I’m Glad You’re Dead Now de Tawfeek Barhom

« Quand nous regardons un court métrage, nous sentons bien qu’un univers plus vaste se met en place, un univers qui n’est pas réductible à la somme des plans vus à l’écran. » remarquait le professeur Sébastien Févry. C’est dans cet univers hors-film que la Palme d’or du festival de Cannes a enfoui ses secrets. I’m Glad You’re Dead Now est paradoxal, difficile à décrire et pourtant limpide, clair sans rien réellement montrer ou prononcer. Sous son apparent minimalisme il est une forme travaillée de suggestion qui se laisse comprendre, un hors-champ dont les longues ramifications se superposent et se nouent jusqu’à enserrer les personnages. Devant et derrière la caméra, l’acteur Tawfeek Barhom (aperçu dernièrement dans La Conspiration du Caire de Tarik Saleh, Les Fantômes de Jonathan Millet ou prochainement dans The Way of the Wind de Terrence Malick), raconte une histoire pesante mais pour ce faire il n’alourdit pas l’image, ce sont les contours qu’il épaissit.

Le film profite d’une des forces de la forme courte, pouvoir jouer à la fois, sur ce que l’image donne à voir, et plus intéressant ici à ne pas voir. Dans une introduction nocturne, un homme, Reda, traîne dans un atelier ce qui semble être un corps. Il est surpris par son grand frère Abu Rush inquiet de l’absence de leur père. Il le renvoie à l’intérieur et le film enchaîne alors sur sa seconde et dernière séquence, une discussion dans un minuscule port assis sur une grande caisse en bois en attente d’un bateau. Un enchaînement pas si étrange qui mélange passé et présent, installe le mystère qu’il révèle. Il est clair dans cette introduction que Reda n’est pas étranger à la mort de son père, que le corps de celui-ci occupe la boîte et d’après le titre qu’il y a des raisons de vouloir sa mort. Quelle haine a guidé les gestes du personnage juste avant l’ouverture du film ? C’est cela que Reda tente d’expliquer à son frère dont la mémoire flanche tout comme au public qui comble peu à peu les trous de cette intrigue incomplète et pourtant très claire.

Ici l’univers hors du champ ne se sent pas, il se fait sentir, il ressort dans les mots de Reda tout en demeurant invisible. Et indicible aussi. C’est en tournant autour du sujet, par périphrases juste assez explicites que le jeune frère livre petit à petit leur terrible histoire. L’histoire d’une violence dont les citrons faisaient passer le goût… Un scénario « simple » au fond mais dont la complexité tient à la manière de le faire surgir à l’écran, une manière qui épouse la difficulté qu’à le personnage à la formuler, l’amener à la vie. L’un des fruits acides déclenche l’amertume de Reda qui parvient à recracher sa peine et des images se créent non pas en face des spectateurs mais à l’intérieur des têtes, elles passent de manière fugace comme les souvenirs fuyants du grand frère. Par son économie d’effets et mots, le film fait des mystères pour les défaire en dit beaucoup et tout juste pas assez. C’est un film tellement ciselé que sa violence en devient saillante.

Ce n’est pas l’action qui importe mais cet enfermement, ce blocage que l’on ressent, jusqu’à la mer qui s’étend vers un horizon que les montagnes obstruent. Entre celui qui a perdu la mémoire et celui qui se souvient de tout, à chacun sa prison. Entre le grand et le petit frère on ne sait plus bien qui protège qui alors que leurs mains se serrent dans des gestes presque enfantins qui contrastent avec leurs allures massives et sérieuses. Campé par le réalisateur,Reda déroule le passé pour confronter le présent là où pour Abu Rush joué par Ashref Barhom, le flou est constant, ses souvenirs sont eux-mêmes partis hors-champ, hors-tête, hors-conscient. Pour les accompagner, peu de mise en scène, une caméra très proche, qui tangue légèrement et donne une légère impression de voyeurisme, d’être témoin involontaire de leur discussion.

Jusqu’à la fin, ce film ne cesse d’osciller entre ombre et lumière et entre cacher et montrer. Alors que les citrons maudits peuvent enfin être laissés sur la pierre du port, le passé reste tapi autour de Reda, malgré la joie de son frère. Leur libération semble triste, dure-acide alors que l’horizon enfin dégagé s’étend derrière et non pas devant eux, les laissant encore en partie prisonniers de l’île et de la boîte funèbre qui s’étend sur le bateau.

Rachel Laurand

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