Caroline Champetier : « Jʼaimerais être musicale visuellement »

Créditée au générique de C’est pas moi, le court-métrage patchwork de Leos Carax, présenté à Cannes et en salles le 12 juin prochain, la directrice de la photographie Caroline Champetier revient sur certaines de ses collaborations, avec Leos Carax évidemment mais aussi avec Chantal Akerman avec qui elle a travaillé notamment sur Toute une nuit. À l’occasion de cet échange, elle aborde également le lien à l’acteur, sa pulsion scopique et l’importance de l’ambiance dans les scénarios.

Caroline Champetier sur le tournage de Holy Motors de Leos Carax © Benoit Bouthers

Format Court : Le film de Leos Carax contient beaucoup d’images, y compris des images d’archives, de films, des images personnelles et télévisées. Comment se positionne-t-on en tant que chef opérateur sur un projet comme celui-ci ?

Caroline Champetier : Ce n’est pas moi qui me positionne, c’est lui. C’est lui qui me demande de l’accompagner sur ce film sur lequel nous avons tourné en deux sessions ; nous avons tourné une semaine les séquences piscine, chambres d’enfants, Buttes-Chaumont, etc ; puis, nous avons tourné une journée la course de Baby Annette. Je suis allée toute seule faire des pelures. C’est un film qu’on a fabriqué en plusieurs périodes et qui nous a demandé énormément de constance, beaucoup plus qu’il ne faudrait pour un film de 40 minutes. Effectivement, il y a des images de tous ordres. Ces images, nous les validions ensemble. Leos les choisissait, sur le net la plupart du temps, sauf quand ce sont des références à ses films, par exemple Merde sur lequel j’ai travaillé. J’ai restauré les précédents films de Leos Carax, durant les deux ans qui précèdent. Je connaissais donc bien ces images. Notre travail a suivi une sorte de désordre d’arrivées des images et de mise en ordre par Leos lui-même, par la suite.

Le projet de base correspond à une commande, à un projet qui nʼaboutit pas. Et malgré tout, on en fait un film.

C. C : Il y aurait de toute façon eu un film même si lʼexposition avait eu lieu. Quand un cinéaste expose à Beaubourg, et une rétrospective intégrale, cette question “Où en êtes-vous ?ˮ lui est posée et il doit y répondre dans un format de moins dʼune heure et de plus de 10 minutes.

Vous aviez déjà travaillé avec Leos Carax. Est-ce que vous avez perçu le format du court-métrage comme un format différent en termes de collaboration ? Est-ce que vous avez travaillé de manière différente ?

C. C : Les conditions de production étaient vraiment chaotiques. Il se trouve que cette proposition d’exposition à Beaubourg a fait suite au travail sur Annette qui a été dʼune intensité très particulière. Nous étions tous encore très liés par ce travail et avec une certaine inquiétude pour nous-mêmes et pour Leos de ce qui allait se passer après. Le rêve de l’exposition a été une façon de rester ensemble et Leos a tout de suite rebondi sur la proposition de ce petit film. Très vite, il a fait un premier film qui nous a tous étonnés par sa vivacité. Il avait déjà toutes les qualités du film actuel. Leos a monté lui-même en composant une partition avec des rythmes, des apparitions, des disparitions, des zooms .. Mon intervention vient sur la matière de toutes ces différentes images.

Vous intervenez dans différentes écoles, la CinéFabrique, la Fémis… Quels conseils donnez-vous aux étudiants ?

C. C : Jʼavais une sorte de module à la CinéFabrique que jʼappelle “Cherchez le gris neutreˮ, une façon de parler de lʼexposition. Cʼest quoi bien poser une image, quʼelle soit surexposée ou sous-exposée ? Quels sont les choix quʼon se donne quand on pose une image ? Comment saisir la lumière, l’évaluer, la modeler ? Je nʼai pas de conseils généraux à donner sinon apprendre à regarder, voir des films et se poser des questions. Ce qui me frappe, cʼest la puissance de lʼindustrie et comment elle conduit les formes cinématographiques actuelles. Par exemple, cette façon de déplacer la caméra : pourquoi est-ce quʼune caméra doit être constamment en mouvement ? Jʼinterroge plutôt ces automatismes-là en demandant aux étudiants de réfléchir avant de filmer. Aujourdʼhui, les outils nous permettent une telle automaticité des images que la réflexion est reléguée assez souvent à lʼarrière du geste.

Vous parlez dʼapprendre à regarder. Comment vous, vous avez appris ?

C. C : Jʼai fait de la politique dans les années 70 puis je suis rentrée à lʼIDHEC et jʼai choisi la caméra parce que cʼétait là où les femmes nʼétaient pas. Mais avec une lecture plus analytique, mon père était architecte et le rapport à lʼespace et à la lumière était constant. Je lʼai intuitivement, totalement, intégré. Je pense avoir une pulsion scopique assez forte. Jʼaimerais être aussi musicienne que je suis visuelle. Cʼest un regret. Jʼessaye dʼêtre musicale visuellement.

Les premiers court-métrages sur lesquels vous avez travaillé sont ceux de Jacques Rivette et de Jean Eustache. Quels souvenirs gardez-vous de ces collaborations ?

C. C : Sur Les photos dʼAlix (Jean Eustache, 1980), jʼétais assistante du directeur photo, Robert Alazraki, ce nʼétait pas forcément un travail de lumière mais plutôt de cadre, presque documentaire sur une artiste, Alix Cléo Roubaud. Mes premiers apprentissages se sont faits avec Chantal Akerman sur Toute une nuit et les courts-métrages avant. Puis très vite, avec Jean-Luc Godard, pendant deux ans, de 1985 à 1987. Cʼétait incroyablement intuitif et passionnant de travailler avec Chantal Akerman et je nʼai pas eu de recul au moment où je travaillais avec elle. Cʼest aujourdʼhui que je comprends à quel point Toute une nuit est étonnant, parce quʼil traverse le temps. Quand on le montre à des jeunes générations, il continue de provoquer des envies de cinéma. Moi-même, dans le travail que jʼai fait sur le film, je suis étonnée par lʼélan cinématographique, une façon de se saisir de la lumière qui est gonflée dans laquelle elle mʼa amenée, à la fois par les contraintes financières que nous avions, le fait que cʼétait un film entièrement nocturne, et le fait quʼil fallait éclairer parce que cʼétait une pellicule de 100 ASA, donc choisir les zones qui pouvaient être en lumière et celles qui ne lʼétaient pas.

Vous avez lʼimpression dʼavoir revécu ça avec dʼautres films, à travers vos propres courts-métrages ?

C.C : Jʼai lʼimpression quʼà chaque film qui me propose quelque chose, je le revis, mais avec plus de conscience. Quand je prépare Annette, jʼai plus de conscience de la difficulté énorme de chaque séquence. Avec Chantal, je me suis jetée dans cette histoire sans conscience et ça a produit quelque chose pour moi, pour elle. Le film a une sorte dʼénergie très particulière, et dans son œuvre aussi. Il regroupe tellement de ses centres dʼintérêt, il est à mi-chemin entre le film dʼinstallation, le film de danse, le film musical. Il y a quelque chose de très complet qui mʼétonne encore et qui étonne encore de façon générale.

Quand vous recevez des scénarios, est-ce que vous avez des images à la lecture, des idées de focale, de plans ?

C. C : Ce nʼest jamais aussi précis mais des références visuelles surgissent, picturales, photographiques ou cinématographiques. Dans un scénario, il y a un mot dont on parle peu et qui est essentiel alors quʼon croit quʼil ne lʼest pas, cʼest lʼambiance. Un scénario doit vous provoquer une ambiance visuelle et cette ambiance-là peut se décliner de beaucoup de façons. Sur le film de Carax, le travail sur le scénario fonctionne ainsi : un premier scénario est enrichi de beaucoup de références, multiples, que Leos filtre mais qui sont données par lʼéquipe. On finit la préparation avec un scénario qui a triplé, quadruplé, quʼon appelle le script tech. Cʼest un scénario nourri de toutes les références et des propositions qui vont faire la séquence, le découpage de Leos, les mouvements.

Il y a une intimité à trouver quand on filme des comédiens. Comment percevez-vous ce lien, ce rapport à lʼautre ?

C. C : Comme quelque chose de non-dit. Le comédien nʼest pas notre outil – si tant est que le comédien soit un outil ! – mais celui du metteur en scène. Pour nous, cʼest filtré par les désirs de mise en scène et en même temps, cʼest essentiel. Venant de cette école où je fais à la fois le cadre et la lumière, je suis derrière la caméra et le rapport à lʼacteur est évidemment intense. Cʼest vrai que je me sens plus dirigée par le metteur en scène mais lʼacteur peut avoir une forme de direction. Tout ça est silencieux. On ne peut pas interférer dans le rapport avec lʼacteur. On est très respectueux, il a besoin dʼune concentration énorme et surtout, son rapport premier se construit avec le metteur en scène. Par contre il sait quʼil est regardé, et sachant quʼil l’est, le rapport quʼil a avec nous est très particulier. Mais cʼest ça qui est intéressant au cinéma, cʼest toujours des triangles. Une proposition artistique, lʼargent et la logistique ; lʼacteur, le metteur en scène, le directeur photo. Les choses ne sont jamais binaires au cinéma. Ce nʼest pas une place que le directeur photo prend mais qui est donné par le metteur en scène et lʼacteur lui-même.

Quand je reçois un scénario, outre le fait que rêver, imaginer des ambiances visuelles, c’est évident que si je sais que nous allons va filmer tel ou telle acteur ou actrice, ça peut entraîner la décision de faire le film.

Vous travaillez avec de jeunes réalisateurs, comme Fyzal Boulifa. Vous vous intéressez à la relève ?

C. C : Cʼest lui qui mʼa contacté, il mʼa fait lire un scénario que jʼai trouvé éblouissant, Les Damnées ne pleurent pas. Il y avait quelque chose qui mʼa enthousiasmé. Toutes ses références pouvaient être les miennes, je les comprenais. Je me sentais vraiment en famille, dans une tradition de cinéma qui était la mienne : Fassbinder, Douglas Sirk.

Vous avez encore lʼenvie ou le temps de faire des courts ?

C. C : Je suis ouverte à tout. Si on me contacte, si on mʼenvoie quelque chose… Ca dépend du scénario et du rapport que jʼarrive à établir avec la personne. Si cʼest un jeune cinéaste ou une cinéaste confirmé(e), ce nʼest pas la même chose concernant le court-métrage. Mais pour moi, un film est un film, quʼil soit court, long, très long. Dans un cas, il y a une notion dʼapprentissage, pour sʼemparer du geste de cinéma ; dans lʼautre, il y a le désir dʼaller rapidement quelque part. La rapidité nʼest pas forcément un rapport de temps mais plutôt une forme de vivacité. Cʼest ça que jʼaime dans le geste de Leos Carax pour C’est pas moi.

Propos recueillis par Katia Bayer
Retranscription : Agathe Arnaud

Article associé : l’interview du comédien Denis Lavant

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