Festival Off-Courts 2016, notre compte-rendu

Depuis 17 ans, le Festival Off-Courts de Trouville développe une collaboration franco-québécoise constitutive du caractère unique de cet événement qui n’hésite pas à proposer une programmation qui répond à une diversité surprenante. Au-delà de cette collaboration, cette année, à Trouville, nous avons pu découvrir des films européens et/ou issus de pays francophones au sein de deux programmes intitulés « Europe et Francophonie ». En plus des focus étrangers consacrés à Haïti et à l’Espagne, la session de Kino Kabarets qui, cette année encore, a attiré des participants de nombreux pays (Maroc, Argentine, Russie, Belgique, Acadie, Espagne, Haïti, Madagascar et bien sûr France et Québec), et un programme du court au long avec en tête d’affiche Sylvain Desclous (récompensé du Prix Format Court pour « Le Monde à l’envers » au festival de Vendôme en 2012, venu présenter son premier long « Vendeur »), Thierry Bouffard, Carnior et Edouard A. Tremblay (ces derniers se partagent la paternité de « Feuilles Mortes »). Cette ouverture sur le monde n’a donc pas manqué à ses exigences avec, dans l’ensemble, des films d’une qualité esthétique remarquable. La diversité -véritable mot d’ordre de cette 17ème édition- se retrouve au sein même des thématiques traitées dans les films ; questionnements politique et social en passant par des sujets de pur divertissement. En cela, le palmarès 2016 apparaît comme très représentatif de cette programmation hétéroclite.

Identités troublées et sentiments exacerbés

Parmi les films sélectionnés, nous avons voulu mettre en lumière ceux préoccupés des questions d’identités. Des films qui traitent de sentiments forts jusqu’à leurs exacerbations permettant au cinéma de se déployer dans son entièreté. Ces films ont su rendre hommage au cinéma en exploitant sa capacité à faire coexister plusieurs formes d’art en son sein. Ainsi, l’hétéroclisme évident de cette programmation apparaît, finalement, comme une condition de la diversité.

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Avec « The Ordinary », les frères Dara marquent les esprits à bien des égards et se démarquent des nombreux cinéastes présents. Pour leur première collaboration, ils déploient avec intelligence leur talent et s’offrent le Prix du jury-Région Normandie. Inspirée du tableau Saint Georges et le dragon de Paolo Uccello, cette histoire est celle d’un jeune homme qui célèbre sa victoire contre un dragon aux proportions énormes, à travers une danse enivrante. Si comme le disent ses réalisateurs, « cette vision » paraît en somme toute simple, c’est pourtant de là qu’elle tire sa puissance émotionnelle. D’entrée de jeu, il y a quelque chose de magique qui s’installe. L’enchaînement de mouvements panoramiques sur une musique d’Erwann Kermorvant nous présente avec grâce le lieu de l’histoire. Ce quartier résidentiel aux allures de Wisteria lane (« Desperate housewives ») où le vide semble s’être installé durablement est pour Julien et Simon Dara, la toile en trois dimensions qui cristallise le sentiment de victoire de ce personnage. Un sentiment qui se passe de mots pour éclore et se verbalise à travers le corps atypique de Jeremy Deglise, à travers son exécution hypnotique d’une danse qui soulage. Le danseur n’interprète pas, il incarne, à ce moment, cet état paroxystique auquel seuls les grands sentiments peuvent nous soumettre. C’est, dès lors, en un personnage héroïque que se transforme ce jeune homme qui nous rappelle ces mots de la chorégraphe américaine Agnès de Mille : « Quand tu danses, tu sors de toi-même, tu deviens plus grand et plus puissant, plus beau. Pendant quelques minutes, tu es héroïque. C’est la puissance. C’est la gloire sur terre. Et cela t’appartient, chaque soir ». Un dragon, une danse et puis, le silence. Ces éléments propres au film créent un univers singulier – à cheval entre cinéma expérimental et science-fiction – que Balthazar Lab (chef opérateur du film) a su révéler par une image aux couleurs froides et appuyées. « The Ordinary » est un film qui prend des risques. Déroutant. Inédit. Et surtout émouvant. Qu’il remporte à Off-Courts le Prix du jury est une belle victoire pour ses jeunes réalisateurs qui ont su s’affranchir des schémas scénaristiques traditionnels et porter leur « vision » au plus haut degré de maîtrise technique.

De la même façon, « Days of Eva », un film de fin d’études réalisé par le jeune Québécois Vincent René-Lorti (diplômé de l’université de Concordia à Montréal) nous présente une narration épurée de tous éléments superflus pour ne mettre l’accent que sur les sentiments. Et là encore, on a pu déceler une réelle maîtrise technique. Dans un monde post-apocalyptique, Eva, seule survivante d’un immeuble abandonné où l’air n’est plus respirable, subsiste grâce à ses dernières réserves d’oxygène mais le temps lui est compté. Le bruit du vent, la neige qui tombe, l’épais brouillard suffisent à ternir les lieux et à parfaire l’univers post-apocalyptique, menant habillement vers le personnage, vers un sentiment lourdement incarné : la solitude. Vincent René-Lorti ne se contente pas d’évoquer ce sentiment, il multiplie les plans de vide total et les confrontent à cette première apparition d’Eva, engoncée sous son casque d’oxygène. Le choix du cadrage des trois premiers plans du film participe fortement à cet effort d’isolement du personnage, laissant toujours deviner un hors-champ désertique qui s’étendrait à perte. Dans cet espace ouvert abandonné, la solitude de cette jeune fille nous apparaît bien plus grande, voire oppressante. À la danse de « The Ordinary », se substitue le chant comme une voie vers une libération inévitable qui passe par la mort du personnage. Le réalisateur qui revendique son admiration à « Birdman » (Iñárritu) a su recréer dans son film cet enchevêtrement d’un monde réaliste et d’un monde onirique où le fantastique se donne à voir avec splendeur. L’espoir d’Eva à l’écoute de ce chant se mue rapidement en désespoir. Le chant apparaissant alors, selon Vincent René-Lorti, comme la « projection de son désir » de trouver une présence humaine, mais aussi comme « la projection de notre solitude présentielle dans un univers futuriste ». En un mot « Days of Eva » met au jour un sentiment universel à travers des images poétiques fortes.

Récompensé du Prix Spira, « la Voce » de David Uloth ne cesse de collectionner les prix (Grand Prix National et Prix du public au festival Regard au Québec). Le film nous embarque dans la vie d’Edgar qui travaille dans un abattoir de porcs. Mélomane, il aime chanter l’opéra, il aime aussi Ginette, une strip-teaseuse. Décidé à lui faire sa demande, Edgar surprend Ginette avec un autre homme. Le choc est tel que sa voix se transforme en celle d’un cochon. Véritable satire sociale, David Uloth orchestre cette symphonie loufoque à la manière d’un David Lynch ou d’un Jean-Pierre Jeunet ou plus récemment encore à la manière du jeune Adan Jodorowsky avec son film « The Voice Thief ». À savoir qu’il utilise le cinéma non pas comme un simple reproducteur du réel mais comme un producteur de mondes inédits qui répondent à leurs propres règles. « La Voce » s’ouvre tel un spectacle d’opéra. Au début, nous entendons des conversations lointaines et des applaudissements de supposés spectateurs tandis qu’à l’écran, seul le générique sur fond noir se lit avant que n’apparaissent des pattes de cochons sublimés par une lumière diffuse. Les effets d’optiques surprenants qui ne laissent qu’un espace restreint de netteté à l’image soulignent la confusion du personnage qui semble chercher sa place dans ce monde étrange. Rejeté et méprisé de tous, son mal-être n’en est que plus grand lorsqu’il découvre sa Ginette dans les bras de cet autre homme. Si le jeu de Miro Lacasse suffit à ce moment à exprimer la déception du personnage, l’utilisation d’un traveling avant vertigineux décuple ce sentiment. De la même manière, le chant à l’unisson d’Edgar et de sa collègue de travail ayant chacun hérité de la voix de l’autre transcende leur rencontre amoureuse. Edgar trouve enfin sa place dans les bras de cette femme victime comme lui d’un rejet social. C’est sous les applaudissements de leurs collègues que le film se clôt ; une porte se ferme ensuite comme se fermerait le rideau d’un spectacle d’opéra mené à son terme. David Uloth exacerbe les sentiments de ses personnages par une mise en scène stylisée et un montage très présent. Fantaisiste et décalé, le film semble être l’expression d’émotions démesurées où le réalisateur québécois fait la démonstration survoltée de son expérience, mettant réellement tous les moyens du cinéma à disposition de son œuvre.

Présenté dans le traditionnel programme Politik, « Ennemis Intérieurs » de Sélim Azzazi (Présélectionné aux César 2017) a aussi à cœur de peindre avec force les sentiments de ses personnages par un emploi de la caméra, certes moins fantaisiste mais tout aussi efficace. Dans un face à face intenable, un Algérien, Salah, venu faire sa demande de naturalisation se retrouve forcé de répondre à des questions de plus en plus déconcertantes qui ne manquent pas de créer chez lui, à mesure que se déroule l’interrogation, une incompréhension profonde. Devant lui, Antar, un jeune homme français de type maghrébin, lui demande des noms d’hommes d’Algériens susceptibles d’être affilié à un mouvement terroriste. L’identité étant le cœur du sujet, le film opte pour un huis clos presque total naviguant entre les flash-back de Salah et l’interrogation sous haute tension de ce dernier. L’utilisation du huis clos laisse la place au jeu des acteurs et permet au réalisateur de se concentrer sur une mise en scène s’apparentant au théâtre (car peu de mouvements de caméra). Il alterne entre inserts, plans rapprochés et gros plans. Le changement de lumière pour indiquer l’écoulement du temps se rapproche aussi du théâtre. Cette façon de filmer qui peut paraître simple crée une tension et touche aux sentiments ambivalents des personnages. Salah est d’abord dans une situation inconfortable à cause du double rejet dont il est victime. Etranger dans le pays qu’il considère comme le sien : la France ; étranger dans le pays qui l’a vu naître : l’Algérie. Il se trouve ensuite dans une situation paradoxale puisque le film met en exergue le manque de confiance qu’il éprouve envers cette institution policière qui représente l’Etat français auquel il souhaite néanmoins appartenir. Fort de sa malencontreuse expérience avec la justice qui l’a condamné quelques années plus tôt pour une affaire de vol qui ne le concernait pas, il refuse de divulguer les noms des frères avec qui il avait l’habitude de se réunir. C’est là que la justesse d’interprétations des acteurs exacerbe les sentiments éprouvés notamment par Salah. Le visage dur, les sourcils froncés, il semble traversé par tout un tas d’émotions, la peur, la colère, la honte et lorsqu’il cède, le dégoût. À l’inverse, Antar ne comprend pas non plus que Salah ne veuille pas aider à la protection de son pays. Cette incompréhension partagée du discours de l’autre soulève l’enjeu du film, à savoir qu’il nous questionne sur le rapport à l’autre et sur les relations humaines. C’est parce qu’il y a chez l’un comme chez l’autre une construction fictionnelle de l’autre soit un « nous » versus un « vous » auquel ne cesse de se référer Antar, qu’ils se voient d’abord comme des ennemis avant de se voir comme des hommes, simplement préoccupés de problématiques différentes.

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La comédie sociale d’Ara Ball « Vie d’ruelles », Prix du Public du Casino Barrière, traite également de la question identitaire en se focalisant sur un groupe d’immigrés exclu de la société. Quatre individus qui cherchent à se libérer de leurs conditions de vie déplorables, en quête à la fois de liberté et de nouveaux départ, Odney, Rajni, Aluki, et Mafeeda se bâtissent une nouvelle vie et refusent l’intimidation banalisée ; leurs différences ne seront pas un motif de discrimination. L’intelligence d’Ara Ball a été de faire faire à ses personnages le contraire de ce que l’on pourrait attendre d’eux. Très différents des films précédents, il met en place une histoire forte sans jamais perdre de vue l’humour. Evoqué plus haut pour « Ennemis Intérieurs », la construction fictionnelle d’un « vous » et d’un « nous » se retrouve ici dans les paroles racistes assumées du patron d’Odney : « Vous êtes tous pareil vous autres, prendre sans jamais demander, sans jamais donner ». Le « vous », repris sur le champ par Odney avec un air d’étonnement va lancer le récit. Dès lors, Odney et ses trois compères font un pied de nez à cette société qui préfère les mettre dans le même sac pour mieux les mépriser, et décident d’agir à la manière de ce « vous » fictionnel auquel on ne cesse de les rattacher. Puisqu’on ne veut pas leur faire une petite place, alors ils vont se la faire eux-mêmes. Par le ton apparemment léger du film, Ara Ball esquisse une belle critique de la société et renouvelle au passage le genre de la comédie. A ses personnages, il ordonne d’être libre et avec force.

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Ce manque de liberté, ce sont souvent aussi les femmes qui en sont victimes. Raphaël Ouellet semble avoir fait le même constat que nous, dans son film, sobrement intitulé « (E) », Mention spéciale du Jury Québec. (A) Une femme d’âge mûr se maquille nue devant un miroir. (B) Seule devant un club de strip-tease, une jeune femme fume sa cigarette, elle ne porte que ses sous-vêtements et une légère veste en jean. (c) Dans un fast-food, une autre jeune femme à forte corpulence engloutit son repas. (D) Au milieu de la nuit, une autre encore court dans la forêt. (E) Au sortir d’une boîte de nuit, une jeune femme vêtue d’une robe courte rentre chez elle en titubant. Le réalisateur, également photographe, relie ces cinq histoires de femmes par le biais du corps et de l’apparence. Il propose, encore une autre manière de faire du cinéma en s’immisçant avec sa caméra entre une femme et les démons qu’elle se crée sous la pression d’une société de conditionnement. Il capture ces moments et nous en fait des portraits émouvants. Qu’il aborde la nudité avec les deux premiers portraits, le poids avec les deux suivants ou qu’il suggère une agression probable de cette dernière jeune femme, la question de la norme se pose. Le corps est ainsi filmé par des plans fixes sans effets particuliers, hormis quelques légers travelings, ce qui renforce le propos et nous permet de partager le mal-être de ces femmes. Mal-être qui passe aussi par des visages aux regards vides et désespérés. Néanmoins, si les plans sont fixes, Ouellet, apporte grâce à son regard aiguisé de photographe, une attention particulière à l’image. Le léger grain, la lumière réaliste des lieux filmés et les couleurs chaudes sont les moyens visuels avec lesquels Raphaël Ouellet choisi de montrer le sentiment d’oppression. Mais c’est par l’accumulation de ces portraits qu’il exacerbe ce sentiment. Par conséquent l’impression que le film ne nous raconte pas cinq histoires mais bien une histoire : celle de toutes les femmes privées de liberté. On peut ainsi dire que Raphaël Ouellet nous offre une œuvre, en tous points, originale et frappante de lucidité.

Marie Winnele Veyret

Article associé : l’interview de Serge Abiaad, directeur de La Distributrice de films

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