Agnès Patron ou l’urgence de la fabrication

À Format Court, on aime bien Agnès Patron, pas seulement parce qu’elle a réalisé L’heure de l’ours, un “Carnaval aux allures de fin du monde », récompensé du César du Meilleur Court-Métrage d’Animation 2021, mais aussi parce qu’elle a signé, raturé, modifié l’affiche de notre 2ème Festival Format Court à plusieurs reprises au gré des annonces gouvernementales. Dans ce long entretien réalisé sur Zoom, la diplômée des Arts-Décos raconte l’instinct, la désillusion de sa première année artistique, son déclic pour l’animation, mais également son fils, premier spectateur.

Format Court : Comment t’es-tu retrouvée dans une école d’art ?

Agnès Patron : A la base, au lycée, j’étais en arts plastiques, en option intensive. A la fin de ma terminale, j’avais hésité à continuer dans l’artistique et l’aspect littéraire m’intéressait aussi beaucoup. Ne sachant pas trop vers quoi aller, m’étant rendue aux journées portes ouvertes des écoles d’art et ayant un peu flippé en me disant que je n’avais pas le même niveau et que je n’arriverais pas à être aussi cool que ces gens-là, j’ai commencé des études de lettres.

Au bout de trois ans de licence d’histoire, je me suis dit : “Mais non, en fait, je n’ai pas grand chose à faire là”. Je ne sais pas quel a été le déclic mais j’ai décidé de raccrocher avec une filière artistique. Peut-être que je me suis dit que j’allais droit dans le mur si je continuais la recherche, en histoire. Je trouvais ça très agréable mais je ne voyais pas où j’allais aboutir. J’ai peut-être eu besoin de ce temps de maturation pour me dire que je pourrai y arriver moi aussi.

Pourquoi avoir choisi les Arts-Décos et comment t’es-tu intéressée à l’animation ?

A.P : Ca s’est fait de manière progressive. Après la licence d’histoire, j’ai suivi une prépa aux écoles d’art. J’ai fait l’Atelier de Sèvres pendant un an, ça m’a vachement dégrossi, je pense que j’arrivais avec pas mal de niaiseries au sujet des concours d’art, des codes, des manières d’aborder les écoles. J’avais une frayeur d’être prise nulle part car je quittais quand même mon cursus de troisième année. Du coup, j’ai passé tous les concours d’art qui existaient, même ceux des écoles d’architecture et j’ai quasiment tout eu. Les Arts-Décos ont vraiment été un choix. J’ai décidé d’y aller parce que c’était plus appliqué que les Beaux-Arts. J’avais besoin d’être cadrée, il y avait cette promesse aussi de grands ateliers où je pourrai faire du bois, du métal, explorer plein de trucs.

La première année a été extrêmement décevante, j’ai eu l’impression d’être retournée en maternelle. A mon époque, aux Arts-Décos, c’était la voie de garage des profs qui en avaient un peu marre d’enseigner. Du coup, on se retrouvait à goûter du vin et du fromage et à dessiner nos sensations, ce qui en soi peut paraître très cool mais qui est juste un gros prétexte à faire un apéro ! Moi, j’arrivais avec plein d’aspirations artistiques et d’envies d’apprentissage et je me retrouvais sur les quais de Seine à dessiner des marrons et des crottes de chien. C’était la loose totale mais malgré tout, il y a eu quelques ateliers géniaux dont l’atelier d’animation de Sébastien Laudenbach et Florence Miailhe. Ca a créé une étincelle, j’ai décidé que je ferais de l’anim’.

Qu’est-ce que tu as le sentiment d’avoir appris dans cette école ?

A.P : J’ai l’impression d’avoir appris une tonne de choses mais pas au niveau technique. J’ai surtout appris à acquérir une forme de liberté dans la manière dont j’aborde l’animation et tout un tas de choses. En section animation, on n’abordait pas la réalisation de manière très organisée et scolaire, en tout cas pas à mon époque. On dit souvent qu’aux Arts-Décos, notre défaut c’est qu’on fait de jolis films mais qu’on ne comprend rien. C’est un peu ça, on aborde les films sous le couvert de découvrir une technique, de patouiller dans différents matériaux, de tester des montages, de ne pas être trop dans un truc trop classique et attendu. Cette liberté, c’est quelque chose que j’ai découvert là-bas. Tu fais ce que tu veux. Tu as envie de prendre de la terre, d’animer du steak haché, tu essayes et tu verras bien. Ca ne marche pas, ce n’est pas grave. Ne sois pas timoré, c’est le moment où tu peux tester, après, tu vas galérer dans la vraie vie.

C’est comment d’animer du steak haché ?

A.P : Le steak haché puait, il avait fini par cuire sur la vitre, c’était l’horreur, on animait sur un banc-titre rétroéclairé, la lumière était chaude.. On n’a même pas eu envie de le manger !

Ecrire un premier film d’animation professionnel, ça s’est passé comment pour toi ?

A.P : Les premiers dossiers qu’on a vraiment faits pour des Commissions, c’était autour de Chulyen, histoire de corbeau avec Cerise Lopez. Aux Arts-Décos, on ne t’apprend pas ça par exemple. Ton film de fin d’études, on te demande de faire ce qui te tient au corps et tu le fais. En sortant de l’école, on a voulu faire Chulyen, mais on ne savait pas ce que c’était de faire un dossier. La première aide qu’on a demandée, c’était une aide à l’écriture à Fontevraud. On a envoyé une espèce de portfolio de nos pauvres boulots d’étudiantes sorties d’école pour des sites internet, on n’avait rien compris ! Là, j’ai appris à faire un dossier. On avait un scénario qui partait tellement dans tous les sens que je ne peux pas dire que j’ai appris à écrire un scénario classique. J’ai appris à écrire des choses mais de manière assez chaotique, on nous l’a d’ailleurs pas mal reproché. (…) C’est un peu la limite du dossier : arriver à traduire en mots ton univers. Chulyen, c’était assez compliqué parce que c’était très visuel et très rythmique. Va traduire ça avec des mots, bon courage ! Après, il y a eu toute la recherche de financements pour le film et nos productrices d’Ikki Films ont vraiment fait ça à la force du poignet, elles ont réussi à nous lever des aides, elles n’ont rien lâché.

Pour L’heure de l’ours, c’était plus simple parce que j’avais déjà fait un dossier. Et puis, Johanna Krawczyk m’a beaucoup aidée en co-scénarisant, voire plus, le film. C’était beaucoup plus lisse et clair dans ma tête. C’était un projet personnel, je n’essayais pas de faire rentrer deux univers dans un document papier, c’était plus facile, fluide.

Quelle période sépare Chulyen et L’heure de l’ours ?

A.P : Chulyen est sorti en 2015. On l’a fabriqué en 2012-2013 et L’heure de l’ours est sorti en 2019, et on a dû le fabriquer en 2017-2018. L’écriture de L’heure de l’ours a chevauché un peu celle de Chulyen. J’avais l’idée de L’heure de l’ours au moment de la fabrication de Chulyen, et je l’avais un peu remis dans les mains de Joanna.

C’est important de dire qu’on a galéré au début parce qu’on n’a pas d’expérience. Comment t’es-tu retrouvée à travailler avec Ron Dyens de Sacrebleu ?

A.P : Il avait beaucoup aimé Chulyen. Je produisais L’heure de l’ours au départ avec Ikki Films à nouveau. C’était compliqué en terme d’organisation. J’ai décidé à la fin de l’écriture, pour la première mouture du scénario, que j’allais changer de prod. J’ai été voir Ron qui a lu cette mouture et qui m’a dit : “Trop cool, j’aime bien le projet mais Agnès, je connais tes autres films, qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as édulcoré, ce n’est pas tout à fait du Agnès Patron”. Il avait raison parce qu’avec Joanna, on avait tellement peur de ne pas avoir les aides à cause de l’expérience qu’on avait eue avec Chulyen qu’on a fait un truc super bordé et lisse. Ron nous a redonné confiance en nous disant : “Ca, vous ne vous en occupez pas, ça va être mon boulot de vous trouver les sous et vous écrivez. Vous faites ce que toi, Agnès, tu auras envie de réaliser”. Moi, je m’étais dit qu’on allait faire un dossier propre et qu’on changerait tout une fois qu’on aurait l’argent ! Ce n’était pas un très bon calcul, je dois dire ! Ron nous a donné bien confiance et on a eu une grosse phase de réécriture qui n’a pas duré très longtemps mais qui a été très productive, et on est arrivé à la version à peu près finale du film.

Qu’est-ce qui a été l’étincelle de ce projet, l’envie de prendre le temps de raconter cette histoire ?

A.P : Ca a été avant la naissance de mon fils, il y avait déjà cette histoire qui était en train de mûrir. Et après, il y a eu sa naissance, il a grandi, il a fait des colères terribles. Ca nourrissait le scénario énormément, mon imaginaire aussi. C’est marrant, mais c’est un film pour lequel je me suis dit : “Je ne veux pas mourir avant de l’avoir fini”. C’est complètement con, je ne suis pas vieille, mais il me tenait tellement au corps qu’il fallait que je le fasse. C’était un moment de ma vie où c’était hyper important que je sorte ce truc. J’ai été beaucoup plus instinctive qu’à d’autres moments de ma vie, il y avait une urgence de fabrication. J’avais envie de le faire, Ron menait des projets vite et bien, j’en avais parlé à Céline Devaux qui m’avait dit : “Tu peux y aller, il est vraiment cool, il aime faire des films”. Je voulais quelqu’un qui ait autant envie que moi de faire le film, qui soit pressé aussi de le faire tout en le finançant bien. Et Ron avait aussi cette espèce de capacité à avoir l’énergie de porter le truc financièrement. A partir de la réécriture, il l’a porté à fond et ça, c’était assez génial. Et je pense que ça correspondait à une forme d’urgence, non pas qu’il l’ait fait à la va-vite (l’anim’, ça prend du temps et on y a passé le temps qu’il fallait), mais il fallait que ça sorte et que ce soit dit à ce moment-là de ma vie. J’ai certains projets dans ma tête qui peuvent encore attendre dix ans, mais celui-là devait être dit.

Tu a montré le film à ton fils ? Qu’est-ce qu’il a compris ?

A.P. : En voyant l’ours s’effondrer, il m’a dit : “Oh, la mère, elle a voulu tuer la colère de l’enfant”. Simon était un peu le premier spectateur et sa réaction m’a fait plaisir.

Comment lui expliques-tu ton métier ?

A.P. : Ah. Maintenant, il a 6 ans alors il comprend assez bien, il commence même à comprendre comment on fabrique des films d’anim’. Ce qui n’a pas été facile, c’est que pour L’heure de l’ours, il a fallu que je parte tourner à Ciclic à Vendôme. La semaine, je n’étais pas là et le weekend, je rentrais. Ca a été dur pour lui. Avec le temps, il a eu une grosse réaction de rejet : il ne regarde aucun film d’animation, il trouve ça super chiant (rires) ! Il ne regarde que des documentaires.

Le film se balade sur Vimeo. Est-ce que c’est juste pour la campagne des César ?

A.P. : Non, je crois qu’on l’a sorti sur Vimeo parce qu’il avait fini le tour des festivals. Il en a quand même fait beaucoup. Il est sur Vimeo Staff Pick, Jeffrey Bowers qu’on avait rencontré à Cannes nous avait dit : “J’ai adoré ce film, c’est ma Palme d’Or, tu me fais signe quand vous le sortez”. Je pense qu’il va rester sur le Net.

Cannes, c’est vieux. Entre Cannes et les César, il y a du temps qui est passé. Cette année compliquée, cette visibilité liée au film, tu vois ça comment ?

A.P. : Il y a deux choses. J’ai eu de la chance parce que mon film est sorti bien avant la crise du Covid. J’ai eu le temps pendant quasi un an d’aller en festival, de mai 2019 à février 2020. Après, ce qu’on vit avec les fermetures de salles, les arrêts de spectacles, je n’ai pas de mots, je ne comprends pas. Dans le milieu où je vis, j’y adhère totalement, je suis atterrée par la situation de la culture en France en ce moment comme si on n’était que des moins que rien. Je trouve pas mal que les César puissent se faire, qu’ils aient quand même obtenu l’autorisation d’avoir lieu même si ça va être à huis clos. Je pense que ça va être assez drôle en fait, mais bon, tant mieux !

Après, le fait que le film ait eu un gros retentissement, que je n’aurais jamais pensé que Vimeo “staff pickerait” l’un de mes films, je prends. Ca donne de la visibilité au film, à mon boulot, ça m’apporte de nouvelles collaborations, de nouveaux projets, ça facilite peut-être les choses pour les projets d’après. Je prends ça assez sereinement. Je suis assez stressée par le les paillettes et grands raouts comme Cannes. Au demeurant au festival, il y a eu plein de trucs géniaux mais d’un coup, c’était très intense. Et ma boîte mail se remplissait d’un coup d’une tonne de mails super bizarres. J’ai fait le tri. Par exemple, le projet que je viens de finir m’a indirectement été amené par Cannes au moment où le festival devait avoir lieu. Il y a eu le We are one festival on a demandé à Ron si mon film pouvait rejoindre la programmation, il avait dit oui. Du coup, une réalisatrice et photographe australienne Olivia Martin-McGuire l’a vu et m’a dit qu’elle travaillait sur un documentaire. Quand elle a vu les images de L’heure de l’ours, elle a vu les parties de son docu. Elle m’a proposé qu’on bosse ensemble, j’aimais bien son projet. Elle fait partie des très bonnes choses qui me sont arrivées.

Propos recueillis par Katia Bayer

One thought on “Agnès Patron ou l’urgence de la fabrication”

  1. Je vous félicite pour ce film d’animation et ses récompenses ( Cannes, César). J’ai aimé la référence à la lithographie de Georges Catling ainsi que les caresses des poils de l’ours. Par contre, dommage que la patte de l’ours ne soit représentée qu’avec 4 doigts au lieu de 5; il doit y avoir une logique artistique qui m’échappe. Je ne suis pas dans les réseaux sociaux, mais sur GOOGLE taper » robert bosch ours » pour mieux m’identifier éventuellement.

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