Les Fleuves m’ont laissée descendre où je voulais de Laurie Lassalle

Les amoureux qui passent, le soleil amer, la nuit verte, des arbres tordus, la barque de Charon, une fête surréaliste, deux adolescents accroupis qui disparaissent dans la nuit… Il s’agit juste d’une partie des éléments qui confluent dans « Les Fleuves m’ont laissée descendre où je voulais », premier film de Laurie Lassalle, en compétition cette année à la 12ème édition des Rencontres Européennes du Moyen Métrage de Brive. Déjà sélectionné en 2014 à la Semaine de la Critique et au Festival international du film d’Amiens, « Les Fleuves… » nous plonge dans la traversée de Flore et Arthur, deux bateaux qui ne sont plus guidés par les haleurs.

Librement inspirée du Bateau Ivre de Rimbaud, la cinéaste nous met devant un road- movie de 38 minutes qui suit le cours de deux personnages à la dérive, deux petits flâneurs de campagne qui partent sur la route pour aller « se battre » avec la mort, le sexe, l’amour et le malheur. Le film démarre avec une visite de Flore au cimetière où elle reçoit un texto d’Arthur : « Envie de faire la fête, ma trompe d’éléphant traîne par terre, ma tête est un champ de bataille, viens te battre avec moi ce soir ! » Elle prend son vélo et roule jusqu’à la nuit pour le rejoindre à l’hôpital où il s’est fait interner après avoir volé au supermarché du village. Enfoncés dans la nuit, avec les rues désertes et sous la lumière incandescente des poteaux de couleurs, Arthur propose de trouver un bateau. Et c’est là, coincés au milieu de « nulle part » qu’ils tombent sur le camion de Charon, un routier auquel Arthur demande de les déposer près du fleuve, fleuve qui pourtant n’existe pas. Comme le Charon de la mythologie grecque qui faisait passer sur sa barque les âmes des morts à travers l’Achéron et le Styx pour les amener aux Enfers, le routier, aussi énigmatique que sa contrepartie mythologique, conduit les enfants par les Fleuves de la route.

Deux images se superposent ensuite : un travelling de l’autoroute qui semble infinie et la tête géante d’un lièvre qui danse dans une fête onirique et fantasmagorique. Des visages, des mains, des épaules, mélangés et couverts par les fils de lumière rouge- violette sont filmés de près, en gros plans. La caméra se fixe sur les corps des personnages, bouge avec eux, les suit de dos, en plongée et contre-plongée. Flore est contente, mais soudainement ça coupe. Comme si l’on sortait du terrier du lapin blanc, le rêve de cette soirée psychédélique qui avait l’air de s’étaler jusqu’à l’aube arrive à la fin. Avec le lever du soleil, la frontière entre le jour et la nuit va disparaître. Les longs travellings de la route et de la campagne qui mêlent le bleu cobalt du crépuscule et l’orange brûlé de l’aurore troublent notre perception du temps et nous font témoins des hallucinations et des délires des personnages.

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C’est là où le film nous fait sortir du champ du réel pour nous installer dans la rêverie des personnages, exemplifiée et accentuée par l’éclairage. La lumière est utilisée ici comme l’élément technique qui rend réelle ou irréelle leur réalité. Notamment, la couleur violemment artificielle de la palette choisie par la réalisatrice, mise en scène par son chef-opérateur et étalonneur Brice Pancot, nous permet de trouver une distance avec les visions et phantasmes des protagonistes. Elle contribue à créer un effet brechtien de distanciation qui nous empêche de nous impliquer directement avec la fiction à l’écran, rompt avec l’illusion cathartique et permet un détachement critique par rapport à l’histoire.

Par ailleurs, de la même façon que la puissance des couleurs domine l’aspect plastique et narratif du film, elle est aussi présente sur les visages des comédiens. Ce sont ces couleurs présentes à chaque plan qui moulent et nimbent les figures de Solène Rigot et de Théo Cholbi. Bien que Rigot apparaisse toujours avec ses yeux grands ouverts, c’est la forte présence des tons rose vif de ses lèvres et du roux corail de ses cheveux qui accorde du magnétisme à sa performance. Pareil avec Cholbi dont les tons pâles de la peau et le vert sauge des yeux sautent à l’œil du spectateur.

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Pourtant, même si l’articulation entre ce traitement de l’image, les mouvements souples de caméra et les travellings de nuit très réussis construisent un film visuellement fascinant, il reste un goût un peu amer au niveau du scénario. Nous sommes obligés de faire des concessions à cause de la gratuité d’une ou deux séquences où les délires vont au-delà du pacte établi entre le public et le parti pris de la réalisatrice, et avec certains dialogues qu’il faut avaler sans justification dans le bon intérêt du film et pour le plaisir des images. En conséquence, il est facile de lâcher le fil narratif de l’histoire pour se mettre à admirer le cadrage artistique de la forêt, l’usage antinaturel de la couleur, et oublier le récit proposé.

Ce qui résulte est un film viscéral, d’initiation, de découverte et rempli de références, qu’il faut savoir saluer. Une incarnation moderne et sauvage du poète maudit avec Arthur et du deuil et du malaise avec Flore, synecdoque de la vie adolescente. Un univers qui appartient uniquement à deux jeunes gens qui voguent pour se rendre à une fête et qui finissent obscurs dans la nuit solitaire.

Julián Medrano Hoyos

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