la production cinématographique et d’animation. Les gros investissements vont surtout vers l’industrie – séries, jeux vidéo… Les aides aux courts-métrages sont devenues très rares.

Pourquoi n’y a-t-il pas de réelle culture du film d’animation au Brésil ?

R.U. : L’animation y est encore jeune, elle date d’à peine deux décennies. Elle est perçue comme un outil pour développer des séries ou des concepts, pas encore comme un art autonome comme en Europe. Il y a eu quelques films réalisés héroïquement, mais c’est récent. Les festivals locaux d’animation commencent à se structurer.

Le Festival Anima Mundi de Rio de Janeiro et São Paulo a pourtant disparu de la carte des festivals mondiaux.

R.U. : Oui, c’était le deuxième plus grand festival d’animation au monde. Il a formé une génération entière, mais le manque de soutiens, surtout après le gouvernement Bolsonaro, l’a fait disparaître. Tout le monde ne perçoit pas la valeur culturelle de l’animation.

Tu as eu une expérience importante chez Disney avant de te lancer dans tes propres films. Comment cela a-t-il influencé ton parcours ?

R.U. : Disney a été ma grande école. J’y ai appris toutes les étapes de production. J’ai travaillé sur Mulan, Tarzan, Lilo & Stitch… Mais à un moment, j’ai voulu raconter mes propres histoires alors j’ai quitté Disney pour devenir autrice. Un moment très important dans ma carrière a été quand j’ai commencé à développer mon propre style artistique. Avant, je faisais beaucoup de travaux commerciaux, donc j’ai appris plein de styles différents, mais pas le mien. Et au début, mes références étaient surtout des artistes hommes, que j’admire. Mais quand j’ai commencé à découvrir le travail d’artistes femmes, j’ai senti une connexion plus profonde, presque inconsciente. C’était plus que de l’admiration : je me sentais en lien. Je pense à Joanna Quinn, ou à l’illustratrice autrichienne Lisbeth Zwerger. Leur travail m’a donné confiance.

Pourquoi ?

R.U. : Parce que leur approche me semblait accessible, proche de moi. Je n’ai jamais eu envie de dessiner Batman ou des super héros, comme mes amis garçons. La façon qu’avaient les femmes de traiter certains sujets me parlait. Ça m’a permis de me dire : « Moi aussi, je peux tenter quelque chose ».

J’ai aussi lu un livre, The Great Cosmic Mother, de Monica Sjöö, qui parle du patriarcat et de la société. Ça m’a beaucoup éclairée. J’ai réalisé que mon insécurité ne venait pas seulement de moi, mais d’un contexte plus large. En tant qu’artiste, on est déjà souvent dans le doute, mais quand on est une femme artiste, c’est encore plus fort. J’ai vu ça chez beaucoup de mes collègues. Je me remettais constamment en question. Mais avec Sappho, j’ai eu l’impression de contribuer à une sorte d’archéologie de l’imaginaire féminin. C’était une façon de reconstituer, petit à petit, une histoire fragmentée des femmes artistes dans le monde. Sappho, pour moi, c’est une artiste-ancêtre. En parlant d’elle, je voulais ajouter une pièce à ce puzzle, pour donner envie à d’autres d’aller chercher d’autres femmes oubliées. On en connaît quelques-unes, mais souvent, elles ont pu publier ou exposer en signant avec un nom d’homme. C’est une constante.

Qui sait qui on découvrira encore ? La place des femmes dans la société évolue très vite. Si on pense que le droit de vote est récent, et qu’aujourd’hui on prend peu à peu notre place, c’est un mouvement exponentiel. Et je crois que c’est bénéfique pour toute la société. Un monde déséquilibré ne peut pas fonctionner pleinement. Le féminisme, pour moi, c’est d’abord une question d’équilibre, d’égalité. Et ça touche aussi à la création et à l’imaginaire. Je parle d’un principe féminin qui existe en chacun de nous, pas seulement chez les femmes. C’est le principe qui crée, qui prend soin, qui maintient la vie. Et quand je dis « vie », je parle aussi de la vie intérieure, de l’imaginaire, de la création artistique. Pas seulement des enfants.

Que représente Annecy pour toi ?

R.U. : C’est un moment déterminant. Être sélectionnée ici avec Guida a eu un impact énorme sur ma carrière d’autrice indépendante. J’ai voyagé 3 ans sans arrêt grâce à ce film. Annecy m’a offert une visibilité que je n’aurais jamais eue au Brésil. C’est grâce à ça que j’ai obtenu un financement pour Sapho.

Justement, pourquoi avoir mis autant de temps entre les deux projets ?

R.U. : C’était un long processus. L’argent a été utilisé la première année. J’ai travaillé comme freelance pour financer le film moi-même. Ce n’était pas possible de le produire en continu. Je devais m’arrêter, faire d’autres projets, puis revenir sur Sapho.

Qu’est-ce qui t’a poussée à faire un film sur Sapho ?

R.U. : Je travaillais sur un livre. En découvrant Sapho, j’ai été fascinée. C’était une poétesse que je ne connaissais pas. J’ai réalisé qu’il y avait de la matière pour un film. Mais j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour obtenir un financement, malgré le succès de Guida. Puis, il y a eu la pandémie. La production a été ralentie, mais on a tenu bon. C’était un long voyage, mais j’en suis fière.

Le film réunit des fleurs, des poèmes, des peintures, des croquis, des images sur ordinateurs. Tu avais besoin de chercher dans plusieurs directions ?

R.U. : Oui, le court-métrage permet d’expérimenter. Je voulais aller plus loin, ne pas me répéter. Même si ça prend plus de temps, c’est enrichissant. C’est un défi personnel. Pour moi, c’est comme chanter en solo, alors que travailler sur des séries, c’est comme chanter dans un chœur.

Avais-tu besoin de te challenger toi-même ? Ton film fait 12 minutes, il aurait pu en faire moins, juste pour que tu le finisses plus tôt. D’où vient ta motivation ?

R.U. : Quand j’ai commencé Sapho, et en particulier après le début de la pandémie, j’ai compris que je ne pourrais pas avoir une équipe avec moi pour répartir le travail. J’ai travaillé seule pendant deux ans. J’ai senti que j’en avais enfin l’opportunité de faire un film d’animation expérimental. J’avais une table multiplane construite, et cette technique offre une infinité de possibilités — on peut y poser toutes sortes de matériaux, les étaler sur les couches de verre et créer des esthétiques, des univers… De plus, sur le plan conceptuel, Sapho s’y prêtait. Je partais de fragments. Ma difficulté, c’est que je ne créais pas quelque chose de purement inventé. Je devais traiter un héritage historique, et cela m’a paru essentiel de faire savoir que Sapho avait réellement existé, qu’il y avait eu une femme poète il y a 600 ans, ce qui est quand même très rare.

Certes, on a retrouvé des papyrus d’autres femmes poètes, mais Sapho a laissé un savoir très riche, comparable à celui d’Homère. Son visage figurait même sur des pièces de monnaie ! Elle était très célèbre dans l’Antiquité. Et pourtant, l’Histoire s’est arrangée pour l’effacer. C’est d’une violence inouïe. Une violence que j’ai vue se refléter dans les vies de beaucoup d’artistes femmes que j’ai admirées, et dont le travail n’a pas été reconnu ou préservé. En racontant Sapho, je racontais aussi l’histoire de toutes ces femmes artistes oubliées.

On parle de fragments, mais aussi de toutes les relectures faites à travers les siècles. On a romancé sa vie, sa sexualité… Sapho est devenue une figure multiple. J’ai donc travaillé avec plusieurs techniques d’animation pour traduire cette diversité d’interprétations. Je disposais de ces fragments de poèmes d’une beauté littéraire incroyable, mais autour d’eux, il y avait tout ce qu’on ne saura jamais. Cette perte, cette absence, je voulais aussi la faire ressentir visuellement. On sait que ses œuvres ont été brûlées à la bibliothèque d’Alexandrie. On a aussi découvert que certaines traductions modernes trahissaient son style poétique. Il y a eu tant de formes d’effacement, et en même temps, ses textes sont pleins de délicatesse, de douceur, d’amour. Cette contradiction, je devais la porter dans le film.

C’est intéressant, cette idée d’effacement. Peux-tu m’en dire plus ?

R.U. : Dans certaines parties du film, j’ai utilisé du charbon, car je n’arrivais pas à construire une image complète de Sapho. Chaque fois que je la dessinais entièrement, ça sonnait faux. C’est comme si l’effacement historique m’empêchait de la représenter pleinement. Alors j’ai imaginé une scène où elle se dessine elle-même. C’est elle qui anime, qui peint son propre corps C’est une sorte de dialogue schizophrénique entre moi et elle. Et ce qui est fou, c’est que j’ai animé d’abord, puis intégré les fragments de poèmes. Et parfois, ça collait parfaitement, presque magiquement.

Ce travail, c’est aussi de l’archéologie de la mémoire féminine. À un moment, ma thérapeute (que j’ai d’ailleurs créditée au générique) m’a dit : « Tu t’acharnes à vouloir clôturer quelque chose qui n’a pas de fin ». Et c’est là que j’ai compris : Sapho est un film fait de fragments, et c’est cohérent avec son sujet. Je voulais à la fois transmettre la douceur de ses mots et la violence de son effacement. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf explique que les premières femmes autrices connues n’apparaissent qu’au XIXe siècle. Sapho, elle, vivait 600 ans avant Jésus-Christ ! Elle est une exception précieuse dans 5000 ans d’histoire littéraire. Là, je me suis rendu compte que Sapho, ce n’était pas juste une poétesse. C’était une pièce manquante dans l’histoire de l’art féminin. Mon film, c’est une tentative de contribution à cette mémoire.

Représenter une figure pareille, l’imaginer sans jamais avoir pu la rencontrer, c’est une sacrée responsabilité, non ?

R.U. : C’est une très belle question. Avec Guida, on était en terrain connu : c’est une création. Le dessin est plus affirmé, plus libre. J’ai pu complètement inventer l’apparence de mon personnage. Mais pour Sapho, oui, il n’y a pas de photographie, évidemment. Certes, il y a eu beaucoup de représentations artistiques d’elle à travers l’histoire : sur des pièces de monnaie, des vases antiques, des peintures, puis plus tard des sculptures. Beaucoup de peintres l’ont peinte dont Gustave Klimt. Chacun avait sa propre version évidemment car personne ne l’a vue.

J’ai rempli 10 carnets de croquis sur elle, ils apparaissent au générique du film, j’ai lu tous les livres disponibles sur elle. Pour l’animation, ça a été un défi, ce n’était pas confortable de l’animer, de lui donner de l’intention. Quand j’ai commencé à choisir le charbon, les objets fragiles comme les feuilles et les fleurs à animer, j’ai senti que les matériaux pourraient m’aider pour parler d’une chose importante : sa disposition de l’imagination du monde. Je ne voulais pas être voyeuriste. C’était une artiste complète : elle jouait de la lyre, composait, composait des poèmes. L’intention, c’était de parler de sa disparition totale de l’histoire.

Dans ton film, il n’y a pas une narration classique avec un début, un milieu, une fin. C’est plus impressionniste, presque comme un poème visuel. Est-ce que c’était une volonté dès le départ ?

R.U. : Oui, complètement. Je ne voulais pas raconter une histoire au sens traditionnel. Je voulais évoquer des sensations, des souvenirs, des états intérieurs. C’est pour ça qu’il n’y a pas vraiment de linéarité. C’est une sorte de flux, comme une mémoire qui revient par fragments. J’ai beaucoup écrit pendant le processus. Pas pour faire un scénario, mais pour capter des impressions, des phrases, des idées. Et ensuite, j’ai cherché à traduire ça en images et en sons.

Dans ton film, il y a une attention au geste, au souffle. Est-ce que c’est quelque chose que tu pratiques consciemment ?

R.U. : Oui, complètement. L’observation du mouvement, c’est une pratique de base en animation. On apprend à regarder : comment une personne se lève, comment elle respire, comment un bras tombe. Et ça m’a beaucoup formée. J’ai aussi étudié la danse, donc j’ai toujours eu cette conscience du corps, du mouvement, de l’élan intérieur. Je pense que ça influence beaucoup mon travail : je pars souvent d’un mouvement intérieur que j’essaie de traduire en animation. Pas juste en bougeant des formes, mais en transmettant un sentiment à travers le mouvement.

C’est très perceptible dans le film : parfois, on sent qu’un geste contient toute une émotion, toute une mémoire.

R.U. : Oui, parce que le dessin animé permet ça. C’est un médium magique : on peut condenser une sensation dans un mouvement simple. Et quand on travaille en animation traditionnelle, image par image, on passe tellement de temps sur chaque seconde que forcément, on y met quelque chose de nous. C’est comme si chaque image portait une charge affective. Ce n’est pas que technique. C’est très incarné.

Et comment s’est passée la construction du film, justement ? Tu avais un storyboard, ou c’était plus intuitif ?

R.U. : C’était très intuitif. J’ai fait un peu de storyboard, mais surtout pour me repérer. Ce n’était pas un plan rigide. J’ai surtout laissé le film se construire au fur et à mesure, en animant, en testant des choses, en suivant mon instinct. C’était un travail très organique. Et parfois, certaines scènes naissaient d’un son, d’une musique, ou d’une sensation corporelle. Il y a eu beaucoup d’aller-retours entre le dessin, le son, le rythme.

Le film est très intime. Il touche à quelque chose de très personnel, mais sans jamais tomber dans le pathos ou l’explicite. Comment tu as travaillé cette frontière-là ?

R.U. : C’était un équilibre très délicat. Je voulais que ce soit intime, oui, mais pas impudique. Il fallait que je sois sincère, mais en laissant aussi de la place au spectateur. Que chacun puisse projeter ses propres émotions, ses propres souvenirs. Donc j’ai beaucoup travaillé par l’évocation, par le flou, par le silence parfois. Je ne voulais pas tout montrer ni tout expliquer. C’est pour ça que le son a été si important.

Justement, le travail sonore est très riche. Il y a des bruits de respiration, des craquements,… Comment tu as construit cette matière-là ?

R.U. : C’est un travail que j’ai fait en parallèle de l’image. Parfois même avant. J’ai enregistré plein de sons moi-même : ma respiration, des bruits d’ambiance, des objets. Je voulais que le son soit presque tactile, qu’il rentre dans le corps. Et puis il y a eu tout un travail de traitement, de montage, de superposition. Le son participe au rythme, à la narration intérieure. Il fait exister des choses qu’on ne voit pas à l’écran.

Guida a été montré dans de nombreux festivals.  As-tu reçu des retours qui t’ont particulièrement touchée ?

R.U. : Oui, beaucoup. Ce qui m’a le plus touchée, c’est quand des gens sont venus me dire qu’ils s’étaient sentis compris, que le film avait mis des mots — ou des images — sur quelque chose qu’ils n’avaient jamais réussi à exprimer. Et c’était des personnes très différentes. Certain·es avaient vécu des choses similaires, d’autres pas du tout, mais il y avait une forme d’écho émotionnel. C’est là que je me suis dit que j’avais réussi à créer un espace sensible, un espace de partage.

Tu as envie de continuer dans cette veine-là pour tes prochains projets ?

R.U. : Oui, je pense que c’est ce que je cherche : créer des films qui soient à la fois très personnels et très ouverts. Je travaille déjà sur un nouveau projet, toujours dans une forme hybride, entre documentaire, fiction et poésie.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : notre reportage sur nos coups de cœur d’Annecy

Les courts au Champs-Élysées Film Festival

Le rideau est tombé sur l’édition 2025 du Festival du cinéma des Champs-Élysées, qui s’est tenue cette année dans une ambiance à la fois festive et engagée. Du glamour des avant-premières aux débats houleux autour du cinéma indépendant, l’événement a une fois de plus transformé la plus célèbre avenue de Paris en un lieu de choix pour le 7ᵉ art. Entre découvertes prometteuses, hommages appuyés aux figures du cinéma mondial et prise de parole des jeunes talents, cette édition a su conjuguer tradition et renouveau. Retour sur les révélations portées par les choix du jury et du public, cette année encore de très belles découvertes cinématographiques.

Au bain des dames de Margaux Fournier (Prix du Jury Découverte, Meilleur Moyen Métrage ex æquo)

Dans Au bain des dames, Margaux Fournier signe un premier court métrage solaire et plein d’entrain, dont la forme souple et fluide captive dès les premières minutes. Adoptant une approche hybride, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, la réalisatrice nous emmène sur une plage marseillaise, en compagnie de quatre septuagénaires, le temps d’un après-midi. Habituées des lieux – qu’elles fréquentent pour certaines depuis plus de quarante ans – ces quatre femmes, pétillantes et pleines de verve, sont ici chez elles, dans leur royaume informel et solaire.

Le corps des femmes, et plus précisément celui des femmes âgées, est placé au centre du récit. Un tag griffonné sur un mur – « Soutif obligatoire les vieilles » – illustre l’âgisme ordinaire et la violence sociale imposée au corps féminin vieillissant. En réponse à cette injonction normative, les quatre amies tombent la chemise, et le soutien-gorge avec. Ce geste, aussi simple que radical, incarne une forme de résistance joyeuse : une réappropriation de leurs corps, trop souvent relégués à l’invisibilité ou au mépris.

La caméra de Margaux Fournier filme ces corps avec une tendresse rare, loin des clichés de la « beauté fanée ». Peaux bronzées, rides, tâches de vieillesse : chaque marque du temps devient ici un motif de récit. Leurs corps racontent Marseille, le soleil, les étés passés, mais aussi la liberté conquise avec les années. La sensualité du regard porté par la réalisatrice transforme ces femmes en véritables sirènes méditerranéennes, éprises de leur autonomie et de leur puissance retrouvée.

Le court métrage explore aussi les paradoxes de la vieillesse avec une grande finesse. Les discussions oscillent entre la nostalgie d’une jeunesse révolue – avec les avantages sociaux et symboliques qu’elle confère aux jeunes femmes – et le soulagement d’être désormais libérées des injonctions de performance et de dévotion au genre masculin. D’ailleurs, les hommes sont quasiment absents : relégués au rang de souvenirs, ou tenus au bout du fil, ils ne sont présents que comme figures secondaires, à la marge d’une sororité affirmée.

Mais cette absence n’exclut pas le désir. Ces femmes continuent de draguer, de séduire, avec légèreté et humour. Elles refusent de se voir dépossédées de leur sexualité, et rappellent ainsi que le désir féminin ne s’éteint pas avec l’âge – une idée encore trop souvent taboue à l’écran.

Ce qui marque surtout, c’est l’humour de ces femmes, leur vitalité communicative et leur appétit de vivre. Elles incarnent un esprit méditerranéen souvent accaparé par les figures masculines : gouaille, chaleur, culot, liberté de ton. Ici, ce sont elles qui parlent, qui rient, qui séduisent, qui occupent l’espace.

La mer, d’abord simple toile de fond, devient peu à peu un personnage à part entière. La caméra, parfois granuleuse, embrasse les matières – sable, sel, peau – pour mieux nous immerger dans cette ambiance de plage. Le bruit constant des vagues rythme le film comme une respiration, créant un environnement sensoriel fort qui ancre le récit dans une forme de réalité charnelle et palpable.
Avec Au bain des dames, Margaux Fournier propose bien plus qu’un portrait attendri de femmes âgées : elle signe un manifeste poétique et politique pour un âge libre, joyeux et indiscipliné. Un hommage à la mer, aux corps, à la parole féminine – et à la vie, tout simplement.

Ne réveillez pas l’enfant qui dort, de Kevin Aubert (Prix du Jury Découverte, Meilleur Moyen Métrage ex æquo et Prix du public, moyen métrage)

Avec Ne réveillez pas l’enfant qui dort, Kevin Aubert, scénariste et réalisateur camerounais, signe un premier long-métrage aussi troublant que maîtrisé. Le film, à mi-chemin entre le drame psychologique et le thriller onirique, explore la question de la résistance face au mariage forcé et les mécanismes du corps pour se protéger d’un destin trop violent. L’intrigue suit une jeune fille que l’on dit promise au mariage mais qui semble refuser son destin et préfère aller au cinéma et voir la vie avec des yeux d’enfants. Un jour, son entourage ne parvient plus à la réveiller. Dormir pour ne pas subir une vie imposée.

Kevin Aubert, dont le parcours passe par le court-métrage et le théâtre, impose ici un style personnel : mise en scène sobre, tension feutrée, et un travail sonore remarquable. Sa caméra se déplace avec lenteur et sensibilité pour servir un propos intime sur le déni, le silence familial, et la nécessité d’écouter la parole des enfants.

Sans effet spectaculaire, mais avec une rigueur impressionnante, Kevin Aubert livre un film poignant sur le poids du non-dit, où chaque silence, ou sommeil, est un cri retenu. Une belle promesse pour la suite de sa carrière.

Grands Garçons de Chriss Itoua (Prix du Jury Découverte, Meilleur Court Métrage Français)

Avec Grands Garçons, Chriss Itoua poursuit une œuvre documentaire intime et politique, centrée sur les identités queer et racisées. À travers des témoignages et une mise en scène sensible, le film interroge la construction de la masculinité dans un contexte post-migratoire. Sans pathos, mais avec une grande justesse, Chriss Itoua donne à voir des parcours souvent invisibilisés, portés par une parole libre et incarnée.

Formé à Paris I et passé par plusieurs résidences (Côté Court, Ateliers Médicis), le réalisateur s’est fait remarquer avec Masc. (2018) et Muanapoto (2022), deux films où l’intime est politique. Grands Garçons s’inscrit dans cette continuité, confirmant une voix singulière dans le paysage du documentaire français. Un court-métrage poignant, à la fois doux et percutant.

Trapped de Sam et David Cutler-Kreutz (Prix du Jury Découverte, Meilleur Court Métrage Américain)

Dans Trapped, Sam et David Cutler‑Kreutz signent un thriller haletant de 15 minutes, dans lequel Joaquin, concierge de lycée et père célibataire, va subir une série de « prank » (blagues) plus inquiétants que drôles. Le récit, sous tension constante, explore les tensions de classe et la conscience morale dans un cadre élitiste.
Récompensé au SXSW par un Special Jury Award et primé Meilleur court métrage US au Palm Springs ShortFest 2024, Trapped, confirme la montée en puissance du duo de frères, déjà salué pour A  Lien, nommé aux Oscar en 2025.

Ce court métrage se distingue non seulement par son rythme tendu et sa mise en scène soignée — appuyée par une image et un son immersifs — mais aussi par la justesse de son propos. La confrontation entre un travail mal rémunéré et les privilèges scolaires devient le terrain d’un duel moral : jusqu’où tenter de rétablir l’ordre sans se perdre soi-même ?

En 15 minutes, Trapped, parvient à conjuguer suspense, critique sociale et émotion intime : une performance remarquable de la part de Sam et David Cutler‑Kreutz, confirmant leur talent pour raconter l’urgence des tensions humaines dans un format court.

Malina d’Ana  Blagojević (Prix du public, meilleur court métrage français)

Dans un petit village serbe, Zora et Dragomir commencent ce qui devait être le plus beau jour de leur vie : leur mariage. Mais le matin même, Zora fait une fausse couche. Pour ne pas briser l’ambiance de la fête, elle garde ce terrible secret… un choix qui transforme la célébration en comédie noire teintée de malaise.

Ana Blagojević mélange subtilement une esthétique documentaire à une fiction, avec un “vrai faux mariage” comme décor. Elle porte un regard féministe aigu : Zora cache sa douleur pour préserver une image collective de bonheur. L’humour noir naît de l’absurdité de la situation, renforcée par un sentiment de malaise latent. Cette ambivalence confère au film une émotion troublante et durable.

Malina marque une double casquette : Ana est à la fois la réalisatrice et l’interprète de Zora . Formée au Conservatoire et active sur scène et à l’écran (notamment dans Avant l’effondrement, Le Ravissement), elle mêle théâtre, comédie et cinéma en gardant toujours un engagement social et féministe. Un très beau premier pas.

Metal de Samuel McIntosh (Prix public, meilleur court américain)

Un homme masqué, enfermé au sous-sol et nourri uniquement de dessins animés, parvient un soir à s’évader. Commence alors une errance étrange et presque surréelle, à la recherche d’un lieu — réel ou mental — où il pourrait enfin exister autrement que comme un corps enchaîné.

Avec Metal, le réalisateur californien Samuel McIntosh signe un film visuellement fort, à la lisière de la fable dystopique et du cauchemar introspectif. Fidèle à sa démarche — bousculer les genres sans jamais s’y enfermer — il tisse une narration quasi muette, tendue et poétique, où l’absurde côtoie l’angoisse avec précision.

Fondateur de Void Productions (2017), McIntosh défend un cinéma de genre libre et underground. Déjà remarqué avec Interstate, il continue d’imposer un style singulier, à la fois brut et élégant, porté par une vraie maîtrise du cadre et une mise en scène audacieuse. Metal le confirme : Samuel McIntosh est une voix à suivre dans le paysage du cinéma indépendant contemporain.

Anouk Ait Ouadda

F comme Une Fugue

Fiche technique

Synopsis : De Frère, Sœur se souvient qu’il avait les yeux noirs, des cheveux semblables aux siens, des épaules fines comme les ailes d’un oiseau et qu’il connaissait par cœur le chemin de la rivière. De Frère, Sœur n’a rien oublié.

Genre : Animation

Durée : 15′

Pays : France

Année : 2025

Réalisation : Agnès Patron

Scénario : Agnès Patron, Johanna Krawczyk

Image : Nadine Buss

Musique, son : Pierre Oberkampf

Montage : Agnès Patron

Production : Sacrebleu Productions

Article associé : la critique du film

Une fugue d’Agnès Patron

Après L’Heure de l’ours, César du meilleur court-métrage d’animation 2021, la réalisatrice Agnès Patron revient avec un nouveau court-métrage d’animation à la gouache, Une fugue, sélectionné en mai à la Semaine de la Critique, consacré au deuil entre frères et sœurs.

Une maison rouge aux volets bleus, au milieu d’une clairière battue par le vent. Quatre volets, deux en haut, deux en bas, qui donnent à l’édifice l’allure d’un dessin d’enfant, mais aussi d’un étrange visage : les fenêtres et les volets du haut sont ouverts, comme les yeux de l’enfant que nous allons suivre.

C’est une jeune fille brune, au premier étage de la maison, qui n’arrive pas à dormir. Elle regarde la pluie tomber avant de se remémorer sa complicité passée avec son frère mort, leurs souffles qui se mêlaient, leurs promenades clandestines dans la forêt toute proche, les soirs d’intempéries.

La qualité première d’Une fugue est de parvenir à transporter sans pathos son public dans ce souvenir douloureux. Pour ce faire, le scénario, co-écrit par Agnès Patron avec Johanna Krawczyk (qui avait déjà participé à l’écriture du scénario de L’Heure de l’ours), fait le choix de passer du temps présent à celui du souvenir sans solution de continuité : il suffit que la jeune femme s’allonge pour que sa robe disparaisse et laisse apparaitre un corps d’enfant. L’entrée dans le passé se confond alors avec une incursion dans un monde magique et merveilleux, où tout est possible. Ainsi, les yeux mystérieux de la maison solitaire se font synecdoques de la forêt tout entière, où les arbres semblent humains et, comme il convient, un rien menaçants. Une fugue se présente dès lors à une nouvelle Alice au pays des merveilles, à ceci près que son personnage principal est brun et que les lieux se sont départis des couleurs chatoyantes du film de Disney pour des teintes plus sombres, à l’image de ce deuil qui ne passe pas.

Car les couleurs sont au cœur du travail d’Agnès Patron : le ciel présente des nuances de mauve surprenantes, que l’on trouve également dans les végétaux. Les espaces les plus obscurs jouent de la fluorescence pour créer un endroit surprenant, où le fantastique est davantage suggéré que représenté. En outre, les reflets et les ombres des personnages dans une mare font perdre toute conscience du ciel et de la terre : de l’original et de sa copie, quel est le premier ? Ce monde parallèle, où apparaissent des points lumineux aux faux airs d’étoiles, est à ce point surprenant que l’on s’attend à en voir surgir une nouvelle Dame du Lac.

L’on retrouve ainsi dans Une fugue des éléments qui, déjà, structuraient L’Heure de l’ours. Outre cette conscience aiguë des couleurs, l’on retrouve un film sans paroles qui n’est pas un film dépourvu de son : le compositeur Pierre Oberkampf accompagne les pérégrinations de la jeune fille par le son d’un vent de plus en plus fort et inquiétant. Agnès Patron montre à nouveau dans Une fugue son aptitude à faire surgir d’un propos en apparence trivial et fort banal un univers magique et singulier.

Julia Wahl

Consulter la fiche technique du film

Retrouvez prochainement l’interview d’Agnès Patron et de Pierre Oberkampf 

2ème After Short spécial Cannes, lundi 30 juin, à 19h à l’ESRA !

En collaboration avec l’ESRA, le magazine Format Court vous invite le lundi 30 juin prochain à 19h à son deuxième After Short consacré aux longs-métrages présentés au dernier Festival de Cannes, organisé à l’ESRA Campus Beaugrenelle (Amphithéâtre Jean Renoir, 37 Quai de Grenelle, 75015 Paris).

Après une première rencontre, le lundi 23 juin, autour des courts sélectionnés au dernier Festival de Cannes. en présence de 19 invités, nous vous convions à notre nouvelle rencontre, lundi prochain, avec une formule inédite.

Ils sont comédiens, réalisateurs, scénaristes, chefs opérateurs, directeurs de casting, producteurs, directeurs de l’animation, … : Ils ont participé de près à la création de longs-métrages qui ont été sélectionnés et diffusés à Cannes, au mois de mai. Pour certains, il s’agit d’un premier rôle, d’un premier film, pour d’autres, il s’agit de nouvelles collaborations, de tous nouveaux défis, dans la continuité de leur travail… Leurs parcours, leurs anecdotes de tournage, leurs partages d’expériences nous intéressent. Nous vous invitons à venir les écouter et les rencontrer le temps d’une soirée.

Pour info/pour rappel, cette soirée est accessible aux étudiants de l’ESRA comme au grand public. Pour réserver votre place, cliquez ici ! Info importante : la salle est climatisée !!

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours de nos invités, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail et poursuivre ces discussions autour d’un verre ?

Un After Short, comment ça se passe ?

En amont : les photos et bios des intervenants sont mis à la disposition des personnes ayant réservé leur place. Le jour J, le public a ainsi la possibilité de participer activement à la discussion qui s’engage avec les équipes de films.

Lors de l’évènement : les équipes se succèdent sur scène pour une intervention et un échange avec le public d’une dizaine de minutes chacune. Deux animateurs sont là pour introduire leur travail et vous donner la parole.

Info, rappel : il n’y a pas de projection de films au cours de la soirée.

Après la rencontre : un cocktail est organisé à l’ESRA. C’est entre autres l’occasion de poursuivre les discussions de façon plus informelle avec les équipes présentes.

Téléchargez la présentation (PDF) de nos invités (bios, photos). Attention : le nombre de places est limité. Si vous souhaitez assister à cet événement, reportez-vous aux infos pratiques mentionnées ci-dessous.

Nos invités :

Aurélien Vernhes-Lermusiaux, réalisateur de La Couleuvre noire (ACID)

Dimitri Lucas, co-scénariste de Partir un jour de Amélie Bonnin (film d’ouverture, hors-compétition, sélection officielle)

Manon Clavel, comédienne, Kika de Alexe Poukine (Semaine de la Critique)

Estelle Robin-You, co-productrice (Grande Ourse Films) de Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski (Quinzaine des Cinéastes)

Amine Bouhafa, compositeur de La petite dernière de Hafsia Herzi (compétition officielle), Aïsha Can’t Fly Away de Morad Mostafa (Un Certain Regard) et Once Upon a Time In Gaza de Tarzan Nasser et Arab Nasser (Un Certain Regard)

Alexandra Mélot, productrice (Triptyque Films) de Imago de Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la Critique)

Henri Magalon, producteur (Maybe Movies) et Eddine Noël, co-scénariste et directeur artistique de Amélie et la Métaphysique des tubes de Mailys Vallade et Liane-Cho Han (séance spéciale)

Raphaël Vandenbussche, chef opérateur de Les Filles désir de Prïncia Car (Quinzaine des Cinéastes)

Youna de Peretti, directrice de casting de Nino de Pauline Loquès (Semaine de la Critique), Kika de Alexe Poukine (Semaine de la Critique), Love me tender de Anna Cazenave Cambet (Un Certain Regard), Classe Moyenne de Anthony Cordier (Quinzaine des Cinéastes)

Arnaud Guez et Yasmina Chavanne, chef opérateur et cheffe décoratrice de La danse des renards de Valéry Carnoy (Quinzaine des Cinéastes)

En pratique

Lundi 30 juin, 19h. Amphithéâtre Jean Renoir. ESRA Campus Beaugrenelle, 37, Quai de Grenelle, 75015 Paris.

Tarif étudiants ESRA : gratuit (réservations : communication@esra.edu).
Tarif grand public : 5€, uniquement en ligne, dans la limite des places disponibles)

La Pampa d’Antoine Chevrollier

À l’aube du succès public et critique de films comme Vingt dieux, couronné du César du meilleur premier film, ou plus récemment du merveilleux Partir un jour d’Amélie Bonnin, nous voyons émerger de plus en plus d’histoires ancrées dans des territoires encore très peu représentés dans notre paysage audiovisuel français. À rebours de certains films que l’on pourrait qualifier d’« entrisme parisien », on commence à percevoir les premières ondulations d’une nouvelle vague de cinéastes cherchant à raconter un imaginaire encore trop peu exploré, et La Pampa d’Antoine Chevrollier en est un parfait exemple. Distribué par Blaq Out et disponible depuis le 11 juin dernier, avec La Pampa, Chevrollier délaisse ici le format sériel — après sa déchirante série Oussekine — pour s’attaquer, avec son tout premier long métrage, à une amitié fraternelle et bouleversante, découverte à la Semaine de la Critique il y a déjà de cela un an. À l’occasion de sa sortie, Format Court vous propose de remporter 3 exemplaires de ce DVD.

C’est au milieu de cette pampa du Maine-et-Loire, enfouie dans la forêt, que se trouve un petit lopin de terre : un circuit de motocross usé par les passages, les courses et qui reste pour nos personnages, Willy (Sayyid El Alami) et Jojo (Amaury Foucher) leur seul échappatoire. Une solution, quoique illusoire, puisqu’au fond, ils ne font que tourner en rond, sans réellement pouvoir s’extirper de cet endroit dont ils se sont tous les deux promis de quitter pour aller vivre en ville. Malheureusement tout cela sera mis de côté quand le secret de Jojo sera révélé a tout le village et que leur amitié sera mise à rude épreuve.

Avec sa première incursion dans le long métrage, Antoine Chevrollier a décidé d’aller aux antipodes de Oussekine, jusqu’à ancrer son histoire dans un décorum de province, loin du Paris des années 80. Tout cela pour nous raconter, en préambule, un ennui adolescent, dans une ruralité où cette folie fiévreuse de la jeunesse ne semble pas vraiment avoir sa place, contrainte par une génération en adéquation avec un statu quo, et où le silence des villages est rapidement comblé par des bruits de moteurs. Ces engins sonnent alors comme une forme de libération, appuyée par une mise en scène immersive qui parvient à faire alterner scènes d’action pure et instants que l’on pourrait qualifier de pure grâce, impliquant notamment le personnage de Willy et insufflant une fraîcheur qui nous enchante en tant que spectateurs. Le film suivant une bande de potes traitée avant tout comme une figure contestataire face à une communauté de plus en plus violente et intolérante.

Une bande de potes pas moins attachante dans leur côté punk — et cela dès la scène d’introduction, qui nous présente nos personnages principaux en train de se jouer des habitants de leur petit village, dans une énergie de purs sales gosses. En effet, le film étant avant tout une réflexion sur ces personnages et leur ancrage dans ce décorum rural, Antoine Chevrollier profite au maximum de la durée de son médium, plus resserrée que celle du format sériel, pour nous faire nous accrocher, en tant que spectateurs, aux plus près de ces personnages et de ces obstacles qu’ils vont devoir affronter. Cela se ressent à travers le duo incarné par Amaury Foucher et Sayyid El Alami, qui portent en eux une énergie ravageuse et salvatrice, tous deux constamment au centre de l’écran. Sans parler d’Artus, qui incarne ici Teddy, le coach de motocross de Jojo, et qui se retrouve au cœur de plusieurs scandales venant ébranler le village. Loin du registre comique qu’il a récemment exploré dans Un p’tit truc en plus, il livre ici l’un de ses rôles les plus organiques et physiques de toute sa carrière, assumant pleinement son côté un peu enrobé pour dresser le portrait d’un personnage torturé, partagé entre amour et destruction envers son poulain. Ainsi à bien des égards, il nous évoque le personnage de Jérémie Renier dans Slalom de Charlène Favier — un autre film qui, lui aussi, nous avait marqués pour ses scènes de ski immersives, et qui nous plongeait dans un décor éloigné du paysage parisien auquel nous sommes tant habitués.

De par son twist de milieu de film concernant le personnage de Jojo, La Pampa se dévoile peu à peu comme une véritable réflexion autour du motif du coming out, mais plus largement sur celui des minorités et de leur place dans une société rurale française qui se tourne de plus en plus vers la droite. Le récit, dans sa construction en deux parties, se révèle comme un objet hybride à la fois par ses personnages (ce n’est pas pour rien que nos deux personnages principaux fassent partie de minorités visible et invisible), son intrigue et ses mélanges — faisant de cette province un espace profondément multiculturel. Notamment grâce à la présence au casting du merveilleux Sayyid El Alami, que les amateurs de courts métrages ont pu découvrir dans le sublime film Idiot Fish de Hakim Mao, on peut voir que La Pampa résonne avec un autre film sorti récemment : Nos enfants après eux des frères Boukherma. Cependant là où les Boukherma utilisent le roman de Nicolas Mathieu pour questionner notre rapport, en tant que citoyens, au roman national français fantasmé par certains au lendemain de la finale de la Coupe du monde 1998, Antoine Chevrollier choisit, lui, de nous montrer ce qui a été balayé sous le tapis, de parler de communautés qui souffrent et auxquelles on ne rend pas suffisamment hommage. En un sens, les deux films dialoguent autour de la notion de tabou. Le film évoque — avec de grandes précautions — Le Chagrin et la Pitié, à travers la manière dont il aborde le tabou dans une microsociété, dans un lieu où tout le monde se connaît. Cela se manifeste dans une scène merveilleusement chorégraphiée, qui se déroule sur le parking d’une grande enseigne entre le personnage de Teddy (Arthus) et Jojo (Amaury Foucher) au lendemain de la révélation, nous laissant pantois face à ce personnage abandonné par tous, dans un désespoir qui nous crève le cœur.

Ainsi de par sa forme hybride, les thématiques qu’il aborde — du coming out forcé à la question des minorités — et la fraîcheur qu’il insuffle, La Pampa réinvente une certaine idée de la ruralité française. En ancrant ces enjeux dans un décor de campagne rarement représenté avec autant de justesse, le film dégage une énergie nouvelle, une véritable bouffée d’air frais, à la fois sensible et percutante. Il nous laisse, à la fin, avec une émotion déchirante et ravive l’espoir en un cinéma français audacieux, porté par des comédien·ne·s que l’on souhaite absolument revoir très vite à l’écran.

Dylan Librati

Mon inséparable de Anne-Sophie Bailly

Présenté dans la section Orizzonti de la Mostra de Venise 2024, le premier long-métrage d’Anne-Sophie Bailly met en scène une relation fusionnelle entre une mère et son fils en situation de handicap. Laure Calamy, toujours époustouflante, incarne Mona, une femme qui a élevé toute seule son enfant Joël, interprété par Charles Peccia-Galletto (nommé pour le César des Révélations masculines 2025). Aujourd’hui trentenaire, Joël travaille dans un ESAT (Etablissement ou services d’aide pour le travail) et il est amoureux de sa collègue Océane, elle aussi “en retard”. Le jour où Mona, qui ignore tout de leur liaison, apprend que Océane est enceinte, la relation entre mère et fils vacille… Le DVD du film, édité par Blaq Out, est sorti le 11 juin 2025. Nous vous en offrons 3 exemplaires.

Contrairement à ce que l’on aurait pu s’attendre, Mon Inséparable n’est pas un film sur le handicap, mais plutôt sur le rapport viscéral entre une mère et son enfant. Comme les deux perroquets en cage dans l’appartement qu’ils partagent, Mona et Joël vivent en symbiose, sans pouvoir se passer l’un de l’autre. Si la liberté de Mona est limitée par la nécessité d’être attentive aux actions et aux états d’âme de Joël, ce dernier a du mal à sortir de son aile protectrice pour suivre son propre chemin. Quand elle découvre que son fils a une relation amoureuse et que sa petite amie est enceinte, Mona se sent trahie. Elle lui reproche d’avoir agi égoïstement sans penser aux conséquences, alors que depuis sa naissance, la vie de sa mère a été entièrement dédiée à lui. Le film explore avec subtilité cette double dépendance et, à partir du moment de bascule, il nous montre une double émancipation : celle de Joël, qui commence à prétendre son indépendance, mais aussi celle de Mona, qui redécouvre l’importance de penser à elle-même et suivre ses envies. La rencontre avec un homme devient pour elle l’occasion de reprendre possession de son propre corps et retrouver un peu d’insouciance.

Restant au plus près de son actrice, Anne-Sophie Bailly parvient à retranscrire le ressenti de la protagoniste dans des séquences à la fois crues et empreintes de douceur. Les contrastes qu’elle met en scène – entre des moments plus mélodramatiques et des scènes documentaires, entre les point de vue des femmes et celui des hommes, ou encore entre la limpidité des sentiments et la rigidité d’esprit des institutions – permettent à la cinéaste de se débarrasser de l’étiquette de “film à sujet”, et de signer un premier long-métrage lucide et sensible. D’autant plus qu’elle offre à Charles Peccia-Galletto un rôle complexe, qui ne se limite pas à représenter la condition de “personne en situation de handicap”. Le duo qu’il forme avec Laure Calamy est crédible et authentique car les deux acteurs se montrent capables de tout dire à travers les non-dits, en communiquant par le biais de leurs regards. Évitant les explications superflues et sans jamais tomber dans le misérabilisme, Mon inséparable dépeint avec justesse la complexité des relations humaines et livre enfin un message touchant sur le cycle de la vie et l’importance, le moment venu, de laisser partir ceux qu’on aime.

Parmi les bonus du DVD de Blaq Out, on retrouve une interview avec la réalisatrice Anne-Sophie Bailly, ainsi que ses courts-métrages En Travail (2019) et La Ventrière (2021).

Court-métrage de fin d’études à la Femis, La Ventrière se déroule à l’époque du Moyen-Âge en pleine campagne dans le Jura, pas loin des terres où la cinéaste a grandi. Elsa, sage-femme herboriste (Pauline Lorillard), et sa jeune apprentie Nicole (Romane Parc) sont appelées à se réunir avec les autres femmes du village dans une église où elles seront aussitôt enfermées. Un homme arrivé de loin les interroge, afin de démasquer celle qu’il accuse d’être une sorcière…

Tourné en 16 millimètres, La Ventrière frappe pour la maîtrise de sa mise en scène toute en clairs-obscurs, qui rappelle les peintures de Georges de La Tour, et pour l’atmosphère asphyxiante qui imprègne chaque scène. Porté par le jeu silencieux et extrêmement poignant des deux actrices principales, le film raconte les accusations injustes dont beaucoup de femmes de l’époque ont été victimes, tout en ouvrant une réflexion, toujours actuelle, sur l’absurdité du système patriarcal et l’hypocrisie du pouvoir. On y retrouve l’attention particulière que la réalisatrice porte aux gestes de soins, aux thèmes de la maternité et de la transmission, déjà abordés dans son court-métrage documentaire En travail, qui suit le quotidien des sages-femmes et obstétriciennes de l’hôpital André Grégoire de Montreuil. C’est justement la transmission de ce savoir-faire qui, dans La Ventrière, devient un moyen d’émancipation, à travers une très belle séquence finale se terminant avec une course furtive (et nécessaire) vers la liberté.

Margherita Gera

Les Bottes de la nuit de Pierre-Luc Granjon

Avec Les Bottes de la nuit, gagnant du Cristal du court-métrage, du Prix du Public et du Prix André Martin au festival d’Annecy, Pierre-Luc Granjon livre un trésor d’animation, à la fois délicat et envoûtant, où le trait du dessin devient le prolongement d’un monde enfantin baigné de mystère. Le film nous entraîne dans une aventure nocturne où la beauté plastique se conjugue à une grande finesse émotionnelle, sans jamais perdre de vue le regard de l’enfant.

Alors que ses parents reçoivent des amis, un petit garçon sort de chez lui en pleine nuit et part en balade dans les sous-bois, avec ses belles bottes aux pieds. Il rencontre alors une bête étrange et solitaire qui va l’entraîner au cœur de la forêt à la rencontre des créatures nocturnes qui y vivent. Pour raconter ce conte nocturne, Granjon crée un univers visuel où chaque texture – la rugosité des écorces, la brume flottante, le cuir souple des fameuses bottes – participe à une sensation d’immersion profonde dans un monde mi-réel, mi-fabuleux.

L’univers de Les Bottes de la nuit oscille ainsi entre l’insouciance de l’enfance et l’étrangeté d’un conte folklorique. On y retrouve cette capacité qu’a Granjon de faire cohabiter douceur et inquiétude, de distiller l’inconnu dans des paysages familiers, comme si la nuit venait doucement décoller le réel. Ce monde n’est pas inquiétant en soi, mais il devient mystérieux dès lors qu’on le regarde avec les yeux d’un enfant encore imprégné de récits et de légendes.

C’est précisément là que le film touche juste : dans cette manière qu’il a de montrer comment la nature devient un espace d’exploration, une scène pour l’imaginaire, mais aussi un terrain d’apprentissage et de réappropriation. L’enfant qui chausse les bottes de la nuit part à la rencontre d’un lieu – la forêt – qui lui était inconnu ou effrayant, et finit par le faire sien, non en le dominant, mais en l’arpentant, en l’écoutant, en le comprenant. Granjon évoque avec sensibilité cette façon qu’a l’enfance de se construire en allant vers ce qui lui fait peur.

La peur, justement, est au cœur du récit. Elle prend d’abord la forme d’une vieille légende : celle du loup-garou, figure classique de la menace nocturne. Mais plutôt que de céder à la terreur ou à la fuite, le héros choisit l’aventure et, à travers elle, grandit. Le film raconte alors avec tendresse et lucidité ce passage de la croyance à l’émancipation, de l’imaginaire peuplé de monstres à une forme de lucidité apaisée. Ce n’est pas que les monstres disparaissent : c’est qu’ils changent de visage, deviennent moins redoutables à mesure que l’enfant gagne en courage et en autonomie.

Les Bottes de la nuit parvient à conjuguer la richesse d’un conte initiatique et la puissance de l’émotion enfantine. C’est un film à hauteur d’enfant, mais qui parle aussi à l’adulte resté sensible aux bruits de la nuit et aux échos de ses peurs anciennes.

Anouk Ait Ouadda

Article associé : l’interview du réalisateur

H comme Hypersensible

Fiche technique

Synopsis : Hypersensible est le parcours accidenté et surréaliste d’une jeune femme qui cherche à se reconstruire, à contre-courant d’une société prompte à refouler ses émotions.

Genre : Animation

Durée : 7′

Pays : Canada

Année : 2025

Réalisation : Martine Frossard 

Scénario : Martine Frossard 

Animation : Agathe Bray-Bourret 

Son : Daniel Scott 

Musique : Daniel Scott 

Montage : Oana Suteu Khintirian 

Production : Office national du film du Canada

Société de production : Office national du film du Canada

Article associé : la critique du film

Pierre-Luc Granjon : « Je suis toujours en réaction au film précédent »

Son film, Les Bottes de la nuit, réalisé grâce à l’écran d’épingles, a remporté le Cristal du court-métrage, le Prix du Public et le Prix André Martin au Festival d’Annecy. Pierre-Luc Granjon, qu’on a découvert il y a quelques années avec Le Loup blanc, raconte sa découverte de l’animation en volume, la réalité du métier, l’envie d’être heureux et le besoin de se renouveler.

Format Court : Qu’est-ce qui est à l’origine de ton parcours ?

Pierre-Luc Granjon : Je ne pensais pas faire de l’animation, ça ne me venait même pas à l’esprit. Le cinéma, ça me semblait complètement inaccessible. Je voulais faire un métier artistique, au début de la bande dessinée, puis de la peinture… Finalement, je suis entré à l’École d’arts appliqués de Lyon — qui n’existe plus aujourd’hui, elle a été fusionnée avec les Beaux-Arts.

Je m’étais inscrit en architecture d’intérieur, mais ça ne m’a pas plu. L’autre option, c’était le dessin textile : je n’aimais pas trop ça non plus, mais au moins on dessinait, on peignait. Ce qui m’a retenu, c’était surtout la promo, très chouette, et quelques profs qui nous poussaient à trouver ce qui nous plaisait. C’était une école très formatrice, malgré tout.

Comment es-tu arrivé à l’animation ?

P-L.G. : Après l’école, il y avait encore l’armée. Je voulais être objecteur de conscience, et un copain m’a parlé du studio Folimage à Valence, qui acceptait les objecteurs. J’y suis allé et ça a été un coup de foudre. J’ai vu les studios, les décors en volume… J’ai trouvé ça super. Au final, j’ai été réformé, mais j’ai pu intégrer le studio comme modeleur sur la série Hôpital Hilltop de Pascal Lenôtre. Très vite, j’ai voulu faire mes propres films. J’ai observé tout le monde animer, fabriquer des décors pendant un an, puis j’ai écrit Petite Escapade, mon premier court-métrage, que j’ai tourné un an plus tard, dès que j’ai trouvé les financements.

Dans Petite Escapade, tu utilisais déjà la stop motion. Comment t’es-tu approprié cette technique ?

P-L.G. : C’est la première technique que j’ai découverte en arrivant à Folimage. Je ne venais pas d’une école d’animation, donc j’ai tout appris sur place. La stop motion s’est imposée naturellement. J’avais aussi été marqué par deux films : La Bouche cousue de Jean-Luc Gréco et Catherine Buffat et L’Homme au bras ballant de Laurent Gorgiard. Je me suis dit : “Waouh, on peut faire ça en volume ?”

Tes films explorent des techniques variées : écran d’épingle, papier découpé, volume. Est-ce que tu veux tester le plus de choses possibles ou est-ce que la technique est au service de l’histoire ?

P-L.G. : Ça dépend. Pour Les Bottes de la nuit, je savais que je voulais travailler à l’écran d’épingle, car le film se passe de nuit et je voulais jouer avec les contrastes. Là, la technique a guidé l’écriture. Pour les autres, ça a souvent été l’envie d’expérimenter. Toutes les techniques m’intéressent, même la 3D, que je n’ai jamais faite — mais pourquoi pas ? Je serais prêt à tenter quelque chose. C’est vrai que j’aime bien me fixer un petit défi supplémentaire à chaque fois. Ca rend les choses plus excitantes.

Le fait d’être en festival permet aussi de découvrir les films des autres.

P-L.G. : Exactement. Il y a des films en 3D qui m’épatent. Le travail de David O’Reilly, par exemple, je trouve ça super. Palmipedarium, aussi, de Jérémy Clapin, j’avais adoré.

Ça m’intrigue un peu, la vie d’un animateur au quotidien. Les animateurs parlent beaucoup d’une forme de solitude, du temps écoulé sur leurs films. En projection, les films s’enchaînent, on ne se rend pas toujours compte du travail et des efforts fournis. Comment vis-tu ça ?

P-L.G. : C’est vrai qu’on est à fond quand on fait un film. Une fois un film terminé, je passe à autre chose. Je suis dans l’idée du prochain. Je suis toujours en réaction au film précédent. Par exemple, mon premier film était en noir et blanc, j’en ai fait un après en couleur. Ça a été long parce qu’il fallait trouver de l’argent. Après, j’ai écrit L’Enfant sans bouche, un projet simple, en papier découpé, que je pouvais produire avec très peu de moyens, avec des amis et la maison d’édition Corridor.

Sur ton compte Instagram, tu publies des illustrations. Pourquoi continues-tu à dessiner et à y partager ton travail ?

P-L.G. : Je poste peu, peut-être une cinquantaine de publications. Mais c’est un moyen de garder une visibilité, car mon site n’est pas à jour. Certains festivals m’ont contacté via Instagram. J’aime bien aussi partager des dessins et découvrir ce que font les autres.

Est-ce que tu fais aussi d’autres choses à côté de l’animation ?

P-L.G. : Oui, je fais aussi de la sculpture. J’ai réalisé des petites figures en terre enfumée, une soixantaine, et je crée chaque année le trophée du Festival Ciné Junior. La sculpture et la gravure me plaisent beaucoup. Mais c’est l’animation qui me fait vivre.

Justement, comment parviens-tu à vivre de ton métier, entre deux projets ?

P-L.G. : J’ai plusieurs casquettes. Je suis animateur sur des projets comme Séraphine, le long-métrage de Sarah Van Den Boom. Je suis content d’aller animer sur les projets des autres. On découvre toute une autre manière de travailler, tout un autre univers. C’est chouette. Je suis aussi scénariste, je touche des droits d’auteur. Dès que j’ai du temps, j’écris mes propres projets. Parfois, je perds le statut d’intermittent, mais ça ne dure pas longtemps. Je m’en sors.

Tu as coréalisé Léo, la fabuleuse histoire de Léonard de Vinci, avec de grands noms au casting vocal (André Dussolier, Marion Cotillard, Juliette Armanet, …). Comment s’est passée cette expérience ?

P-L.G. : Le projet est porté depuis longtemps par Jim Capobianco que j’appelle le réalisateur principal. Il portait ce projet depuis 10 ans quand je suis arrivé dessus, en tant que spécialiste de la stop motion. Je n’ai pas dirigé les voix anglaises, mais j’ai suivi les enregistrements français à distance. Il fallait se caler sur les voix anglaises aussi, donc les intentions étaient déjà là, déjà données. Travailler avec des professionnels comme Marion Cotillard, André Dussolier ou Juliette Armanet, c’est facile. Ils sont très à l’écoute.

Les Bottes de la nuit a été réalisé à l’écran d’épingle, une technique très rare. Qu’as-tu appris ?

P-L.G. : C’est une technique fascinante. Elle m’a permis de travailler en clair-obscur, sans trait, juste en modelant la lumière. Ce rendu-là, je n’ai jamais réussi à l’obtenir en dessin traditionnel. Ce que j’ai appris, c’est d’oublier le dessin, le trait. Il faut chauffer l’écran pour que les épingles coulissent bien. C’est un outil complexe, mais quand il fonctionne, c’est magique.

Qui sont tes inspirations dans le milieu ?

P-L.G. : Il y en a beaucoup. J’ai cité David O’Reilly, Laurent Gorgiard, Jérémy Clapin… Et puis Iouri Norstein : j’admire la richesse, la profondeur de ses images. Pour mon prochain film, j’aimerais expérimenter sur du plâtre, pour jouer avec les flous et les nets. J’ai envie de graver, gratter, peindre. J’aime bien quand on ne devine pas forcément comment ça a été fait, quand on brouille les pistes.

Un film qui m’a marqué récemment, c’est Dog Ear, un film hongrois de Péter Vácz en 2D, très bien écrit. Graphiquement, ce n’est pas du tout ce que je fais mais les thèmes abordés sont très touchants. C’est vraiment un très beau film. J’aime aussi découvrir des œuvres très éloignées de mon univers et admirer la technique ou le récit. Le festival d’Annecy est parfait pour ça.

« Les Bottes de la nuit »

Quel est ton lien avec Annecy ?

P-L.G. : J’y viens souvent, même sans film en sélection. J’y suis venu pour la première fois vers 1995, pour une journée. Je crois que c’est là où j’ai découvert L’homme au bras ballant justement. Je n’imaginais pas encore faire de l’animation, j’étais aux Arts Appliqués à cette époque-là, à Lyon. J’ai quand même découvert pas mal de choses à ce moment-là. Et puis après, je suis revenu régulièrement. Petite Escapade y a été projeté. C’était énorme pour moi d’avoir mon premier film sélectionné. Le festival n’est pas aussi gros qu’aujourd’hui. Maintenant, c’est quand même énorme.

Est-ce que tu as un souvenir de la projection ?

P-L.G. : J’ai un vague souvenir. Ce dont je me souviens, c’est le moment où j’ai eu l’argent pour faire le film du Centre de la première œuvre, une structure qui n’existe plus. D’un seul coup, je me suis dit qu’il allait falloir faire le film. J’étais à la fois ravi et très apeuré. C’était mon premier film, c’était quelque chose d’assez vertigineux, la sélection à Annecy en plus, c’était incroyable !

À quel moment t’es-tu senti réalisateur ?

P-L.G. : Dès mon entrée à Folimage, je voulais faire mon propre film. J’ai passé un an à apprendre, puis j’ai commencé à écrire, à dessiner. Ca me tenait à coeur de raconter des histoires. Le mot “réalisateur” est arrivé après, sans que je m’en rende compte. La magie du mouvement, l’animation, c’est assez incroyable. Donner vie à ce qui ne bouge pas, imaginer les écarts, les pauses, les mouvements : j’apprends tout le temps encore en animant, je ne m’en serais pas douté à mes débuts. J’adore, je suis trop content de mon métier. On est dans le cinéma, on est chanceux.

Tes films sont traversés par la douceur, la poésie, l’enfance qu’on n’a pas vraiment quitté. D’où vient cet intérêt ?

P-L.G. : Pour Les Bottes de la nuit, il y avait vraiment de ça. Je l’ai écrit en réaction à tout ce qu’on vit depuis un certain nombre d’années. Je ne veux pas participer à l’angoisse générale, je résiste, il faut continuer à être heureux même si le monde est dur. Ça ne veut pas dire qu’on nie le monde mais en étant heureux, on apporte du bonheur autour de nous. Pour Les Bottes de la nuit, j’avais envie d’un film léger et tendre. J’ai fait des films plus durs comme Le Loup blanc, ça correspondait peut-être à un époque et j’en referai peut-être des plus durs. Mais pour celui-ci, je voulais de la tendresse.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : la critique du film

Hypersensible de Martine Frossard

Dans Hypersensible de Martine Frossard, vu à Cannes, le corps devient paysage, les sensations prennent le pouvoir, et l’hyperperception s’ancre comme le cœur d’une expérience cinématographique à la frontière du conte et de la science-fiction. Porté par une mise en scène organique et fluide, ce court métrage propose une réflexion profonde sur la fragilité des corps, la douleur invisible et la beauté cachée dans l’excès de sensibilité.

Un corps qui sent trop

Le film explore l’expérience d’une jeune fille souffrant d’hypersensibilité sensorielle, une condition encore mal comprise, souvent marginalisée. Ici, le moindre bruit, la moindre lumière, un simple contact deviennent ondes de choc. Le film traduit cette perception décuplée à l’image : les textures se dilatent, les mouvements sont presque liquides, la caméra épouse le souffle, le frisson, la tension intérieure. Ce rapport hypersensible au monde est à la fois une source de souffrance (quand le réel agresse) et une grâce (quand il caresse). Car dans cette hypercapacité à sentir, il y a aussi la possibilité d’un plaisir démultiplié :les zigzagues de la route, une voiture qui fonce, le vent sur la peau deviennent alors des expériences quasi cosmiques.

Une métamorphose mythologique

La trajectoire du personnage, après un accident, bascule dans une forme de science-fiction sensorielle. Son corps change, se dilate, s’ouvre, se transforme jusqu’à littéralement s’enraciner dans la terre. Une évocation directe à Daphné, la nymphe de la mythologie grecque métamorphosée en arbre pour échapper à Apollon. Ici, cette transformation n’est pas une fuite, mais une renaissance. L’arbre devient symbole de guérison, de réconciliation avec un corps autre, plus fort, plus vaste, plus lent aussi. C’est une manière de dire que le mal-être peut muter en force, que l’hypersensibilité peut devenir une connexion au vivant, un état d’écoute radicale du monde.

Transmission silencieuse

La dernière scène, d’une simplicité bouleversante, renforce cette lecture symbolique. Une petite fille, assise à l’arrière d’une voiture, regarde l’arbre qu’est devenue la femme aux côtés de sa mère. Aucun mot n’est prononcé, mais tout est là : le cycle de la transmission, le lien féminin, la compréhension silencieuse de celles qui ressentent trop. Ce geste de regard, minuscule, devient un pont entre générations, une promesse de reconnaissance, peut-être même de réparation.

Hypersensible est un film qui se vit avec le corps autant qu’avec l’esprit. Son esthétique fluide, presque liquide, son refus du récit classique, sa poésie organique en font un objet sensoriel rare, qui donne forme à ce que tant de personnes vivent sans pouvoir l’exprimer. À la fois mythe contemporain, conte de transformation, et lettre ouverte à celles et ceux qui sentent trop, ce court métrage offre une réponse douce et puissante à un monde souvent trop bruyant.

Anouk Ait Ouadda

Consulter la fiche technique du film

Coups de cœur du Festival d’Annecy 2025

Parmi les œuvres qui nous ont particulièrement marqué·es cette année au Festival d’Annecy 2025, une thématique s’est imposée avec force : celle de la transmission — et plus spécifiquement de la transmission féminine. Portées par des récits intimes, politiques ou symboliques, ces créations explorent les liens qui unissent les générations, les savoirs et les mémoires, à travers des voix de femmes, souvent marginalisées ou invisibilisées. Ce qui frappe aussi, c’est la diversité des formes empruntées : entre l’héritage des mythes antiques et les codes de la culture internet, les réalisatrices et réalisateurs réinventent les récits de filiation avec audace, mêlant traditions, ruptures, et réappropriations. Tour de piste.

La fille qui explose de Caroline Poggi et Jonathan Vinel : un court métrage singulier au croisement du jeu vidéo et de la poésie corporelle.

Avec La fille qui explose, sélectionné au Festival Format Court, Caroline Poggi et Jonathan Vinel livrent une œuvre sensorielle et hybride, où la forme visuelle emprunte aux codes du jeu vidéo à la troisième personne. Caméra fixe à l’arrière, personnage principal qui avance dans des décors désaffectés, bruitages immersifs… tout dans la mise en scène évoque une expérience de gameplay introspectif. Ce choix formel n’est pas qu’un gimmick esthétique : il reflète l’état de dissociation du personnage, comme si elle traversait sa douleur à distance, presque mécaniquement. Cela donne au film une forme à part, à la fois déshumanisée et profondément intime.

Le cœur du récit semble tourner autour d’une rupture, mais sans jamais la nommer clairement. Est-ce une rupture amoureuse ? Une séparation amicale ? Un effondrement intérieur plus large ? La question reste ouverte. Ce décentrement du propos est justement ce qui rend le film puissant : il ne raconte pas une histoire linéaire, il fait ressentir un état, une absence, un trop-plein. La métaphore de l’explosion devient un fil rouge visuel et émotionnel : celle d’un corps et d’un cœur sur le point de céder, lentement, silencieusement.

Le body horror, souvent réutilisé dans le court métrage contemporain, trouve ici une vraie justification : la douleur mentale est incarnée dans le corps, dans ses secousses, ses gonflements, ses étrangetés. Ce n’est pas gratuit : c’est le corps comme extension de l’âme, le corps qui dit ce que le visage ne montre pas.

Justement, ce visage sans expression, presque figé, est contrebalancé par une voix off bouleversante, subtilement interprétée par l’actrice française Grace Seri. Elle ouvre une brèche dans l’opacité du personnage : c’est par la voix qu’on entre dans ses pensées, ses émotions, ses souvenirs. Elle donne au film sa chaleur humaine, sa texture émotionnelle, et une forme de tendresse inattendue.

La fille qui explose est un film qui laisse une trace durable : il ne cherche pas à expliquer, mais à faire ressentir. Une œuvre à part, singulière, qui réussit à parler de la douleur avec une rare justesse — entre abstraction, corporalité et fragments d’intimité. Le film détourne aussi un cliché tenace : celui d’Internet vu comme facteur d’isolement. Ici, c’est le réel, la « vie normale », qui isole, avec ses normes silencieuses et ses absences affectives jusque dans les ébats sexuels. Internet devient, au contraire, un espace refuge, un lieu de reconnexion où, dans les forums, les vidéos, les communautés invisibles, on trouve des gens comme soi. Une forme de tendresse numérique. Un monde où la souffrance devient un langage commun, partagé. Alors quel meilleur endroit où trouver refuge quand on est au bord de l’explosion ?

Quai Sisowath – Ne sommes-nous pas les monstres de nos mythologies ?

Dans Quai Sisowath, Stéphanie Lansaque et François Leroy livrent un court métrage aussi captivant que dérangeant, qui mêle habilement réalisme social, conte folklorique et esthétique pop rétro. En situant son récit au Cambodge, dans un monde en apparence joyeux mais gangrené de l’intérieur, le film aborde des problématiques profondes touchant de nombreux pays d’Asie du Sud-Est : obsession de la blancheur, précarité économique, empoisonnement écologique et identités dissoutes dans la logique du capitalisme globalisé.

Une légende qui contamine le réel

Le film s’ancre dans une figure issue du folklore cambodgien : les Aph, créatures aquatiques séduisantes mais mortelles. Elles deviennent ici une métaphore vivante de la beauté toxique. La protagoniste, jeune femme silencieuse, est incitée à s’appliquer des produits éclaircissants contenant du mercure, comme des millions d’autres personnes dans la région. Ce geste, loin d’être anodin, est le point d’entrée dans une société où la blancheur est synonyme de réussite, où l’on s’empoisonne volontairement pour correspondre à un idéal de beauté occidentalisé.

Le film traite cette contamination de manière littérale — la peau s’abîme, le corps se déforme — mais aussi au sens figuré : c’est l’imaginaire collectif tout entier qui est contaminé, par une idéologie de consommation, de performance et de visibilité.

Un monde saturé, pollué, hyperconnecté

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’esthétique visuelle du film. Couleurs vives, lumière dorée, bande-son enjouée… tout évoque un monde festif, presque ludique. Mais sous cette surface brillante, Quai Sisowath dépeint un univers violent, pollué, où la misère et les arnaques sont banalisées. Cette dissonance visuelle et sonore accentue l’absurdité d’une société qui se noie dans les déchets qu’elle produit, tout en continuant de chanter. Le contraste est saisissant : plus l’image est belle, plus le fond est brutal.

L’identité, avalée par le travail

Par petites touches, le film montre comment le capitalisme ne se contente pas d’exploiter les corps : il les redéfinit entièrement. L’un des personnages, livreur pour une plateforme de livraison, ne quitte jamais sa veste de travail, même en dehors de ses heures. Le logo de l’entreprise devient son visage, sa seconde peau. Ce détail, presque anecdotique, dit tout de l’effacement des identités individuelles au profit de rôles économiques, dans un monde où exister signifie produire.

Quai Sisowath est un court métrage d’une grande richesse, aussi poétique que politique. Envoûtant, paradoxal, profondément contemporain, il offre une plongée dans un monde où la beauté tue, la lumière aveugle et l’apparence étouffe. Un film qui contamine, lui aussi — mais pour mieux réveiller.

La jeune fille qui pleurait des perles — La beauté d’un mensonge nécessaire

Avec La fille qui pleurait des perles, les réalisateurs Chris Lavis et Maciek Szczerbowski unissent leurs sensibilités pour livrer un conte social poignant et stylisé. Déjà remarqués pour leur film précédent, Madame Tutli-Putli, ils poursuivent ici leur exploration de la jeunesse, du manque et de la nécessité de se réinventer par la fiction.

Une fable réaliste et bouleversante

Visuellement, le film s’ancre dans une reconstitution d’époque minutieuse, évoquant l’Angleterre victorienne ou les marges sombres d’un Paris oublié. La photographie grise, les décors de ruelles sales, les costumes usés : tout évoque une esthétique dickensienne, où la misère est omniprésente mais porte en elle une forme de poésie tragique. Comme chez Charles Dickens, les enfants sont au centre — fragiles, perdus, mais capables d’inventer des mondes pour survivre à l’indifférence du réel.

La technique employée — un tournage en pellicule ou soigneusement retravaillé pour en imiter la texture granuleuse — donne au film un aspect organique et brut, qui renforce l’immersion. Ce réalisme visuel ne cherche pas à flatter : il expose. Il fait ressentir la boue, le froid, la faim. Et pourtant, c’est dans cet environnement que surgit l’étincelle de la création.

Vérité ou récit, quel est le plus grand trésor ?

Au cœur du récit : une jeune fille qui pleure des perles. Ce détail, à la fois absurde et magique, fait basculer le film dans un espace symbolique. Est-ce vrai ? Est-ce un mensonge ? Peu importe. L’histoire devient un refuge, une arme, une marchandise, un mythe personnel. Ce que dit le film avec beaucoup de délicatesse, c’est que la fiction est parfois plus vitale que la vérité. Dans un monde où la pauvreté vole tout — jusqu’au droit de rêver —, inventer une histoire, c’est reprendre le pouvoir sur sa vie.

Le regard des réalisateurs est plein de pudeur et de respect : jamais misérabiliste, jamais cynique. La magie n’est pas là pour enjoliver, mais pour redonner une épaisseur à l’existence, une raison de continuer. Les larmes deviennent des perles, non pas parce qu’elles valent de l’argent, mais parce qu’elles disent quelque chose d’invisible : le prix de la douleur et la beauté de la résistance intérieure.

La fille qui pleurait des perles est un court métrage subtil, profondément humain, où la détresse n’empêche ni l’imaginaire, ni l’émotion. Il affirme avec force une idée essentielle : quand la réalité est insoutenable, c’est peut-être l’histoire qu’on choisit de raconter qui finit par définir qui l’on est.

Poil aux jambes — Conte intime et ludique d’une révolte douce

Avec Poil aux jambes, Andrea Dorfman signe un court métrage à la fois intime, politique et joyeusement régressif. Déjà connue pour son travail mêlant animation artisanale, formes hybrides et récits personnels, elle poursuit ici une démarche profondément sensible : celle de donner forme à l’intime pour parler à toutes.

Un collage de souvenirs et de révoltes

La technique visuelle, volontairement naïve, fait la signature du film. Découpages, collages, textures papier, dessins colorés, petits objets en carton animés comme dans un spectacle de marionnettes : Poil aux jambes évoque immédiatement les scrapbook ou les journaux intimes de l’adolescence. Une esthétique assumée, douce, ludique, qui joue sur les formes de l’enfance pour mieux parler de ce moment charnière qu’est le début de la puberté, de l’écart entre le corps réel et les normes sociales.

Cette forme régressive n’est pas qu’un choix graphique : elle reflète la confusion, la tendresse et les violences diffuses qui traversent l’adolescence. Le film, en refusant le réalisme frontal, donne une légèreté poétique à un sujet encore tabou : les poils féminins et l’injonction à l’épilation.

Une voix qui transmet

La voix off tient un rôle central. Celle d’une femme plus âgée, posée, bienveillante, presque maternelle. Elle ne raconte pas l’histoire d’une autre, mais la sienne : son expérience, ses souvenirs, ses petites hontes. C’est un geste de transmission — d’une génération à l’autre, d’une intimité à d’autres intimités en formation. On comprend vite que ce film est fait pour les jeunes filles, pour les adolescents, pour toutes celles et ceux qui n’ont jamais entendu une voix leur dire : “Tu peux être comme tu es. Tu n’as pas à t’excuser.”
Il y a là quelque chose de profondément politique, mais sans être dans le militantisme frontale. Le film parle de résistance, oui, mais de résistance quotidienne, de choix personnels, de droit à exister dans son corps sans être corrigé.

Poil aux jambes est un petit film d’une grande justesse. Avec une forme simple, artisanale et créative, il réussit à toucher à ce qu’il y a de plus délicat : la construction de soi face au regard des autres. Il parle d’un sujet concret — les poils — mais le fait avec une intelligence symbolique rare, en tissant un lien direct entre mémoire, transmission, et réappropriation du corps.

Sappho — Quand les feuilles parlent : poésie, mémoire et voix de femmes

Réalisé par Rosana Urbes, cinéaste brésilienne déjà remarquée pour son court Guida, Sappho s’impose comme un objet cinématographique à part. À la frontière du documentaire poétique, du film d’animation et du conte mythologique, ce court métrage creuse un sillon déjà entamé dans l’œuvre de la réalisatrice : celui des héritages féminins, de la mémoire comme matière vivante.

Une ode à la littérature incarnée

Le film s’articule autour de la figure légendaire de Sappho, poétesse de l’île de Lesbos, dont ne subsistent que des fragments, des éclats de vers, des traces à peine lisibles. Rosana Urbes s’approprie cette figure avec délicatesse et audace, en mêlant voix off brésilienne, dessins mouvants, jeux d’ombres et de lumière, et textes projetés à l’image. L’effet est troublant : les mots flottent, respirent, s’animent. Ils ne sont plus seulement lus, ils sont vus, entendus, ressentis.

La poésie, au cœur du projet, est partout : dans la forme (dessin délicat, textures organiques, ombres comme des encres vivantes), dans le fond (le choix de Sappho, pionnière d’une voix littéraire féminine), et dans le rythme même du film, proche de celui d’un poème récité à voix basse. La littérature devient un corps, une voix, un paysage.

Une tradition de femmes qui racontent

La voix off — féminine, douce, grave — joue un rôle central. Elle ne récite pas, elle confie. Cette voix pourrait être celle d’une mère, d’une sœur, d’une aïeule. Elle s’inscrit dans la tradition orale, celle des contes transmis entre femmes, des légendes racontées au coin du feu ou chuchotées dans la nuit. À travers elle, Sappho ne revient pas seulement comme personnage historique, mais comme figure matricielle : celle qui a dit, osé, écrit, aimé. Celle qui a créé un espace de parole pour les femmes, à travers les siècles.

Une esthétique plurielle et sensorielle

La forme du film est à la fois modeste et foisonnante. On pense aux carnets dessinés, aux ombres chinoises, aux feuilles d’arbres froissées, aux pages de livres usées par le temps. Les feuilles, justement, sont une métaphore centrale : à la fois éléments naturels et support du texte. Elles disent le lien ancestral entre nature et langage, entre la terre et les mots. La poésie de Sapho, qui chantait les fleurs, les saisons, les amours humaines dans leur fragilité, trouve ici un écrin sensible, presque tactile.

Ce style, profondément féminin au sens pluriel du terme, ne cherche pas l’uniformité : il est dense, foisonnant, vibrant, à l’image de l’histoire qu’il raconte. Il célèbre la diversité des formes de récit, des manières d’exister, des voix qui s’entrelacent.

Sappho est un court métrage profondément sensoriel et littéraire. Il interroge ce que veulent dire écrire, se souvenir, transmettre, et célèbre la puissance des mots autant que celle des femmes qui les portent.

Anouk Ait Ouadda

Nouveau rendez-vous : Format Court / Formats Longs

Ce sont des cinéastes qui comptent. À Format Court, nous les avons découverts à travers leurs courts et leurs longs-métrages. Nous souhaitons jouer pleinement notre rôle de passeurs, comme nous le faisons déjà via notre magazine, notre festival et nos After Short. Dès le mois de juillet, Format Court inaugurera un nouveau rendez-vous au Musée du Jeu de Paume à Paris : « Format Court / Formats Longs ».

Régulièrement, un ou une cinéaste viendra présenter un film (premier ou deuxième long-métrage), marquant ses débuts, en compagnie d’un festival qui l’a révélé et/ou d’un distributeur ayant accompagné sa sortie.

Pour lancer ce cycle, nous accueillons le samedi 5 juillet 2025 à 17h Maxime Jean-Baptiste, réalisateur français installé à Bruxelles, auteur de quatre courts-métrages, dont Écoutez le battement de nos images, nommé aux César du meilleur court-métrage documentaire en 2023. Il viendra présenter en avant-première son premier long-métrage, Kouté Vwa (sortie le 16 juillet prochain), révélé au Festival de Locarno l’été dernier, puis sélectionné en compétition Diagonales au Festival d’Angers en début d’année. Pour l’occasion, il sera accompagné de sa sœur, Audrey Jean-Baptiste, qui a co-écrit le scénario et de Arthur Lauters, le chef opérateur du film. Tous trois échangeront avec le public à l’issue de la projection.

Projection organisée en collaboration avec Les Cinémas Indépendants Parisiens, le Jeu de Paume, Les Alchimistes Films et le Festival Premiers Plans d’Angers.

En pratique

Projection-rencontre : Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste, en sa présence, samedi 5 juillet 2025, 17h au Musée du Jeu de Paume, 1 Pl. de la Concorde, 75008 Paris.

– Tarifs et réservations à retrouver en ligne. Sont acceptées les cartes UGC et Pathé (au guichet seulement) et CIP (à distance et au guichet)

– Événement Facebook

Réka Bucsi : « Je considère mes films comme des compositions visuelles en mouvement »

Réalisatrice et artiste visuelle hongroise, Réka Bucsi fait partie du Jury des films d’écoles et des courts-métrages Off-Limits du Festival d’Annecy. Il y a 10 ans, on découvrait et on adorait son film, Symphony no. 42 qui a eu la bonne idée de rejoindre la Toile comme certains autres de ses courts-métrages. Annecy programme d’ailleurs les films de Réka Bucsi dans un focus qui lui est consacré. Rencontre autour des festivals, de la communauté de créateurs hongrois confrontés à la crise politique, de l’expérimental et de la place des femmes dans le milieu de l’animation.

Format Court : Tu travailles actuellement sur ton premier long-métrage, The Great Silence. Comment ce projet a-t-il commencé et où en es-tu aujourd’hui  ?

Réka Bucsi : J’ai commencé il y a quelques années. Il s’agit d’une co-réalisation avec Bernardo Britto. Nous avons finalisé le scénario et nous en sommes fiers. Nous en sommes encore au début, à la recherche de partenaires de production. C’est un film expérimental qui traite de l’apocalypse, destiné à un public adulte, avec un ton assez européen — donc pas nécessairement un projet « facile à vendre » dans les circuits classiques. Mais nous espérons trouver des partenaires, qui correspondent au projet, en Europe comme aux États-Unis. On a reçu un soutien de l’Institut du cinéma hongrois pour le premier traitement du scénario, mais ce n’est pas allé plus loin. Je ne suis pas à l’aise avec leurs positions politiques actuelles, et ils ne correspondent pas au projet. Je préfère m’orienter vers des producteurs européens, notamment français, comme ceux de France, Passion Pictures, avec qui j’ai déjà travaillé. J’étais récemment à Los Angeles, c’est marrant parce que c’est plus facile de rencontrer des gens ici, à Annecy, que là-bas. Je pense que c’est parce que les gens viennent ici pour le même but et qu’ils se concentrent sur les mêmes choses.

Tu as mentionné ton pays, la Hongrie. Il y a un grand intérêt pour le pays dans ce festival : l’affiche de cette année, les programmes spéciaux, la présence d’animateurs hongrois dans les jurys, … Quelle est la situation du cinéma indépendant en Hongrie aujourd’hui  ?

R.B. : La situation est compliquée. Il y a beaucoup de jeunes talents en animation mais aussi en fiction. Malheureusement, la situation politique bloque les financements. Il n’existe quasiment aucune alternative au financement de l’Institut du cinéma. En France, vous avez des fonds régionaux. Nous n’avons pas ça. En Hongrie, si l’Institut refuse, le projet est quasiment mort. C’est pour cela que beaucoup de réalisateurs partent, comme Flóra Anna Buda qui a gagné le Palme d’Or (pour 27).

De ton côté, tu n’est pas partie, tu es restée attachée à Budapest.

R.B. : Oui, je pars, mais je reviens souvent. J’aime cette ville, la communauté artistique y est forte et soudée. Mais c’est frustrant de voir tant de talents ignorés, non soutenus. Il n’y a pas de place pour ces jeunes artistes et réalisateurs, c’est très triste. J’espère que les choses changeront après les prochaines élections.

Ton court-métrage de fin d’études, Symphony no. 42, a eu un succès énorme. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur cette période  ?

R.B. : C’était inattendu. Ce film a tout changé. Il a été sélectionné dans de nombreux festivals. Mais cela a aussi généré une pression énorme. L’Institut du cinéma hongrois me demandait de faire un film au succès équivalent, vu que tout le monde s’attendait à ça, ce qui est loin d’être le meilleur dialogue avec une jeune réalisatrice.

En plus du cinéma, tu explores d’autres formes : sculpture, dessin, GIFs… Comment ces pratiques s’articulent-elles  ?

R.B. : Je viens du dessin, j’ai même fait des romans graphiques avant de me tourner vers l’animation. Quand j’étais petite, je regardais beaucoup de films et de dessins animés. Je me suis rendue compte que je pouvais combiner l’art de dessiner et de raconter une histoire. Quand j’ai été accueillie à l’université, j’ai commencé à comprendre ce que je voulais faire avec l’animation parce qu’on peut faire un million de choses. J’ai toujours été intéressée par l’image en mouvement et les autres choses que je fais sur le côté, comme la peinture, me permettent de continuer à créer. J’aime faire des choses. Passer d’un médium à l’autre, c’est enrichissant et rafraîchissant. C’est très difficile de rester concentrée sur un film, surtout quand les choses ne se déroulent pas comme vous l’espérez et que vous attendez des réponses. L’animation est un processus très long. Créer des objets ou des GIFs m’apporte un équilibre mental, une forme de plaisir immédiat. Cela me permet de rester créative sans m’épuiser sur un seul format.

Pourquoi choisir le cinéma, avec tous ses défis, comme ton médium principal  ?

R.B. : Parce que le cinéma permet de combiner le dessin, la narration, le rythme, l’émotion. Je considère mes films comme des compositions visuelles en mouvement. Et même si l’expérimentation reste au cœur de mon travail, le langage cinématographique me permet de toucher un public plus large.

Tes films sont disponibles en ligne. Pourquoi ce choix  ?

R.B. : Une fois la carrière festival terminée, je trouve ça bien que mes films soient accessibles. Mon film Solar Walk, par exemple, a été acheté par le Criterion Channel, ce qui lui a donné une belle visibilité. Des gens qui n’ont jamais entendu parler d’un autre genre d’animation que les films Disney l’ont vu. J’ai envie que mon travail soit en ligne, je ne veux pas le garder pour moi toute seule. Cela permet aussi aux films de continuer à vivre leurs vie. J’accepte l’idée de mettre mes œuvres en ligne après quelques années, parfois contre un peu d’argent, pour qu’elles vivent.

Tu fais partie de la nouvelle génération d’animatrices et de réalisatrices. Selon toi, quelle est la place des femmes dans le milieu de l’animation aujourd’hui  ?

R.B. : Il y a beaucoup de discussions, mais les avancées sont lentes. Les femmes sont nombreuses dans les écoles, mais peu atteignent les postes de création. Les décideurs restent majoritairement des hommes. On doit créer une une industrie plus diverse avec plus de femmes dans les positions clé. Tant que cela ne change pas, il faudra maintenir des quotas. Cela reste une industrie dominée par les hommes. Cela dit, je vois une nouvelle génération de réalisatrices émerger, ce qui me rend optimiste.

Quel rôle les festivals ont-ils joué dans ton parcours  ?

R.B. : Un rôle décisif. La sélection de Symphony no. 42 à Berlin, à Sundance, le fait qu’il ait été shortlisté aux Oscars a lancé ma carrière. Les festivals sont les lieux où les films courts vivent… ou meurent. J’y ai rencontré mes collaborateurs, des amis, des partenaires. C’est là que tout a commencé.

Propos recueillis par Katia Bayer

Émilie Tronche : « J’aime bien savoir que le monde que j’ai créé est tout près de moi »

Au Festival d’Annecy, Émilie Tronche présente une petite exposition autour de Samuel, le personnage central de sa mini-série d’animation phénomène créée pour Arte et produite par les Valseurs. Passée par l’École des métiers du cinéma d’animation d’Angoulême, la jeune femme à la fois réalisatrice, scénariste et animatrice prête sa voix et sa gestuelle aux personnages de sa série drôle et touchante qui convoque les premiers émois, des pas de danse et la forme d’un journal intime. Pour Format Court, Émilie Tronche revient sur son approche du dessin, les histoires de ses débuts, son goût pour le trait et sa découverte du milieu professionnel.

© Chloé Vollmer-Lo

Format Court : En sortant de l’école, tu n’es pas passée par la case classique du court même si les épisodes de Samuel peuvent être considérés comme des courts à part entière…

Émilie Tronche : La série, ça n’a jamais été une idée dans ma tête. Même à l’école, on n’en parlait pas trop en fait. Et oui, les épisodes de Samuel, je les considérais comme des très courts. Ce sont des films qui durent 2 à 3 minutes. Je considère en même temps Samuel comme un premier film. Quand j’ai imaginé la série, chaque épisode était à chaque fois un film. Il fallait qu’il y ait un rythme dans chaque épisode et qu’il y ait un rythme global dans l’entièreté, comme pour un film.

À Annecy, on croise plein d’étudiants d’écoles d’animation du monde entier. Tu as étudié à l’Atelier de Sèvres puis à l’école d’Angoulême. Qu’est-ce qui t’a incité à choisir ces deux formations ?

E.T. : Je dessinais, mais pas très bien. Ça m’apparaissait très dur de rentrer dans une école. En tapant « école d’animation » sur Google, je suis tombée sur un classement. J’ai regardé des courts-métrages, c’est ça qui m’a donné envie de faire de l’animation. Je voyais que je n’avais clairement pas le niveau de dessin en me basant sur ces films. J’ai fait un an de prépa à l’Atelier de Sèvres pour me former, me familiariser avec l’animation. C’était très bien, on m’a appris à dessiner, c’est ce qu’il fallait.

Qu’est-ce qui a changé dans ta manière de dessiner ?

E.T. : L’anatomie, la perspective, l’observation. Je ne faisais que des dessins de tête, d’imagination et je ne m’étais jamais vraiment frottée au dessin d’observation. En arrivant à l’école, je ne savais pas qu’il y avait des écoles d’animation, je ne savais pas que c’était un métier. Je débarquais vraiment !

Comment se fait-il que tu ne t’es pas tournée vers le dessin, l’illustration ou la peinture par exemple ?

E.T. : En découvrant la multitude d’écoles et les films produits, je me suis dit que ce serait plus sécurisant d’aller dans l’animation que d’autres directions. Mais en fait, ce que j’aime le plus, davantage que le dessin, c’est écrire, raconter une histoire. J’écris depuis toute petite.

« Samuel »

Tu écris dans quoi ? Des carnets ?

E.T. : Non, j’ai démarré en écrivant sur l’ordinateur portable de mon papy, une nouveauté dans les années 2000. J’adorais taper, j’ai commencé à écrire des histoires, posté des chapitres sur le Net. À ce moment, il y avait vraiment plein de fanfictions, ça réunissait une communauté importante sur Skyrock, il y avait vraiment un public pour ça ! J’avais des milliers de lecteurs à ce moment-là alors que j’étais au collège. C’était comme pour Samuel au départ. Je postais, j’avais des retours immédiats. C’était super, ça me donnait envie de raconter une suite aux histoires et je tenais en haleine mes lecteurs. Le blog m’a appris ça : avoir conscience qu’il y a un public qui va suivre tes aventures.

Ça s’appelait comment ?

E.T. : Ah, je ne dis pas ! Je me cachais, je ne donnais pas mon nom et mon prénom. Depuis, Skyrock a supprimé tous les blogs, j’étais ado, j’écrivais sur une star, sur une histoire d’amour, il y avait des trucs un peu honteux ! Ce sentiment d’écrire vraiment ce dont j’avais envie me procurait de l’émotion. Avec Samuel, j’ai retrouvé cette idée d’aller vraiment du côté du plaisir coupable. Quand tu es à l’école, qu’il y a les autres étudiants, que tu défends le cinéma d’auteur, tu n’oses pas trop écrire sur des trucs de jeune, des histoires d’amour car tu sens le regard des autres. Du coup, tu peux être amenée à te censurer.

À un moment, Samuel est devenu un projet costaud. Comment as-tu intégré le principe d’un producteur dans ta vie ?

E.T. : Ça s’est fait en deux temps avec Damien Megherbi des Valseurs. D’abord, j’ai posé le premier épisode de Samuel sur les réseaux. Je ne sais pas comment, mais l’épisode s’est propagé et des producteurs sont tombés dessus. Damien m’a envoyé un message, il était le premier. Il m’a dit : « C’est super, si tu as un projet de court-métrage, envoie-le nous ». Pour moi, Samuel, c’était juste mon projet plaisir. Je ne me disais pas que ça allait être quelque chose de professionnel. J’ai écrit un court-métrage où je suis retombée dans cette idé du regard extérieur. C’était au pastel, plus sérieux. Je me disais que c’était ça qui allait l’intéresser. Je lui ai envoyé le projet, il a mis 5 mois à me répondre, malgré des relances. J’ai continué avec Samuel. Je continuais de faire des épisodes. On s’est dit qu’on allait essayer de faire quelque chose de ce côté. Il ne savait pas où on allait le caser. Tout de suite, il m’a laissé la liberté de faire ce que je voulais. Je ne sentais pas qu’il allait modifier mon projet. C’est ça que j’aimais bien dans son approche. C’était la première série des Valseurs. C’était un peu compliqué mais chouette qu’on avance en même temps. On découvrait tout ça ensemble, y compris Arte. Ils n’avaient jamais fait de série d’animation de ce genre. Tout était nouveau pour tout le monde. On acceptait plus mon procédé d’écriture. On m’a laissé toute la liberté possible pour écrire. Quand ça grossit, quand on sent qu’il y a plus de financement, quand on reçoit plus de retours, ça fait toujours un peu peur. On a l’impression que ça nous échappe, que ça va trop vite.

À quel moment as-tu commencé à sentir que ça allait trop vite ?

E.T. : Je crois que que c’était au Cartoon Forum à Toulouse. Là, tout le monde était très pro. C’est un événement qui est très professionnel. Samuel était au milieu de séries en 3D, ne ressemblait à rien d’autre. Au tout début, quand on était à l’école, on se disait que la série, ce n’était pas trop pour nous. La série, c’était les autres, c’est les Américains. C’était un monde que je ne connaissais pas du tout : il faut réfléchir aux cibles, aux diffuseurs. … C’est vrai que le court-métrage, c’est tellement différent.

Les courts que tu as fait à l’école, Tour de main et Promenade sentimentale, fonctionnent autour du mouvement, de la voix. Mais ce que j’ai trouvé chouette, c’était ton utilisation de la couleur, du pastel.

E.T. : Oui, j’aimais bien ça, j’aime toujours le pastel. J’adore ce truc d’aplat, de texture. J’ai l’impression que c’est facile.

Ça constante beaucoup avec Samuel où il y a juste le trait et le blanc tout autour…

E.T. : Avec Samuel, je savais qu’il y aurait des dessins moches, mais je voulais les garder. Je voulais sentir le trait qui vibre au fur et à mesure et que ça raconte quelque chose. On est emporté dans l’histoire avec le trait. Je voulais vraiment faire abstraction du regard de l’autre. Tout le temps. C’était un peu égoïste au départ, c’était pour me faire plaisir, pour faire plaisir à mes proches aussi.

Comment as-tu conçu la prépa de Samuel ?

E.T. : C’était très instinctif. J’ai plein d’onglets de traitement de texte ouverts, sur l’ordinateur. De temps en temps, j’écrivais pour me mettre plus en mode journal. En tapant très vite sur l’ordinateur, je laissais fuser plein de choses, même des choses auxquelles je ne réfléchissais pas en amont. Je laissais un peu parler le subconscient. En tapant vite, il y a un peu tout qui arrive et après, j’écrème, je trie.

C’est un peu comme l’écriture automatique.

E.T. : Oui, Je pense qu’avec Samuel, ce système était utile pour faire sortir des mots incongrus. Je me dis que l’enfant est un peu comme ça. Il ne réfléchit pas, surtout en écrivant son journal. On ne se dit pas que quelqu’un va le lire.

Je verrais bien des workshop avec des enfants en train de taper leur propre Samuel.

E.T. : Oui, ce serait marrant !

Tu connaissais Annecy avant de venir cette année ? Tu étais déjà venue en tant qu’étudiante ? C’était quoi ton ressenti à ce moment-là ?

E.T. : Là, je vois les étudiants et les étudiantes et je me retrouve à me dire : « Waouh, tu es au milieu des professionnels ! ». À l’époque, je me disais : « Si ça se trouve là, dans le café, il y a un réalisateur super connu ! ». Je n’appartenais pas encore à ce monde. Avant, on essayait de rentrer aux soirées, on se faisait refuser l’accès. C’était un peu ingrat parfois, mais en même temps, c’était nouveau. On sentait qu’il se passait quelque chose, il y avait tellement de films et tellement de monde à la fois !

Quand on ne connaît pas la personne, on fait des petites recherches sur Wikipédia. Sur ta fiche, il est mentionné que tu as été une étudiante dans The French Dispatch de Wes Anderson. Comment t’es-tu retrouvée sur ce projet ?

E.T. : J’ai fait pas mal de choses avec ce film, à mon niveau ! J’ai fait les peintures qu’on voit dans le film et qui sont hyper abstraites. Ils cherchaient une doublure corps pour Léa Seydoux. Ils voulaient quelqu’un de souple, ma prof de yoga a donné mon nom. Il y a eu un casting et j’ai été prise. Après, on m’a reprise pour faire de la figuration. Mais le plus intéressant, c’était que j’ai fait une doublure lumière pour Léa Seydoux et Tilda Swinton. J’arrivais avant elles sur le plateau et puis c’était à leur tour. Je les voyais jouer, j’étais impressionnée, je me disais : « C’est fou d’être une actrice » !

Ça pourrait t’intéresser, la direction d’acteurs ? Je ne sais pas si tu as déjà envisagé Samuel en fiction, mais en te déchargeant du corps et des voix, tu pourrais laisser les autres camper tes personnages….

E.T. : En même temps, ça me fait un peu peur. La direction acteurs, ça pourrait m’intéresser, mais s’il y a un truc rassurant dans l’animation, c’est qu’il y a tout justement. Avec Samuel, j’avais un peu tout à disposition : ma voix, mon corps. J’aimais bien sentir le fait que j’avais le contrôle facile sur les choses. Après, on apprend justement à déléguer. C’était très bien aussi de travailler avec les équipes, les animateurs. Mais j’aime bien savoir que le monde que j’ai créé est tout près de moi. Et dans la fiction, il y a énormément d’interlocuteurs et de métiers que ça me semble encore inconnu et très mystérieux. La fiction n’est pas forcément une envie majeure. J’aime trop l’animation.

Propos recueillis par Katia Bayer

Joanna Quinn : « Avec l’animation, je peux jouer sans être vue »

Animatrice et réalisatrice britannique, Joanna Quinn s’est vue remettre un Cristal d’honneur lors de la cérémonie d’ouverture du Festival d’Annecy. Très reconnue et appréciée dans le milieu de l’animation, elle a été primée pour ses courts aux Bafta, aux Emmy, à Annecy et a été nommée deux fois aux Oscars. À l’occasion de sa venue au festival où tout a démarré, elle fait le point sur l’humour, le dessin qui l’a aidée à se construire, l’avancée des femmes dans le cinéma et l’intérêt porté pour les petites équipes.

© Annecy Festival / S. Clement

Format Court : Vous êtes venue à Annecy pour la première fois en 1987 avec votre film Girls Night Out. Votre photo d’accréditée a été projetée lors de la cérémonie d’ouverture.

Joanna Quinn : Oh mon Dieu, oui !

Vous êtes habituée aux interviews maintenant, mais vous souvenez-vous de vos toutes premières ?

J.Q. : Non, pas du tout. Je ne me souviens pas avoir été interviewée au début… Quand est-ce que ça a commencé ? Peut-être après mon premier film. J’étais très effrayée, je pense. J’imagine que c’est le cas parce que l’animation est un travail très solitaire. En plus, la plupart des journalistes étaient des hommes. Girls Night Out montrait un strip-teaseur masculin, on me posait des questions sexistes, comme : « Détestez-vous les hommes ? ». C’était dur, surtout que j’étais très jeune. Il y a eu beaucoup d’antagonismes avec ce film.

Ce film a-t-il tout changé pour vous ?

J.Q. : Oui, surtout sur le plan médiatique. C’était la première fois que je venais à Annecy. C’était mon tout premier festival. Comme je faisais mon film toute seule, je n’avais pas conscience du public en face. Je pensais juste que mon film allait faire rire, et je ne réalisais pas combien il y avait peu de films sur les femmes. En Grande-Bretagne, on était un peu plus avancé sur la question des représentations féminines. Quand j’ai vu mon film à coté de ceux réalisés par les hommes, dont certains étaient vraiment sexistes, j’ai bien senti qu’il n’y en avait pas beaucoup avec des personnages féminins forts, à part chez Michaela Pavlátová. J’ai compris que j’avais une certaine responsabilité.

C’est une grande responsabilité de vouloir faire la différence, surtout quand on est jeune. Pour vous, que représente un personnage féminin fort ?

J.Q. : C’est quelqu’un qui guide l’histoire. Ce n’est pas forcément politique, ça n’a pas besoin d’être un manifeste. C’est juste un point de vue. C’est un personnage qui doit juste être vu à travers les yeux d’une femme.

« Girls Night Out »

Vous parliez du Royaume-Uni, de vos débuts… Vous aviez déjà un lien avec l’animation ?

J.Q. : À l’université, je faisais des études de design graphique, pas d’animation, et il n’y avait pas vraiment d’autres animateurs autour de moi. J’ai fait mon film d’études, Girls Night Out, sans penser à un avenir dans l’animation. Ensuite, on m’a conseillé d’ajouter une bande-son et de l’envoyer à un festival d’animation. J’ai choisi Annecy… un peu par hasard !

Et ensuite ?

J.Q. : Le premier festival où j’étais allée, c’était celui de Londres, mais ce n’était pas un festival d’animation à proprement parler. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait à l’international. Ici, à Annecy, je me suis retrouvée face aux studios américains. Mais à l’époque, MTV avait émergé, il y avait beaucoup de vidéos musicales, d’animations intéressantes et d’expérimentations visuelles.

Vous êtes passée par l’illustration. Vous dessinez depuis toujours ?

J.Q. : Oui, je suis enfant unique. J’étais souvent seule, petite. Le dessin m’a toujours apporté du réconfort, il m’a permis de m’évader. Mes parents étaient en train de divorcer, j’étais obsédée par le dessin.  Ça a été une bouée de sauvetage. J’avais le contrôle, c’est devenu un peu une ligne de vie essentielle.

Vous avez fait beaucoup de courts-métrages. Qu’est-ce qui vous attire dans ce format ?

J.Q. : Je ne pense pas en termes de long métrage. J’adore le processus : dessiner, produire, envoyer le film à un festival, être avec d’autres cinéastes, comme ici. C’est tellement beau. Un court-métrage peut raconter une très grande histoire. Et comme je dessine chaque image à la main, c’est un format qui me convient.

Est-ce que vous travaillez seule ?

J.Q. : Non, j’ai une petite équipe : mon partenaire, Les, Marcia Rojas, mon assistante de toujours), et quelques autres. Quand on est très occupés, on est six.

« Affairs of The Art »

Vous étiez l’une des rares femmes animatrices à vos débuts. D’ici quelques jours, votre court, Affairs of the Art, sera présenté dans un focus consacré aux femmes animatrices de ces dernières années. Ca peut être compliqué d’être une source d’inspiration et une référence. Comment voyez-vous l’évolution pour les femmes dans le milieu ?

J.Q. : Il y a eu énormément de changements. Il y a beaucoup plus de films faits par des femmes, sur des sujets féminins, et ils sont acceptés. Dans les studios ou dans le jeu vidéo, je ne sais pas si c’est aussi avancé. Mais pour les courts-métrages, oui, car ils demandent moins d’argent, une équipe moins grande.

Quand on vous entend, on reconnait certains de vos personnages. Vous faites beaucoup de blagues, de grimaces, vous riez beaucoup. Avez-vous envisagé de devenir actrice ?

J.Q. : Oui ! Je voulais être actrice, mais je n’ai pas été plus loin. J’ai compris que l’animation, c’est une forme d’interprétation. Je peux jouer sans être vue. Je suis capable d’agir à travers mes dessins, de rendre un personnage crédible, de faire réagir le public émotionnellement. C’est ça, mon défi, mon « pouvoir ».

Qu’est-ce qui vous fait rire ?

J.Q. : Les petites choses, les réactions des gens, la vie quotidienne. Au cinéma, je ris tout le temps. Ma mère était une femme très drôle, très entourée. J’ai grandi dans un environnement où on riait beaucoup. Je pense que ça m’a marquée.

On veut toujours être représenté comme le plus beau et le plus intelligent. Or, dans vos films, vous montrez les corps comme ils sont, avec leurs formes, leurs défauts, et les comportements privés, parfois gênants, souvent à la limite du ridicule, mais on est malgré tout beaucoup d’affection pour vos personnages. D’où vient cet intérêt ?

J.Q. : Sans doute de ma mère. Après le divorce de mes parents, je vivais avec elle. Elle était très sociable, il y avait beaucoup de femmes autour d’elle. Elle avait beaucoup de problèmes aussi. Il y avait toujours beaucoup d’alcool dans notre maison, beaucoup d’humour et beaucoup de femmes très bruyantes. Je suppose que j’étais le témoin de cette amitié, cette solidarité qui a aidé ma mère à survivre. Ses amies m’ont aidée aussi. Du côté de mon père, il y avait beaucoup de politique — ils venaient de Belfast, ils étaient tous communistes, très engagés. Mes films sont un mélange des deux : l’humour, la solidarité féminine… et un fond plus sérieux, plus politique parfois. Je conçois mes films comme amusants mais pas frivoles, des films qui ont toujours du sens et qui ont peut-être un message.

Vous privilégiez l’animation traditionnelle, le dessin, et le crayon de couleur. Avez-vous déjà été tentée par d’autres techniques ?

J.Q. : Pas vraiment. J’aime le dessin sur papier. J’ai essayé le digital pour mon dernier film avec une tablette Cintiq pendant six mois, mais ça ne m’a pas plu. J’aime le défi de l’apprentissage mais j’aime surtout le contact avec le papier. C’est ce qui me rend heureuse.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : la critique de Girls Night Out

Tawfeek Barhom : « Les gens doivent s’habituer à écouter nos histoires »

Tawfeek Barhom est connu comme acteur. Il a joué dans Mon fils d’Eran Riklis, La Conspiration du Caire de Tarik Saleh, Les fantômes de Jonathan Millet comme dans The Way of the Wind, le prochain film de Terrence Malick. Pourtant, l’acteur se voit plutôt dès le départ comme un réalisateur, un raconteur d’histoires. Ayant franchi le cap, il a reçu pour son premier film, I’m glad you’re dead now, la très convoitée Palme d’or du court-métrage 2025. À Cannes, Tawfeek Barhom, d’origine palestinienne, a parlé, pendant un long moment (chose précieuse dans un tel festival), du masque qu’il avait à porter en Israël, de sa passion pour les langues, de ses années de galère, de l’autodidactisme (un mot qui est beaucoup revenu dans nos interviews cannois) et de la nécessité pour les artistes des minorités de raconter leurs propres histoires et d’investir les plateaux.

Format Court : Comment tout a commencé pour toi ?

Tawfeek Barhom : J’ai toujours voulu faire des films, en réaliser. Je ne voulais pas nécessairement être acteur au départ, mais je voulais réaliser, raconter. Sauf que je n’avais pas les moyens pour intégrer une école de cinéma. Alors j’ai pris des chemins de traverse pour me rapprocher du milieu du cinéma, commencer à vraiment apprendre. Un jour, Ron Leshem, un écrivain israélien que j’avais contacté sur Facebook m’a proposé un rôle dans une série, Euphoria. C’est comme ça que j’ai mis un pied dans ce monde. J’ai décroché un peu plus tard un premier job, un rôle principal dans Mon fils d’Eran Riklis. J’ai eu de la chance car j’ai enchaîné avec des gens incroyables, comme Tariq Saleh et Terrence Malick. Ca, ça a été incroyable pour moi, j’ai appris plein de choses, et à un moment, j’ai pu faire mon premier court-métrage. Maintenant, je bosse sur un premier long-métrage.

En gros, on a fini l’interview, c’est le truc le plus court que j’ai jamais fait ! Plus sérieusement, pour t’approcher du métier de réalisateur, tu aurais pu envisager d’autres moyens : la technique ou la régie par exemple. Tu as choisi des auditions. Qu’est-ce qui t’a quand même orienté vers le jeu, vers l’envie de porter les histoires des autres réalisateurs ?

T.B. : Jouer, pour moi, c’est prolonger le besoin de raconter. C’est aussi politique. On m’a souvent demandé en Israël et à l’extérieur comment j’ai appris à jouer. Je répondais qu’en tant que Palestinien en Israël, il fallait constamment jouer un rôle. En Israël, si tu es palestinien, tu dois vraiment toujours jouer, tu dois parler hébreu parfaitement, sans accent, sinon, tu auras des difficultés. C’est quelque chose qui m’a aidé pour nourrir mon jeu, cette tension.

De quelle façon l’expérience sur Mon fils a été fondatrice ?

T.B. : J’ai passé dix auditions. C’était dur, mais ce rôle-là, c’était mon histoire. Un Palestinien vivant dans un pensionnat juif, c’est quelque chose que j’avais vécu. L’histoire m’a bouleversé. Elle a résonné avec ma propre vie, ça a agi comme une thérapie. Ça a été un tournant : j’ai compris que ce serait ma seule chance en Israël, que ce serait le rôle principal et le dernier dans ce pays.

« Mon fils »

Il y a quand même des séries, il y a quand même d’autres réalisateurs en Israël.

T.B. : Non, désolé. On me proposait plein de projets mais c’était toujours des rôles de terroriste. Du coup, j’ai quitté le pays, j’ai appris l’anglais, j’ai profité d’un festival en Belgique pour ne pas revenir. C’était la première fois que je quittais le pays tout seul. C’était hallucinant parce que je me suis senti comme un être humain pour la première fois. En Israël, tu dois vraiment avoir un masque en tant que Palestinien, tu dois toujours cacher ton identité. En arrivant en Belgique, je me suis dit : « Ça y est, c’est fini, je n’y retourne pas ». C’était en 2013-2014, j’ai dit à mes voisins de récupérer mes affaires car je ne reviendrais pas. J’ai fini à Amsterdam, je dormais dehors avant qu’un gars très gentil, avec qui j’ai fait un court-métrage, ne m’héberge pendant un moment. Là, j’ai commencé à chercher un agent, Même si j’avais fait un film israélien, à l’international, j’ai dû recommencer par des petits rôles. Il y a des idées très arrêtées dans ce métier. Les gens se disent : « Ah, Tawfeek, c’est un Arabe, il peut jouer 2 choses : un terroriste ou un saint ». Moi, j’ai fait plein de Jésus et de terroriste. À un moment, j’ai préféré arrêter que faire les choses mal.

C’est courageux aussi parce qu’il faut travailler et aussi, c’est un milieu où il ne faut pas se faire oublier, où il y a de la concurrence, où tu n’es pas le seul Arabe.

T.B. : Exactement. J’ai été un SDF pendant un bout de temps. J’étais très têtu. Je me disais que je si je gardais le cap, ça marcherait.

Comment t’es-tu retrouvé sur le projet des Fantômes ?

T.B. : C’était après La Conspiration du Caire. Céline Roustan m’a écrit, elle fait partie du comité des courts-métrages à Cannes et m’a dit être mêlée à un film français. Elle m’a demandé le contact de mes agents. Jonathan (Millet) m’a envoyé le scénario. Moi, j’aime bien les langues. J’avais déjà fait un film en arabe, en anglais et en grec. J’avais toujours eu l’idée que je voulais vraiment me lancer dans un film français.

« La Conspiration du Caire »

Pourquoi ? Pour compléter la palette des langues ou parce qu’il y avait quelque chose autour du cinéma français ?

T.B. : Je suis convaincu que je suis un artiste et que je peux tout faire. Je ne suis pas juste un Arabe qui joue un Arabe. J’avais envie de faire un film en français. Et c’est mon délire, les langues. J’aime bien les langues, j’aime bien les apprendre. Je ne parle pas très très bien le français. J’ai un petit peu d’accent mais je m’améliore. J’avais deux mois avant le tournage pour apprendre la langue française. J’ai commencé un peu à le parler parce que j’avais envie de me débrouiller. J’ai appris le scénario en phonétique, il y a eu le tournage et j’ai continué à apprendre à travers des podcasts. Je suis autodidacte. J’ai besoin de réfléchir, de décortiquer les significations.

Est-ce que qu’en voulant maîtriser une langue à tout prix, c’est un peu comme si tu voulais maîtriser un rôle à tout prix, en vivant vraiment le texte ? Ce n’est pas juste apprendre par cœur, c’est comprendre les intentions, mais aussi choisir les mots qui sont utilisés.

T.B. : Oui, j’ai grandi avec deux langues et après j’ai étudié l’anglais. Quand tu parles la langue de l’autre, tu changes la dynamique. Quand tu parles français, grec, anglais ou hébreu, tu t’ouvres. Moi, j’ai grandi entre les langues, alors ça m’est naturel. Parler une autre langue, ce n’est pas juste faire exprimer ce que tu as à dire, c’est convoquer la culture et les nuances du monde. C’est très important pour moi.

Je ne connais pas ton histoire de base, mais je compris qu’en grandissant dans ce pensionnat, tu as rencontré un fossé financier et probablement aussi culturel. Ce n’est peut-être pas une revanche mais tu récupères d’une certaine manière ta place…

T.B. : Je contourne beaucoup.

« I’m Glad You’re Dead Now »

Oui, mais tu t’approches. Nous aussi, on a pas mal contourné. Comment ton film I’m glad you’re dead now s’est-il mis en place ?

T.B. : J’ai compris que si je voulais vraiment faire un film, je devais écrire. En 2017, je m’y suis mis, j’ai commencé à me former tout seul. J’ai commencé à écrire des longs-métrages. Je ne savais pas comment écrire des courts, à chaque fois que je m’y mettais, ça prenait 30 pages, je trouvais l’exercice très difficile. Ce qui a changé tout pour moi, ça a été le travail avec Tariq Saleh et Terrence Malick. Malick voulait me prendre 3 jours pour jouer Jésus mais j’avais déjà fait 2-3 films de Jésus, je ne voulais pas y aller. Mon agent a pété un câble, mais mon mon but, c’était d’apprendre. J’étais d’accord pour y aller mais pour plus de temps, pour apprendre. À un moment, Terrence Malick m’a appelé. Finalement, il m’a dit que je jouerais Jean et que je serais avec eux tout le long du projet. Comme Terrence Malick laisse les gens faire ce qu’ils veulent, moi, je ne voulais pas me battre pour être dans le cadre, je ne voulais pas lutter. Le lendemain, à 5h du matin, il m’a donné 15 pages et m’a donné 4 minutes pour me familiariser avec les répliques. Il m’a demandé de danser, ça lui a plu. Sur le tournage, à un moment, je devais aller me changer mais je suis allé filmer avec la deuxième équipe. Quand il m’a vu, il s’est marré. Il m’a laissé me familiariser avec la caméra, les figurants, … Par la suite, il m’a donné une lettre de recommandation qui m’a permis de faire mon film en Grèce. Tarik m’a aussi donné des conseils qui m’ont beaucoup aidé pour ce film.

Pour ce premier film, tu t’es retrouvé devant la caméra. Pas évident !

T.B. : Au début, je ne voulais pas y jouer. Mais Ashaf (Barhom) m’a dit qu’il était partant pour en être mais qu’il fallait que j’en sois aussi. C’était un peu une condition, j’ai fini par le faire. C’était compliqué car on a tourné en Grèce en 45 minutes pendant deux jours.

C’est très peu…

T.B. : Oui, c’était à cause de la lumière.

Comment ça s’est passé ?

T.B. : Le plateau, c’est là où je devais être. J’étais calme. Tout le monde peut te donner des conseils, mais il faut rester concentré.

Qu’est-ce que tu voudrais raconter dans tes films ?

T.B. : Je ne sais pas tout à fait ce que je vais dire ou raconter, mais je sais que ça concerne toujours la même chose, au fond : une mémoire, un trauma, un lien à l’exil, à Jésus, à l’identité multiple. Je commence à écrire quelque chose, puis, sans m’en rendre compte, ça revient. Toujours. Mon prochain projet sera très différent, il sera plutôt un film d’espionnage mais il évoquera encore cette même mémoire du traumatisme.

« Les fantômes »

Adam Bessa avec qui tu as joué dans Les Fantômes vient de se mettre à la réalisation. Vous vous soutenez ?

T.B. : On a beaucoup traîné ensemble. C’est un pote à moi. Je l’adore ! On reste une minorité mais on est des artistes. Les gens doivent s’habituer à écouter nos histoires. Bien sûr, quelqu’un comme Boris Lojkine qui a fait L’histoire de Souleymane est génial. A l’inverse, beaucoup de gens portent des récits sociaux au cinéma ou parlent de minorités parce que c’est sexy alors qu’ils n’y connaissent rien. Je ne veux pas être enfermé dans une forme d’orientalisme. Je ne veux pas m’investir dans des trucs comme ça.

On a fait l’interview dans un café, on a pris le temps de se parler. C’est mieux que sur une terrasse où une attachée de presse nous interrompt au bout de 15 minutes.

T.B. : Moi je déteste.

C’était ta troisième fois à Cannes. Comment résistes-tu à l’attention de la presse, à la pression de la promotion, à ton emploi du temps resserré ?

T.B. : En tant que comédien, c’est dur. C’est très intense, dur à gérer, tu donnes beaucoup, mais ça fait 13 maintenant. Le recul vient avec l’expérience.

Te positionner comme réalisateur t’offre-t-il déjà une autre distance ? T’habitues-tu déjà à ce mot-là ?

T.B. : Oui, oui. Je me suis habitué. J’étais déjà réalisateur. C’est en moi. Je suis très heureux de pouvoir faire du cinéma. J’apprends en faisant. Maintenant, j’ai envie de continuer. D’écrire, de filmer, de raconter. Mais mes histoires, pas celles qu’on écrit pour moi. Il faut arrêter de parler à la place de. Il faut donner les moyens aux artistes des minorités de raconter les choses par eux-mêmes. C’est ça qui m’anime.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : la critique du film

Reprise des After Short ! Spécial Cannes 2025 !

En collaboration avec l’ESRA et le soutien du CNC, le magazine Format Court vous invite à la reprise de ses After Short autour du Festival de Cannes, organisés cette année à l’ESRA Campus Beaugrenelle (Amphithéâtre Jean Renoir, 37 Quai de Grenelle, 75015 Paris).

Ce nouveau cycle, organisé les lundi 23 et 30 juin prochain à 19h, proposera 2 rencontres autour des courts et des longs-métrages, toutes sections confondues, programmés au dernier Festival de Cannes. Ces soirées sont accessibles aux étudiants de l’ESRA comme au grand public. De nombreux·ses professionnel·les (réalisateur·ices, producteur·ices, membres de comités de sélection) y sont attendu.e.s. Pour réserver votre place à notre soirée du lundi 23 juin, cliquez ici !

Vous voulez en apprendre davantage sur les parcours d’auteurs et producteur.trice.s qui bâtissent le cinéma d’aujourd’hui et de demain, découvrir leurs films, échanger avec elles et eux sur leurs œuvres, leurs choix artistiques, leurs expériences et le déroulement de leur travail, comprendre le fonctionnement du Festival de Cannes et de ses section parallèles et poursuivre ces discussions autour d’un verre ?

Un After Short, comment ça se passe ?

En amont : les photos et bios des intervenants ainsi que les liens de visionnage des courts sont mis à la disposition des personnes ayant réservé leur place. Le jour J, le public a ainsi la possibilité de participer activement à la discussion qui s’engage avec les équipes de films.

Lors de l’évènement : les équipes (réalisateurs.trices et/ou producteurs.trices, membres de comités de sélection) se succèdent sur scène pour une intervention et un échange avec le public d’une dizaine de minutes chacune. Deux animateurs sont là pour introduire leur travail et vous donner la parole.

Info, rappel : il n’y aura pas de projection de films au cours de la soirée.

Après la rencontre : un cocktail est organisé à l’ESRA. C’est entre autres l’occasion de poursuivre les discussions de façon plus informelle avec les équipes présentes.

Téléchargez la présentation (PDF) de nos invités ainsi que leurs bios et les synopsis de leurs films, représentés lors de notre soirée. Attention : nombre de places limitées. Si vous souhaitez assister à l’événement du lundi 23 juin (spécial courts de Cannes), reportez-vous aux infos pratiques mentionnées ci-dessous.

Nos invités

Pierre Ashby-Chablin, membre du comité de sélection, compétition officielle

Léo Ortuno, coordinateur du comité courts-métrages de la Semaine de la Critique

Caroline Maleville, membre du comité de sélection de la Quinzaine des cinéastes

Timon Koulmasis, membre du comité de sélection de la Cinéf

Sandra Desmazières et Olivier Catherin, réalisatrice et producteur de Fille de l’eau (compétition officielle)

Grégoire Graesslin et Laurine Pelassy, réalisateur et productrice (Les Films de la Capitaine) de Dammen (compétition officielle)

Jérémy Zelnik, co-producteur (Dibona Films) de The spectacle de Bálint Kenyères (compétition officielle)

Róisín Burns et Mathilde Delaunay, réalisatrice et productrice (Barberousse Films) de Wonderwall (Semaine de la Critique)

Jocelyn Charles, réalisateur de Dieu est timide (Semaine de la Critique)

Clara Marquardt, productrice (Les Valseurs) de Samba infinito de Leonardo Martinelli (Semaine de la Critique)

Samuel Suffren, réalisateur de Cœur Bleu (Quinzaine des cinéastes)

Quentin Brayer, producteur (Don Quichotte) de +10k de Gala Hernandez López (Quinzaine des cinéastes)

Jules Vésigot-Wahl et Youssef Amar, réalisateur et producteur (La Fémis) de Le Continent Somnambule (La Cinéf)

Valentin Leblanc et Delphine Duez, co-producteurs (Black Boat, White Boat) de Winter in March de Natalia Mirzoyan (La Cinéf)

En pratique

Lundi 23 juin, 19h. Amphithéâtre Jean Renoir. ESRA Campus Beaugrenelle, 37, Quai de Grenelle, 75015 Paris.

Tarif étudiants ESRA : gratuit (réservations : communication@esra.edu).
Tarif grand public : 5€ (uniquement en ligne, dans la limite des 50 places disponibles)

Infos concernant l’événement After Short (lundi 30 juin, spécial longs, Cannes 2025) : à venir

Festival d’Annecy 2025

Le Festival d’Annecy 2025, qui a ouvert ses portes le 8 juin, accueillera une nouvelle fois des milliers de passionnés d’animation du monde entier. L’édition 2024 avait rassemblé plus de 17 000 accrédités issus de 100 pays, confirmant son statut de rendez-vous majeur du secteur. Cette année encore, le festival proposera une semaine de projections, de rencontres professionnelles et d’événements dédiés à l’animation sous toutes ses formes.

Focus sur l’animation hongroise

Cette année, le festival met à l’honneur l’animation hongroise, avec des projections de classiques tels que Heroic Times de József Gémes (1985) et The District! d’Áron Gauder (2004). L’affiche officielle, conçue par Raman Djafari, s’inspire de l’art folklorique hongrois et de la broderie Kalocsa, reflétant l’identité visuelle unique de cette édition.

Sélection officielle et grands noms

La sélection officielle présente des longs-métrages très attendus, tels que Zootopie 2 de Jared Bush, Les Bad Guys 2 de Pierre Perifel, Elio de Pete Docter, Prends garde à toi ! de Sébastien Laudenbach et Éléa Gobbé-Mévellec, ainsi que The Cat in the Hat d’Alessandro Carloni.

Côté séries, des projets innovants comme Long Story Short de Raphael Bob-Waksberg (créateur de BoJack Horseman) et Tom Clancy’s Splinter Cell : Deathwatch de Guillaume Dousse et Félicien Colmet Daâge sont au programme.

Courts métrages et talents émergents

Le festival continue de soutenir les talents émergents avec une sélection de courts métrages et de films de fin d’études. Les Pitchs Mifa offriront une plateforme aux projets en développement, mettant en lumière la créativité des nouvelles générations d’animateurs.

Conférences et personnalités invitées

Parmi les personnalités honorées cette année figurent Matt Groening, créateur des Simpsons, Michel Gondry, qui présentera son nouveau film Maya, donne-moi un autre titre, et Joanna Quinn, réalisatrice britannique renommée. Des conférences et panels enrichiront le programme, avec des intervenants tels que Raphael Bob-Waksberg, Aaron Blaise, et des représentants de studios majeurs comme Adult Swim, Warner Bros. Discovery et Toei Animation. Cette année, promet une très belle édition qui célébrera, comme à l’habitude, la richesse et la diversité de l’animation mondiale.

Anouk Ait Ouadda

Retrouvez dans notre dossier :

L’interview de Rosana Urbes, réalisatrice de Sappho, Prix Alexeïeff-Parker (Brésil)

La critique de Les Bottes de la nuit de Pierre-Luc Granjon, Cristal du court-métrage, Prix du public et Prix André Martin (France)

L’interview de Pierre-Luc Granjon, réalisateur de Les Bottes de la nuit (France), Cristal du court-métrage, Prix du public et Prix André Martin

Notre reportage sur le festival

L’interview de Réka Bucsi, réalisatrice et jurée (Hongrie)

L’interview de Émilie Tronche, réalisatrice de la mini-série Samuel

L’interview de Joana Quinn, Cristal d’honneur

Sayyid El Alami : « Il faut accepter la beauté comme la violence du métier »

Vu dans les séries Messiah et Oussekine, mais aussi dans les longs La Pampa d’Antoine Chevrollier et Leurs enfants après eux de Zoran et Ludovic Boukherma, Sayyid El Alami a participé lui aussi cette année à Cannes aux 10 to Watch d’Unifrance mettant en avant une sélection de comédiens et réalisateurs. À l’occasion de cet échange, il convoque le foot, l’improvisation, le bluff, la liberté (un mot qui revient souvent), le feeling et le lâcher prise.

© KB

Format Court : Tu as fait quelques courts avec Sofia Alaoui, Félix Imbert, Hakim Mao, … Qu’est-ce que le court a pu t’apporter en tant qu’acteur et aussi en tant que personne ?

Sayyid El Alami : Le court-métrage m’a beaucoup apporté. Ça m’a donné un aperçu d’un plateau, ça m’a permis d’approcher le tournage sans la pression énorme d’un long-métrage. Le court, ça te permet de tenter des choses, de découvrir tout l’envers du décor dans quelque chose de plus restreint, mais qui peut être aussi grand, touchant et incroyable qu’un long-métrage. C’est une belle porte d’entrée.

Tu es passé par l’association 1000 Visages qui forme des jeunes acteurs. Quel projet as-tu fait avec eux à ce moment-là ?

S.E.A. : À l’époque, ils faisaient un projet appelé « Cinétalents », mais je n’ai pas eu la chance de le faire. J’ai participé à un spectacle pour les 10 ans de 1000 Visages, en 2017, je crois. C’était un spectacle au théâtre du Gymnase, construit à partir d’impros. J’y suis resté six mois, et j’y ai rencontré des gens formidables, mes meilleurs amis. Ça m’a donné confiance, et surtout, je me suis senti moins seul dans l’envie de faire ce métier.

Ce sentiment de solitude, tu l’avais ressenti par le passé parce que tu trouvais que c’était compliqué d’accéder à ce métier-là ?

S.E.A. : Je le sens toujours. Au début c’est d’autant plus violent, mais c’est toujours difficile. Quand tu mets un pied là-dedans, tu sais que ce n’est pas aussi simple que cela. Pour faire du cinéma, il faut se montrer patient, savoir ce qu’on veut. C’est une discipline de vie, pas juste de travail. Il faut accepter la beauté comme la violence du métier.

Et tu as des garde-fous quand même face à cette violence ?

S.E.A. : Oui, comme dans la vie. Mon entourage, mes proches. Si je n’avais pas été acteur, j’aurais voyagé, découvert d’autres métiers. Je ne sais pas si en tout cas j’aurais eu le courage de me tuer pour l’argent, à faire une école de commerce, d’ingénieur par exemple. J’aime la musique, la physique quantique, l’astronomie, même la médecine aujourd’hui. J’ai toujours été curieux. Petit, je voulais déjà apprendre les langues. Aujourd’hui, être acteur me permet d’explorer un milliard de choses. Si je n’avais pas fait ça, je me serais autorisé un milliard de choses aussi.

C’est marrant parce que j’ai interviewé Adam Bessa tout à l’heure. Il y a des choses en commun dans vos discours. La notion de liberté, le fait de ne pas faire les choses pour l’argent, la curiosité.

S.E.A. : J’en ai besoin aussi, de l’argent (rires) !

Je n’ai pas dit qu’il ne faut pas en avoir, mais jusqu’où va le sacrifice ? Jusqu’où tu vas pour être toi-même ?

S.E.A. : Il y a des gens qui ont tellement d’argent et qui ne ressentent aucune liberté. C’est propre à chacun de trouver l’équilibre qui fait qu’on se sent libre.

« La Pampa »

Ce sentiment de liberté, est-ce que tu le perçois au moment où les scénarios t’arrivent et où tu valides un choix de projet ?

S.E.A. : Pas encore. C’est comme si j’étais à l’entraînement. C’est comme si je construisais un peu les bases de ma carrière, de ce que je veux, de montrer ce que je sais faire. Après, je suis quand même assez libre avec ce métier.

Tu parlais d’entraînement… Tu voulais faire du foot à l’origine, non ?

S.E.A. : Oui, j’ai longtemps joué. J’ai quitté Toulouse à 17 ans. Le foot m’a appris l’abnégation, la discipline, la dure réalité, la violence derrière tout ça : peu d’élus, très peu d’appelés. Aujourd’hui, de plus en plus, on est dans des trucs d’exploit. Ça devient hyper intense. Je ressens la même chose dans le cinéma, un endroit où il y a beaucoup d’entraînement, il faut arriver en forme sur le terrain, il y a beaucoup de concurrence aussi.

Les premiers cours de théâtre, à la maison de jeunes à Toulouse, ça t’a marqué ?

S.E.A. : Oui. J’avais 13 ans. J’ai arrêté le foot pour ça. Ma mère m’avait dit : « Soit je te paie la licence de foot, soit le théâtre. » J’ai choisi. Au début, j’étais déçu : on faisait des impros. Je voulais apprendre un texte, jouer une scène, pas faire semblant. Mais avec le temps, j’ai compris que c’était la meilleure chose à faire. On apprenait à croire immédiatement à ce qu’on voyait, même si c’était faux.

La technique de jeu, est-ce que t’as le sentiment encore de l’apprendre ? Si je comprends bien, tu t’es formé en mode autodidacte.

S.E.A. : Oui, carrément. À 18-19 ans, je suis arrivé sur Messiah, une série américaine à 90 millions d’euros sans connaître la technique. C’était du bluff, je voulais me bluffer moi-même. J’ai appris sur le tas, pendant la nuit. Je savais juste où était l’arrivée. Je ne savais pas comment y arriver, mais il fallait y aller. S’il y avait une route bien pavée et que devais passer par les ronces, et me tuer avant d’y arriver, je devais le faire. C’est vraiment pendant le tournage de La Pampa que je me suis senti acteur. J’ai commencé à comprendre comment je travaille, comment je joue, à construire mes personnages. J’ai beaucoup lu, observé, écouté. Je me souviens d’une phrase d’un podcast que j’avais écouté. Eric Ruf (acteur, metteur en scène, ndlr) y disait : « La déconcentration est la clé ». J’y réfléchissais, je me disais que c’était un peu bourgeois de dire ça. Dans un sens, c’est trop libre. Avec le temps, avec La Pampa, j’ai compris que c’était ça, que c’était mon processus. J’ai compris l’importance du passé du personnage, plutôt que ce qui se passait dans le film, plutôt qu’une scène particulière du film. Quand tu regardes le passé de quelqu’un, tu arrives à connecter les ponts. Tu peux inventer aussi plein de choses et créer ta propre culture générale sur le tas.

Tu figures au casting du prochain film de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh. Qu’est-ce qui t’a incité à les suivre sur leur projet ?

S.E.A. : J’avais déjà vu leur court Chien bleu il y a très longtemps et leur long, Gagarine. Au festival de Sarlat, je les ai rencontrés tous les deux. Humainement, ce sont des amours. La rencontre, ça compte énormément pour moi. J’ai besoin de sentir les gens et de voir leurs intentions. Quand ils m’ont parlé de leur projet et de leur envie de parler du syndrome de résignation (syndrome étudié en Suède depuis les années 2000, qui induit notamment un état léthargique et comateux, et qui affecte surtout des enfants réfugiés qui ont subi des traumatismes psychologiques, ndlr) que je ne connaissais pas du tout, ça m’a parlé, cela fait partie des trucs que j’ai envie de porter. Faire du divertissement et raconter des choses profondes, c’est réussir à lier tout ce qui est important pour moi. J’ai aussi appris à faire confiance au feeling. Parfois, le scénario manque de quelque chose, mais la personne derrière peut faire toute la différence.

Je m’interroge beaucoup quand je rencontre les comédiens sur la manière dont ils perçoivent le casting et l’attente aussi entre les rôles.

S.E.A. : Ça a été horrible pour moi, par le passé. Je n’ai pas tourné pendant deux ans. Je terminais souvent en finale de casting. J’étais au bout. J’ai décidé de lâcher prise. Si ça doit arriver dans un mois ou dans dix ans, ce n’est pas grave. Mais je ne veux plus que ce métier me rende malade dans l’attente, dans le besoin. J’ai besoin de ma liberté.

C’est quoi ta relation avec la presse, globalement ?

S.E.A. : Ça va. Ce n’est ni un problème ni une passion. Elle est là, avec du bon et du mauvais, comme dans tout, même dans le cinéma. J’essaie de ne pas me focaliser sur le négatif. Je préfère ne pas me sentir repoussé par quelque chose. Je préfère l’accueillir et le laisser partir. Plus tôt, j’avais peur de l’attention que ce métier porte, que ce soit la notoriété, la visibilité. Je n’étais pas bien. Un agent, Matthieu Derien, m’a dit un jour : « Danse avec le diable. » Ce n’était pas par rapport à la presse en particulier mais par rapport au cinéma. J’ai mis du temps à comprendre, mais c’est devenu une devise. Le diable, c’est l’attention, le pouvoir, tu accueilles ce qui t’arriver et tu le laisses partir.

Propos recueillis par Katia Bayer