Jagdfieber (La fièvre de la chasse) d’Alessandro Comodin

Caméra-fusil

Magnifique début de Jagdfieber (la fièvre de la chasse) : un œil animal, ouvert et mort, en très gros plan, nous fait face. La bête est tuée. Ce qu’il s’agit de traquer, ça n’est pas du tout l’objet de la chasse, son gibier. L’affaire est expédiée avec ce tout premier plan. De quoi s’agit-il donc alors ? Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, ce film de fin d’études, réalisé à l’INSAS, est une sorte de documentaire, à l’orée du  film expérimental. 

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Des hommes seuls, différents hommes seuls, courent sur un plateau un peu sauvage. À la vue de leurs gilets orange, de leurs fusils et au son des chiens qui aboient ailleurs, on l’a compris, ils chassent. Certains sont filmés de près, dans leurs attentes aiguisées. La caméra filme leur écoute. La plupart sont captés de loin, dans leurs échappées. Emmêlée à leurs courses, elle les saisit de dos, tente de les suivre, glisse dans leurs pas, toujours dans une sorte de distance respectueuse qui ne voudrait pas perturber le déroulement de la chasse, mais toujours centrée sur eux, leurs regards, leurs gestes, leurs attentions qui pointent un ailleurs auquel ils sont tous à l’écoute. Et le procédé est répété, inlassablement. Ici et là. Ballet des corps en courses, le plus souvent de dos, froissements des feuilles sous les pas, sauts dans les fourrés, allées et venues inlassables sur un territoire essentiellement dessiné au fur et à mesure que les corps y glissent, silence attentif aux aboiements des chiens qui s’éloignent ou se rapprochent, aux pas des bêtes ou aux cris d’autres chasseurs qui se répandent et se répondent dans les sous bois comme une sorte de chant animal, en écho. Chaque chasseur semble avoir un rôle que le film ne tire pas au clair. Et dont on se fiche un peu d’ailleurs ici. Le documentaire ne documente pas une pratique. La journée lentement s’achemine vers sa fin. Viennent se tisser à ces images, les portraits de ces hommes filmés face caméra. Souriants ou juste attentifs à l’œil qui les regarde. Immobiles quelques secondes. Leur silence est presque un silence de bête, lui aussi.

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Par ce montage qui brode autour de leurs différentes attitudes, répétition, dans l’évitement de l’animal jamais aperçu à l’écran, le film s’engage sur une voie déconcertante. L’animal pourchassé ne sera jamais montré. Mieux encore, la seule mention qui y sera faite (l’unique parole proférée dans le film) vient du réalisateur lui-même qui s’adresse à un chasseur et demande « Il est déjà passé ? ». On a raté l’animal. Invisible. Presque magique. Et cette unique parole du film, où le réalisateur se dévoile, vient faire un contrepoint sonore aux portraits des chasseurs.

À la fois totalement immergé dans son sujet avec lequel il fait corps, et pourtant à distance lui-même dans ce qu’il traque, le réalisateur est bien lui aussi un chasseur qui court après ces hommes eux-mêmes, fasciné par leurs gestes, leurs « habitus », leurs rapports à l’espace, saisissant, ressaisissant toujours dans leurs courses, dans leur écoute et leurs regards, ce qui peut à tout instant surgir ailleurs. Il n’y a ici aucun jugement, aucune théorisation de la chasse, aucun parti pris sinon, ce qui se dégage peu à peu du film, qui saisit, dans ces gestes qui restent opaques et mystérieux, ce qu’ils dévoilent de rapport à l’espace et à la nature et un mimétisme qui s’établit entre le sujet de la chasse et le sujet du documentaire.

Outre que c’est justement cette frontière entre homme et l’animal, entre l’humain et la nature qui peu à peu, au fil de ces courses s’estompe, c’est aussi le regard du réalisateur pour ce qu’il filme qui peu à peu s’invente. Ces différentes fascinations, des chasseurs pour la bête, du réalisateur pour les chasseurs, lentement nous contaminent, se passent, s’échangent, se brûlent. Et Jagdfieber est un film assez fascinant, parce qu’il traque cet ailleurs invisible, désigne ici et maintenant, un autre monde en filigrane et invente, une autre sorte de regard. L’œil mort du premier plan ne l’était donc pas tout à fait.

Anne Feuillère

Article paru sur Cinergie.be

Article associé : l’interview d’Alessandro Comodin

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