Pointdoc : Allô le monde ?

Si le cinéma de fiction est l’art des points de suspension qui laisserait supposer une reconstruction imaginaire de la réalité, le cinéma documentaire, quant à lui, en serait un peu les deux points qui permettrait de l’expliquer et de la comprendre.

Grâce à l’intiative de passionnés, le Festival Pointdoc permet à tout un chacun de voir des films documentaires passant trop souvent inaperçus. A nouveau, la sélection eccléctique et principalement francophone de cette année nous plonge dans les univers de créateurs peu connus pour la plupart, ayant décidé de prendre leur caméra pour montrer, témoigner, partager, dénoncer ou encore magnifier un évènement qui les a interpellés. Aperçu de 6 docus coeurs.

Antisocial : de la fracture à la misère

Il est intéressant de constater à quel point les films sélectionnés abordent de façon récurrente le thème de la misère sociale. Dans un monde où le mot “crise” est sur toutes les lèvres, les cinéastes veulent en dénoncer les conséquences désastreuses sur les individus en marge du système.

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Avec leur film “Tiers-paysage”, ainsi appelé d’après les théories du paysagiste Gilles Clément, (“Tiers-paysage désigne la somme des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. Il concerne les délaissés urbains ou ruraux, les espaces de transition, les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, talus de voies ferrées, etc …»), le tandem féminin Naïs Van Laer et Yasmine Bouagga dresse un portrait nuancé d’une famille de tziganes de la banlieue de Montpellier. A travers 3 générations de femmes, les réalisatrices rendent compte du passé et de l’avenir, des envies et des préoccupations d’un peuple rejeté de toutes parts. La volonté de rentrer délicatement à l’intérieur, de dépasser les frontières des préjugés donne au film toute sa force et sa sensibilité. Et l’envie de laisser les frontières floues entre la Roumanie et la France permet de donner une impression de voyager à l’intérieur d’une même réalité. Les réalisatrices dépassent le documentaire traditionnel en apportant une touche de poésie grâce à une démarche qui va de l’individuel vers l’universel où la façon d’aborder le sujet permet un questionnement profondément humain.

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“Un long cri mêlé à celui du vent” apparaît comme une réflexion esthétique sur les activités que génère le port de Marseille. Mais au lieu de montrer l’homme et ses gestes de travailleur, Julie Aguttes chosit de figer des images fixes et dépourvues d’action. La mer et l’ailleurs côtoient des témoignages audio. La cinéaste parle de la solitude des ouvriers en mêlant finement images fixes et images mouvantes, donnant ainsi écho à l’immobilité d’une classe qui n’a que peu d’espoir en son avenir. Les plans souvent métaphoriques appellent le spectateur à interpréter les images. Enfin, Julie Aguttes associe cinéma et littérature en insérant des extraits d’un roman de Sembène Ousmane, “Le Docker noir”, lus par la comédienne Aurore Clément, ce qui apporte une dimension onirique au film (le titre en est d’ailleurs un extrait). Tous ces choix viennent questionner le documentaire jusqu’à le remettre en question. La réalisatrice se joue de la ligne de démarcation entre les deux genres et accorde plus d’importance aux impressions provoquées par la réalité qu’à la réalité elle-même. Un documentaire d’une mouvance délibérément impressionniste.

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“Dans l’ombre” du Belge Bart S. Vermeer met en lumière les conditions de détention des immigrés placés dans des centres fermés dès leur arrivée en Belgique. L’attente interminable et la promiscuité sont le lot de tous les jours. Plaçant sa caméra volontairement à distance et en hors-champ, le réalisateur se rapproche petit à petit de son sujet et suit quelques personnes : une femme albanaise et sa fille, une famille tchétchène, une jeune africaine désillusionnée… Autant d’espoirs mis en sursis, le temps que la Justice tranche. Tous ont quitté leur pays d’origine avec l’espoir d’un avenir meilleur mais arrivés sur place, ils doivent faire face aux réalités d’un système partagé entre la compassion et la méfiance. Vermeer filme les choses à hauteur d’homme, sans condescendance ni idéalisme. Ses plans finaux sur les enfants est une ouverture d’espoir en même temps qu’un questionnement sur le futur de ceux qui grandissent “entre les murs”.

Etre ou ne pas être : en quête de soi, des autres et de Dieu

La deuxième récurrence flagrante est bien le thème de la quête, de la recherche de soi, de l’amour de l’autre ou d’une dimension spirituelle. Sorte de cardiogramme enregistrant les mouvements du coeur, le cinéma documentaire est un bon révélateur de l’état du monde.

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Le court métrage d’Elsa Levy “L’amour à trois têtes” nous parle d’amour à travers trois générations de femmes dont la réalisatrice fait partie. Elle poursuit la volonté de présenter des points de vue singuliers sur l’amour, celui de sa grand-mère, de sa mère et le sien. Ainsi, ce ne sont pas moins de 70 ans d’idées conçues, préconçues et décousues au sujet de Cupidon que balaie le film. Du témoignage de sa grand-mère, on pourra ressentir la nostalgie d’un romantisme épistolaire où les mots pouvaient encore brûler les sens et dépasser les actes et les paroles et la patience être une vertu indispensable. De celui de la mère, c’est le rejet du modèle d’une éducation “classique” et l’importance de l’indépendance, du respect de soi, de l’émancipation féminine, et de la narratrice, c’est un questionnement essentiel et confus (où? qui? pourquoi? comment? quoi?), perdu entre les fondations du passé et l’éclatement du présent, à la recherche de nouvelles balises. Entre pragmatisme détaché et romantisme obligé, les coeurs balancent, et à la narratrice de choisir un dispositif qui déshabille en filmant l’intime, pour mieux se comprendre. A la fois anecdotique et universel, le film d’Elsa Levy questionne les valeurs et les modèles qui nous ont construit et qui se sont effrités au fil du temps. De cette transmision intergénérationnelle, on pourrait croire finalement qu’il serait plus édifiant aujourd’hui de terminer nos contes pour enfants par ceci: “Ils vécurent en partie heureux, se séparèrent et eurent d’autres amours et éventuellement d’autres enfants et surent alors que l’amour et la vie de couple était loin d’être tout rose”.

Nicolas Gayraud filme le quotidien de moniales cloîtrées dans l’abbaye de Bonneval, dans l’Aveyron, une abbaye cistercienne fondée en 1147. “Le Temps de quelques jours” rassemble des témoignages inédits de quelques soeurs (de la plus jeune aux plus âgées en passant par la mère abbesse) et du cuisinier. La recherche de Dieu répond pour la majorité à un besoin de césure avec une société qui ne convient plus. La vie monastique serait “un acte contestataire” selon les mots de la mère abbesse, une volonté de se couper du reste d’un monde qui tourne trop vite, qui s’est éloigné de l’essentiel. C’est dans le respect du rythme des soeurs que le réalisateur les a suivies “des matines aux vespres”, en mangeant avec elles, en vivant avec elles. Le film apparaît comme un questionnement du cinéaste sur la société et sur le chemin de la religion. Chargées de beaucoup de bon sens, les déclarations des soeurs posent un regard sur le monde à la fois critique, contemplatif et amoureux. Les intertitres qui viennnent entrecouper le film, sorte de journal intime de l’artiste documentariste, se mêlent étrangement à la quête spirituelle des soeurs, à leur recherche de l’absolu et de la vérité. La recherche de Dieu n’est décidément pas une cause abandonnée et révolue…

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Véritable film ethnographique qu’aurait sans doute apprécié Jean Rouch, “Natpwe, le festin des esprits”, se présente volontairement comme un voyage initiatique dans l’inaccessible pays birman, à Taungbyon, lieu du plus important pélérinage du pays. Les hommes se travestissent en femmes, boivent et dansent pour honorer les dieux et les pélerins déambulent dans les rues pour admirer ces démonstrations exhibitionnistes autorisées. Dès les premiers plans, le film de Tiane Doan Na Champassak et de Jean Dubrel immerge le spectateur au coeur des croyances d’un peuple et d’une culture. Cette sensation de faire partie de la cérémonie ne le quittera jamais tant le film est construit comme une spirale envoûtante à l’image même des transes et des fervents appels des esprits initiés par les fidèles. Les images en noir et blanc prises sur le vif par Champassak, photographe de métier et reconnu de surcroît, apportent l’intemporalité nécessaire à cet évènement qui a lieu chaque année. Le vrai travail des réalisateurs a été réalisé en post-production. Le montage et la bande son intimement liés fonctionnent comme une fascinante danse primitive de laquelle il est impossible de se détacher. Les incantations des moines donnent le rytme aux images, ainsi les choix cinématographiques priment sur la réalité. Plus proche de la fiction que du documentaire et fort éloigné du film didactique par l’absence de commentaire audio, “Natpwe, le festin des esprits” est une oeuvre d’art où les artistes se servent, s’inspirent de la réalité pour mieux la modeler, la pétrir, la recréer afin d’en offrir une interprétation audacieuse.

Marie Bergeret

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