Tornike Bziava. La mélancolie de l’histoire

Tornike Bziava est un cinéaste habitué des festivals. Si, dans certains cas, on pourrait mettre ce fait au compte d’un constat fâcheux, l’exemple du cinéaste géorgien peut en permettre une lecture bienveillante. Car de la fidélité, il en est question dans sa filmographie déjà riche : intérêt constant porté à sa culture d’origine, regard lucide envers l’histoire récente et trouble de son pays, inclination inflexible envers la liberté contre les diverses formes d’oppression subies par les populations civiles, et enfin inscription stylistique dans le puissant héritage cinématographique arméno-géorgien. Toutefois, le cinéaste évite l’écueil d’un cinéma militant ou moraliste, pour construire pierre après pierre l’une des œuvres les plus originales du cinéma est-européen, résolument poétique et politique. À l’occasion de la présentation de son dernier opus, Fishing, au Festival de Clermont-Ferrand, Format Court a rencontré ce cinéaste atypique et mélancolique.

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Avant de réaliser Fishing (en compétition cette année à Clermont-Ferrand), vous avez été l’auteur de trois autres courts métrages très remarqués : April Chill (2010), Nest (2011) et Wake Man (2015). Ces trois œuvres semblent composer une trilogie consacrée à votre pays d’origine et à son histoire tragique : la Géorgie. Avez-vous ressenti une urgence à raconter cette histoire ? Dans quelle mesure vous sentez-vous un réalisateur géorgien ?

Tornike Bziava : Il me semble que la période dont je traite correspond au changement d’une mentalité à une autre. Sur le plan politique, la Géorgie a souvent été confrontée à une situation difficile. Je pense surtout à l’époque qui résulta des conflits des années 1990, à un moment où la mentalité du peuple s’est modifiée pour devenir de plus en plus agressive. On a opté pour des valeurs erronées. J’ai vécu difficilement cette évolution en constatant les attitudes émergentes et le manque de compréhension mutuelle. En ce temps-là, les jeunes générations ont commencé à comprendre ce qui se passait. On ne doit pas omettre non plus l’importance de la drogue pendant et après la guerre. Le système politique a imposé une régulation très dure, on appelait ça “la guerre des drogues”. Mais la corruption s’en est mêlée, comme dans la plupart des pays dans le monde. Personne n’a songé au sort de la population.

La trilogie que j’ai réalisée montre, en fait, trois décades distinctes; la fin des années 1980 avec April Chill, la fin des années 1990 avec Nest et les années 2000 avec Wake Man. De nombreuses tragédies ont eu lieu en Géorgie pendant toute cette période. Quelquefois, les films parviennent à être les garants adéquats de la conscience historique. C’est important d’analyser ce qui se passe ou ce qui s’est passé autour de toi. Dans mes films, je raconte des histoires personnelles, liées à mes sentiments profonds. Chacun agit en fonction de son identité. Je suppose que c’est à cause de l’attachement culturel. Les évolutions que je vois à l’œuvre dans mon pays et depuis l’étranger, tout ceci me touche. D’autant que je vis beaucoup hors de la Géorgie, principalement en Europe, et parfois aux États-Unis. Je peux donc activement réfléchir aux évolutions en cours. Cet éloignement est marqué aussi par le mode de financement de mes films, car tous mes films dépendent de co-production avec la France.

Lorsqu’on observe vos films, en particulier Wake Man, on constate votre intérêt pour les personnages d’un âge assez avancé. Pensez-vous que se focaliser sur des vieilles personnes est un bon moyen pour évoquer les événements historiques ? Ou est-ce une façon d’interroger un décalage entre les générations ?

T. B. : J’ai été élevé par quatre vieilles femmes : la mère de mon père, et trois tantes de ma mère, lesquelles habitaient avec nous et nous aidaient au quotidien. Je ressens un grand respect pour les personnes âgées. Le quotidien était passionnant ensemble. Elles avaient eu beaucoup d’expériences, et à la fin de leur existence, elles sont devenues aimantes et fragiles. Quelquefois les vieilles personnes, la plupart en fait, se sentent à charge. C’est le drame de nos vies et on doit prendre ça en considération. Wake Man parle de cela. Le film se termine par une séquence de danse, comme la plupart de mes autres films.

Grâce au traitement spécial que vous accordez à la danse et la focalisation faite sur les situations dramatiques, tel que l’enterrement dans Wake Man, on ressent à travers les images un processus de récupération et de transformation d’un héritage cinématographique. On y voit par exemple des traces du cinéma de Sergei Paradjanov et de celui de Tengiz Abouladze. On songe notamment à Le Repentir (1987). Était-ce un processus conscient pendant la réalisation des films ?

Du fait que notre culture soit très ancienne, les Géorgiens investissent depuis longtemps la danse de façon très émotionnelle. Pour moi, la danse est la seule condition pour qu’un être humain ressente une satisfaction, le partage d’une expérience de beauté à deux niveaux — corporel et spirituel. Et puis la danse crée une unité, un collectif.

Je pense aussi que l’expression filmique qui tend en permanence vers les histoires négatives ou déprimantes ne sont pas artistiquement appréciables, même si notre tâche est d’analyser la profondeur de l’être, ou de traiter du besoin de survie. L’humour est nécessaire dans la perception qu’on rend du monde. C’est la même chose dans la vie réelle. Je crois que le bon cinéma donne des signes de ce qui se passe, en parlant de nos sentiments, même s’il ne s’agit pas de la vie elle-même.

Vous mentionnez Paradjanov et Abouladze. Bien sûr, ces deux personnalités ont apporté de profonds changements dans notre culture. Ma mère entretenait un rapport amical avec Sergei Paradjanov et il m’a même offert l’un de ses tableaux lorsque j’étais enfant. Le sens cinématographique et le mode de récit de réalisateurs comme eux ont été cruciaux pour moi. Ils m’ont appris à voir la beauté. Mais ce sont aussi des personnes qui ont vécu des choses terribles dans leurs vies respectives, pendant l’époque de l’Union soviétique. Le Repentir d’Abouladze a été l’un des premiers films à montrer l’absurdité et la cruauté de l’ancien système. Quand l’inhumanité a investi nos terres. Otar Iosseliani aussi nous a conduit vers quatre décennies de moments magiques, d’une façon différente. J’ai été élevé dans une famille de chefs opérateurs. Mon grand père a participé aux débuts de l’industrie cinématographie en Géorgie. Ma mère a mis en scène au théâtre et au cinéma. Mon éducation théâtrale et cinématographique a commencé très tôt. J’ai apprécié côtoyer ces artistes talentueux.

En réalisant Fishing, il semblerait que votre cinéma amorce un tournant radical. Vous dépeignez une situation étonnante, hors d’une narration classique, dans laquelle un homme est arbitrairement arrêté par la police, alors que les liens avec des personnages environnants se construisent de façon désintéressée. Aussi votre démarche suit-elle une évolution, d’abord en termes de thématiques (de la mémoire au contemporain) et ensuite en termes de mise en scène (du noir et blanc à la couleur). Quel est le sens de ce revirement ?

En effet, la réalisation de Fishing engage vers une nouvelle façon d’observer. Je voulais changer profondément mon angle de perception. Cela est rattaché à une volonté plus ancienne, celle de faire avancer l’action non pas par le montage, mais de l’intérieur d’une séquence. C’est ce qui explique l’emploi du plan-séquence. Ainsi, j’ai tenté de donner aux spectateurs un sentiment de naturalisme, montrant comment de beaux moments du quotidien pouvait être détruits par des raisons totalement extérieures, liées à la corruption. Je voulais aussi insister sur les relations entre les personnages et la compréhension. Les règles qui rompent ces relations et cette compréhension devraient disparaître.

L’action du film se déroule autour de l’année 2010, au début de cette décennie. Ceci dit, les choses n’ont pas vraiment évolué depuis. Je pense qu’il faut parler des premières années de notre vie pour mieux saisir ce qui se passe ensuite.

L’un des aspects les plus intrigants de votre cinéma est l’usage que vous faites du son. En dehors de la présence des chants traditionnels, les personnages que vous montrez sont souvent surpris par l’apparition d’un son en hors-champ. Quel sens donnez-vous à ce son lointain ?

Si l’on parle du plan sonore, je dirais qu’il recouvre les détails les plus significatifs aidant à construire et à ressentir une ambiance, au cinéma comme dans la vie réelle. Imaginons un son puissant qui entrerait dans une ville… L’imaginaire part de là. D’un autre côté, l’emploi de tel ou tel instrument pour la bande-sonore donne généralement une indication quant au goût d’une personne. Cette inclinaison importe beaucoup. Aucun artiste ne peut créer sans cette sensibilité envers le son.

Propos recueillis par Mathieu Lericq

Article associé : notre précédent interview de Tornike Bziava

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