Figure singulière du cinéma contemporain portugais, Gabriel Abrantes navigue entre l’art plastique, le court-métrage expérimental et les longs-métrages surprenants. En mai dernier, il présentait en compétition à Cannes son nouveau court, Arguments in Favor of Love (Disputes en faveur de l’amour), un film d’animation émouvant dans lequel un couple de fantômes se disputait autour d’un piano sur le couple, la famille et le deuil. Le réalisateur, auteur d’une flopée de courts et de plusieurs longs (Pan Pleure Pas, Diamantino, Amelia’s Children), revient sur son parcours, sa fidélité au format court, son attachement à l’absurde et au politique, et l’importance de l’art comme espace de liberté.
Format Court : Tu as réalisé de nombreux courts-métrages, bien plus que la majorité des cinéastes de ta génération. Ta filmographie en compte une bonne vingtaine. D’où vient ce besoin de continuer à en faire autant ?
Gabriel Abrantes : C’est assez instinctif. Après Diamantino, j’ai enchaîné avec Os Humores Artificiais, A Brief History of Princess X, Les Extraordinaires Mésaventures de la jeune fille de pierre, puis celui-ci, et même un projet d’installation d’une minute. Je viens de finir un autre court à Saint-Claude. C’est un format plus léger, plus rapide, qui me convient bien. Un peu comme certains écrivains que j’aime, Kafka ou Lydia Davis, dont les contes me touchent parfois plus que les romans.
Comment écris-tu ces films ? L’écriture dépend-elle d’un financement, d’une commande, ou suis-tu ton inspiration ?
G.A. : C’est un mélange. Parfois, une idée naît et je la développe, parfois c’est une commande qui m’oriente. Pour ce film-ci, Disputes en faveur de l’amour, le Musée Calouste-Gulbenkian de Lisbonne m’a donné carte blanche, avec pour seul thème : les révolutions. J’ai alors pensé à la polarisation actuelle, à l’extrême droite, à la fracture féminisme/transidentité, aux conflits exacerbés par les réseaux sociaux… Les algorithmes recherchent le conflit parce que ça produit plus de clics, plus de likes, plus d’engagement. J’ai tenté d’écrire des dialogues inspirés de ces oppositions, sans succès, en faisant des recherches sur X, Instagram, Google. Finalement, j’ai utilisé des disputes entendues dans ma vie, que j’ai exagérées ou transformées. C’est ainsi que le projet a trouvé sa forme. J’ai essayé de mettre de la vie dans mon scénario, ça a donné quelque chose de plus profond que prévu. Il y avait toujours de la politique, des conflits qu’on voit dans la vie publique et dans la vie digitale. Mais il y avait aussi une sincérité, une intensité qui n’existait pas dans mes stéréotypes politiques. J’ai écrit une vingtaine de discussions basées sur la vie réelle, personnelle, mais aussi sur des échanges que j’ai entendus. Sur ces vingt extraits ou micro-extraits de la vie, j’ai fait une espèce de montage pour raconter une histoire.

« »Arguments in Favor of Love »
Le film est très personnel, très travaillé par la question de la déconstruction, du décalage. C’est un mot qui revient dans ton travail, non ?
G.A. : Oui. Ce qui me touche dans l’art, c’est ce choc électrique, ce déplacement intérieur. J’essaie de recréer ce sentiment chez le spectateur. Quelque chose d’inattendu, de dérangeant, mais aussi d’accueillant. C’est ce que j’ai appris à aimer très tôt, que ce soit au cinéma, en peinture ou en littérature. Il y a des oeuvres qui m’ont choqué, qui étaient transgressives, politiques, émotionnelles et qui ont changé mon regard de créateur et d’amateur d’art.
Certains de tes films ont été diffusés dans les musées. Comment vis-tu cette réception muséale ? Savoir que les gens passent parfois à côté des installations, tu le vis comme une frustration ?
G.A. : La moyenne de temps devant chaque peinture, chaque œuvre, c’est 50 secondes. Après, ça dépend du film. Si c’est narratif et long, 90% des personnes ne vont pas voir le film du début au fin. Oui, c’est dommage. Mais parfois, le dispositif immersif, l’installation, prend le relais. J’ai fait des expositions avec des forêts artificielles, des murs couverts de papiers métalliques… C’était une expérience plus sensorielle d’une certaine manière.
L’immersif t’intéresse-t-il ou non ?
G.A. : J’ai fait un truc en VR que j’ai adoré. Quand je mets des lunettes VR, c’est très intense !
Tu travailles aussi avec l’animation. Comment abordes-tu cette forme ?
G.A. : Depuis mes débuts, j’adore les effets spéciaux. Le split screen, la duplication de personnages. Ca me fascine. Je m’intéresse à tout : la 3D, la VR, l’animation, le dessin. J’adore les frères Fleischer, Betty Boop, Disney, Pixar, … Je suis un énorme fan de Ratatouille ! Mes goûts sont plus du côté du fantastique que du naturalisme ou du réalisme et l’animation se prête beaucoup à ça. J’aime le bricolage, le spectaculaire. À mes débuts, je faisais les effets spéciaux de me films. Maintenant je travaille depuis 10 ans avec un studio à Lisbonne, Irma Lucia. Ils ont fait Diamantino avec moi et ce film-ci aussi. On a tourné avec des comédiens puis fait de la rotoscopie. C’est un travail minutieux, image par image. Le film a mis un an à se faire.

« Diamantino »
Il y a toujours un mélange chez toi : absurde, mélancolie, comique. C’est conscient ?
G.A. : C’est instinctif. J’aime l’absurde, le drame, l’humour, la peur… Amelia’s Children est un film de terreur, mais j’y ai glissé des choses comiques. C’est là où le film a trouvé son originalité. J’avais peur que si je mettrais trop de comédie, que ça ne ferait pas un bon film de terreur. J’ai du mal à être sincère sans un peu d’ironie.
Tes sociétés de production portent les noms de certains de tes films. Pourquoi ?
G.A. : Oui, elle ont plusieurs noms : Artificial Humors, Mutual Respect… La dernière, je l’ai montée avec ma femme. C’est un moyen de rester indépendant, de créer à notre rythme.
Quel rôle ont joué les festivals dans ton parcours, autant sur le plan artistique qu’humain ?
G.A. : Ils ont tout changé. Le parcours en festival aide à construire une carrière et à financer des films. Cela fait 20 ans que je fréquente les festivals. Petit à petit, les choses ont évolué. Cette année, c’était la première fois que je me retrouvais en compétition officielle des courts-métrages à Cannes. Grâce aux festivals, on crée des liens professionnels, mais aussi affectifs. Tu revois les mêmes personnes, tu partages tes opinions du cinéma et tu as la chance de travailler avec certaines personnes après quelques années de rencontre. C’est la partie que j’aime le plus. Le cinéma est un métier difficile et fragile, alors ces espaces de partage comptent beaucoup.

« Les Extraordinaires Mésaventures de la jeune fille de pierre »
Tu as beaucoup tourné avec des comédiens français : Alexis Manenti, Vimala Pons, Virgil Vernier, Laetitia Dosch. Comment ça se fait ?
G.A. : Oui, j’ai des affinités culturelles et intellectuelles fortes avec la France. J’ai collaboré avec Les Films du Bélier, j’ai tourné avec des acteurs français… Diamantino et Amelia’s Children ont très bien marché en France. C’est un pays où je me sens intellectuellement chez moi. J’ai noué une relation intellectuelle et artistique forte avec la tradition culturelle française, que ce soit du côté de l’écriture, de l’histoire de l’art, de l’art contemporain ou du cinéma. Beaucoup d’artistes, de cinéastes et de penseurs français m’ont vraiment influencé et formé.
Et au Portugal ? Est-ce que les choses évoluent pour les cinéastes ?
G.A. : Un peu. Cette année, on a eu 8 films portugais à Cannes. On a désormais un crédit d’impôt, ça change la donne. Cela permet à 2-3 films de plus de se faire par an. Ça a vraiment changé le panorama national d’une façon très positive. Notre film de terreur, on ne l’a fait qu’en production locale, avec ma femme et notre petite boîte de production. Mais le soutien public à la culture reste très en deçà de la France. Le pays n’a jamais valorisé sa culture à sa juste valeur. Il y a une sorte de honte nationale vis-à-vis de l’art, sauf pour le football et Ronaldo… d’où mon envie de le critiquer, affectueusement, dans Diamantino.
Les Portugais t’identifient-ils ou pas ?
G.A. : Ça dépend qui. Mais le nombre de spectateurs en salle baisse gravement.
Qu’est-ce qui te pousse à continuer à créer, à produire des films ?
G.A. : Aujourd’hui, les choses sont très précaires. Notre monde comporte beaucoup de compétition, d’agressivité, de haine, de fragilité. Si on continue à f aire des films, c’est seulement pour l’amour pour l’art, pour le cinéma. Si on continue, c’est pour ça. L’art est un acte d’amour.
Propos recueillis par Katia Bayer