L’âge adulte de Eve Duchemin

Récompensé d’une Mention aux Rencontres du moyen-métrage de Brive, « L’âge adulte » de Eve Duchemin dresse le portrait cinglant d’une jeunesse à la dérive en manque de repères existentiels et sociaux. Tout comme dans son précédent film documentaire « Avant que les murs tombent », Eve Duchemin récidive avec une thématique qu’elle connaît bien, celle des difficultés de survie sociale d’une génération en proie à l’insécurité et à l’instabilité face à la faiblesse des modèles d’inclusion. Chronique de la galère, « L’âge adulte » nous plonge en immersion dans une année de la vie de Sabrina, jeune fille de 20 ans qui tente d’échapper à la précarité en multipliant petits boulots de jour et un emploi de nuit comme strip-teaseuse dans une boîte du Vieux Port de Marseille. Caméra à l’épaule, Eve Duchemin crée un rapport intime avec les difficultés de Sabrina pour mieux interroger la nature d’une société qui semble avoir oublié la nécessité de sa propre reproduction générationnelle dans son modèle de développement humain et ses fondements affectifs, psychologiques et matérialistes.

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Dès la première scène du film, on découvre Sabrina à moitié nue se dandinant gaiement avec une candeur juvénile dans une chambre sans meubles remplie de peluches d’enfant. D’entrée, Eve Duchemin choisit de montrer le corps de cette femme-enfant pour poser la question qui traverse son film, celle du passage à l’âge adulte et de la frontière toute métaphysique entre l’innocence et la responsabilité. Comme la marque de la proximité entre les deux femmes, le corps de Sabrina est cadré très étroitement par la réalisatrice pendant les 56 minutes du film et devient très vite un vecteur de questionnement pour le spectateur, particulièrement dans sa dimension psychologique. Symbole du déni de soi-même, le corps de Sabrina apparaît rapidement comme désacralisé, instrumentalisé et martyrisé. Une désacralisation qui s’exprime ouvertement comme dans la scène où elle montre avec un cynisme plein d’humour les mouvements caricaturaux qu’elle exécute lorsqu’un client s’isole avec elle pour un show privé. D’ailleurs, le discours de Sabrina est très clair sur ce sujet, et on n’est pas surpris de l’entendre dire : « Si je dois montrer mon cul pour de l’argent, je le fais ».

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Pour autant, Sabrina n’est certainement pas strip-teaseuse par vocation et la trop grande proximité du métier avec la prostitution hante l’acceptation qu’elle a d’elle-même. Il lui faut alors s’abîmer dans des quantités terrifiantes d’alcool pour arriver à assumer cette situation. Un rapport au sexe et à l’alcool en complet déséquilibre qui s’exprime parfaitement dans une scène filmée dans les vestiaires de la boîte de nuit où, ivre de colère, elle détruit symboliquement l’image d’elle-même en dénigrant impitoyablement devant le miroir tout les défauts qu’elle trouve à son corps, ce corps qu’elle n’aime pas, pas plus qu’elle n’aime ce que la recherche d’argent rapide la pousse à faire avec. Car Sabrina voudrait autre chose pour elle-même, et au milieu de cette vie chaotique, elle tente de préparer un concours d’entrée dans une école d’aide-soignante. Ce qu’elle voudrait c’est un emploi, un revenu, une stabilité, gravir une marche vers cet âge adulte idéal qui semble tellement loin, presque inaccessible.

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Le film de Eve Duchemin est une mine de questionnements pour celui qui cherche à comprendre notre époque, et le destin de Sabrina peut apparaître emblématique de celui de cette jeunesse amère et désenchantée minée par la rage, la dépression et l’absence de sens. Car si l’on peut lire en filigrane l’effondrement des modèles d’intégration par le travail, l’école ou la famille au profit de schéma simple d’utilitarisme individuel et consumériste à court terme, « L’âge adulte » nous adresse surtout une piqûre de rappel douloureuse où la place de l’espoir, de la tendresse et de l’amour est dramatiquement mis en question.

Xavier Gourdet

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