The Mad Half Hour de Leonardo Brzezicki

Hors passion

Rares sont les courts-métrages auxquels l’adjectif ludique s’appliquerait aussi bien qu’au nouvel opus de l’Argentin Leonardo Brzezicki, The Mad Half Hour. En compétition à la Berlinale ainsi qu’au dernier festival IndieLisboa (où il a obtenu le Prix Format Court), le film réunit le temps d’une nuit à Buenos Aires quelques gais éléments qui, tout en se déliant, se rapprochent dans le sentiment – que ce dernier soit amoureux ou fraternel. Les personnages sont autant de pions que Leonardo Brzezicki parvient à articuler dans une trajectoire photographique en noir et blanc, dont on retient davantage les variations de gris, les ombres, que l’opposition chromatique. Il faut dire que le jeu n’est pas seulement lié aux déplacements surprenants des personnages, à leurs changements d’humeur, à leurs abandons à répétition, à leur soif d’absolu, à leur tristesse mêlée à une joie insensée, à leurs visions extatiques; car ce qu’on retient de cette folle demi-heure est davantage l’espace béant qui régit indéniablement les rapports. Le jeu, c’est aussi ce qui provoque le frottement, voire la panne, c’est l’espace qu’il y a entre deux pièces, deux règles, au sein d’une mécanique a priori bien huilée. Inutile de dire que le contexte nocturne semble aider à la mise en place de ce chassé-croisé enlevé, où la joie s’allonge sans vergogne dans le désenchantement.

Jeu de société. Tout commence sur un terrain de tennis. Un rêve d’abord, raconté par un frère à sa sœur, qui ouvre le film à travers une image d’archives : on voit un homme tenter de maîtriser un cheval à terre, dans une forme d’étreinte peu banale. Raconter ce rêve au lieu de s’adonner à l’activité sportive, cela signifie tenter de faire quelque chose d’un imaginaire perturbant, qui a du mal à s’intégrer dans le fil de la perception. Et la mise en scène, fondée sur l’embarras des corps et l’inquiétude neutre des visages, vient appuyer une forme d’absurdité du contact. Dans l’air filmique, émerge déjà un embarras de communication, provoquant un rictus chez le spectateur. Le comique de situation est recherché, avec une pointe de systématisme forcé. La première règle du jeu est révélée : en vain, les corps contrôlent ce qu’ils sont. Cut.

Sur le terrain de tennis attenant, on assiste à une crise. Il s’appelle Juan et s’arrête de jouer. La tête dans ses jambes, les mains sur ses cuisses, Juan n’en peut plus. Aveu d’impuissance ? De faiblesse ? Pas si sûr : plutôt un aveu d’envie. Son petit ami lui demande pourquoi. Juan répond simplement : « Je n’ai plus la passion. » Il épilogue ensuite avec difficulté sur l’absurdité de faire ce qu’on fait. Mais le mot passion est ici à prendre à tous les niveaux, et cesser de jouer se réfère (évidemment, mais pas seulement) à l’essoufflement de la relation amoureuse. Juan sort du terrain, laissant son partenaire en plan. Fin de partie. Cut. Dans un bar-karaoké. Juan et son petit ami s’enivrent, un micro à la main, face à l’écran enchanté. Un rebond ? Non, plutôt une ivresse amère. Comme s’il fallait en finir mais qu’on ne savait pas comment.

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On saisit bientôt ce que The Mad Half Hour veut dire; plus qu’une folle balade, Leonardo Brzezicki montre une série de tableaux mouvants et drolatiques dans lesquels chacun est hanté par une force intérieure, par l’idée de perte peut-être, ou bien par l’insensé. Là, des éléments extérieurs entrent en jeu pour révéler ce qui est (a été ?) laissé sur le chemin; un poteau sur lequel se cogne Juan, une toile d’araignée musicale dans laquelle ce même Juan se faufile, une vidéo projetée sur un mur (ces mêmes images qui servaient de support au rêve du frère au début du film). Prosaïquement, il s’agit de la visite d’une galerie d’art contemporain. Filmiquement, on dirait que les personnages curieux sont littéralement avalés par cet étrange contexte et que cette exploration ne donne lieu à aucun saisissement de la raison; les hantises peuvent être dépassées par une obscure fantaisie. Telle était la formule que le réalisateur avait déjà développée dans Noche — un long-métrage courageux sur le deuil qu’on avait découvert au Festival des Nouveaux Horizons de Wrocław en 2013.

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Tu joues aux confins avec moi ? La trajectoire des deux hommes (re-)croise ainsi celle du frère et de sa petite sœur — oui, ceux-là même du début du film —, auxquels s’ajoutent une autre sœur, plus âgée celle-là, et une (son ?) amie. La ville semble n’appartenir qu’à cette troupe de badauds bien trop beaux pour contredire leurs impulsions. Et la narration s’embrouille, s’enfuit au loin. C’est là que la mise en scène sort le grand jeu et nous délivre la deuxième règle : besoin de (se) fuir. Aussi la ville devient-elle forêt. On voit Juan et son petit ami avancer lentement dans cette jungle inattendue, dans lequel ils sont venus faire l’amour — la référence au Chant d’amour de Jean Genet est évidente. Au loin, on voit et entend les femmes s’enlacer en déclamant de la poésie amoureuse (“J’achèterai plusieurs dragons pour que personne ne t’approche / Mais je permettrai à l’humanité de t’espionner et partager avec elle, mon extase”) et les chats se dotent d’un troisième œil. Tout se déréalise pendant que prennent place les rapports charnels, jusqu’au constat d’une perte finale. L’amant de Juan s’en va, la seconde partie de la paire disparaît. Juan reste seul, sans plus aucune possibilité d’avancer. Il ne sait plus, de son amant ou du chat à trois yeux, qui chercher. Leonardo Brzezicki termine par une adroite pirouette scénaristique, une irrésistible poussée destructrice et mystique vers les formes cylindriques dressées verticalement (en l’occurrence, des troncs d’arbres). On s’empêchera d’y voir une quelconque métaphore phallique. On en restera là. Malgré les tentatives de rendre comique la réalité filmée, on retiendra la face plus tragique du jeu; la présence d’une solitude fantasmatique qui échappe et qui s’impose. On laisse donc Juan dans cette forêt, inconscient, non pas face à lui-même, mais face à un monde qui le hante et qui le perd. Cut.

Mathieu Lericq

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