Gakjil de Sujin Moon

Pour son tout premier film, la jeune réalisatrice sud-coréenne Sujin Moon se distingue en compétition officielle à Cannes, avec une courte animation singulière. Elle dépeint de façon glaçante et habile la manière dont la société nous pousse à porter un masque social. Le film se déroule essentiellement dans le huis-clos d’une salle de bain. Une femme au teint très blanc enfile à la manière d’une combinaison, une « peau » identique à elle-même à l’allure bien plus soignée, dès qu’elle est confrontée à des interactions sociales.

Le titre original du film (Gakjil) signifie « peau morte » en français. Dans ce court-métrage mené dans tous ces aspects (son, décors, production) par Sujin Moon, cette dernière montre explicitement les conséquences du mal-être causé par cette « peau » qu’on porte afin de s’adapter à la société. A travers un ton surnaturel, elle décrit la manière dont le vrai soi peut être dissocié de celui qu’on montre à l’extérieur.

Dès la scène d’introduction, une femme très blanche et légèrement transparente, nettoie cette peau rose et à la face souriante. Le contraste est frappant voire dérangeant entre la protagoniste livide, exténuée, morose qui ne sourit jamais et la « peau », qui affiche un sourire gigantesque presque effrayant et de grands yeux étirés en hauteur. L’atmosphère humide, moite et même dégoulinante de la salle de bain nous permet de sentir avec le personnage cette sensation horriblement inconfortable de porter une peau qui ne nous sied pas. La réalisatrice parvient à nous faire éprouver le dégout et le mal-être que l’héroïne finit par ressentir envers elle-même. Elle utilise l’animation pour donner une image fantastique de la réalité, osant mettre en scène la décomposition d’un visage en couches superficielles.

L’aspect perturbant du court-métrage est renforcé par la colorimétrie légèrement grise et verdâtre, accentuant cette notion du dégoût de soi ainsi que par l’absence de dialogues et musiques. Seuls quelques bruitages très bien choisis remplissent le silence : le son des touches sur le clavier d’un téléphone portable qui remplace le dialogue des filles, par exemple, ou encore le frottement de la fausse peau humide contre la protagoniste. Cela crée un ton épuré qui permet de se concentrer pleinement sur le sujet du film. La cadence est aussi très lente, avec très peu d’images par seconde, nous laissant ainsi le temps de nous imprégner de l’action. L’animation est entrecoupé de longues fondues noires appuyant le caractère claustrophobique et anxiogène du court-métrage.

Le film de Sujin Moon ne laisse pas indemne. Il donne libre cours à diverses interprétations, mais résonne particulièrement dans l’actualité sud-coréenne, où l’apparence a un impact conséquent dans la vie quotidienne et professionnelle, poussant de nombreuses personnes à recourir à la chirurgie esthétique. Sur un ton sombre et surnaturel, la jeune réalisatrice gratte la peau sociale de son personnage pour nous dévoiler son « moi profond », abîmé par les changements d’identité successifs.

Laure Dion

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