D’Un château l’autre d’Emmanuel Marre

Emmanuel Marre, que l’on connaissait déjà pour son court-métrage  Le Film de l’été, où il promenait Jean-Benoit Ugeux, quarantenaire suicidaire qui reprend goût à la vie en présence d’un enfant, le long des autoroutes françaises a reçu, ces derniers jours deux Grands Prix au Festival le Court en Dit Long (Centre Wallonie-Bruxelles) et au Festival Côté Court (Pantin) pour son dernier film, D’Un château l’autre. Ce court métrage de 40 minutes, qui dépeint une société française avec un regard d’une finesse sociologique rare, a déjà été récompensé, en 2018 du Pardino d’Or du meilleur court-métrage lors du 71e festival du film de Locarno ainsi que du Grand Prix au Festival de Moyen métrage de Brive.

D’Un château l’autre, qui tient son titre du roman éponyme de Céline, est le récit d’une quête, épopée contemporaine de Pierre, jeune science-piste d’une vingtaine d’années qui se cherche. Il travaille en tant qu’auxiliaire de vie chez Francine, septuagénaire en fauteuil-roulant qui lui loue une chambre contre ses services. Pierre est mal à l’aise dans son corps, il n’arrive pas à se fondre dans la masse de ses camarades et il hésite quant à qui voter. C’est au contact de cette femme qu’il va pouvoir s’ouvrir.

Il y aurait énormément de sujets à traiter si nous voulions décortiquer D’Un château l’autre, film d’une densité extraordinaire, tant politique qu’humaniste. Ce court métrage est un condensé d’images justes, aucune séquence n’est là au hasard, tout est pensé dans une mise en scène remarquable. La plastique des plans, tournés avec du matériel non professionnel, donne une couleur authentique au film. Le spectateur se prend au jeu et oublie ses repaires entre documentaire, docu-fiction ou fiction pure.

Le travail des acteurs est dans ce sens remarquable, Pierre Nisse est juste, dense et tient le film d’un bout à l’autre. Francine Atoch est d’une force époustouflante, ses énoncés sur la vie nous remettent en question entre fragilité physique et force psychique volontaire. Son corps et son quotidien sont quant à eux filmés avec bienveillance et humanité, sans jamais sombrer dans le pathos ou un voyeurisme déplacé.

L’ancrage dans l’entre-deux tour présidentiel permet à Emmanuel Marre de créer un parallèle entre une France divisée et le couple Pierre / Francine. Pierre représente le potentiel votant FN qui passe d’un meeting politique à l’autre, écoutant les plaidoyers de politique le regard vide, évoluant à la manière d’une ombre. Pierre n’arrive pas à s’ancrer : il vient de la campagne, méprise Sciences-Po où ces riches héritiers sont à l’aise « comme s’ils étaient partout en pantoufles » et est en quête de réponses. Francine ne croit plus en cette politique. Elle, ce qu’elle prône, c’est l’initiative citoyenne et c’est au contact de Francine que Pierre parviendra à s’émanciper.

Ce court métrage est empli d’un humour noir et tristement juste sur cette société : si c’est Macron qui finit par gagner, cette victoire est présentée, pleine d’ironie par une foule en délire qui chante « I follow you ». Le cynisme de la famille qui ne connait pas le quotidien de Francine et semble vouloir s’en débarrasser en l’envoyant dans une maison de retraite n’est que trop juste et révélateur d’une perte de contact entre les différentes générations. Il y a aussi cette conversation entre Pierre et un de ses confrère Sciences-piste, lors d’une préparation d’exposé sur les petites villes de provinces, qui n’est que trop représentative de la rupture entre les futurs politiques et ceux qu’ils gouverneront. Emmanuel Marre critique d’un oeil acerbe une société qui semble avoir perdu ses marques, qui ne sait plus à quel saint se vouer.

Seule la relation entre les deux personnages insuffle une humanité rare au film, mise en scène dans deux magnifiques scènes d’épiphanie. À deux reprises, c’est au contact de l’art que ces scènes se produisent. Une première où les deux personnages prennent de la hauteur sur la ville qu’ils surplombent du haut de Beaubourg, l’autre, dans la chambre de Francine, où ils écoutent un Kol Nidrei d’une beauté crépusculaire qui, comme une promesse d’avenir nous permet de continuer d’avancer. Le Kol Nidrei, prière d’annulation des voeux de mariage est aujourd’hui l’une des prières les plus importantes du judaïsme. Elle renvoie à la période d’Inquisition où les Maranes se réunissaient dans des synagogues clandestines et demandaient pardon d’avoir fait voeux de christianisme. Cette prière, synonyme de rédemption, est ici une promesse d’avenir pour une année meilleure.

Avec D’Un château l’autre, Emmanuel Marre nous présente un film juste et devient l’une des figures phare du cinéma émergent Franco-Belge. Son prochain film, déjà en préparation, sera un long métrage.

Elsa Levy

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2 thoughts on “D’Un château l’autre d’Emmanuel Marre”

  1. J’ai adoré le film, vraiment d’une beauté extraordinaire! Mais je n’arrive pas à le catégoriser en tant que film ou que documentaire. Est-ce réelle ou sagit-il d’une fiction?

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