Nous ne serons pas les derniers de notre espèce de Mili Pecherer

« Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux » écrit Marcel Proust dans son célèbre roman À la recherche du temps perdu. Nous ne serons pas les derniers de notre espèce (France) correspond à cette idée : un dernier voyage apocalyptique sur une arche de Noé moderne qui nous fait ouvrir les yeux. Ce court-métrage d’animation brillant, innovant et disruptif de l’israélienne Mili Pecherer est présenté cette année dans la sélection des courts en compétition de la Berlinale.

Dans le livre de la Genèse, il est écrit : « Pour moi, je vais faire venir le déluge, les eaux, sur la terre pour détruire toute créature ayant souffle de vie sous le ciel; tout ce qui est sur la terre périra.” Ici, pas de Dieu ou de grande parole annonciatrice : on voit seulement le bateau accueillir les animaux avant que la terre ne soit submergée par l’eau. Le court-métrage commence par une aube rosée avec la présence d’un bateau à terre, on s’enfonce dans notre siège à la rumeur d’animaux au loin. Une fois le “déluge” passé, il semble faire nuit sans cesse. L’animation savamment travaillée confère de façon saisissante une solitude tremblotante sur le navire, ressemblant de près ou de loin à une sombre retraite thérapeutique pour des gens perdus qui chercheraient un sens à leur vie.

Le spectateur reste bloqué à un étage du bateau, dénommé le “Département des purs”, se voulant productif et utile – sans doute assez ironique au vu de l’unique présence d’animaux de ferme et d’une femme. On devient rapidement témoins des discussions en entendant les vaches mugir, les cochons couiner, les poulets caquetter, grâce aux sous-titres proposés. Cela fait curieusement écho à un autre court de la sélection berlinoise Les animaux vont mieux de Nathan Ghali (France), où une mystérieuse communauté d’animaux a décidé de vivre en autarcie dans le sous-sol d’une église. Là aussi, le langage des animaux est conservé et traduit par un sous-titrage, offrant une nouvelle perspective du langage au spectateur.

Dans Nous ne serons pas les derniers de notre espèce, le mythe est renversé. Il n’y a pas de colombe annonçant la paix, comme sur l’arche de Noé, mais un pigeon annonçant à la femme qu’elle doit effectuer sa mission en quarante jours, même si elle ne la comprend pas. La femme doit donc obéir et travailler. Elle discute avec ses collègues, les animaux, dont le corbeau, un personnage singulier : il ne travaille pas et boit tout le café, en partageant sa vision pessimiste et nihiliste du monde, qu’il souhaite voir périr. Le travail de la femme – sans issue possible – est aliénant en ce qu’il lui fait croire qu’il y a une issue, même si elle se sent toujours aussi perdue – et qu’elle perd sa liberté… Elle travaille pour un but et un chef qu’elle ne connaît pas et dont elle ne reçoit que les ordres par intermittence. Cette espèce de patron, ou dieu qui dicte ses commandements à partir des hauts parleurs, donne cette sensation malaisante de contrôle et de surveillance propre aux dystopies.

Tout au long du visionnage du court, de nouvelles questions se soulèvent. Quoi de mieux qu’utiliser la fin du monde comme prétexte pour critiquer notre monde actuel ? Même si la terre est engloutie, le système continue d’avoir un pouvoir sur les derniers restants. Cette arche de Noé moderne illustre cette perte de sens, notamment en suggérant l’exploitation par le travail caractéristique d’une société capitaliste. Plusieurs fois, un oiseau répète que les heures supplémentaires de la femme seront payées davantage, et que le frigo sera enfin rempli. N’y aurait-il pas une pointe d’ironie de parler de salaire quand c’est la fin du monde au dehors ? La femme, qui semble chercher un sens au commencement, finit par suivre les ordres et construire ce qu’elle a à construire : une sorte de tour en vestige d’une civilisation perdue.

La reprise burlesque, quoique dramatique du célèbre épisode biblique, nous invite à regarder autrement le monde d’aujourd’hui et nous interroge sur l’idée de la survie de l’espèce humaine. À l’image d’une fable désenchantée, le court-métrage nous fait finalement peut-être espère que nous serons les derniers de notre espèce.

Amel Argoud

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