Sekhar Mukherjee : « L’Inde est un pays dingue et complexe, qui commence doucement à raconter ses histoires par le biais de l’animation »

Créé en 1985, le département de l’animation du National Institude of Design (NID) à Ahmedabad se profile aujourd’hui comme la première école d’animation en Inde. Son directeur Sekhar Mukherjee était invité en tant que membre du Jury international à Anima cette année. Pour l’occasion, il a concocté une petite rétrospective représentative de la diversité de leur production. À peine arrivé au festival, Sekhar a pris un moment pour parler de l’institut, de l’Inde et réinventer le monde à travers son médium de prédilection.

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Quelle est la philosophie du département d’animation au NID qui le distingue des autres écoles?

Notre philosophie est : apprendre en faisant. Notre programme se base essentiellement sur l’acquisition des expériences qui viennent compléter les connaissances théoriques et techniques. Nous mettons énormément d’importance sur la narration. Il faut avoir une histoire à raconter. Il importe peu de savoir si on est plus doué en telle technique ou moins familier avec telle autre, du moment où l’on a une histoire, une idée originale, qui n’a pas encore été explorée dans le médium de l’animation. Du coup, nous sommes ouverts à tous les profils, aux gens de tous les horizons, ce qui est tout à fait conforme à la nature pluridisciplinaire de l’être humain. Nous invitons nos élèves à se découvrir et à conter leurs histoires de manière originale. C’est justement l’idée qui sous-entend la rétrospective concoctée pour le Festival Anima.

Comment se passe l’enseignement, notamment technique, au NID ?

La première année, les élèves de toutes les sections suivent des cours de base communs (géométrie, dessin, couleurs, matières, etc.) La deuxième année est consacrée aux cours techniques (illustration, son, etc.) et à des cours de raisonnement, comme l’écriture de scénario ou le langage cinématographique. Ensuite, en troisième, ils choisissent un médium et une technique à approfondir. La quatrième et dernière année est consacrée à la réalisation d’un projet, en partie à l’école et en partie dans un milieu professionnel. Dans le programme post-graduat, c’est différent. Les élèves viennent d’un milieu précis et ont déjà une certaine expérience. Ils suivent alors des cours théoriques rigoureux et très variés (anthropologie, philosophie, histoire du cinéma, politique…) Nous apprenons autant de nos élèves qu’eux de nous. Par exemple, en suivant le travail de Partha Pratim Das sur le film « Un fleuve nommé Kopai », j’ai appris énormément de choses de ma propre région d’origine, le Bengale.

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« Un fleuve nommé Kopai » de Partha Pratim Das

Nous avons longtemps essayé d’avoir un rapport de un-à-un entre enseignants et élèves mais nous nous rendons compte aujourd’hui que c’est est luxe et que la pression d’accepter de plus en plus de gens monte. Nous fonctionnons un peu à l’instar des ashrams [des ermitages servant également de lieu d’enseignement]. Tout le monde réside sur le campus. D’ailleurs, la localisation de l’institut s’y prête à merveille, sur le fleuve Sabarmati, pas loin de l’ashram de Gandhi lui-même.

Comment l’animation a-t-elle évolué en tant que genre dans un pays comme l’Inde, dominé par le cinéma de Bollywood? Est-ce un genre professionnellement viable aujourd’hui?

Au début, le genre a eu du mal à connaître le succès. Il ne générait pas beaucoup d’emplois, ce qui est une condition indispensable en Inde. Suite à la révolution informatique et l’arrivée d’Internet dans les années 90, les choses ont évolué. Avant, avec les techniques conventionnelles, le travail d’animation étéé laborieux, si on se trompait, il fallait tout recommencer. Maintenant tout cela change.

Et puis, le phénomène d’outsourcing a bouleversé toute la nation. À cette époque, beaucoup de professionnels en animation ont été recrutés par des sociétés de communication. Ils cherchaient plutôt des techniciens que des narrateurs. Grand nombre d’écoles d’animation privées ont alors poussé comme des champignons et le genre a vraiment eu un essor. Heureusement, le NID n’est pas tombé dans ce piège, sans doute grâce à son statut d’institution nationale, son financement officiel et sa longue histoire. Aujourd’hui avec la crise financière, toutes ces petites écoles et de nombreux studios d’animation commencent à tomber comme des mouches. La jeune génération se rend compte d’avoir été bluffée par cette chasse au dollar. Ceci est aussi dû à l’arrivée des médias sociaux qui font que toute opinion peut dorénavant être exprimée. Dans un pays comme l’Inde, tout ça est très opportun. Il suffit de regarder les exemples récents : la révolution menée à l’échelle nationale pour améliorer la situation des femmes, la communauté LGBT qui réclame ses droits, de même que les eunuques, les mouvements contre la corruption politique, etc.

L’Inde est un pays dingue et complexe, qui commence doucement à raconter ses histoires par le biais de l’animation. Aujourd’hui, nous communiquons de plus en plus à l’aide des images. Le langage textuel évolue mais la représentation picturale, antérieure même à la langue parlée, est universelle et intemporelle. Le paysage change avec l’économie globale et les professionnels polyglottes. On communique avec des smileys. On raconte ses histoires par une narration graphique, que ce soit sur les portables, sur Internet, sur les smartphones et leurs applications ou les jeux vidéos. De plus en plus de gens veulent se lancer dans l’animation. Même les grandes boîtes d’apprentissage en ligne ou des écoles d’ingénierie nous contactent afin de dénicher des narrateurs et des conteurs pour communiquer avec leurs clients. Les animateurs se trouvent dans toutes les couches de la communication. Donc l’animation commence certainement à devenir professionnellement viable.

La nouvelle Inde que je décris est très bien représentée dans le film « Season’s Gweetings ». Ce film très humoristique parle des fêtards dans le contexte spécifique de Bangalore, qui est la Silicon Valley de l’Inde. Là, tout le monde travaille à des fuseaux horaires différents et personne n’a le temps de se reposer. Les deux auteurs ont imaginé toutes les différentes sortes de fêtards possibles et de l’autre côté, le pauvre bourreau de travail qui rate tout l’amusement. C’est un tout petit film mais c’est marrant. Il a une portée universelle, tout le monde pourrait s’identifier aux personnages.

L’industrie filmique en Inde est énorme. L’envol de l’animation nous permet aussi de remettre en question la manière dont nous gérons la production filmique. Le cinéma, même à Bollywood, prend une nouvelle direction, la qualité de la narration s’améliore, même si on s’attend toujours à un peu plus de maturité à ce niveau. Mais on voit beaucoup de potentiel. Grand nombre de diplômés en animation sont recrutés dans le cinéma de live-action. Ils sont très prisés. Et puis, la culture de freelance est fort présente en Inde, donc il est plus facile de ne pas s’engager dans une seule boîte. À l’instar des Européens, les Indiens se donnent aujourd’hui la possibilité de faire plusieurs choses variées et d’éviter de stagner. C’est une bonne évolution selon moi, même si cela entraîne une certaine baisse de sécurité professionnelle.

Quelle place occupe le NID dans le paysage de l’animation indienne?

Nous sommes mieux cotés que jamais. C’est pourquoi nous avons besoin de plus d’enseignants. Mais il est très important de ne pas régurgiter la même chose année après année. Nous mettons notre programme régulièrement à jour. Lors de la décennie précédente, les écoles ont prétendu faire des étudiants des Spielberg. Les jeunes se sont ruinés avec des emprunts à la banque. Encore plus bizarre, on apercevait comme une nostalgie colonialiste lorsque des écoles commençaient à proposer des diplômes britanniques. ?a a séduit beaucoup de gens, mais à quoi sert un diplôme britannique si on ne sait même pas qui on est. Tout cela est en train de changer. Nous sommes en train de vivre une transition sociale majeure. C’est pour cela que le médium de l’animation et des romans graphiques sont tellement importants, parce qu’ils permettent de raconter des histoires personnelles.

Isabel Herguera, qui était présente ici l’an dernier avec son film « Àmàr », s’associe activement au NID. Est-ce que de telles collaborations internationales sont courantes ?

Ce genre de partenariats est très important pour nous. Nous avons toujours eu une culture collaborative. Le NID était longtemps mieux connu à l’étranger qu’en Inde. Nous avons accueilli beaucoup d’animateurs internationaux, comme Adrian Frutiger, qui est responsable du sigle de l’école. On peut se le permettre parce qu’on a un subventionnement de l’état mais en même temps, on n’est pas gouverné par le système des universités.

Isabel nous a contactés en 2004 en proposant un atelier d’animation, que nous avons accepté. En 2005, nous avons organisé avec elle un workshop sur l’animation expérimentale, qui fut un grand succès. Parmi les participants, il y avait également Partha Pratim Das, réalisateur du film « Un fleuve nommé Kopai ». Ces personnes sont aujourd’hui devenues des professionnels du milieu. Et nous avons continué notre partenariat avec Isabel. Son expérience dans l’organisation de festivals nous a aussi aidés à mettre en place notre propre festival biennal, Chitrakatha. La relation professionnelle entre nous était tellement bonne qu’on a décidé de se lancer dans des coproductions. Elle vient avec un projet qu’elle élabore dans le cadre d’un atelier et nous lui fournissons une équipe de diplômés talentueux. C’est ainsi que « Àmàr » et « Bajo La almohada » ont vu le jour. Ces coproductions internationales créent une nouvelle sorte d’animation, en encourageant l’expérimentation artistique et l’échange culturel et technique. Car l’industrie aura toujours ses formules et son système productiviste, mais nous cherchons à faire autrement. Cet échange marche très bien et on continuera dans cette voie.

Vous êtes membre de jury international à Anima. Quels sont vos principaux critères pour évaluer un film d’animation?

C’est la première fois que je viens ici, même si, par mon métier, je suis un habitué de jurys. Je suis toujours très curieux de découvrir les films, de savoir ce que les jeunes d’aujourd’hui veulent raconter. Pour moi, le critère premier reste l’histoire. Il faut que le film touche tout son public, des plus avertis au plus lambda. Si elle est censée être drôle, il faut que le public rie. Si elle est triste, elle doit nous faire pleurer. C’est après que je regarde les autres aspects du film : l’esthétique, la forme, le travail technique. Bref, comment la forme répond au fond et incorpore l’histoire.

Quelle place occupe le format court dans le cinéma de l’animation ?

Je trouve que ce format est absolument indispensable. Il répond mieux aux besoins de la société impatiente d’aujourd’hui. Les gens n’ont pas le temps de regarder les films longs. C’est différent avec le long métrage, on se prépare psychologiquement et pratiquement pour le faire. Mais regarder un film d’entre 10 et 30 minutes devient de plus en plus difficile avec le rythme de vie actuel. Par conséquent, le format très court prend son élan, comme par exemple le film « Season’s Gweetings ». Avec mon agenda chargé, si je reçois un clip de 30 secondes sur mon téléphone portable, et que ce film réussit à raconter quelque chose de manière pertinente, cela me fait réfléchir, ça m’apprend quelque chose. C’est une petite pause très agréable. Dans le milieu de l’animation, le court a une portée importante. D’ailleurs je conseille à mes élèves de ne pas se lancer directement dans le long. C’est un plus grand défi de réussir un court métrage et c’est d’autant plus gratifiant quand ça marche. Maîtriser le court permet d’avoir une bonne assise, pour pouvoir par la suite s’attaquer aux formats plus longs. D’ailleurs, un autre genre intéressant qui se répand est le film anthologie, c’est-à-dire le long métrage constitué de plusieurs courts métrages. Un bel exemple dans l’animation est le film français « Peur(s) du Noir ». Le court métrage restera l’avenir du cinéma. Voir un long métrage est comme aller à un pique-nique, cela nécessite de la préparation. Le court métrage est bon à tout moment, c’est comme un petit shot de tequila qui nous revigore !

Propos recueillis et traduits par Adi Chesson

Aricles associés : l’interview d’Isabel Herguera, la critique d' »Àmàr » d’Isabel Herguera

One thought on “Sekhar Mukherjee : « L’Inde est un pays dingue et complexe, qui commence doucement à raconter ses histoires par le biais de l’animation »”

  1. Rencontré Shekhar à Ahmedabad ou je donne des cours de cinéma dans une autre école, la MGIS. Nous avons des collaborations en chantiers pour des films sur l’école et des films d’étudiants.

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