Hanna Heilborn : « Ce n’est pas évident de placer un micro et un enregistreur devant un enfant qui a une histoire difficile à raconter »

En 2003, Hanna Heilborn et David Aronowitsh ont recueilli le témoignage de Abouk et Machiek, deux anciens enfants esclaves, victimes de la guerre au Soudan. Le résultat, « Slavar » (Slaves) est un film suédois, dur, et nécessaire, lauréat du Prix Unicef et du Cristal d’Annecy, qui démunit son spectateur, par son sujet, ses voix, et ses regards. Entretien avec Hanna Heilborn, co-réalisatrice du film.

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Quel a été ton parcours avant de te lancer dans la réalisation ?

Je me suis formée à l’écriture dès le début. À 20 ans, j’écrivais des textes à but commercial en tant que conceptrice-rédactrice. Je collaborais aussi à Save the Children, une ONG qui défend les enfants maltraités à travers le monde. On montait des campagnes pour trouver des fonds, et sensibiliser les gens aux problématiques des enfants. L’association traitait de tout, de l’inceste en Suède à la guerre en Yougoslavie.

Par la suite, j’ai suivi un programme à la New York Film School, où j’ai pratiquement tout appris sur le cinéma. Après, je me suis inscrite à un cours de scénario au Dramatic Institute de Stockholm. Lors d’un de mes cours d’écriture, j’ai rencontré David [Aronowitsch], qui est le co-réalisateur de « Slaves » et de « Hidden ». À l’époque, nous voulions écrire un long métrage sur une histoire vraie, mais nous nous étions rendus compte que le sujet était plus approprié pour passer à la radio. Nous avons donc décidé de faire un documentaire radio. Au même moment, pendant nos recherches, nous avons rencontré Giancarlo, un enfant péruvien, réfugié et clandestin en Suède. Nous venions de trouver le son de « Hidden », en l’interviewant. David a alors eu une idée : le contenu de la bande son était très puissant, mais nous ne pouvions pas l’utiliser dans son entièreté à la radio. L’idée du documentaire animé est née de cette façon.

Pourquoi cette interview devait absolument se prolonger de manière animée ?

Nous avions une matière audio tellement riche que nous trouvions dommage de devoir la jeter. L’intervention de Giancarlo était très importante. Il était en quelque sorte le représentant de tout enfant qui vivait de manière clandestine, en Suède, puisqu’il parlait parfaitement le suédois, mais aussi dans le reste de l’Europe. Il était comme un symbole pour tous les autres enfants. Et puisqu’il vivait caché, David a eu l’idée d’utiliser le son, et non l’image, pour faire un documentaire animé.

Comment avez-vous gagné sa confiance pour qu’il vous parle librement ?

En fait, il parlait assez facilement de sa situation. En un sens, c’était dur, mais il était très explicite et très clair dans sa manière d’exprimer sa vie clandestine. D’autres enfants qui vivaient en cachette étaient souvent traumatisés. C’était aussi le cas de Giancarlo, mais il faisait preuve d’une lucidité étonnante. Il arrivait à faire passer son message et celui de tous les enfants dans la même situation que lui.

J’ai été honnête avec lui. Je lui ai dit ce que je faisais et qui j’étais. Je n’ai pas de formation en tant que psychologue pour enfants, mais nous avons toujours veillé à ce que les interviews se déroulent dans un milieu où l’enfant n’est pas seul, et dans lequel il se sent en sécurité. Dans le cas de Giancarlo, nous avons demandé à ses parents si nous pouvions lui parler. Ils ont dit qu’ils n’aimaient pas trop l’idée, mais que si leur fils le voulait, il pouvait le faire. Quand on lui a posé la question, il a répondu que ça ne le gênait pas de nous parler, du moment que ce n’était pas un lundi, car il avait son entraînement de foot ce jour-là ! J’ai trouvé ça très beau, cette confiance que ses parents ont montrée vis-à-vis de leur fils. Ils le protégeaient, mais ils lui laissent la liberté de choisir pour lui-même. Cela a été une rencontre très fructueuse. Depuis l’époque de l’interview, nous sommes restés en contact avec lui. Nous désirons même lui proposer d’être interprète sur un autre projet puisqu’il est grand maintenant, et que ce serait, pour lui, une bonne façon de tourner la page.

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« Hidden » date de 2002, « Slaves », de 2009. À l’époque, il n’y en avait pas tellement de documentaires animés, alors qu’aujourd’hui, on voit de plus en plus d’histoires intimes racontées en animation.

Effectivement. Mais honnêtement, je ne pense pas que toute histoire doive être racontée par le biais d’un documentaire animé. Je crois qu’il faut vraiment se poser la question de la vision, et de la justification du choix d’un genre. Le documentaire animé est devenu une mode, et il n’est pas toujours justifié.

Si tu privilégies ce genre, est-ce pour une raison d’anonymat ?

Il y a beaucoup plus de raisons qu’un seul souci d’anonymat. Avant d’entamer de nouveaux projets, que ce soit une fiction ou un documentaire, je dois répondre aux questions que je me pose, et éprouver plusieurs responsabilités. À l’égard de l’histoire, des gens qui la racontent, et aussi du public.

Parfois on entend dire : “ce sont des histoires qu’on a déjà entendues’’. Et alors ? N’est-il pas important d’en parler ? Nous devons bien traiter ces histoires pour que les gens les écoutent et en tirent quelque chose. Dans le cas de « Hidden », l’histoire de Giancarlo avait déjà été traitée. À l’époque, en Suède, si tu prononçais le mot “réfugié’’, les gens fermaient les yeux et les oreilles, tellement ils en avaient marre, donc nous avons pensé qu’il fallait absolument redéfinir ce mot, et renouveler sa signification. Avec « Slaves », ça a été le contraire. La guerre au Soudan a duré plus de 25 ans, et personne au-delà du pays ne s’y intéressait, et n’en parlait. Quand il y a eu des problèmes au Darfour, tout le monde a commencé à en parler, ce  qui rendait la situation encore plus cynique, puisque la guerre au Soudan était au moins aussi horrible que l’autre. Il se passait les mêmes, voire de pires abus au Sud-Soudan. Comment était-ce possible que personne n’en parle ? Voilà pourquoi nous tenions à raconter cette histoire que personne ne voulait raconter, par le biais de deux enfants, Abouk et Machiek, des enfants, des victimes.

Dans « Hidden » comme dans « Slaves », il y a des éléments qui n’ont pas grand-chose à voir avec la personne interviewée, mais avec les conditions de l’interview elle-même (toussotements, hésitations, problèmes d’enregistreur, …). Pourquoi les avez-vous gardés ?

Pour plusieurs raisons. Dans nos films, tout est bien réfléchi. Nous décidons après coup ce que nous voulons garder ou non, et pourquoi. Au moment de l’interview, nous n’y pensons pas trop parce que nous nous focalisons sur ce qui nous intéresse. « Slaves » et « Hidden » sont tous les deux liés à des situations tellement fragiles. Ce n’est pas évident de placer un micro et un enregistreur devant un enfant qui a une histoire difficile à raconter. Moralement, il faut absolument trouver un équilibre. Ce sont eux les héros, ce sont eux qui sont importants. Si en faisant ces documentaires, nous voulons être fidèles à ces enfants et à leurs histoires, nous avons aussi intérêt à être honnêtes avec nous-mêmes, avec nos erreurs, et nos maladresses. Nous devons nous mettre à leur place, dans la situation du documentaire. Il faut se sacrifier d’une certaine façon, parce qu’on peut couper des morceaux qui sont intimidants ou qui nous ne nous montrent pas dans une lumière très flatteuse, mais on peut aussi faire ce qu’on veut avec l’histoire des enfants. On a une responsabilité à assumer à leur égard.

Avez-vous envisagé de prendre une caméra avec vous, au moment des interviews ?

Non, absolument pas. Je suis persuadée que pour les enfants, c’était plus facile et moins intimidant de s’exprimer devant un enregistreur.

Pour « Slaves », il n’y a eu qu’une seule séance d’interview ?

Oui, juste une. Après, les enfants sont repartis au Soudan.

J’imagine que vous êtes restés plus longtemps avec eux. Est-ce qu’il y avait des choses que vous ne pouviez pas garder parce qu’elles étaient trop dures ?

Oui. Le film fait 15 minutes, et notre interview a duré entre une et deux heures. L’interview de Giancarlo était encore plus longue et le film est même plus court. Nous avons coupé, monté, et testé plein de possibilités, pour disposer de plusieurs versions, dont certaines étaient très dures. L’idée, c’était de ne rien changer, mais de décider ce qu’il fallait garder. Nous croyions que pour faire un bon documentaire animé, il fallait séduire, leurrer le spectateur, et abattre ses défenses. En revanche, si nous livrions tout ce qui était dur en même temps, le spectateur reconstruisait naturellement ses défenses. Il y avait donc un équilibre à chercher entre les deux. Par exemple, lorsqu’on traduisait les sous-titres, parfois, on n’était pas aussi explicites en anglais qu’en soudanais, la langue originale des enfants. Au lieu de décrire à quel point la mère de Machiek souffrait avant sa mort, on disait “simplement’’ qu’elle était morte.

Est-ce que les enfants vous ont parlé facilement ?

Abouk, la fille, ne parlait pas facilement, mais Machiek, le garçon, était tellement traumatisé qu’il a parlé très aisément. Je crois que ça lui a fait du bien d’être entendu.

Sur ces deux projets, vous avez été les seuls à rencontrer les enfants. Comment leurs visages ont-ils pris forme ? Sur base de vos souvenirs ou était-ce purement imaginaire ?

Nous travaillons très étroitement avec Mats Johansson, le directeur artistique, illustrateur et dessinateur des personnages. Il occupe une place aussi importante dans notre équipe que David ou moi-même. Nous adorons son style, et pourtant nous sommes très difficiles ! Il est très 2D, étant illustrateur pour des magazines. Il fait des dessins, en nous écoutant, en écoutant la bande-son. Il n’est pas là quand on voit les enfants, mais nous lui décrivons tout. Il est sensible à nos personnalités et on se connaît très bien. Il reconstruit complètement les personnages à partir de tout ce matériau. Nous travaillons beaucoup avec lui sur papier, sur le style et le dessin

Ensuite, nous travaillons avec Magnus Östergren, la personne en charge de la direction artistique et créative à tous les niveaux. Il sait parfaitement quelle technique il faut employer pour arriver à quel effet. Il nous accompagne au début du film, au moment de de la conception artistique, et il revient à la fin pour faire le compositing.

Y a-t-il des choses que tu as apprises sur le premier film qui ont pu t’aider pour le deuxième ?

« Hidden » date de 2002. Ce n’était pas facile de traduire la 2D en 3D ou en animation, nous travaillions avec une seule personne pour l’animation, et tout a pris beaucoup de temps. Avec « Slaves », nous avons travaillé avec plusieurs personnes, et nous comprenons maintenant ce que nous aurions dû faire pour « Hidden ». C’était notre premier projet, nous ne savions pas très bien comment s’y prendre. Cette fois, nous avons beaucoup mieux compris le processus, notamment la manière de travailler les mouvements des personnages. Je n’aimais pas du tout cet aspect dans « Hidden ». Magnus a affiné cet aspect dans « Slaves », et ça contribue pour beaucoup à la valeur du film. Maintenant, j’ai du mal à revoir « Hidden », tellement je l’ai déjà revu. Mais avec « Slaves » que j’ai aussi revu très souvent, je n’ai pas ce sentiment, car le film est beaucoup plus proche de David et de moi, de notre nature et de notre vision des choses.

Comment travailles-tu avec David ?

Nous avons ouvert notre propre boîte de production [Story]. Quand David fait des projets tout seul, ça ne ressemble pas du tout à notre travail ensemble. Même chose pour moi. Il est plus concerné par les grands enjeux politiques, tandis que moi, je m’intéresse aux enjeux plus personnels. On a des approches tout à fait différentes sur les choses, mais nous avons la même vision du monde. C’est pourquoi nous travaillons tellement bien ensemble, de même qu’avec Mats et Magnus. Nous sommes tous très différents, mais nous avons les mêmes “lunettes’’ pour voir le monde.

Est-ce que Abouk et Machiek ont vu « Slaves » ?

Abouk l’a vu. Elle habite en Ouganda. Elle va très bien, elle va à l’école, et je sais qu’on lui a montré le film. Machiek vit, lui, à Khartoum. Il va un peu moins bien, il a été très traumatisé. Il n’arrive pas à se concentrer sur ses études, il ne cesse pas de doubler. Je ne suis pas sûre qu’il ait vu le film. Mais une bonne nouvelle s’est produite : on a montré le film au Président du Sud-Soudan, Salva Kiir, qui est bien impliqué dans la question. On lui a envoyé 25 copies de « Slavar ». Il a promis de subsidier le travail de James Aguer qui a libéré des milliers d’enfants esclaves. Le film a eu un résultat concret sur place, ce qui est formidable. Un film si court, animé, peut quand même avoir des effets importants sur la réalité.

Propos recueillis par Katia Bayer. Retranscription, traduction :Adi Chesson

Consulter les fiches techniques de « Slavar » (Slaves) et de « Gömd » (Hidden)

Article associé : la critique de « Slavar »

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