L’adieu à la classe ouvrière
Nous sommes en 1995, à Liverpool, où les dockers sont en grève. Mais pour Siobhan et son grand frère Rory, rien n’est plus important que de savoir si Oasis va battre Blur dans la fameuse Battle of Britpop. Wonderwall, réalisé par Róisín Burns, fait partie des 24 courts-métrages de fiction présélectionnés pour les Cesar 2026. Le film a également été sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes et a remporté le Grand Prix du festival Côté Court à Pantin, confirmant son succès critique.
La Battle of Britpop de 1995 n’était pas seulement une question de goût musical. Elle est devenue un affrontement symbolique : Sud contre Nord, classe moyenne contre classe ouvrière. Un affrontement qui a divisé la Grande-Bretagne sur des lignes géographiques, culturelles et même politiques.

Pour les enfants de l’Angleterre ouvrière aux briques rouges, Oasis et Liam Gallagher sont les héros – ils imitent même leur façon de parler. Siobhan, 9 ans, partage cette admiration et veut tellement faire partie du groupe de garçons – les amis de son frère – qu’elle les suit partout, comme un petit toutou, toujours accrochée à eux.
Il y a quelque chose de particulier chez la petite Siobhan, incarnée par Tammy Winter, ainsi que dans la manière dont elle habite l’image. Son visage possède une beauté brute, pleine de caractère. Ce ne sont pas seulement le cadrage ou les mouvements de caméra qui nous attirent, mais surtout son charme, sa naïveté et sa simplicité, qui nous captivent et nous entraînent dans son histoire.
Ce n’est pas évident à première vue, mais tous les enfants du film de Roísín Burns sont des amateurs : ils n’avaient jamais joué auparavant. Cela montre à quel point la mise en scène est maîtrisée et délicate : les enfants sont totalement immergés dans le jeu. Et en même temps, ils ne jouent même pas : ils vivent véritablement dans les années 90 – une époque qu’ils n’ont sans doute connue qu’à travers les récits de leurs parents.
Comme tous les adolescents, leurs personnages veulent avoir l’air cool : ils écrivent des insultes sur les affiches de Blur et méprisent les femmes. Et bien que les garçons tolèrent la présence de la petite Siobhan, il est clair qu’elle n’est pas vraiment à sa place. Mais c’est peut-être justement sa différence, son ouverture d’esprit et sa naïveté qui lui permettent de voir ce que les autres ne voient pas. Ces qualités la conduisent à travers des moments presque magiques – comme sa rencontre avec une femme rageuse aux cheveux roux qui lui offre un petit talisman. Cette scène rappelle un peu Alice au pays des merveilles – à nous d’interpréter quelle était l’intention derrière ce cadeau et comment il était censé être utilisé. « De ce que je sais, les petits merdeux comme eux ne comprennent qu’une chose », dit la femme.
Quoi qu’il en soit, cela pourrait révéler quelque chose sur les règles absurdes que Siobhan doit encore découvrir dans sa vie. Cette scène est en fait inspirée de la vraie vie de la réalisatrice Roísín Burns, et fait référence à une rencontre qu’elle a réellement vécue avec une prostituée dans son enfance.

C’est peut-être ce qui rend ce film si particulier et, en même temps, si universel. Wonderwall est en quelque sorte une élégie pour Liverpool, où la réalisatrice aborde des sujets sérieux tout en se promenant dans les rues de son enfance. C’est une réflexion sur les années passées et celles à venir, sur le chemin déjà parcouru, et une question qui se pose : que reste-t-il maintenant ? L’avenir de la classe ouvrière est-il foutu ?
Quand Siobhan s’enfuit dans la nuit après une dispute avec son grand frère, elle se retrouve dans un bar, consumée par le désir de regarder la Battle of Britpop. Lorsqu’elle demande timidement s’il serait possible de changer de chaîne pour regarder la bataille, un vieil homme lui répond : « Les batailles, c’est fini, princesse. » Plus personne ne semble croire à la lutte : les adultes boivent leur bière, faisant le deuil silencieux de leur avenir.
Du bar bondé à une usine du port, qui semble plus hantée qu’industrielle, Siobhan devient une témoin des luttes de la classe ouvrière, de l’espoir qui s’envole et d’un monde qui s’échappe. À l’usine, elle rencontre des ouvriers qui ressemblent plus à des fantômes qu’à de vrais humains. Ils se déplacent lentement dans l’obscurité de la nuit, comme s’ils se préparaient pour partir.
Siobhan les voit chanter The Rising of the Moon et disparaître dans la mer nocturne — une métaphore littérale de la classe ouvrière s’évanouissant dans l’abîme. Les statues de fer d’Antony Gormley se tiennent silencieusement, tournées vers l’eau, tandis qu’un navire fantôme glisse sur les vagues bleues, et que le silence entoure tout – comme pour nous dire que tout cela cesse bientôt d’exister.
Wonderwall est une vraie poésie, une histoire initiatique qui nous entraîne à travers une froide journée de septembre 1995. C’est à la fois un récit profondément personnel de l’enfance dans une famille ouvrière du Nord de l’Angleterre et un portrait universel des années 90 en pleine transformation. Il s’agit du premier film de fiction de Roísín Burns, qui marie avec finesse le réalisme social de Ken Loach au réalisme magique, et qui s’affirme avec assurance sur la scène du court-métrage. Blur peut avoir remporté la bataille de Brit Pop, mais Oasis continue de résonner à travers les générations.
Yuliya Antonova

