Tawfeek Barhom est connu comme acteur. Il a joué dans Mon fils d’Eran Riklis, La Conspiration du Caire de Tarik Saleh, Les fantômes de Jonathan Millet comme dans The Way of the Wind, le prochain film de Terrence Malick. Pourtant, l’acteur se voit plutôt dès le départ comme un réalisateur, un raconteur d’histoires. Ayant franchi le cap, il a vu son premier film, I’m glad you’re dead now, recevoir la très convoitée Palme d’or du court-métrage 2025. À Cannes, Tawfeek Barhom, d’origine palestinienne, a parlé, pendant un long moment (chose précieuse dans un tel festival), du masque qu’il avait à porter en Israël, de sa passion pour les langues, de ses années de galère, de l’autodidactisme (un mot qui est beaucoup revenu dans nos interviews cannois) et de la nécessité pour les artistes des minorités de raconter leurs propres histoires et d’investir les plateaux.
Format Court : Comment tout a commencé pour toi ?
Tawfeek Barhom : J’ai toujours voulu faire des films, en réaliser. Je ne voulais pas nécessairement être acteur au départ, mais je voulais réaliser, raconter. Sauf que je n’avais pas les moyens pour intégrer une école de cinéma. Alors j’ai pris des chemins de traverse pour me rapprocher du milieu du cinéma, commencer à vraiment apprendre. Un jour, Ron Leshem, un écrivain israélien que j’avais contacté sur Facebook m’a proposé un rôle dans une série, Euphoria. C’est comme ça que j’ai mis un pied dans ce monde. J’ai décroché un peu plus tard un premier job, un rôle principal dans Mon fils d’Eran Riklis. J’ai eu de la chance car j’ai enchaîné avec des gens incroyables, comme Tariq Saleh et Terrence Malick. Ca, ça a été incroyable pour moi, j’ai appris plein de choses, et à un moment, j’ai pu faire mon premier court-métrage. Maintenant, je bosse sur un premier long-métrage.
En gros, on a fini l’interview, c’est le truc le plus court que j’ai jamais fait ! Plus sérieusement, pour t’approcher du métier de réalisateur, tu aurais pu envisager d’autres moyens : la technique ou la régie par exemple. Tu as choisi des auditions. Qu’est-ce qui t’a quand même orienté vers le jeu, vers l’envie de porter les histoires des autres réalisateurs ?
T.B. : Jouer, pour moi, c’est prolonger le besoin de raconter. C’est aussi politique. On m’a souvent demandé en Israël et à l’extérieur comment j’ai appris à jouer. Je répondais qu’en tant que Palestinien en Israël, il fallait constamment jouer un rôle. En Israël, si tu es palestinien, tu dois vraiment toujours jouer, tu dois parler hébreu parfaitement, sans accent, sinon, tu auras des difficultés. C’est quelque chose qui m’a aidé pour nourrir mon jeu, cette tension.
De quelle façon l’expérience sur Mon fils a été fondatrice ?
T.B. : J’ai passé dix auditions. C’était dur, mais ce rôle-là, c’était mon histoire. Un Palestinien vivant dans un pensionnat juif, c’est quelque chose que j’avais vécu. L’histoire m’a bouleversé. Elle a résonné avec ma propre vie, ça a agi comme une thérapie. Ça a été un tournant : j’ai compris que ce serait ma seule chance en Israël, que ce serait le rôle principal et le dernier dans ce pays.

« Mon fils »
Il y a quand même des séries, il y a quand même d’autres réalisateurs en Israël.
T.B. : Non, désolé. On me proposait plein de projets mais c’était toujours des rôles de terroriste. Du coup, j’ai quitté le pays, j’ai appris l’anglais, j’ai profité d’un festival en Belgique pour ne pas revenir. C’était la première fois que je quittais le pays tout seul. C’était hallucinant parce que je me suis senti comme un être humain pour la première fois. En Israël, tu dois vraiment avoir un masque en tant que Palestinien, tu dois toujours cacher ton identité. En arrivant en Belgique, je me suis dit : « Ça y est, c’est fini, je n’y retourne pas ». C’était en 2013-2014, j’ai dit à mes voisins de récupérer mes affaires car je ne reviendrais pas. J’ai fini à Amsterdam, je dormais dehors avant qu’un gars très gentil, avec qui j’ai fait un court-métrage, ne m’héberge pendant un moment. Là, j’ai commencé à chercher un agent, Même si j’avais fait un film israélien, à l’international, j’ai dû recommencer par des petits rôles. Il y a des idées très arrêtées dans ce métier. Les gens se disent : « Ah, Tawfeek, c’est un arabe, il peut jouer 2 choses : un terroriste ou un saint ». Moi, j’ai fait plein de Jésus et de terroriste. À un moment, j’ai préféré arrêter que faire les choses mal.
C’est courageux aussi parce qu’il faut travailler et aussi, c’est un milieu où il ne faut pas se faire oublier, où il y a de la concurrence, où tu n’es pas le seul arabe.
T.B. : Exactement. J’ai été un SDF pendant un bout de temps. J’étais très têtu. Je me disais que je si je gardais le cap, ça marcherait.
Comment t’es-tu retrouvé sur le projet des Fantômes ?
T.B. : C’était après La Conspiration du Caire. Céline Roustan m’a écrit, elle fait partie du comité des courts-métrages à Cannes et m’a dit être mêlée à un film français. Elle m’a demandé le contact de mes agents. Jonathan (Millet) m’a envoyé le scénario. Moi, j’aime bien les langues. J’avais déjà fait un film en arabe, en anglais et en grec. J’avais toujours eu l’idée que je voulais vraiment me lancer dans un film français.

« La Conspiration du Caire »
Pourquoi ? Pour compléter la palette des langues ou parce qu’il y avait quelque chose autour du cinéma français ?
T.B. : Je suis convaincu que je suis un artiste et que je peux tout faire. Je ne suis pas juste un arabe qui joue un arabe. J’avais envie de faire un film en français. Et c’est mon délire, les langues. J’aime bien les langues, j’aime bien les apprendre. Je ne parle pas très très bien le français. J’ai un petit peu d’accent mais je m’améliore. J’avais deux mois avant le tournage pour apprendre la langue française. J’ai commencé un peu à le parler parce que j’avais envie de me débrouiller. J’ai appris le scénario en phonétique, il y a eu le tournage et j’ai continué à apprendre à travers des podcasts. Je suis autodidacte. J’ai besoin de réfléchir, de décortiquer les significations.
Est-ce que qu’en voulant maîtriser une langue à tout prix, c’est un peu comme si tu voulais maîtriser un rôle à tout prix, en vivant vraiment le texte ? Ce n’est pas juste apprendre par cœur, c’est comprendre les intentions, mais aussi choisir les mots qui sont utilisés.
T.B. : Oui, j’ai grandi avec deux langues et après j’ai étudié l’anglais. Quand tu parles la langue de l’autre, tu changes la dynamique. Quand tu parles français, grec, anglais ou hébreu, tu t’ouvres. Moi, j’ai grandi entre les langues, alors ça m’est naturel. Parler une autre langue, ce n’est pas juste faire exprimer ce que tu as à dire, c’est convoquer la culture et les nuances du monde. C’est très important pour moi.
Je ne connais pas ton histoire de base, mais je compris qu’en grandissant dans ce pensionnat, tu as rencontré un fossé financier et probablement aussi culturel. Ce n’est peut-être pas une revanche mais tu récupères d’une certaine manière ta place…
T.B. : Je contourne beaucoup.

« I’m Glad You’re Dead Now »
Oui, mais tu t’approches. Nous aussi, on a pas mal contourné. Comment ton film I’m glad you’re dead now s’est-il mis en place ?
T.B. : J’ai compris que si je voulais vraiment faire un film, je devais écrire. En 2017, je m’y suis mis, j’ai commencé à me former tout seul. J’ai commencé à écrire des longs-métrages. Je ne savais pas comment écrire des courts, à chaque fois que je m’y mettais, ça prenait 30 pages, je trouvais l’exercice très difficile. Ce qui a changé tout pour moi, ça a été le travail avec Tariq Saleh et Terrence Malick. Malick voulait me prendre 3 jours pour jouer Jésus mais j’avais déjà fait 2-3 films de Jésus, je ne voulais pas y aller. Mon agent a pété un câble, mais mon mon but, c’était d’apprendre. J’étais d’accord pour y aller mais pour plus de temps, pour apprendre. À un moment, Terrence Malick m’a appelé. Finalement, il m’a dit que je jouerais Jean et que je serais avec eux tout le long du projet. Comme Terrence Malick laisse les gens faire ce qu’ils veulent, moi, je ne voulais pas me battre pour être dans le cadre, je ne voulais pas lutter. Le lendemain, à 5h du matin, il m’a donné 15 pages et m’a donné 4 minutes pour me familiariser avec les répliques. Il m’a demandé de danser, ça lui a plu. Sur le tournage, à un moment, je devais aller me changer mais je suis allé filmer avec la deuxième équipe. Quand il m’a vu, il s’est marré. Il m’a laissé me familiariser avec la caméra, les figurants, … Par la suite, il m’a donné une lettre de recommandation qui m’a permis de faire mon film en Grèce. Tarik m’a aussi donné des conseils qui m’ont beaucoup aidé pour ce film.
Pour ce premier film, tu t’es retrouvé devant la caméra. Pas évident !
T.B. : Au début, je ne voulais pas y jouer. Mais Ashaf (Barhom) m’a dit qu’il était partant pour en être mais qu’il fallait que j’y sois aussi. C’était un peu une condition, j’ai fini par le faire. C’était compliqué car on a tourné en Grèce en 45 minutes pendant deux jours.
C’est très peu…
T.B. : Oui, c’était à cause de la lumière.
Comment ça s’est passé ?
T.B. : Le plateau, c’est là où je devais être. J’étais calme. Tout le monde peut te donner des conseils, mais il faut rester concentré.
Qu’est-ce que tu voudrais raconter dans tes films ?
T.B. : Je ne sais pas tout à fait ce que je vais dire ou raconter, mais je sais que ça concerne toujours la même chose, au fond : une mémoire, un trauma, un lien à l’exil, à Jésus, à l’identité multiple. Je commence à écrire quelque chose, puis, sans m’en rendre compte, ça revient. Toujours. Mon prochain projet sera très différent, il sera plutôt un film d’espionnage mais il évoquera encore cette même mémoire du traumatisme.

« Les fantômes »
Adam Bessa avec qui tu as joué dans Les Fantômes vient de se mettre à la réalisation. Vous vous soutenez ?
T.B. : On a beaucoup traîné ensemble. C’est un pote à moi. Je l’adore ! On reste une minorité mais on est des artistes. Les gens doivent s’habituer à écouter nos histoires. Bien sûr, quelqu’un comme Boris Lojkine qui a fait L’histoire de Souleymane est génial. A l’inverse, beaucoup de gens portent des récits sociaux au cinéma ou parlent de minorités parce que c’est sexy alors qu’ils n’y connaissent rien. Je ne veux pas être enfermé dans une forme d’orientalisme. Je ne veux pas m’investir dans des trucs comme ça.
On a fait l’interview dans un café, on a pris le temps de se parler. C’est mieux que sur une terrasse où une attachée de presse nous interrompt au bout de 15 minutes.
T.B. : Moi je déteste.
C’était ta troisième fois à Cannes. Comment résistes-tu à l’attention de la presse, à la pression de la promotion, à ton emploi du temps resserré ?
T.B. : En tant que comédien, c’est dur. C’est très intense, dur à gérer, tu donnes beaucoup, mais ça fait 13 maintenant. Le recul vient avec l’expérience.
Te positionner comme réalisateur t’offre-t-il déjà une autre distance ? T’habitues-tu déjà à ce mot-là ?
T.B. : Oui, oui. Je me suis habitué. J’étais déjà réalisateur. C’est en moi. Je suis très heureux de pouvoir faire du cinéma. J’apprends en faisant. Maintenant, j’ai envie de continuer. D’écrire, de filmer, de raconter. Mais mes histoires, pas celles qu’on écrit pour moi. Il faut arrêter de parler à la place de. Il faut donner les moyens aux artistes des minorités de raconter les choses par eux-mêmes. C’est ça qui m’anime.
Propos recueillis par Katia Bayer
Article associé : la critique du film