Randall Lloyd Okita et le cinéma de l’abîme

Artiste pluridisciplinaire avec un style tout à fait singulier, le cinéaste canadien Randall Lloyd Okita explore les questions existentielles et sociétales à travers une vision très personnelle des choses. Lauréat du prix Format Court au dernier Festival Nouveau Cinéma à Montréal, son dernier film « The Weatherman and the Shadowboxer », montré à notre séance de février, se situe, à l’instar de ses films précédents, aux lisières des cinémas narratif et artistique. Un bref aperçu des œuvres clefs de la filmographie de l’auteur révèle un regard sensible, audacieux et intimiste.

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Machine with Wishbone (2008)

Le premier film qui fait remarquer ses talents est une animation déjà virtuose réalisée à partir de l’œuvre sculpturale d’Arthur Ganson. Les machines dites kinétiques de l’artiste américain ainsi que la machine-lit, une jolie invention de Randall Lloyd Okita lui-même, servent de protagonistes de ce court métrage déjanté, entre célébration d’art et éloge de science. C’est qu’en quelque sorte, Randall Lloyd Okita et Ganson sont tous deux des homines universales, artistes et savants accomplis de la Renaissance postmoderne.

Le film repose sur une recherche formelle et esthétique approfondie. Le semblant de narration consiste en l’animation d’un os dit « de bonheur » auquel se réfère le titre. Le réalisateur instaure ainsi une pseudo-piste narrative et crée une tension dramatique. La partition stéréotypée et bien appuyée renforce le décalage entre les pôles opposés d’une forme cinématographique et un fond de non-sens. Il apparaît dès lors dans l’œuvre une dimension surréaliste, « magrittesque », du genre : « Ceci n’est pas le récit d’un os de bonheur ! »

Fish in Barrel (2009)

Film psychologique explorant les questions existentielles avec une esthétique à la fois troublante et fascinante, « Fish in Barrel » se présente tel un thriller psychologique habillé en art vidéo. Le protagoniste anonyme, plongé dans un huis clos de solitude et de désarroi, élabore un mécanisme sophistiqué afin de se libérer de son ennui profond, toujours à l’aide de la sculpture kinétique vue dans « Machine With Wishbone ». Cependant, ce second film flirte plus ouvertement avec le narratif, tout en jouissant d’une poésie et d’un esthétisme accrus, sous forme d’une danse macabre chorégraphiée soigneusement et avec aplomb.

Le travail du son, d’une exécution formidable en soi, est primordial. Entre silences et bruitages, ce sont les bas-fonds mêmes de la psyché humaine qui surgissent ; ces glauques et sombres interstices où l’on se lasse de son éternelle lutte, celle entre la fuite et la confrontation à la vie, entre énergie vitale et énergie destructrice. La question fondamentale de l’existentialisme moderniste du 20ème siècle trouve ici une forme nouvelle, mise à jour.

Visuellement épuré, le film joue avec des effets spéciaux intéressants, notamment le slow motion et le bullet time mêlant photographie et montage, pour figer le temps et plonger le spectateur dans une expérience psychologique intense et étouffante.

Things I Can’t Tell You (2012)

Expérience cinématographique ambitieuse déjà par sa durée de 25 minutes, « Things I Can’t Tell You » est, comme son nom le suggère, dépourvu de toute narration manifeste. Cette œuvre qui défie toute catégorisation facile se situe à mi-chemin entre le cinéma et le vidéart, entre constat et énigme. Visuellement, le film est composé d’un diptyque de deux corps en feu (celui du réalisateur lui-même) qui s’approchent l’un de l’autre pour tenter en vain de se rejoindre. Il s’agit d’un imperceptible video loop (ou boucle) filmé ultra rapidement avec un taux de 1000 images par seconde et ensuite ralenti considérablement, le tout engendrant un curieux effet de distanciation et d’hyperréalisme. La symétrie inexorable de l’image combinée avec une lenteur exacerbée crée un effet onirique voire hypnotique.

Éloigné des codes cinématographiques conventionnels, le film explore par le biais de son formalisme les binômes complexes de l’instantané et la temporalité étirée ; de la distance et la proximité, et évoque inévitablement une portée allégorique autour de la notion de l’identité et l’altérité. D’une grande maturité, « Things I Can’t Tell You » prépare en quelque sorte l’objet hybride qui est « The Weatherman and the Shadowboxer », et témoigne d’une maîtrise parfaite du médium cinématographique, que Randall Lloyd Okita sait extraire de sa définition classique et réinventer en l’assimilant à d’autres formes artistiques.

Adi Chesson

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