Une nuit à Tokoriki de Roxana Stroe

Tour de force traitant de l’intolérance ou exercice de méta-narration musicale, « Une nuit à Tokoriki » de Roxana Stroe embarque le spectateur pour un voyage singulier qui ne laisse pas indifférent. Tel était en tout cas le constat du jury Format Court qui a primé ce court métrage roumain de manière unanime lors de la dernière édition du Festival du film francophone (FIFF) à Namur.

Ce film d’école, qui a été apprécié dans des festivals partout dans le monde (Berlin, Sidney, Boston, Helsinki…), part de la prémisse du sempiternel triangle amoureux. Dans une Roumanie rurale figée dans un espace-temps décalé d’au moins deux décennies, une bande de jeunes garçons maladroits boostés à la testostérone se rendent, fièrement perchés sur une calèche, à la discothèque ad hoc nommée Tokoriki. Là-bas, c’est la fête des 18 ans de Geanina et tout le village est convié. À peine adulte, cette dernière semble avoir sa vie toute tracée, dorlotée à sa gauche par un père vraisemblablement bien aisé et à sa droite par son fiancé Bebe, ce jeune homme qui tergiverse constamment entre timidité et détermination.

C’est en fanfare que la fête bat son plein, avec un DJ lançant chanson techno après chanson techno, l’une plus ringarde que l’autre. Personne ne parle car la musique dit tout. Elle s’est d’ailleurs accaparé les rênes de la narration dès les premiers plans lorsque Alin, l’un des héros, a surgi en tant que alpha-mâle, indiscutable homme à femmes. Durant toute la fiesta, le jeu de regard suggestif entre ces trois jeunes amoureux provoque une tension à couper au couteau, alors que la musique, elle, sombre dans le vaudevillesque. La danse déguise à peine un rituel primaire de séduction et Geanina, déboussolée, se laisse emporter par les sentiments conflictuels d’effroi et de fascination, tiraillée entre deux prétendants.

tokiriki

Toutefois, la distanciation engendrée par cet univers surréaliste tellement improbable mais ô combien vrai retient toute l’attention jusqu’au retournement dramatique de la situation (prévisible ou non selon les sensibilités des uns et des autres) qu’il serait criminel de dévoiler ici, tant la puissance du film repose sur cet effet de surprise. Qu’il suffise de dire que la scène qui s’ensuit, d’une grande violence, est rendue d’autant plus éloquente par le filtre d’un voile d’esthétisme et de chorégraphie quasi kubrickiens, un choix habile de la part de la jeune réalisatrice.

Rares sont les cinéastes qui osent marier un travail formel recherché avec un fond engagé tout aussi audacieux, de sorte que l’un ne prenne pas le dessus sur l’autre et ne le relègue pas au rang soit du gratuit soit du superficiel. Plus rares encore sont celles et ceux qui réussissent le pari, comme l’a fait Roxana Stroe à ce stade si précoce de sa carrière.

Adi Chesson

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