Xavier Legrand : « Je suis contre le pathos mais pas contre l’émotion, au contraire. Ce n’est pas parce qu’on ressent une émotion forte que c’est pathétique »

Il a remporté le César du Meilleur Court Métrage vendredi passé après avoir fait un superbe parcours en festival, notamment à Clermont l’an passé (Grand Prix, Prix du Public et Prix Télérama). Le premier film de  Xavier Legrand, Avant que de tout perdre, évoque la violence conjugale, la peur et les non-dits, sous la forme d’un thriller extrêmement efficace. Comédien avant d’être réalisateur, Xavier Legrand revient sur son parcours, son intérêt pour la dramaturgie, la prise en charge de l’émotion et son écriture plus adaptée au cinéma qu’au théâtre.

© JF Mariotti

Tu as suivi une formation au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir comédien ?

Je fais du théâtre depuis l’âge de 10 ans et je suis rentré dans une compagnie semi-professionnelle quand j’en avais 12. J’ai aussi eu l’occasion de mettre en scène des petites formes et donc de diriger des acteurs. J’ai toujours aimé diriger les acteurs et les regarder répéter. Je ne suis pas là que pour jouer, j’aime aussi regarder un acteur qui commence, qui apprend son texte, qui développe le parcours de son personnage.

Du Conservatoire à aujourd’hui, le travail que j’ai pu mener avec les différents metteurs en scène avec qui j’ai travaillé m’a donné une conscience de la dramaturgie et un plaisir de travailler sur des textes, des mises en scène et des propositions très différents. Ça a aiguisé et éduqué mon analyse dramaturgique.

À coté de ça, j’ai toujours eu un amour pour la littérature et l’écriture. Je me suis essayé assez tôt à l’écriture du théâtre mais c’était très compliqué pour moi. Je ne suis pas un poète. Mon écriture était une écriture d’image. Je me suis tout de suite senti plus à l’aise à écrire un scénario. J’ai mis du temps à m’y mettre, car j’étais souvent en tournée. Avant que de tout perdre m’a pris trois ans. Au bout de ces trois années, je suis arrivé à un résultat satisfaisant. Je me suis dit qu’il fallait en faire un film et c’était moi qui devais le faire. Je n’arrivais pas à le céder à quelqu’un d’autre.

À quel moment la question de la dramaturgie t’est devenue importante ?

Je ne pourrais pas te définir un moment précis. En tant qu’acteur, on se pose des questions dramaturgiques. J’ai une scène à jouer, mon personnage a les pieds mouillés, il sort, ses vêtements sont déchirés. Qu’est-ce qui s’est passé ? Par où, comment est-il passé ? Qu’est-ce qu’on va montrer ou non ?

Tout ça fait partie du travail de l’acteur, la dramaturgie doit être partagée avec l’acteur. Il n’y a pas que des sentiments, c’est bien d’être conscient. En tant qu’acteur, j’aime avoir conscience de la dramaturgie. Je pense que c’est pour ça que naturellement, j’ai eu envie aussi de construire ma propre dramaturgie. Certains metteurs en scène avec qui j’ai travaillé plusieurs fois ont vraiment développé ça chez moi.

Qui par exemple ?

Christian Schiaretti, le directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne, Julie Brochen, Christian Benedetti. Voilà trois metteurs en scène qui ont une vraie conscience dramaturgique, une construction particulière.

Quand on trouve des gens de ce calibre-là, a-t-on plus envie de travailler d’une certaine manière et d’aller chercher des idées nouvelles pour composer son personnage ?

Bien sûr. Ils ont une vision, une vue aérienne de la pièce, comme si la pièce était au dessus de nous. Je me suis aperçu que dans le travail d’Avant que de tout perdre, c’est exactement ce que j’ai fait avec les acteurs. Il était très important qu’ils sachent comment j’allais les filmer. Chaque plan était expliqué aux acteurs avant qu’on tourne. Ils savaient très bien comment ils étaient cadrés et c’était important pour moi qu’ils sachent que l’émotion, c’était moi qui la prenait en charge dans la façon dont j’avais écrit le scénario, et que ce n’était pas à eux de la jouer.

Dans ma façon d’écrire, je sais déjà comment je vais filmer les scènes. Pour te donner un exemple, lorsque dans une scène, Miriam (Léa Drucker) sait que son mari est là et qu’elle descend pour lui apporter le chéquier, au lieu de demander à l’actrice d’avoir peur, je lui ai dit de ne pas s’occuper de ça, mais de jouer : d’être essoufflée, de peiner à accrocher ton badge, de remonter sa fermeture éclair, de souffler, d’ouvrir la porte et de dire bonjour. Elle n’avait que ça à jouer. En la filmant de dos, peinant à accrocher son badge, remettre ses cheveux, l’entendre souffler, je savais que c’était nous, spectateurs, qui allions ressentir cette émotion-là et qu’il ne fallait surtout pas qu’elle la joue.

Tu as évoqué l’écriture non poétique. Pourquoi est-ce qu’Avant que de tout perdre n’aurait pas pu se faire dans un cadre théâtral ?

Parce que je pense qu’au théâtre et particulièrement en France, on a besoin d’une langue. Quand on regarde tous les auteurs, surtout contemporains, Koltès, Lagarce, il y a un langage que le poème est obligé de prendre en charge. À l’opposé, je suis dans l’action et dans la visualisation des gestes. Peut-être que j’arriverai plus tard à écrire pour le théâtre mais j’aime lire les textes, j’aime les dire. Les écrire avec une vraie langue, je ne m’en sens pas capable. Et ça se voit dans mon scénario. Il n’est pas du tout un support littéraire, c’est un support technique, pour l’image.

Le film marche à la tension, c’est une sorte de film à suspense. Pourquoi était-ce important d’en faire un thriller surtout pour un premier film ?

En fait, je ne me suis pas dit que j’allais faire un film d’action. C’est le sujet vraiment qui m’a intéressé. À la base, je voulais parler de la famille et notamment de la maison, du symbole de la maison. C’est le premier plan de mon film d’ailleurs. La maison, le foyer, c’est l’endroit où on est censé être le plus en sécurité et on s’aperçoit dans les faits divers que c’est sans doute celui où on est le plus en danger.

Mon intention première était donc de parler de la maison. Qu’est-ce qui s’y passe pour qu’on y soit en danger ? La violence conjugale est une des premières violences intrafamiliales, une des plus répandues qui fait qu’aujourd’hui une femme meurt tous les deux jours et demi en France. C’est une sorte de meurtre en série qui se passe au quotidien à coté de nous et qui ne s’arrête pas.

Quand je me suis penché sur ce sujet, je me suis aperçu que c’était une violence cachée à la fois par l’auteur – qui ne dit pas clairement qu’il bat sa femme – et par la victime qui a honte. Ça se passe toujours derrière la porte, entre quatre murs. On ne sait rien, les femmes se taisent, elles ont peur de partir, de prendre la décision de fuir. Il y a quelque chose de très étouffé et caché.

Je me suis demandé comment ne pas tomber dans le pathos de tous ces films qui traitent de la violence conjugale en montrant un mari qui rentre chez lui, qui est de mauvaise humeur ou qui a des suspicions sur sa femme et qui la frappe. Je me suis dit qu’il ne fallait pas que je montre cette violence et pour cela que je la sorte du foyer. L’idée de la fuite de la femme, de l’espace public et du supermarché est venue par la suite.

Comment as-tu évité le pathos ?

Il était important pour moi de bousculer les gens. Je suis contre le pathos mais pas contre l’émotion, au contraire. Ce n’est pas parce qu’on ressent une émotion forte que c’est pathétique. Ce qui l’est par contre, c’est quand on en fait trop, quand l’émotion est amenée par trop de fioritures, des choses qui sont trop grotesques ou tellement insupportables qu’elles n’en sont plus réelles ou qu’elles mettent à distance. Je ne voulais pas que le spectateur soit mis à distance, mais qu’il soit complètement dans l’histoire pour qu’il comprenne.

Est-ce que tu as vu La Peur, petit chasseur de Laurent Achard ?

C’est intéressant que tu m’en parles parce que Bénédicte Dujardin, mon assistante à la mise en scène, m’en a parlé et me l’a fait découvrir. Au premier rendez-vous de travail sur la découpe, je lui ai dit comment je voyais la première scène et elle m’a demandé si j’avais vu ce film. Je ne le connaissais pas. Quand je l’ai vu, j’ai été frappé par la similarité entre le film de Laurent Achard et le mien. Il y a la chasse, le chien, le plan large, de loin, le petit garçon aussi, même le linge étendu. J’ai été bouleversé par ce film. Je serais très curieux de rencontrer son réalisateur.

Quel a été l’apport d’Alexandre Gavras, ton producteur (KG Productions) ? Est-ce qu’il est beaucoup intervenu sur le projet ?

Je le lui ai fait lire sans savoir qu’il allait me produire, parce que à mes yeux, Alexandre était réalisateur. Je ne savais pas qu’il était producteur et il pensait que je lui demandais de réaliser le film. Je voulais juste avoir ses retours. Il m’a dit : « À qui tu penses ? ». Je lui ai répondu : « À personne, s’il doit être tourné un jour, ça sera par moi ». Et il m’a dit : « Dans ce cas, je te produis ».

On a fait un dossier de financement, on a un petit peu réécrit le scenario. Il m’a aidé à dégraisser le film, ensuite il m’a donné quelques conseils au moment de la première version de mon découpage. Il a fallu que je clarifie la façon dont je voyais les choses. Alexandre m’a donné la confiance que j’étais capable de le faire.

© Julien Ti.i.Taming

C’est la première personne à qui tu as soumis ton projet ?

Ça faisait trois ans que je l’écrivais, je ne l’avais jamais fait lire à personne. Au bout d’un moment, devant mon ordinateur, je me suis dit : « Je n’avance plus, il faut que j’aie des retours ». Et puis, j’étais curieux et je me sentais prêt à le faire lire. Je l’ai montré à quelques amis comédiens, à des proches, et à Alexandre avec qui je venais de travailler au théâtre. En fait, c’est un peu le producteur qui m’est tombé dessus.

Comédien ou réalisateur, quel est ton lien au court métrage ?

J’ai déjà travaillé sur des courts. Dans le cadre du Conservatoire, j’ai travaillé sur des courts avec la Fémis. J’ai tourné dans certains courts, on m’a proposé des projets que j’ai refusés parce que je ne trouvais pas les scénarios très intéressants. J’ai sans doute aussi appris à écrire en lisant de mauvais scénarios. Mais même moi, j’ai écrit des choses très mauvaises pour arriver à des choses dont j’étais content !

Mon rapport au court est aussi lié à mon ami Alexandre Zeff, qui est acteur et réalisateur. On est sorti du Conservatoire en 2005, on était un peu lâchés dans la nature, au chômage, avec d’autres amis de promotion, on a loué une voiture, on est parti pendant trois semaines au bord de la mer et on a essayé de tourner plein d’images. On s’est retrouvés avec des rushes, il n’y avait pas de scénario. Je n’étais qu’acteur dedans, mais comme on était un petit groupe, on mettait la main à la patte sur tous les postes. Quand Alexandre a réussi à auto-produire son premier court, j’étais dedans, et il me faisait lire des scénarios. Il y avait déjà un rapport au court métrage qui fait partie de mon travail en tant qu’acteur et qui était un peu aussi le passage obligé en tant que réalisateur.

Quel que soit le format en tant qu’acteur, c’est le projet qui compte, c’est le sujet, le personnage, la vision du metteur en scène qui va me séduire et me sembler pertinente. Que ce soit court ou long, je fais des choses dans lesquelles je me retrouve et que j’ai envie de raconter. Je suis actuellement sur un projet de long mais il n’est pas impossible que je retourne sur un court métrage si le sujet l’exige.

Le long est-il en lien avec le sujet du court?

Oui, c’est un sujet tellement vaste qui me pose plein de questions et que j’ai envie de creuser.

Via l’écriture et la réalisation, as-tu pu trouver des réponses aux questions que tu pouvais te poser dès le départ sur le sujet ?

C’est une question très intéressante. Les questions que je pose et auxquelles le film a peut-être répondu, c’est à quel point le sujet touche tout le monde. C’est la réaction des spectateurs qui est pour moi la plus importante. On voit que les gens sont de près ou de loin touchés par la violence conjugale et à l’issue des projections, de nombreuses personnes m’ont confié qu’elles avaient eu un lien direct ou indirect avec ça. Ça m’a éclairé sur le fait que le problème perdure parce qu’on a pas du tout encore compris comment l’aborder. Ça dépasse des histoires de couple, c’est vraiment une histoire de mœurs, de construction de notre société et un problème de clichés sur les genres. Après, je ne sais pas comment arrêter ce phénomène. On vit à côté, on essaye de trouver des solutions mais elles ne fonctionnent pas et ça continue. C’est le triste bilan que je fais.

Après ce film, tu es revenu au théâtre. Est-ce que l’expérience du film t’a permise de mieux appréhender tes rôles ?

Les deux se sont nourris. Le travail d’acteur au théâtre et au cinéma n’est pas tout à fait le même. Le fait d’être réalisateur et de jouer à la fois au théâtre, ça se répond et ça se fait écho. C’est un autre répertoire, un autre contenu, d’autres esthétiques et d’autres gens. Toutes ces choses sont liées mais je les fais les unes après les autres. Chaque expérience fait que je gagne en confiance pour la prochaine.

Le nouveau projet de long, il a déjà un nom?

Non, il n’a pas de titre. Je suis très mauvais pour les titres.

Et pour Avant que de tout perdre ?

Je suis tombé dessus très tard. Le titre est tire d’une citation de Roger Allard. Quand je l’ai vu, je me suis dit : « Wahou ! C’est exactement ça ! ». Je ne suis pas prêt de trouver un titre pour mon long !

Propos recueillis par Katia Bayer. Retranscription : Arnbjörn Rustov

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