Take what you can carry de Matt Porterfield

Les espaces, ceux que nous habitions, ceux que nous pensons habiter, comme les villes, les campagnes, les couloirs, les jardins, ces espaces multipliés ou morcelés, quotidiens ou exceptionnels, sont le centre et les fondations de « Take what you can carry », nouveau film de Matt Porterfield, qui vient d’être sélectionné dans cette nouvelle édition du festival international IndieLisboa. Avec déjà une belle carrière derrière lui, reconnu comme l’une des nouvelles têtes du cinéma indépendant américain, Porterfield fait un retour au court après trois longs-métrages applaudis par la critique : « Hamilton » (2006), « Putty Hill » (2008) et le plus récent « I used to be darker » (Sundance – Berlinale 2013).

« Take what you can carry », premier film du cinéaste à être tourné en dehors de Baltimore, sa ville natale, nous installe cette fois à Berlin pour suivre Lilly, jeune américaine qui parcourt des différents endroits d’une ville qui ne sera guère montrée, mais dont l’esprit restera toujours latent. Le film est principalement une composition de trois grandes parties : l’arrivée de Lilly chez son petit ami où elle va et vient à sa guise ; une performance de danse avec la troupe Gob Squad où les participants expriment différents et d’intimes états de leurs esprits à travers la danse et le mouvement de leurs corps, et son arrivée à un nouvel appartement qu’elle gardera pendant quelques jours. Dans chacun de ces lieux, des divers traits de sa personnalité vont apparaître et permettre de voir la complexité d’un personnage construit avec très peu de dialogues, mais qui pourtant parle énormément avec son corps.

Take what you can carry Matt Porterfield

Inspiré des magnifiques réflexions de Georges Perec dans Espèces d’espaces, Porterfield s’intéresse à certaines questions posées : « L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête ». Ces problèmes sont mis en scène à travers un binôme établi entre le jeu de Hannah Gross qui interprète Lilly et les longs plans fixes qui imposent un beau ton de lassitude au film. La comédienne aura donc la tâche, assez bien réussie d’ailleurs, de transmettre un état d’anesthésie constant, comme si elle vivait un dimanche éternel, toujours à l’extérieur d’elle-même, mais dans l’idée de démarquer son propre espace, de conquérir son territoire pour en trouver sa demeure. Comme contrepoint, le travail de Jenny-Lou Ziegel, chef-opératrice, nous enferme dans chaque séquence avec un plan fixe sans échappatoire qui permet de voir attentivement où se trouve le personnage, ce qu’il y a autour de lui, les couleurs des objets, la lumière qui rentre dans le cadre, et d’entendre la respiration, la musique, le bruit extérieur, la ville en permanence cachée. Le spectateur est obligé d’habiter le même espace que Lilly en tout moment, même s’il lui arrive de sortir du cadre et que l’on reste dans une pièce qui semble vide, inhabitable, qui n’appartient à personne. C’est uniquement durant la scène de danse avec le Gob Squad, filmée toujours dans un long et unique plan d’une énorme salle blanche que le personnage arrive à s’approprier l’espace, qu’il est capable de traduire ses émotions en mouvement pur quand ses mots deviennent actions. Quand Lilly bouge, elle se retrouve finalement à l’aise dans cette ville, libre de réagir ou non, et pour une seule fois, elle laisse tomber son regard paresseux et d’abandon qui nous accompagnera jusqu’à la fin. C’est là, dans cette seule pièce vide qu’elle parvient à conquérir un espace où elle n’est pas étrangère, qu’elle se retrouve uniquement là où il n’y a rien.

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Lilly ne parle presque pas. Ce qu’elle dit, et ce que les autres lui disent ne sont que des répliques banales, une simple ébauche de la fonction phatique du langage. L’intérêt du film va donc au-delà de tout aspect scénaristique, il est un essai muet sur la conquête de soi, d’un territoire, d’un milieu. Les relations interpersonnelles de la première et dernière partie sont uniquement accessoires, outils pour montrer un parcours qui reste inachevé, une envie qui ne se matérialise pas, que même Lilly n’arrive pas à saisir. Il faut donc de la patience, de la bonne patience qui implique de regarder un plan fixe de dix minutes et de rendre compte du parti pris du réalisateur. Il faut attendre, mais cette attente ne débouchera pas forcement sur la satisfaction d’un récit bien clos et formulé.

Cela peut s’entrevoir d’une certaine façon dès le début avec le titre. « Take what you can carry », que l’on peut traduire grossièrement par « Prends ce que tu peux prendre », implique un petit paradoxe. Pour prendre ce que l’on peut prendre, il faut nécessairement connaître ses limites, c’est-à-dire qu’il faut dans un premier temps prendre plus de ce que l’on peut prendre. Ce titre est une invitation à faire le contraire, à tester jusqu’où il est possible d’arriver. Ça deviendra plus clair dans la première partie quand Lilly essaie de mettre tous ses vêtements dans une toute petite valise. Il faut de la patience pour la voir fourrer son petit sac de toutes ses affaires d’été, et surtout pour se rendre compte qu’elle tentera toujours de prendre plus qu’elle ne peut.

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« Take what you can carry » est le constat d’une quête dépourvue de la parole. Des grimaces, des regards et occasionnellement des mots écrits dans une lettre devront suffire à faire comprendre la fragilité de l’espace et l’élan vital de ceux qui le cherchent.

Julián Medrano Hoyos

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