Juste une nuit de Ali Asgari

Le réalisateur Ali Asgari a l’habitude de révéler les pathologies sociales de la jeunesse iranienne, oppressée par un système impitoyable, étouffée par les interdis, les tabous, l’opinion publique. 
Format Court suit son travail artistique depuis bientôt dix ans, et la découverte de son bouleversant et audacieux court-métrage More than two hours, sélectionné à Cannes en 2013. Son deuxième long-métrage, Juste une nuit, remarqué à la Berlinale et maintenant distribué par Bodega Films, sort en salles ce mercredi 16 novembre 2022.

Avec Juste une nuit, Asgari nous livre le portrait d’une jeune femme courageuse qui, comme beaucoup d’autres en Iran aujourd’hui, cherche à se détacher des modes de vie traditionnels et lutte pour le maintien de ses libertés. Vivant à Téhéran, Feresheteh (interprétée par l’excellente Sadaf Asgari) s’occupe seule de son nouveau-né et jongle entre son travail à l’imprimerie, ses études et les tâches ménagères, lorsqu’un jour ses parents lui annoncent soudainement qu’ils arrivent le soir même pour lui rendre visite. Feresheteh ne leur ayant toujours pas avoué sa maternité, et ne comptant surtout pas le faire, elle doit cacher son enfant. Elle part en quête d’une personne qui puisse l’accueillir le temps d’une nuit, ce qui s’avère plus difficile que ce qu’on pourrait croire.

Accompagnée par Atafeh (Ghazal Shojaie), son amie fidèle, la jeune mère va d’abord chercher de l’aide auprès d’un ami, dont l’épouse refuse fermement de participer à l’aventure, puis auprès du père de l’enfant, qui l’accueille froidement, leur relation s’étant mal finie après qu’elle ai renoncé à avorter, alors qu’il avait lui-même économisé l’argent nécessaire. Il conduit les deux femmes jusqu’à un hôpital, où il connaît une des infirmières, qui accepte de s’occuper du bébé. Hélas, les péripéties ne font que commencer dans ce Téhéran hostile, où personne n’ose prendre la responsabilité de garder le nourrisson par peur des contrôles…

A chaque nouveau refus, les espoirs d’Atafeh et Feresheteh faiblissent, et elles réalisent à quel point il est difficile de discerner ses alliés dans une ville qui respire le jugement et le danger. L’arrivée soudaine des parents bouleverse le quotidien bien ordonné de Feresheteh et révèle l’impossibilité de vivre en dehors des carcans traditionnels familiaux.

Ce n’est pas la première fois que le réalisateur traite de l’abandon des invisibles par le système des mollahs. Le court-métrage La Douleur (2015), co-réalisé avec Farnoosh Samadi, racontait l’histoire d’un patient séropositif qui se voyait refoulé d’un hôpital, alors que le sujet de More than two hours tournait autour un couple cherchant désespérément une place dans un service de gynécologie, qui leur était refusée faute d’un certificat de mariage. Cette histoire, Ali Asgari l’avait développé quatre ans plus tard, en 2017, dans son premier long métrage Disappearance, présenté la même année à Venise.

Si le réalisateur filme l’hôpital avec une telle régularité significative, ce n’est pas seulement pour son potentiel dramatique, mais parce que ces couloirs stériles concentrent le plus grand mal qui gangrène la société iranienne aujourd’hui  : le silence forcé et la honte. Ainsi dans Il Silenzio, co-réalisé avec Farnoosh Samadi, une mère accompagnée de sa fille se rend à une consultation. Mais lorsque la petite Fatma apprend la première que sa mère est atteinte d’un cancer, et doit lui annoncer la nouvelle, elle tente de repousser le moment fatidique aussi longtemps qu’elle peut et s’enferme dans un silence profond, douloureux et déchirant.

De film en film, Ali Asgari pose un regard inquiet, mais sans jugement, sur cette société conservatrice, où les règles discriminatoires s’appliquent à la lettre et où la rhétorique défie la raison. Son esthétique très réaliste et simple vise à mettre parfaitement en relief tous les personnages en présence. La caméra portée transpose le sentiment d’instabilité et une spontanéité presque documentaire, exempt de tout formalisme décoratif. Avec ce dispositif il humanise et invite à compatir avec ses personnages impliqués dans des situations moralement répréhensibles aux yeux du système (la séropositivité, l’amour et la sexualité libres, la maternité en dehors du mariage, l’avortement).

Tout en gardant cette approche après son passage du court au long-métrage, Asgari n’oublie pas de créer une dynamique entraînante et concise autour du duo de protagonistes qu’il suit au plus près, au fil de leur journée éreintante. Juste une nuit démontre très bien, qu’être une femme en Iran équivaut à mener un combat quotidien pour le contrôle de son propre corps. En effet, dans un pays où la législation abusive traite en criminelles les femmes qui refusent de porter le voile ou laissent dépasser quelques mèches de cheveux, où les violences au sein du foyer ne sont pas reconnues, les mères célibataires sont réduites à l’état de paria.

D’une brûlante et triste actualité, Juste une nuit rend un hommage poignant à toutes ces femmes intrépides, qui continuent à sortir dans les rues avec le slogan « Femme, Vie, Liberté », malgré les répressions massives et violentes. Ce film annonciateur de la révolte en cours, dépeint un mal que l’on aimerait croire bientôt révolu, mais qu’il faut sans cesse encore dénoncer. A voir absolument.

Polina Khachaturova

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