Art d’Adrian Sitaru

Le film roumain « Art » a reçu le prix Format Court au FIFF 2014 à Namur. Dans ses courts et longs-métrages (« PicNic », « Best Intentions »), Adrian Sitaru manie l’art des tensions en soupape, des nœuds d’oppression. Il ne déroge pas à la règle avec ce huis clos au malaise latent.

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La situation initiale est simple : lors d’un casting, une jeune fille mineure doit incarner le rôle d’une préadolescente embarquée dans un réseau de prostitution. Il en découle tout un questionnement sur la notion de responsabilité, à la fois artistique et parentale. Comment dénoncer la violence sans que le processus de monstration reproduise lui-même une forme d’abus ? Quelles sont les limites de l’art et où situer le point de bascule vers l’utilisation, le détournement ? Un parent pensant, tranchant pour son enfant n’est-il pas aussi piégé par la problématique de l’abus ? Finalement peut-on réchapper à l’ingérence parentale quand l’éducation n’est en soi qu’une succession de décisions prises pour autrui ? Où s’arrête le désir de convaincre et où commence le mécanisme de la manipulation verbale ? Toutes ses interrogations se rassemblent en une seule : la fin, aussi noble soit-elle, justifie-t-elle les moyens ?

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Sur une ouverture nette et frontale, le spectateur se retrouve jeté dans la scène d’exposition. Le casting est en cours, il n’a qu’à le saisir au vol. Après l’essai de jeu, les deux cinéastes séduits par la prestation de la candidate cherchent à convaincre la mère de laisser sa fille jouer dans le film, malgré une scène au caractère érotique évident bien que non dénudée et seulement suggérée. Le huis clos est déjà installé, il tisse son filet.

Pas de véritable progression narrative ici, mais une impression de piétinement, d’engluement dans le temps. Les plans fixes figent le déroulement. À l’intérieur de ces cadres immobiles se dessinent nettement les pans et les arrêtes murales. Les deux pièces de l’appartement sont constamment délimitées à l’image par les cloisons, aucune échappée n’est envisageable. L’espace est encombré par un mélange d’objets du quotidien et de matériel de tournage. Très vite, le manque d’air se fait sentir. Et la parole des adultes, omniprésente, envahit tout, ne laisse aucun répit. Sitaru cadre un personnage et ne le lâche plus, il tire le plan dans la durée, sans alternance de champs/contre-champs. Les répliques des autres protagonistes se font donc hors champs. Malgré l’échange verbal, la caméra révèle l’impossibilité d’une discussion, d’un partage d’idées. Il s’agit bien d’assaillir l’autre avec son discours, de prendre le dessus par la parole.

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Et au milieu de tout ça, la principale intéressée a disparu. Littéralement absente de l’image, effacée. Dissimulée par sa mère dans le seul axe où elle aurait pu être visible, le spectateur découvre brusquement sa présence, lorsqu’on lui demande enfin son avis. L’apparition subite, par son effet de surprise, fait sourire. D’un sourire jaune. Et cette prise de parole n’est que balbutiement puisque très vite on la lui coupera. Lorsque la jeune fille doit mimer une fellation pour donner un aperçu de la future scène choc du film, elle mime l’excitation de son chiot en se dandinant dans tous les sens, sur les indications et encouragements de sa mère… et sous le regard interloqué des deux hommes. Jamais, il n’est réellement expliqué à la jeune fille les enjeux de la scène, ce qu’elle représente concrètement. Le rire reste coincé dans la gorge, un comique du malaise que Sitaru sait très bien cultiver.

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À la fin du casting, échange entre l’assistant et le réalisateur : le premier reproche au second ses procédés de persuasion. L’autre rétorque qu’il en va de là responsabilité de la mère, lui-même n’aurait jamais amené sa fille à un tel casting. Volte-face des personnages masculins qui révèlent leurs paradoxes. Leur discussion est interrompue par une découverte improbable. Les deux hommes se retrouvent nez à nez avec un nuage flottant et statique au centre de la pièce. Celui-ci rappelle le plan apparu juste après le titre au début du film. Le lettrage de ce dernier ayant disparu sous forme de fumée, une rémanence blanche enveloppe la jeune fille dans un plan calme, silencieux (le seul du film) où l’adolescente, en retrait du monde, sourit. Ce nuage final leur clouera le bec. Réponse de l’indicible face à l’oppression des discours, la domination de l’argumentaire… Jusqu’alors la sensation d’étouffement du réel était très forte avec une saisie du temps sans concession, sans ellipse, un aspect cru de la lumière et une densité palpable des dialogues. À présent, elle s’évapore dans l’étrange, l’incompréhensible. Un retour à la poésie qui vient remettre les choses à leur place, balayer le malaise. On ne sait pas ce que va décider la mère, les deux cinéastes sont coincés dans leurs contradictions. Le nuage ne conclut rien, il transporte le film et le regard ailleurs.

Juliette Borel

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Article associé : l’interview d’Adrian Sitaru, le reportage « Adrian Sitaru ou la philosophie des regards »

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