Hugo Chesnard : « L’art recherche la nuance et peut craindre le pathos »

C’est un régisseur qui parle de rossignols maléfiques, c’est aussi un réalisateur qui cite de mémoire des passages en vers de son film. Militant social, Hugo Chesnard, l’auteur de « La France qui se lève tôt », pré-sélectionné aux César, évoque, après la séance de son film à Paris Courts Devant, la puissance du montage, les libertés à prendre avec le réalisme et la volonté de crier sans y parvenir.

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Tu as fait trois courts en dix ans, après une formation plutôt théorique (la Sorbonne, le Conservatoire Libre du Cinéma français). Comment as-tu été confronté à l’idée de faire un film ?

Très jeune, je me suis intéressé au cinéma. J’ai vu beaucoup de films et commencé des études spécialisées mais mon approche restait très théorique. J’ai fait des petits films qui ne sont pas montrables, plus des films de potes qu’autre chose. Au début, on mettait une semaine pour faire un film, après, les envies se sont approfondies et le temps s’est rallongé : trois semaines, puis trois mois, puis trois ans pour faire un film.

J’ai commencé à faire des stages. Je savais que je serais incapable de rester six mois dans une salle de montage, mais je cherchais à comprendre la puissance du montage dans une optique de réalisation. J’avais 20-21 ans, j’entendais parler de cette force de création mais cela me dépassait complètement. La compréhension est arrivée par déclics. Pendant un an, j’en ai parlé avec des apprentis monteurs et des professeurs, puis, j’ai été amené à monter pratiquement tout seul mon premier film, « Le bal des familles ». La compréhension est arrivée par déclics : deux-trois ans plus tard, on repense à une conversation et on percute. On a grandi.

Plusieurs années peuvent s’écouler entre deux films. Tu fais beaucoup de régie, sur des gros projets comme « Munich » ou « Le Diable s’habille en Prada ». Tu m’expliques ?!

Il faut gagner sa vie. J’ai rencontré un régisseur général qui collaborait à des grosses pubs et des gros films américains. On a travaillé ensemble sur des tournages importants, Scorcese, Eastwood, Nolan, …. Ça figure sur un CV, ça veut dire quelque chose, mais aujourd’hui, je travaille beaucoup plus en pub et en clip. J’adore ce métier de logistique, ce côté chef de troupe même si il n’y a rien d’artistique derrière ça. Il y a plein de choses auxquelles il faut penser, on est en amont du tournage, on est le premier arrivé et le dernier parti. Après, ça reste un métier pour gagner sa vie; si demain, je peux gagner ma vie de la réalisation, j’arrêterai progressivement la régie.

Le côté chef de troupe, c’est quelque chose qui t’aide à diriger un tournage ?

Pour un réalisateur, je ne suis pas sur mon nuage, genre « il n’y a que la création qui compte ». Je suis très conscient des problèmes techniques, logistiques, budgétaires. Quand un projet se fait, j’envoie beaucoup de mails à beaucoup de gens. Pour les courts où les gens ne sont pas payés, voire très peu payés, ça mâche déjà le travail.

« Le bal des familles » était-il un film très écrit ?

Non, pas du tout. Des amis et voisins à Malakoff avaient un groupe qui générait une ambiance fabuleuse en concert. Toutes les générations, les couleurs, les classes sociales se mélangeaient. J’avais une petite caméra, un banc de montage, ils m’ont proposé de faire un film sur eux. On a commencé à filmer le groupe pendant quelques minutes, mais ce n’étaient pas les musiciens qui étaient vraiment intéressants. C’était le contre-champ, le public. On a choisi différentes personnes et le film s’est axé autour du rapport entre la danse et la séduction. On a suivi plusieurs femmes de générations différentes en leur posant des questions.

C’était le premier film, un documentaire de vingt minutes qui parlait aux autres, auto-produit avec un vrai travail de montage. J’ai appris à raconter une histoire avec des images. Pouvoir recréer un puzzle, placer un personnage, l’enlever parce que l’histoire ne tient pas, a été une vraie école de réalisation.

« La France qui se lève tôt » aurait pu être un autre documentaire. Il s’inspire d’une histoire vraie, mais c’est une fiction. Quelle en est sa genèse ?

Je venais d’avoir l’idée de mon deuxième film, « Un grain de beauté » quand je suis tombé sur un fait divers dans un journal. Dans un encart, on parlait du cas d’un sans-papiers, Souleymane Bagayogo, qui venait de se faire expulser après avoir participé à un mouvement de protestation de grève dans le magasin dans lequel il travaillait. Le premier avion n’avait pas décollé car les passagers s’étaient soulevés, le deuxième avion, par contre, avait emmené Souleymane.

Cette histoire me plaisait parce qu’on était dans la vraie vie et que les thèmes étaient très riches : ça mêlait le droit du travail, les sans-papiers, la lutte, la désobéissance civile. Je me suis beaucoup documenté sur cette affaire-là, j’ai écrit une version réaliste de cette histoire-là en m’en détachant un petit peu mais ça restait quand même celle de Souleymane, version réaliste.

Ce scénario a été reçu aux ateliers d’écriture de Gindou où des scénaristes sont accueillis et encadrés dans le Lot pendant une semaine. On les coache par rapport à leurs scénarios et aux problèmes qu’ils rencontrent. Personnellement, je me rendais compte qu’il y avait une brutalité de la vie dans cette expulsion de sans-papiers où ça criait, pleurait, pissait le sang à chaque page. J’avais le choix : je pouvais amoindrir le propos donc retenir de l’information ou je me risquais du côté de la caricature en montrant des flics qui étaient des brutes et qui gagnaient des points quand ils expulsaient des sans-papiers. Mais c’est vrai que c’était trop pour le cinéma et pour l’art. L’art recherche la nuance et peut craindre le pathos. Est arrivée une troisième possibilité : le recours à la comédie musicale.

On pouvait rester complètement crédible par rapport à une expulsion de sans-papiers, faire quelque chose de dur, de fort, interpellant en choisissant de faire parler les acteurs en vers, de les faire danser et de les faire chanter. Cela a permis des libertés assez énormes. Le policier n’est plus une brute d’1m90 avec un physique de rugbyman, il a un côté bon père de famille, genre rossignol maléfique, il peut se permettre de dire : « Je suis un policer qui raccompagne les sans-papiers. Je suis un simple flic qui raccompagne les gens en Afrique. C’est la démocratie de suivre l’ordre établi ». Le choix de la comédie musicale peut permettre ce genre de choses et même de sortir d’une certaine forme de réalisme pour mieux le retrouver plus tard.

Ne craignais-tu pas que ton message se déforce en passant par la comédie musicale ?

Ça a pu être une crainte à l’écriture et même avant le tournage. Je me suis dit que l’idée d’une comédie musicale sur les sans-papiers était peut-être une mauvaise idée, que ça n’allait peut-être pas marcher. Au fil du tournage, on a quand même vu de belles choses, de supers plans, une intensité dramatique. Comme on a tourné le film en continu, on a terminé le tournage dans l’avion avec des figurants qui étaient des militants sans-papiers. Les gens qui étaient à droite de la caméra avaient des paroles de droite, celles qui étaient à gauche avaient un discours plus humaniste. On n’a pas peur dans l’opérette d’aller vers ces idées-là. Je ne cherchais pas spécialement des personnes investies, mais à la fin du film, quand ils se lèvent tous, on sent l’implication et l’émotion. Je pense que beaucoup de gens se lèvent, sont révoltés pour différentes choses sans être révolutionnaires. On est offusqué, gêné par plein de choses mais le cri ne sort pas parce qu’on n’a pas les mots. C’est aussi pour ça que j’aime beaucoup la chanson de la fin qui pose la question : « Qui a raison, qui a tort ? Celui qui crie, qui dort ? ».

C’est très différent d’écrire un film que d’écrire une chanson. Peux-tu me parler de ta démarche musicale ?

J’ai attaqué le film en deux parties. J’ai transformé les dialogues grâce à la version réaliste du départ, elle m’a aidé à retrouver les mêmes situations et les bons mots qui allaient faire mouche à chaque fois. Puis, j’ai travaillé avec le compositeur, Serge Balu qui joue le rôle du geôlier. Il a écrit pas mal de chansons dont celle de la fin, « Ils arriveront quand même ». Je lui donnais des idées, des sentiments, des émotions et il réfléchissait à une musique. Par exemple, dans une scène, le geôlier vend les mérites du centre de rétention comme s’il vendait son appartement. Cette idée est venue en épluchant un dossier qui parlait d’un centre de rétention, une petite phrase m’avait interpellé : « les usagers ont un distributeur de bonbons à leur disposition ». On enferme des gens qui travaillent, cotisent, payent des impôts, font le choix de vivre en France, ont des enfants scolarisés dans ce pays, on les arrache de leur famille pour les renvoyer dans un pays qu’ils ne connaissent plus parce que ça fait cinq-dix ans qu’ils n’y ont plus mis les pieds, mais ils ont droit à des bonbons…

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Qu’est-ce qui t’a incité à travailler avec Ricky Tribord, le Souleymane de ton film ?

Je ne le connaissais pas. J’ai épluché les sites d’agences, j’ai casté pas mal d’acteurs noirs, je cherchais au début un physique à la Spartacus, même si je ne restais pas bloqué uniquement là-dessus. Un jour, Denis Gravouil, le chef op du film, me parle de Ricky Tribord, avec qui il avait tourné en me disant qu’il était vraiment bon. Je le reçois pour un essai, on joue ensemble la séquence du contremaitre et j’en garde vraiment une bonne impression. C’est un punchy, j’avais l’impression d’être en face d’un boxeur qui me donnait des droites à chaque réplique. Boum, boum, boum.

Est-ce qu’il a donné quelque chose en plus parce qu’il était touché parce que c’était une histoire ou il était juste dans son rôle d’acteur ?

Je pense que le scénario et que cette situation inhumaine l’avaient touché. Après, ce n’est pas un militant qui défend des causes chaque weekend, il a vraiment pris ça comme un rôle d’acteur, comme un vrai travail pour camper ce personnage peu à peu détruit par un rouleau compresseur.

« La France » est un film pro, ambitieux. Ça a été difficile de le produire ?

Je considère qu’« Un grain » est aussi un film pro, il a eu un visa CNC et une aide d’une région, mais c’est sûr que « La France » n’a rien à voir. C’est un court métrage qui coûte cher, on devait être 50 à table. Je remercie les producteurs (Buttlerfly Productions) qui n’ont pas eu peur de ce genre de projet. Je l’avais envoyé à différentes boîtes de production avant de trouver preneur. Les gens me disaient : « C’est super mais ce n’est pas pour nous. Ça va nous prendre trop de temps, trop d’énergie, et on n’est pas sûr qu’on va réussir à le faire ».

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Est-ce que Souleymane Bagayogo a vu ton film ?

Oui, il l’a vu, il l’a beaucoup aimé. Il s’est retrouvé dedans sans s’y reconnaître complètement. On a gardé le prénom en hommage à lui mais des Souleymane, il y en a plein, il y a plusieurs dizaines de milliers d’expulsions de sans-papiers par an. On a raconté une histoire, mais beaucoup de libertés ont été prises par rapport à ce qu’il lui est arrivé. Ce qu’il a connu était encore plus dramatique. Il m’a raconté une anecdote : quand il était dans le centre de rétention, il était dans un tel stress qu’il n’arrivait plus à porter ses bras à sa bouche pour manger, il se nourrissait donc à même l’assiette. Quand je te disais tout à l’heure que je voulais raconter son histoire en version réaliste, qu’est-ce que j’avais dans mon scénario ? Des cris, des pleurs, de la douleur, une famille impuissante, des passages à tabac, un mec paralysé qui bouffe à même l’assiette, une expulsion musclée, … C’est tellement dur à chaque seconde que ça ne se tient pas d’un point de vue cinématographique.

Le passage au long, c’est quelque chose que tu envisages déjà ?

J’y pense, oui. Je suis en train de développer sur un long métrage le même concept que « La France », je voudrais garder ce côté social, poétique, chorégraphique et peut-être m’orienter un peu plus vers la comédie, sur la solidarité populaire, vers un film un peu moins grave, un peu plus joyeux.

Tu as besoin à ce stade-ci de faire un film plus joyeux ?

Non, je n’en ai pas besoin Après, il y a une réalité de production : faire un film qui coûte cher et qui est une tragédie, c’est quelque chose de très dur à monter. J’aimerais me diriger vers un film mi-drôle, mi-triste, une sorte de bouillon humain qui croiserait un « West Side Story » et un Brecht.

Propos recueillis par Katia Bayer

Article associé : la critique du film

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2 thoughts on “Hugo Chesnard : « L’art recherche la nuance et peut craindre le pathos »”

  1. Que du bonheur pour ce court- métrage ,fort, sensible,réaliste et poétique,merci à Hugo et bon vent pour les Césars!!pour récompenser ce petit bijou !
    Merci pour ce reportage ,très bien vue et bien écrit
    Marie- Claude (la belle maman)

  2. Fan depuis le temps où Hugo officiait dans la campagne sarthoise. Depuis, il a pris de l’étoffe, de la maturité et il est passé dans la catégorie « Maîtrise » de lu 7ème art !Il joue désormais dans la cour des grands !!!!
    Bien sûr Marie qu’il va l’avoir son César.
    Comment rester insensible devant cette peinture poignante et tant de talent !

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