Luciano Barisone : « La forme courte s’approche plus de la poésie, de l’aphorisme, de la pensée fragmentaire »

Le festival Vision du réel met en avant le cinéma documentaire à Nyon, en Suisse, depuis 1969. Luciano Barisone, son directeur depuis 2010 s’efforce de maintenir le festival dans sa continuité, suivant un axe qui lui est cher. Pour Format Court, il est revenu sur son lien au documentaire et sa passion pour LE cinéma.

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Pouvez-vous me parler de Visions du réel, de sa spécificité et de son lien au documentaire ?

Le documentaire n’est pas en soi une spécificité. Je n’aime pas les distinctions. Le documentaire n’existe pas. Il n’existe que LE cinéma. Et si on veut parler du cinéma du réel, c’est une forme de cinéma.

La spécificité de Vision du réel – si cela en est une – mais que l’on affirme même dans notre règlement – se traduit en deux composantes : d’un côté le « réel », c’est-à-dire le monde physique mais aussi la perception que les êtres humains en ont. De l’autre côté, les « visions ». La vision est plus qu’un regard, c’est avoir un projet pour le monde. C’est capter, imaginer dans le présent, les traces d’une évolution dans le futur.

Mon précurseur (Jean Perret) tenait déjà cette ligne, mais c’est une idée que j’avais déjà en tête dans les festivals pour lesquels je travaillais. Le concept de « réel » est obscur et abstrait. Il faudrait comprendre comment le définir. La réalité, c’est ce qui nous entoure, ce que l’on peut capter avec nos sens. Au discours du réel est connecté l’idée de l’objectivité et l’idée de vérité. Je pense que ce sont deux choses qui n’existent pas. Ma vérité ne peut pas être la vôtre. Un film objectif se conçoit selon mon objectivité, il est donc forcément subjectif. Tout ce qui passe à travers les sens de l’homme ne peut être que subjectif. Tout ce concept d’objectivité et vérité, nous aimons donc le remettre en doute.

Dans la composition du festival, le mot vision est connecté avec l’acte de voir mais également au-delà ; on parle de quelque chose que l’on voit mais qui est construit pour autre chose.

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Une idée du monde peut-être, encore une fois, subjective. Il ne peut y avoir que des visions du réel. Tout cela correspond à la ligne du festival. La pluralité des regards et des visions est fondamentale. Nous ne voulons pas nous définir dans une espèce de piège que l’on aurait construit nous-mêmes, où l’on dirait que nous nous intéressons qu’à une seule chose. La variété est ce qui compose la beauté du monde dans son sens positif et dans son sens négatif.

Lors des sélections, nous sommes sept à choisir les films, en plus une dizaine de consultants. Nous comptons donc sur une pluralité de regards et de conseils. Nous élaborons une trentaine de missions à l’étranger pour voir et découvrir toujours plus de variétés. La seule chose sur laquelle nous sommes d’accord, c’est que le film doit être du cinéma.

Lorsque je regarde les autres, j’obtiens des informations, mais je ne peux pas connaître l’humanité de chacun, et c’est cela qui est intéressant. Nous sommes un mystère, comme chaque film doit en avoir un. Il y a quelque chose qui nous échappe et c’est cela qui est important, d’où l’importance du hors-champ qui est toujours plus intéressant que le champ. Chaque film doit avoir un moment d’illumination, se doit d’être une porte d’entrée vers l’invisible. Si les films sont bons, ce sont des actes de générosité, ils doivent avoir un moment de grâce.

Courts et moyens métrages sont sélectionnés au festival. Qu’est-ce qui vous interpelle dans cette forme ?

La forme courte s’approche plus de la poésie, de l’aphorisme de la pensée fragmentaire. Je pense à des films qui, souvent, captent en l’espace de 10 ou 15 minutes, un moment donné, une situation. Ce qui est intéressant, ce n’est pas vraiment l’histoire, mais plutôt ce moment qu’un film arrive à capter, le ton et la respiration de cette histoire, ce qu’on peut appeler l’atmosphère d’un lieu ou d’une situation également. Cela est parfois plus intéressant que le récit.

Cette année, au festival, nous avons par exemple sélectionné un court métrage espagnol qui s’appelle « Notes from sometime, later maybe » de Roger Gómez et Dani Resines. Dans ce film, il n’y a pas d’histoire, les cinéastes tombent sur des archives de films d’un cinéma dans une ville aux États-Unis, tournées pendant la grande dépression des années 30. Dans ce film, les cinéastes captent un instant et le spectateur regarde un moment de douceur.

Dans une récente interview, vous avez dit prendre à cœur la découverte de jeunes réalisateurs. Le festival comporte une section « Premiers pas » mettant en avant de jeunes cinéastes encore à l’école. Allez-vous continuer à développer cet intérêt dans le futur ?

Nous avons déjà développé ce qu’on appelle le DocMarket qui est un espace permettant aux réalisateurs, techniciens, distributeurs producteurs, … de se rencontrer.

Nous essayons d’agir dans ce sens pour que les films puissent également attirer l’attention des professionnels du cinéma. Chez nous, les films peuvent être présentés à différentes personnes, même en n’étant pas terminés pour qu’ils puissent trouver plus facilement des soutiens.

Littéralement ce DocMarket existe pour pouvoir échanger, partager et recueillir des conseils ou soutiens via des rencontres, des apprentissages et des promotions de projets de films à différents moments de leur développement. Nous avons crée un programme riche en tables rondes, workshops, masterclass et autres conférences dans cette optique-là. Nous mettons également en place pour tous les professionnels une librairie média où ils peuvent regarder les films plusieurs mois après la fin du festival. Il est important de suivre et de voir la construction d’un film et nous aimons contribuer à son existence. C’est le projet même de ce festival.

Aujourd’hui, les documentaires accèdent difficilement à la télévision et les cinémas ne les programment pas ou peu. C’est pourquoi la diffusion dans un cadre évènementiel est très importante. Je suis de plus en plus convaincu que la vraie vie d’un film se fait à travers les festivals.

Le marché du cinéma reste dans une logique de société du spectacle, un film est souvent associé à une marchandise. Contrairement aux gros navets à l’américaine qui génèrent des budgets énormes, qui n’ont pas de profondeur et qui sont du chewing-gum pour l’esprit, les documentaires de création et le cinéma d’auteur ne bénéficient pas ou peu d’espace dans la distribution. Il faut donc continuer à communiquer et échanger pour rallonger la vie de ces films.

Visions du réel s’intéresse de près au cinéma suisse. Quels auteurs nationaux de courts ou moyens métrages vous ont particulièrement plu cette année ?

La production est en effet très bonne et je dois admettre que tous les films présentés au festivals sont des coups de cœur. Pour n’en citer que quelques uns, je retiendrais trois films, trois moyens-métrages. Les deux premiers sont deux co-productions, le troisième est un film suisse : « Half-life in Fukushima » de Mark Olexa et Francesca, « Appunti del passagio » de Raphael Cuomo et Maria Iorio et « Chiens des Champs » de Rachel Vulliens. Ces trois films ont en eux une poésie de l’instant, une beauté propre qui fait qu’ils ont toute leur place à Visions du Réel.

Propos recueillis par Clément Beraud

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