Lasse Linder : « La clé dans le documentaire, c’est de passer du temps avec des gens intéressants »

Son nouveau court, Air Horse One, s’intéressant à Legacy, le meilleur cheval d’obstacle belge au monde, parcourant la planète pour participer aux plus grands tournois sportifs, entouré mais seul et exploité par les êtres humains, fait partie des 10 titres de la compétition suisse du Festival de Locarno. Son réalisateur, Lasse Linder, avait participé à notre Festival Format Court en 2021 à l’occasion d’un focus consacré au même Festival de Locarno. Il y avait présenté son précédent court, All Cats Are Grey in The Dark (Tous les chats sont gris la nuit), son film d’école réalisé en 2019 dans le cadre de sa formation à Luzern. Un film mettant en scène un drôle d’amoureux de chats qui avait raflé le Prix du meilleur court aux European Film Awards en 2020 et qui comptabilise à ce stade plus de 100.000 vues grâce à sa mise en ligne sur la plateforme Op-Docs du New York Times. Depuis, Lasse Linder a repris ses études (à Zurich cette fois), continue à faire des courts, lorgne du côté du long et continue à s’intéresser au documentaire, à la solitude, à l’absurde tout autant qu’aux humains et aux animaux.

©Roshan Adhihetty

Format Court : Tes films sont des documentaires qui comportent une bonne dose d’humour. Qu’est-ce te donne envie de travailler avec de vraies personnes ?

Lasse Linder : Pourquoi je fais du documentaire ? Parce que j’aime ça. Je n’ai jamais fait de fiction, parce que ça me paraît étrange de penser à quelque chose, puis de trouver des acteurs pour recréer ou visualiser ce que j’ai imaginé. Je préfère passer du temps avec des gens, en petite équipe, et trouver comment raconter leur histoire d’une façon qui soit amusante, douce, pour nous tous. La fiction ne correspond pas à mes intuitions. Mais il y a toujours des éléments fictionnalisés dans la réalité.

Beaucoup de gens pensent que je suis un artiste et que je fais du cinéma. Je ne ressens pas du tout ça. Pour moi, la clé dans le documentaire, c’est vraiment d’avoir le privilège de passer du temps avec des gens que je trouve intéressants. Je peux prendre le temps, traîner avec eux et je crois que c’est pour ça qu’ils me font confiance, parce que je suis juste là avec eux. Parfois c’est triste pour eux après le tournage, parce que c’est fini. Je pense qu’en documentaire, le gros problème qui se pose, c’est comment accompagner les gens qu’on a filmés après le tournage.

Est-ce que de ton côté, tu es encore en contact avec les personnes que tu filmes ?

L.L. : Oui.

Tu as repris des études. Actuellement, tu suis un Master à Zurich. Pourquoi est-ce important pour toi, alors que tu as déjà fait plusieurs courts métrages, d’apprendre encore à filmer la réalité ?

L.L. : Je crois que c’est surtout lié au fait que je ne disposais pas de structure auparavant. J’avais du mal à gagner ma vie entre deux films. L’attente peut être très solitaire. Je voulais changer mon quotidien. J’ai décidé de reprendre mes études et ça a été une excellente décision. Pendant un an, je me suis à nouveau retrouvé en classe. Maintenant, je suis un master de cinéma, donc je suis à nouveau plus seul. Mais cette année m’a vraiment aidé à me reconnecter aux bases du cinéma et à aborder un projet de moyen-métrage. C’était amusant, rapide, collaboratif, expérimental.

Est-ce que tu veux dire que quand tu bénéficies d’un cadre scolaire, c’est plus facile de faire un film, mais que quand tu dois fonctionner en solo, c’est trop difficile ?

L.L. : Non. C’est juste une approche différente. Certains films sont plus rapides, d’autres plus sérieux. Certains sont à court terme, d’autres à long terme. Pour moi, c’est bien d’avoir un équilibre entre les deux. C’est ce que j’aime, être sur plusieurs projets en même temps. J’aime être au milieu de ça. Parce que si je ne dépendais que d’un seul, ça me détruirait.

Tu travailles en Suisse germanophone. Quelle est la situation pour les documentaristes qui essaient de faire des films ? Arrivent-ils à trouver facilement des financements pour leurs projets ?

L.L. : Je crois qu’on est dans une situation vraiment privilégiée en Suisse pour obtenir des financements. En général, les gens qui sont installés depuis plus longtemps que moi disent que c’est de plus en plus dur d’obtenir des financements, parce qu’il y a un peu moins d’argent et beaucoup plus de cinéastes qui postulent aux mêmes endroits. Mais on peut postuler à plusieurs endroits, par exemple à la Commission du cinéma de Zurich et au fonds du canton de Bâle. Si tu en obtiens un de ces financements, tu es sur la bonne voie pour que la télévision suisse s’embarque aussi dans ton projet. Si tu arrives à les avoir, tu peux viser les fonds régionaux. Je viens de la ville de Saint-Gall qui dispose aussi d’un fonds cinéma. Il y a moins de concurrence car il n’y a pas beaucoup de gens de cette région qui font des films. Ce fonds m’a toujours soutenu. Le documentaire arrive quand même, comme tu vois, à être soutenu en Suisse allemande.

En revoyant All Cats Are Grey in The Dark, j’avais complètement oublié que Christian, le personnage que tu filmes, était presque tout le temps sans pantalon ! Le film date un peu mais comment as-tu réussi, à l’époque, alors que tu étais bien plus jeune que lui, à être accepté par lui et à pouvoir le filmer dans son intimité réelle ?

L.L. : Je crois qu’il a cherché toute sa vie à se mettre en scène. C’était le grand défi. Il était partant pour qu’on fasse un film sur lui. Le problème, c’est qu’il jouait, il partait dans tous les sens. Il nous disait : « filmons ce moment », « allons là-bas », « montrons cette partie de ma vie ». On avait instauré un jeu : si il voulait avoir une scène, même si nous n’en avions pas besoin ou que nous ne l’aimions pas, on la faisait. Et de notre côté, on tournait aussi ce qu’on voulait. Chaque jour, il parlait pendant plusieurs heures et faisait tout un tas de choses, ce qui nous permettait ensuite d’avoir un moment plus calme. C’est là qu’on filmait vraiment pour notre film. On savait déjà quel était notre objectif et il était très précis. Au bout d’environ six jours de tournage, il a vraiment commencé à ralentir et à comprendre notre intention. Il savait depuis le début qu’on s’intéressait à sa solitude mais aussi à son bonheur.

Ce film a été ton film d’école, ton film de diplôme. Pourquoi avoir eu envie de le filmer, lui, et de raconter son histoire en particulier ?

L.L. : Toute l’année, j’essayais de trouver mon sujet. Un jour, je l’ai vu dans un bar où je travaillais, assis avec ses chats. C’était comme une peinture : un vieil homme, dans son monde, avec ses chats, Marmelade et Katyusha et autour de lui, des gens en pleine conversation. C’était frappant à voir. Comme je connaissais les gens du bar, ils m’ont dit qu’il venait souvent. Je l’ai appelé le lendemain. Dès notre première rencontre, il m’a parlé de son rêve d’agrandir sa famille de chats, ou d’adopter un troisième animal. À ce moment-là, ça a été facile de me dire qu’on pouvait faire un film où il cherche à créer sa petite famille parfaite en amenant ses chats en voir un autre dans un but très spécial (un accouplement) à l’étranger. C’était une narration simple et amusante, que tout le monde pouvait comprendre, et ça nous permettait de nous concentrer sur son personnage, qui est aussi un peu triste, obsessionnel, solitaire. Et dès le premier jour de tournage, il était complètement nu.

À l’époque, tu filmais des chats. Pour ton nouveau court, Air Horse One, tu t’intéresses à nouveau à des animaux à savoir un cheval et un petit chien, avec un intérêt toujours marqué pour l’humour et la solitude. Pourquoi continues-tu à t’impliquer dans ce genre de projet ?

L.L. : A vrai dire, je travaille actuellement sur mon long, c’est un film que je dois absolument faire, mais qui prend du temps. C’est très personnel, très émotionnel comme projet. Le court métrage était plutôt un défi difficile, surtout envers moi-même. Je voulais voir si c’était possible de le faire. L’idée est venue lors d’une randonnée avec ma copine, qui a grandi avec des chevaux. Elle m’a montré une vidéo de chevaux qu’on embarque dans des avions pour des courses hippiques. On s’est dit que les prochains Jeux Olympiques auraient lieu à Paris et que les chevaux se trouveraient devant Versailles. Montrer la « crème de la crème », des chevaux sur le tarmac et dans la nature représentaient les trois séquences du film.

Ce qui t’intéressait, c’était de montrer que les animaux étaient utilisés par les humains, qu’ils étaient des outils ?

L.L. : Oui. Ce qui m’intéresse, c’est ce que ça dit des humains et de la société, la façon dont on traite ou utilise les animaux dans cette industrie. Clairement, on traite les chevaux comme des voitures de sport. Ca n’apparaît pas dans le film, mais on en parle souvent de cette manière en se demande lequel, sur quel parcours, donne la meilleure performance. Et du côté des difficultés, ça a été très compliqué d’avoir accès aux chevaux. Ça a pris deux ans. Chaque séquence de tournage a été un cauchemar logistique : JO, aéroports, cargo… On se demandait toujours si on allait y arriver. Toute l’équipe était dans le même état, on détestait presque le projet ! Par exemple, on savait depuis deux ans que filmer le cheval Legacy dans l’avion était essentiel. On demandait aux organisateurs de courses de nous prévenir de ses prochains voyages en avion. On nous avertissait une semaine avant : « Ah, au fait, elle vole la semaine prochaine ». En six jours, il fallait organiser un tournage intercontinental. Ça commence à Toronto, ça finit à Liège. Qui filme où ? A-t-on les autorisations ? Et tout ça pour, parfois, filmer juste 45 secondes…. C’était absurde.

Ton précédent court a rejoint la plateforme Op-Docs du New York Times il y a quelques années. Est-ce vraiment pertinent de conserver ton film en ligne, surtout quand il a déjà été sélectionné dans de nombreux festivals depuis sa première à Locarno ?

L.L. : Je trouve ça cool, avec le New York Times. L’accord avec eux, c’est que le film reste là pour toujours. A ce moment-là, je trouvais cette idée d’éternité assez sympa. C’est comme un lien YouTube éternel. C’est un peu la philosophie journalistique. La diffusion en salle reste le mieux pour un court mais là, au moins, tout le monde peut y accéder facilement. Je peux juste envoyer un lien. Plus besoin de mot de passe, plus besoin de se demander où et comment le voir. Du coup, beaucoup de gens l’ont vu. Je crois que c’est le but ultime d’ Op-Doc : disposer de belles vidéos et les mettre en ligne.

Propos recueillis par Katia Bayer

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