Félix Dufour-Laperrière. Le langage du non narratif, le cinéma de l’abstrait

Les films « abstraits » du Québécois Félix Dufour-Laperrière s’inscrivent parfaitement dans ce genre fugace, insaisissable et intriguant pour lequel est conçu la compétition Labo du festival de Clermont-Ferrand. Le réalisateur s’exprime sur son style hybride et multi-facette.

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Quels facteurs et influences t’ont attiré vers le cinéma ?

Depuis mon plus jeune âge, le cinéma m’intéressait, mais de là, à en faire un métier, ça me semblait quelque chose de très distant et d’inaccessible. Lorsque j’ai déménagé à Montréal, j’ai découvert l’animation tchèque en tombant tout à fait par hasard sur un DVD de Svankmajer. Chris Marker a été une autre grande influence pour moi. « Sans Soleil » a changé ma vie. Ce film ouvre un spectre très large de sens et en même temps reste avant tout très touchant. Par ailleurs, la Cinémathèque de Montréal programmait chaque semaine des courts métrages donc j’ai vite été familier avec ce format et de fil en aiguille, j’ai réalisé mon premier court métrage.

Je suis rentré dans le cinéma expérimental par le biais de l’animation, que j’ai étudiée aux Beaux-Arts. Mais j’ai fait mes études secondaire en sciences, plus précisément en physique. Cet aspect de ma formation se voit également dans mes films. Faire de belles choses sur la base des mathématiques, c’est stimulant pour ceux qui ont le plaisir de l’abstraction.

Tu as présenté « M » à Clermont-Ferrand l’an dernier. Et « Rosa Rosa » l’année d’avant. Qu’est-ce que tu avais fait comme films avant ?

Lorsque j’étais encore étudiant, j’ai réalisé deux films que je n’ai jamais présentés dans la catégorie films d’écoles mais toujours comme des films professionnels. Puis, j’ai fait un film indépendant qui a bien marché, et deux films en France avec Arte : « Variations sur Marilou » et « Rosa Rosa ». C’était dans le cadre de deux résidences en région Centre à Centre Images et une chez Folimage, dans la Drôme à Valence. Au bout d’un an en France, je suis retourné au Québec . C’est alors que j’ai décidé de réaliser « M », grâce à une bourse que j’ai reçue du Conseil des Arts de Québec. « M » est un projet personnel, j’ai presque tout fait moi-même. Mon frère, qui est élécro-acousticien, a fait le son (comme dans « Strips » d’ailleurs). Ça me détend de faire de tels films, même s’ils représentent beaucoup de travail. On produit des formes en suivant quelques dispositions. J’ai commencé avec des structures les plus simples et puis j’ai eu l’idée de travailler avec des additions et des soustractions. La technique est plutôt hybride : j’ai numérisé et scanné des dessins au crayon et je les ai réimprimés et retravaillés dans After Effects. C’est ce qui donne à l’image son grain un peu flou. Je trouve que cette technique permet d’atteindre des complexités impossibles avec seul le crayon sur papier. Et à l’arrivée, ça reste très léger.

Sur le plan de la technique, tu explores plein de choses différentes. Est-ce que tu viserais un style particulier qui te définirait ?

Non, je préfère le plaisir de fabriquer des objets qui sont chaque fois un peu différents et l’idée d’aborder des défis techniques renouvelés. Un autre élément qui explique mon envie de changer de technique, c’est que j’ai commencé a dessiner seulement à 18-19 ans, donc techniquement j’ai eu du retard par rapport à mes collègues des Beaux-Arts. J’ai toujours privilégié les techniques alternatives qui camouflent un peu mes carences. Et puis travailler d’une seule manière devient vite laborieux, du coup, je me suis essayé à des techniques aussi diverses que le dessin sur papier, la gravure sur bois, les images d’archives et le found footage, les photographies animées, etc.

« Strips », en compétition cette année à Clermont-Ferrand, est-il un film de commande ?

« Strips » a été fait dans le cadre d’une exposition dédiée aux Painters 11. Il s’agit d’un groupe de peintres canadiens qui travaillaient dans l’art abstrait au début des années 50 en Ontario. La Toronto Animated Image Society a organisé cette expo et a demandé à 11 cinéastes de faire 11 films animés en lien avec un peintre. Moi j’ai été jumelé avec un peintre qui s’appelle Jack Bush. Il a fait des toiles très simples avec des couleurs presque primaires, ce qui donne à son oeuvre un côté très ludique. Un de ses tableaux m’a beaucoup plu : Stripes to the Right. C’est un fond beige avec une bande rouge et une bande bleue qui a été la base de « Strips ». Ensuite, j’ai trouvé dans le domaine public de vieilles images d’archive d’un striptease des années 30. Je les ai découpées numériquement en bandelettes et j’ai commencé à faire des petits assemblages numériques, en faisant des allers-retours numériques, un peu comme avec « M ».`

Pour la fiction et l’expérimental, la démarche doit être fort différente. Est-ce aussi facile pour toi d’écrire un scénario que de concevoir un film plus abstrait ?

Je viens de terminer un film de fiction, que j’ai co-réalisé et coécrit avec ma compagne, Marie-Eve Juste. C’est un court en live action, avec des acteurs non professionnels : une femme de 85 ans et une autre de 35 ans. Il y a des segments de fiction pure entremêlés avec des images documentaires d’incendies lors de la canicule de Montréal, d’ailleurs, le film s’appelle « Canicule ». « Rosa Rosa » était déjà une fiction, avec un récit narratif et une voix-off. Mais dans « Canicule », le récit est assez fragmenté et la narration est plus légère.

À certains égards, il y a des grandes différences entre les deux démarches. A priori, la forme est soumise aux exigences du récit. Mais pour moi tous les films partent d’un point de vue formel, et d’une envie de regarder, de faire voir ou de faire entendre quelque chose d’une certaine manière. Et il en va de même pour mes films narratifs. Pour « Canicules », on avait envie de plans assez longs. On a essayé de faire exister des personnages, de leur faire faire ce qu’on a écrit, devant une caméra fixe et une mise en scène très simple. Donc quelque part, c’est aussi né d’un point de vue formel.

Qu’est-ce qui t’attire dans le non narratif ?

Je pourrais te donner une belle réponse très intellectuelle mais je vais être honnête. C’est le plaisir de fabriquer et de travailler ce genre d’images. Ça me vient le plus naturellement, de faire des films dans lesquels l’image est autonome. Il n’y a pas de sens à l’extérieur du film. Comme dans « M » par exemple, le film se déploie et se referme, c’est agréable. Cela dit, j’ai quand même adoré tourner avec des acteurs. Donc je suis aussi très sensible à la fiction, surtout à la fiction alternative. J’ai toujours été attiré par un cinéma de recherche, dans lequel le montage, la juxtaposition de certaines choses, permet de produire des idées et un sens qui n’est pas tout à fait exact comme un discours écrit pourrait l’être.

Propos recueillis par Adi Chesson

Article associé : la critique de « M »

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