L’expérimental à Clermont-Ferrand : le Labo disséqué

Aux côtés des compétitions nationale et internationale du Festival de Clermont-Ferrand, la sélection Labo se présente chaque année comme une plateforme pour des films peu classables, peu lisibles, ou carrément ovnis. Sous l’appellation générique facile de films expérimentaux, le Labo constitue la sélection certainement la plus riche du festival. Aperçu de cinq films représentatifs de la diversité des œuvres candidates.

Gaarud d’Umesh Kulkarni (Inde, 2009)

Après l’enchantement placide et touchant de « Three of Us » et de « Vilay » (en compétition internationale à Clermont-Ferrand respectivement en 2008 et en 2009), le réalisateur indien Umesh Kulkarni présente « Gaarud » (Le charme), un film dans un style tout à fait différent. Probablement le film le plus narratif de la sélection Labo, ce court métrage s’épure de toute fictionnalisation classique pour transmettre son histoire.

gaarud

À l’aide d’une caméra perchée sur un dolly, le réalisateur opère un travelling lent à travers une chambre construite en studio et répète ce procédé à plusieurs reprises, filmant ainsi le même espace à divers moments. En effectuant des coupes imperceptibles dans le noir, il évoque l’effet illusoire d’un long plan séquence.

Traversé par l’intransigeance du rythme imposé, ce court métrage se présente d’emblée comme le récit d’un lieu, comme un voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, où chaque scène, telle une vignette ténébreuse, a sa durée de représentation. Deux plans statiques encadrent une succession de personnages hybrides reliés par le thème de la valeur de l’être humain, aux sens spirituel et matériel : des marchands de saris, des prostituées, des jeunes consommateurs, des pauvres, des malades, des morts, … D’autres plans de la chambre vide proposent au spectateur un regard sur lui-même tout en lui laissant la possibilité de construire sa propre interprétation.

M – Félix Dufour-Laperrière (Canada, Québec, 2009)

« M » de Félix Dufour-Laperrière est une expérience vidéo, unique par sa grande audace et la subtile complexité dissimulée derrière son apparente opacité.

Ce petit film en noir et blanc met en scène une animation quasi fractale dans laquelle jaillit une panoplie de petits écrans animés, qui font penser de manière subjective à un négatif, à la surface lunaire ou encore à une radiographie. Avec « M », le Québécois semble opérer une explosion du pixel comme unité visuelle à travers sa propre mise en abyme.

À l’instar de cinéastes expérimentaux tels que Godfrey Reggio (« Koyanisqatsi ») et Derek Jarman (« Blue »), Dufour-Laperrière offre une œuvre entièrement formaliste, où un élément – graphique en l’occurrence – prime sur toute narration et toute personnification. Derrière le « montage » organique de ce kaléidoscope achromatique se cache un jeu élaboré de contrastes, aux plans visuel et sonore. En effet, le clair-obscur de l’image tremblotante trouve son écho dans la bande-son qui alterne des accords électro (signés Gabriel Dufour-Laperrière) et des bruitages mécaniques, ponctués par un silence glacial. Le procédé des contrastes s’opère également entre la proximité et la distance, entre la surcharge et le vide. Ce questionnement constant sur les limites de la perception et son infinitude font de ce court métrage un spécimen exemplaire du cinéma non narratif.

Muzorama – Elsa Brehin, Raphaël Calamote, Mauro Carraro, Maxime Cazaux, Emilien Davaux, Laurent Monneron et Axel Tillement (France, 2009)

« Muzorama », film au format très court, représente un travail réalisé par sept élèves de l’école Supinfocom d’Arles. L’animation s’inspire de l’univers graphique surréaliste de l’illustrateur français Jean-Philippe Masson alias Muzo.

Réalisé dans une 3D qui se veut délibérément naïve, ce court métrage français propose une redéfinition du paysage urbain vu sous un angle absurde. Le récit rassemble une série de personnages habitant autour d’une place invraisemblable. Jouant systématiquement sur l’étrange et le familier, le film représente en quelque sorte un univers parallèle où tout est presque normal, à la limite de l’imaginable. Quant aux personnages, ceux-ci reflètent la dimension collective de cet exercice par leur nombre et leur variété : une gigantesque mangeuse d’hommes, un bonhomme au nez inversé, une tête servant de ballon de foot, un cycliste sur un vélo aux roues-escargots…

L’absurde vire vers le grotesque dans ce petit court allègre et rappelle l’univers de Jérôme Bosch vu à travers la palette luisante d’Edward Hopper, tout en représentant l’être dans l’être et dans le multiple.

Origin of the Species – Ben Rivers (Royaume-Uni, 2009)

Film écossais d’une force extraordinaire, « Origin of the Species » de Ben Rivers mène à bien un travail de réflexion existentielle approfondi autour d’une exploration de la nature, dans tous les sens du mot.

Dans un registre documentaire, le film se construit autour des propos d’un certain Monsieur S. qui vit isolé dans la nature. Sa voix lointaine aborde un discours sur la protohistoire, sur la cosmogonie et sur la philosophie du temps. Son discours traite de la vie, de la survie et de la mort en passant par des propos apocalyptiques, des visions panthéistes et des réflexions sur le monde. Un montage parallèle à ses paroles représente la nature minérale, végétale et animale, et dote le film d’un rythme posé.

À travers une image qui jongle habilement entre plans statiques et plans séquences, Ben Rivers met en scène le binôme créateur-création en juxtaposant cosmos et nature, nature et homme, homme et machine, machine et civilisation. « Origin of the Species » abord en même temps l’hypothèse de l’être humain comme spectateur et condition nécessaire pour la compréhension, voire l’existence du monde, en posant un questionnement du type « le monde existe-t-il lors qu’il cesse d’être perçu ? », idée d’autant plus pertinente dans le contexte du septième art lui-même.

Avaca – Gustavo Rosa de Moura (Brésil, 2009)

Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher,…
– « L’Héautontimorouménos », Charles Baudelaire

Par le biais de la simple technique de l’image inversée, le réalisateur brésilien livre un film gore sur l’abattage d’un bœuf. À l’instar du « Sang des Bêtes », documentaire classique de Franju, « Avaca » oblige le spectateur, sans pitié ni retenue, à confronter son inertie et sa passivité face à ce qu’il décrierait volontiers : la cruauté à l’égard des animaux.

La démonstration froide et rugueuse de la mort, sans la moindre esthétisation ni humanisme, est contrebalancée par le processus du temps reversé, ce qui dote ce court d’une grande qualité artistique et le distingue du film de propagande au premier degré. En même temps, la réalisateur Rosa de Moura fait un clin d’œil audacieux à cette capacité unique du cinéma à remonter dans le temps, à défaire ce qui a déjà été fait, à faire revivre ce qui a déjà cessé d’être.

Adi Chesson

Consulter les fiches techniques de « Gaarud », « Muzorama », « M », « Origin of the Species » et « Avaca »

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