Jean-François Ravagnan : « Il faut toujours essayer de se mette à la place de ses personnages, se demander ce qu’on aurait fait à leur place »

Presque dix ans après être sorti de l’IAD (Institut des arts de diffusion, Belgique), Jean-François Ravagnan réalise son premier court métrage de fiction « Renaître ». Par amour pour Malik , Sarah part en Tunisie pour le retrouver et lui demander d’être sa « première fois » alors qu’il est sur le point d’en épouser une autre. Primé par Format Court au dernier festival du film francophone de Namur, le film est un portrait de femme actuelle inspiré de « Rosetta » et de « Adèle H ».

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© Rudy Lamboray

Quel est ton parcours ?

« Renaître » est mon premier film. J’ai fait un film de fin d’études documentaire à l’IAD « En attendant les Olivettes » puis j’ai directement travaillé comme assistant réalisateur sur « Le Silence de Lorna » des frères Dardenne. J’ai ensuite continué en tant qu’assistant réalisateur, pour approfondir l’apprentissage de mon métier sur les plateaux, j’avais besoin de ça. C’était aussi une manière de rencontrer des équipes (des opérateurs, des ingénieurs du son…). J’ai mis presque 10 ans à faire un film après ma sortie de l’école car j’avais envie de trouver un sujet qui me tienne aux tripes.

Ton film de fin d’études « En attendant les Olivettes » s’attache à suivre des personnes âgées dans un café-concert à Liège. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

J’avais des arrière-grands-parents très jeunes. Ils s’occupaient de moi les mercredis après-midis et pendant les vacances. À leur contact, j’ai cultivé une affinité pour les choses plus anciennes, l’art de raconter des histoires, la musique qu’ils écoutaient… Les personnes du film me faisaient penser à eux. Ce café était un endroit qui était en train de s’effacer, il a ensuite été racheté et j’ai voulu le garder en mémoire. J’avais l’impression là-bas d’être dans les années 60, comme si le temps s’était arrêté. Mon court métrage est un portrait qui passe presque uniquement par la chanson tant les personnages ne s’expriment jamais directement.

« Renaitre » est l’histoire d’un geste fort, motivé par l’amour d’un point de vue féminin. D’où t’es venue l’idée de réaliser cette histoire ?

Une amie maghrébine m’a un jour raconté qu’elle était partie rejoindre l’homme dont elle était amoureuse pour qu’il soit sa « première fois » avant qu’il ne se marie avec une autre. Il restait beaucoup de blancs dans son récit. Je me sentais encore loin de tout ça, je lui ai suggéré d’écrire une nouvelle mais j’avoue que cela m’a presque habité pendant un an. Et ce qui m’obsédait, c’était le geste de cette femme. Je me suis dégagé du fait de ne pas être une femme, de ne pas être musulman. Je me suis interrogé sur l’aspect purement scénaristique : comment raconter l’histoire d’une première fois, d’une manière cachée, organisée, orchestrée par un personnage féminin. J’ai écrit un premier traitement qui ressemblait plus à une nouvelle littéraire qu’à un scénario, avec énormément de références aux sons, aux odeurs… J’ai utilisée cette matière par la suite pour les décors, la lumière, l’ambiance sonore. Puis, j’ai eu l’idée de raconter le film comme un secret. J’avais envie de jouer avec le spectateur. Comme mon amie m’avait raconté l’histoire avec énormément de blancs, j’avais envie de faire la même chose, pour que le spectateur puisse s’identifier encore plus à ce personnage. Dans le film, on attend presque 14 minutes avant de savoir ce qu’elle fait, des indices ont été parsemés par ci par là.

Après toutes les projections déployées sur le personnage de Sarah, on se retrouve confronté à cette histoire d’amour. Le spectateur pense à un avortement, à la prostitution. Et finalement c’est bien plus simple : elle vient simplement dire à l’homme qu’elle aime qu’elle a envie de le revoir une dernière fois avant son mariage. J’avais l’occasion de montrer un personnage actif, libre de son destin, qui choisit de perdre sa virginité. J’ai donc décidé de raconter l’histoire de manière très linéaire, comme une ligne tendue entre deux points : elle a un objectif, elle va aller jusqu’au bout, en se battant, en acceptant aussi de ne plus jamais le revoir.

As-tu éprouvé des difficultés pour te mettre dans la peau d’un personnage féminin ?

Non, c’est assez étrange. Le trajet dramatique, intérieur du personnage coulait de source. Par contre j’ai eu beaucoup plus de tracas pour le garçon, pour cerner le conflit qu’il y avait en lui, entre son mariage et Sarah. Je ne voulais pas en faire une victime, je voulais qu’il soit consentant. Il faut toujours essayer de se mette à la place de ses personnages, se demander ce qu’on aurait fait à leur place. La partition du garçon s’est vraiment développée dans les toutes dernières versions du scénario, sur le tournage en Tunisie avec l’acteur Bassem Hamraoui. Je voulais absolument prendre un comédien tunisien, quelqu’un vivant là-bas. On a beaucoup discuté ensemble du personnage, de sa réaction. Il m’a parlé de son vécu, des tabous de la société tunisienne même si le mœurs sont bien plus développés qu’on ne voudrait le croire en Europe. Beaucoup de lecteurs du scénario m’ont dit qu’une femme musulmane ne pouvait pas agir comme Sarah le fait dans le film, que ça n’était pas crédible qu’une jeune femme musulmane aille rejoindre l’homme qu’elle aime pour perdre sa virginité avec lui. Je me suis rendu compte qu’ils projetaient leurs propres fantasmes ou clichés sur le Maghreb. Le film aborde en sous-texte les différences culturelles entre la Belgique et la Tunisie, il esquisse les questions de l’émancipation, de la féminité, de la sexualité.

Justement, concernant ce sous-texte, comment as-tu pu réussir à être juste et authentique ?

J’ai beaucoup fait lire le scénario en Tunisie, et quelqu’un m’a dit un jour qu’on ne savait pas si le film avait été écrit par un homme ou par une femme. Pour moi, c’était un excellent signe. Je l’ai aussi fait lire en cours d’élaboration à la personne qui m’a raconté l’histoire et à un moment, elle m’a donné sa bénédiction. Elle m’a dit : « Je pense que tu es dans le vrai ». Pour chaque lecteur, homme ou femme, en Tunisie ou en Belgique, ce qui ressortait avant tout, c’était la force du geste, au-delà de l’aspect culturel, religieux ou traditionnel.

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Le vécu de l’actrice Nailia Harzoune, qui incarne le personnage de Sarah, a-t-il apporté quelque chose au personnage ?

Pas vraiment. J’ai rencontré Nailia très tard car j’avais écrit le film pour quelqu’un d’autre, pour une comédienne que j’avais rencontrée par hasard et qui est rentrée très tôt dans le développement du projet. Finalement pour des raisons d’emploi du temps, elle n’a pas pu participer au tournage. J’ai donc mis très longtemps pour retrouver quelqu’un : il fallait une comédienne qui puisse exprimer énormément sans parler, simplement par le regard, avec dureté et douceur. J’ai alors rencontré Nailia. Elle m’a dit que c’était très agréable de jouer ce personnage-là, parce qu’il était bien plus courageux qu’elle. Sur le tournage, elle a pris le pouvoir, elle est devenue Sarah.

Le film a-t-il été montré en Tunisie ?

Oui, mais il n’a pas été montré en festival. Un ami réalisateur tunisien, qui m’a beaucoup aidé pour la relecture, les repérages, dans la construction du film, me dit toujours : « Tant qu’il y aura des femmes courageuses dans la société civile tunisienne, notre pays ne sera pas vaincu ». Énormément d’avancées sociales ont été faites grâce aux femmes. Elles sont très vigilantes face aux changements politiques, aux révisions de la Constitution… Et en Tunisie, le film est assez bien reçu car c’est un personnage féminin puissant, qui gagne, c’est un archétype du cinéma tunisien où les femmes sont souvent des personnages très forts, victorieux, qui ne se laissent pas faire. Et la manière dont on en parle est teintée de liberté. Le cinéma tunisien est audacieux et les gens voient les films.

Comment s’est passée la production avec les frères Dardenne ?

« Renaître » était leur premier court métrage en tant que producteurs et mon premier court en tant que réalisateur. Ça a mis beaucoup de temps car le film n’a pas été accepté à la Commission des films, il a donc failli ne pas exister, faute d’argent mais cela m’a rendu obstiné. Devoir travailler dans une économie de moyens force à se poser des questions et à faire des choix. Les frères Dardenne n’ont jamais essayé de modifier le scénario, de l’infléchir d’une certaine manière, ils ont toujours eu un regard bienveillant sur la matière. Plusieurs membres de l’équipe des Dardenne ont rejoint le film (le chef opérateur, l’assistante…) et l’ont fait par amour du scénario. Au montage, j’ai travaillé avec un ami et là aussi, ils ont apporté un regard extérieur pertinent en posant les bonnes questions, en faisant exprès de me perdre aussi, pour que je réfléchisse, que je reparte de zéro. Ils ont été des sortes de baromètres, sans jamais vouloir imposer une marque de leur cinéma.

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Pourtant à y regarder de près, « Renaître » subit l’influence de la marque de fabrique des Films du Fleuve.

Le personnage de Sarah s’inspire à la fois de d’Émilie Dequenne dans « Rosetta » et d’Isabelle Adjani dans « L’Histoire d’Adèle H » car c’est un personnage obstiné par l’amour, jusqu’à en devenir folle d’ailleurs. Dans mon film, on retrouve cette énergie déployée par les femmes, avec cette caméra proche des corps (j’avais d’ailleurs le même opérateur qu’eux, Benoît Dervaux). Il y a donc une forme de filiation au début du film et je pense que c’est le ton juste. Puis la caméra devient différente lorsqu’on se retrouve dans l’appartement, elle se calme. J’avais envie de regarder les personnages, les entendre respirer, se parler. Le spectateur est trimballé pendant treize minutes ; à un moment, il faut s’arrêter pour voir et écouter.
Par ailleurs, ce qui est très beau dans le cinéma des frères, c’est ce que j’appelle la combine : emprunter de l’argent, dissimuler les intentions. J’ai aussi donné beaucoup d’importance aux détails, aux vêtements de Sarah par exemple. C’est une leçon que j’ai retenu des Dardenne : faire attention aux costumes, ce qu’ils racontent. Chez eux, sur le plateau, ce sont les corps qui parlent. On met de côté l’aspect psychologique, il a déjà été répété, évoqué, intégré par les corps des comédiens. Il n’y a plus que les corps et les gestes qui s’expriment. C’est une recherche continue de l’authenticité.

Aujourd’hui, as-tu d’autres projets cinématographiques?

J’ai plusieurs choses en tête. Je suis en train de développer une histoire de long métrage où les frères Dardenne seraient prêts à m’accompagner à nouveau. Et le fait que « Renaître » est bien accueilli en festival me donne du temps, dans ma tête, pour bien penser la suite.

Propos recueillis par Marie Bergeret. Retranscription : Juliette Borel

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